Il vous est avantageux que je m’en aille ; car si je ne m’en vais, le Consolateur ne viendra point à vous ; mais si je m’en vais, je vous l’enverrai.(Jean 16.7)
A la pensée des persécutions et des souffrances dont Jésus vient de leur ouvrir la perspective sans fin, le cœur des disciples se resserre ; l’épouvante le ferme à l’amour ; tout pleins d’eux-mêmes, ils ne pensent plus à leur Maître ; il faut que lui-même, lui présent et tout près de chacun d’eux, se rappelle à leur souvenir, et que, leur mettant dans la bouche une question qu’ils devaient lui faire d’eux-mêmes, il leur dise : Nul de vous ne me demande : Où vas-tu ? Et alors, devançant ou suivant leur pensée, il répond lui-même à la question que lui-même leur a prêtée, ou plutôt à une autre question qu’il découvre sous la première. Où vas-tu ? signifie sans doute aussi : « Pourquoi t’en vas-tu ? Pourquoi ne restes-tu pas au milieu de nous ? Pourquoi nous laisses-tu seuls sur la terre ? » Question pleine de trouble et d’anxiété, question qui nous paraîtra bien naturelle si nous savons nous mettre à la place des disciples, et à laquelle notre Seigneur répond avant même de l’avoir entendue, et sans y mêler, à ce qu’il nous semble, ni reproche ni étonnement.
Les disciples n’étaient point alors ce qu’ils devinrent plus tard. Jésus-Christ les avait contraints, pour ainsi dire, à croire à sa mort sanglante comme à un événement certain, nécessaire et prochain. Mais Jésus-Christ devait sortir du tombeau, reparaître parmi les vivants ; et pourquoi, rentré en possession de la vie, n’en prolongerait-il pas le cours au milieu d’eux, au sein de son Eglise ? et comment cette Eglise pourrait-elle se passer de lui ? et que deviendrait-elle, ou plutôt dans quel néant n’allait-elle pas retomber en l’absence de son Chef ? Ils ne trouvent en eux-mêmes aucune réponse à de telles questions. Disons mieux : ils y trouvent, ils trouvent dans le sentiment de leur faiblesse et de leur incrédulité, la plus accablante des réponses ; et ils sont obligés de se dire que si l’avenir de l’Eglise dépend uniquement d’eux, roseaux fragiles et tremblants, l’Eglise n’a point d’avenir.
Telle était leur faiblesse, que Jésus-Christ ne pouvait pas même, à cette heure du moins et de sa propre bouche, résoudre pleinement la difficulté qui s’élève dans leurs esprits. Sa réponse, si complète en elle-même, pour eux nécessairement est incomplète et provisoire. Elle les calme, les rassure plutôt qu’elle ne les réjouit et ne les édifie. Le Maître a parlé, c’est quelque chose ; le Maître a fait entendre qu’un grand avantage devait résulter de son départ ; c’est beaucoup, s’ils ont égard à l’autorité de celui qui leur parle ; mais c’est peu pour des esprits dans la condition des leurs ; et, chose remarquable, avant d’avoir reçu, d’avoir goûté la compensation qui leur est promise, l’envoi du Consolateur, ils ne sont en état ni d’apprécier cette compensation, ni de s’en faire une idée ; c’est au Consolateur lui-même à leur faire connaître le Consolateur ; c’est au bienfait promis à leur donner, une fois accordé, sa propre mesure. La parole de Jésus est précieuse sans doute, précieuse comme enseignement, précieuse comme une prophétie dont l’accomplissement fera glorieusement éclater l’infaillibilité du divin prophète ; mais c’est plus tard qu’on sentira tout ce qu’elle valait ; à l’heure où elle est prononcée, elle n’est pour les disciples, ainsi que tant d’autres prophéties, rien de plus qu’une lampe qui luit dans un lieu obscur[i].
[i] 2 Pierre 1.19
Rendons-nous justice : nous aurions tous, comme eux, demandé à Jésus : « Pourquoi, Seigneur, t’en vas-tu ? Reste avec nous, Seigneur ! car sans toi nous ne sommes rien, et loin de toi nous périssons ! » Et que sais-je si aujourd’hui même nous ne sommes pas tentés de le dire, si l’absence de Jésus, et de tout signe visible de son invisible présence, n’étonne pas notre foi, et si ce besoin de voir qui soulevait dans le cœur des disciples cette question douloureuse : « Pourquoi t’en vas-tu ? » si ce besoin ne nous agite pas nous-mêmes, et ne nous dicte pas, en des occasions diverses, bien des objections, bien des murmures peut-être, analogues à la question des apôtres ?
Que ce soit donc, par supposition, de nous que la question vienne, à nous que s’adresse la réponse. Seulement, nous ne disons plus, comme les apôtres : « Pourquoi t’en vas-tu, Seigneur ? » mais : « Seigneur, pourquoi t’en es-tu allé ? et pourquoi ne demeures-tu pas au milieu de nous jusqu’à la fin des temps ? » Ecoutons la réponse de Jésus.
Mais non ; avant la sienne, écoutons la nôtre. Lui seul nous dira toute la vérité, et ce que nous-mêmes nous pourrons dire, nous vient aussi de lui ; nous ne sommes sages que de sa sagesse ; il ne peut être question de lui rien dérober, mais seulement de voir si, avant de connaître la propre réponse de Jésus-Christ à la question de ses disciples, nous n’avons pas, et eux aussi, quelque moyen de nous expliquer le départ et la disparition de Jésus-Christ.
Supposons donc que le Fils de l’homme, condescendant à la faiblesse de ses disciples et au vœu secret de la nôtre, eût consenti, après sa résurrection, à demeurer sur la terre jusqu’au dernier jour du dernier des siècles réservés à l’humanité. Il n’y pouvait demeurer que pour y mourir sans cesse ou pour y triompher à jamais. A laquelle de ces deux alternatives faut-il nous arrêter ? Vous le savez trop bien. Jésus-Christ, toujours également aimable, serait toujours également haï. La même soif de son sang s’allumerait partout et en tout temps, et si Jésus apparaissait successivement en différentes contrées, chacune à son tour serait humectée de ce précieux sang. Chose horrible à penser, horrible à dire ! Jésus ne renaîtrait chaque fois du sein de la terre, devenue sa mère, que pour livrer aux méchants sa chair innocente et sanctifiée ; toutes les formes du dernier supplice seraient tour à tour essayées sur ce corps adorable ; toute l’effroyable variété de la corruption humaine s’exercerait et s’épuiserait, s’il était possible, dans ce parricide éternel, et l’Eglise, appelée, selon la parole de saint Paul, à compléter ce qui manque aux souffrances de son Chef, c’est-à-dire à le représenter et à le continuer dans cette partie de son œuvre, l’Eglise souffrirait avec lui, si plutôt, comme l’exemple des premiers disciples doit nous le faire pressentir, elle ne s’enfuyait loin de sa croix, y laissant tout au plus quelque saint Jean, à qui Jésus, plus isolé que jadis sur la terre, n’aurait point à confier une autre Marie.
S’il est selon la piété de croire que le Fils de Dieu est mort une fois, lui juste pour nous injustes, si cela même est la base et le fond du mystère de piété, il est impie de croire que le Fils de Dieu a dû, plus d’une fois, revêtir une chair mortelle, et que, plus d’une fois, la postérité bénie de la femme devait laisser briser son talon par l’ange des ténèbres. Hâtons-nous donc de repousser cette première alternative, quoique la plus probable, quoique la seule admissible, et Jésus, dans notre supposition, continuant à honorer la terre de sa présence, remplaçons la perspective d’une éternelle passion par celle d’un triomphe éternel.
Il a vaincu, lui vivant et revêtu de notre humanité, il a vaincu l’incrédulité générale. L’hosanna de quelques centaines d’Israélites sur le chemin de Jérusalem est devenu le cri de tous les peuples. Jésus règne ; il est le roi de toute la terre, il est le roi de tous les rois. Sa domination paisible est une domination absolue. Il n’a plus d’ennemis, il n’a point de rivaux ; et ce qui a été dit emphatiquement d’un roi de la terre dans un livre juif est exactement vrai de Jésus : « La terre se tait devant lui. » Son règne, quoi qu’il ait pu dire, est de ce monde ; mais ce règne, si glorieux qu’il paraisse, ne laisse pas d’être un exil ; car si l’humanité, avant d’avoir été glorifiée dans les lieux célestes, est un exil pour les justes, combien plus le doit-elle être pour le prince des justes ? Jésus-Christ n’est pas où il doit être, et il me semble, comme aux jours de son ministère, l’entendre s’écrier encore : Jusqu’à quand serai-je avec vous ?[j] Les sujets de ce roi du monde ont même un avantage sur lui ; et il se trouve, en dépit des paroles mêmes de Jésus, que le serviteur est plus que son maître ; car, une fois du moins Jésus-Christ a souffert ; et que peuvent avoir à souffrir ceux qui l’environnent ? Un seul de ses regards les couronne de gloire ; avoir été vu, remarqué par lui, avoir reçu de sa part un ordre, une question, un signe seulement, c’est assez pour être aux yeux du reste des humains quelque chose de plus qu’un roi ; la fidélité, toujours récompensée, toujours sûre d’être applaudie, ne coûte plus rien ; l’idée et jusqu’au nom de la désobéissance ayant disparu de tous les esprits, il n’y a plus, de la part des amis de Jésus, ni difficulté à surmonter ni lutte à soutenir ; ce n’est plus à travers le feu qu’on est sauvé ni par beaucoup d’afflictions qu’on arrive à la gloire. La victime n’est plus salée de feu ; ou plutôt il n’y a plus de victime, la religion n’est plus un sacrifice ; la bénédiction de la voie étroite et le royaume céleste ravi par les violents ne sont désormais que de vains mots ; et après s’être demandé ce que fait Jésus ici-bas, il ne reste plus qu’à se demander ce que ses disciples y font eux-mêmes, et pourquoi, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la terre n’est pas déjà transportée dans le ciel.
[j] Matthieu 17.17
Telles sont les réponses que suggère à tout le monde la connaissance la plus superficielle de l’Evangile. Ecoutons maintenant Jésus-Christ. Sa réponse est seule complète, va seule au fond de la question ; sa réponse est la seule qui réponde. Car la question des disciples se rapportait à eux. Pourquoi t’en vas-tu ? signifiait : Pourquoi nous laisses-tu seuls ? que deviendrons-nous sans toi ? et nous avons, jusqu’ici, répondu à tout, excepté à cela. Nous avons négligé de nous placer au point de vue des disciples ; Jésus-Christ, lui, s’y place tout d’abord ; les premiers mots de sa réponse le font bien voir : Il vous est, leur dit-il, avantageux que je m’en aille. Voyons en quoi consiste cet avantage, qui n’est pas uniquement celui des premiers disciples, mais le nôtre.
Si je ne m’en vais, le Consolateur ne viendra point à vous ; mais si je m’en vais, je vous l’enverrai.
Reste avec nous, Seigneur, et nous serons consolés. Ainsi, peut-être, eussions-nous répondu. Car nous sentons bien un besoin général de consolation ; hélas ! dans leurs plus mauvais moments, c’est de vivre, c’est d’être, que plusieurs voudraient être consolés ! Mais qui peut mieux consoler que Jésus ? Jésus absent n’est qu’un malheur de plus ; et qui nous consolera de l’absence de Jésus ?
Jésus eût pu répondre : Etes-vous consolés ? Ma présence vous suffit-elle ? Le vide de votre cœur est-il comblé ? L’inquiétude de vos esprits est-elle calmée ? Avez-vous la paix ? Non ; et pourtant je suis au milieu de vous ; vous pouvez tous les jours me voir, me parler et m’entendre ; à votre manière vous m’aimez : à quoi tient-il donc que quelque chose en vous, moi vivant, moi présent, crie encore après la paix, après la consolation ? Vous avez donc encore à demander, à recevoir le Consolateur.
Il ne faut pas d’ailleurs (et les paroles qui suivent notre texte nous en avertissent) donner un sens étroit à ce mot de Consolateur. La consolation dont il s’agit n’est pas seulement celle qui dédommage d’un bien perdu ou qui le fait oublier : c’est celle qui fait cesser la solitude de l’âme ; c’est celle qui l’unit à son objet et à sa fin ; c’est celle qui la met en possession de son vrai bien ; c’est toute la lumière, la force et la vie dont elle est susceptible ; ce sont de nouveaux yeux, un nouveau cœur, une seconde naissance ; c’est toute la puissance de Dieu dans la faiblesse de l’homme. Le Consolateur, c’est le Saint-Esprit de Dieu.
Les signes ou les effets de sa présence sont nombreux et divers. Mais comme il s’agit de prouver que le départ de Jésus est la condition de cette grâce suprême, et qu’il faut, chose étrange ! Qu’il s’en aille pour faire place au Saint-Esprit, remontons des grâces plus particulières, qui peuvent sembler compatibles avec la présence personnelle de Jésus-Christ, aux grâces plus générales qui sont le principe et la source de toutes les autres ; nous n’aurons pas de peine à comprendre que celles-ci et par conséquent toutes les autres, ne pouvaient naître et se développer qu’après le départ du Fils de l’homme ; et nous conclurons en disant à ce divin Ami : « Oui, Seigneur, ton départ était nécessaire ; il nous a été bon que tu t’en sois allé ! »
Deux consolations du Consolateur, deux grâces du Saint-Esprit, composent tout l’homme nouveau : l’une est la foi, l’autre est cette affection selon l’Esprit, dont saint Paul a dit qu’elle produit la vie. Jésus-Christ est l’objet de l’une et de l’autre, mais à condition de devenir invisible pour nous.
La première des grâces de la nouvelle alliance est la foi. Le propre de la foi est de s’attacher, avant tout et après tout, à ce que Dieu a dit, commandement, enseignement, ou promesse, et soit qu’il l’ait écrit sur quelque substance matérielle, soit qu’il l’ait gravé dans le fond de notre cœur. Croire, c’est se reposer entièrement sur l’infaillibilité et sur la fidélité de Dieu ; c’est mettre au-dessus de toute certitude et de toute garantie celles qui naissent de son témoignage ; c’est tenir chaque mot sorti de sa bouche comme plus substantiel et plus réel que la réalité même ; c’est, dans la pratique, regarder le devoir, tel que Dieu l’a imposé, comme plus évident et plus fort que tout ; c’est, par conséquent aller, les yeux fermés, au-devant des événements, comme au-devant de Dieu même ; c’est ne demander point à voir, mais considérer la vue ou comme la récompense définitive de la foi, ou comme un miséricordieux soulagement que Dieu pourra, quand il le jugera nécessaire, accorder à notre faiblesse ; c’est, plus généralement encore, vivre de l’esprit, qui est la meilleure partie de nous-mêmes, nous dérober à la tyrannie des sens, nous attacher en toutes choses au fond, à l’essence même de la vérité, non à des accidents extérieurs ou à des signes ; préférer l’invisible, qui est éternel, au visible, qui est passager, et la possession du bien suprême aux marques sensibles de sa présence ; enfin, pour ce qui concerne particulièrement Jésus-Christ, bénir Dieu de ce que la Parole a été faite chair, et de ce que la sagesse éternelle a conversé avec les enfants des hommes, mais ne pas voir en Jésus-Christ, bien qu’il soit homme dans un sens parfait, un individu ordinaire, dont la présence est indissolublement attachée au corps qui le figure, en telle sorte qu’il serait moins présent, moins proche et moins uni à nous lorsque nos yeux cesseraient de le voir. Or, telle était la disposition des disciples, et telle est, en général, la nature humaine, que, Jésus-Christ demeurant sur la terre, la foi, ce divin principe d’une nouvelle vie, fût restée éternellement à l’état d’enfance ; il en eût été comme d’un jeune oiseau à qui sa mère ne permet pas d’essayer ses ailes ; on se fût reposé sur la présence corporelle de Jésus, non sur sa présence spirituelle, qui est sa vraie présence ; même avec un Jésus-Christ pauvre et humilié, on eût marché par la vue ; l’homme en Jésus eût obscurci le Dieu ; l’idée pure ne se fût jamais entièrement dégagée du fait extérieur ; toutes les pensées du chrétien seraient demeurées étroites et temporelles ; jamais il ne se fût élevé à cette glorieuse liberté de l’esprit, qui devait être la gloire de l’économie évangélique. Enfin, la faiblesse naturelle des disciples serait, à tout moment, retombée de tout son poids sur ce Jésus visible et présent, qui devait, comme tel, suffire à tous nos besoins, et dont la présence devait donc éterniser notre état de minorité ; aujourd’hui encore, ce n’est pas nous qui croirions, mais lui qui croirait pour nous, lui qui vivrait pour nous, lui qui serait chrétien à la place des chrétiens ; les magnifiques développements de l’Eglise chrétienne se trouveraient ainsi supprimés avant leur naissance ; ou, pour mieux dire, il n’y aurait point d’Eglise chrétienne, l’Eglise étant l’assemblée de ceux qui marchent par la foi et vivent de l’Esprit.
J’ai nommé, après la foi, l’affection selon l’Esprit. C’est le second caractère de l’homme nouveau. Il aime, et ce n’est pas en cela qu’il diffère absolument du reste des hommes, mais en ce qu’il aime spirituellement. Toute affection humaine est charnelle dans son principe. L’âme, qui est de la terre, est le siège de cet amour ; il ne passe point jusqu’à l’esprit, qui est le sens des choses divines. Aimer spirituellement, c’est aimer comme Dieu aime et comme Dieu veut être aimé. Tout ce qui, dans l’amour, n’est que nature, instinct, goût, complaisance pour soi-même, tout ce qui, dans l’amour, est fait à l’image du monde et du temps, disparaît ou se subordonne. L’amour, épuré et divinisé, s’élève et s’attache à ce qui est invisible et immortel ; il devient à la fois plus tendre et plus saint, plus intime et plus respectueux ; il aime Dieu en toute âme, il aime toute âme en Dieu : le fidèle, qui voit toutes choses avec l’œil même de Dieu, aime, si l’on ose s’exprimer ainsi, avec le cœur même de Dieu. Et pour citer un exemple qui nous rapproche de notre sujet, presque tout le monde aime Jésus. Les ennemis mêmes du christianisme ont une espèce d’amour pour Jésus. Et comment voulez-vous qu’on n’aime pas celui qui fut doux et humble de cœur, qui aima les petits et les pauvres, qui voulut vivre de leur vie, n’usa de sa puissance que pour secourir et bénir, celui, enfin, dont le doux nom, depuis dix-huit siècles qu’on le prononce, éveille dans tous les esprits des idées de clémence et de paix, de justice et de miséricorde ? Mais aucun de ces hommes du monde qui, à leur manière, aiment Jésus-Christ, ne saurait avoir pour lui plus d’amour que le fils de Jona ; et ne savons-nous pas que Jésus ne voulait point être aimé comme il l’était de Simon-Pierre ; que, touché sans doute de cet attachement naïf, il le repoussa cependant, que du moins il en réprima l’essor, et s’indigna contre ce disciple, qui ne voulait pas que son maître goûtât la mort ? L’affection de Pierre n’était pas spirituelle ; celle du monde pour Jésus l’est, s’il se peut, moins encore. C’est un attachement humain, qui ne suffit pas à Jésus et qu’il ne peut accepter ; car cet attachement ne renferme aucun des principes de cette vie nouvelle qu’il est venu répandre dans l’humanité, aucune étincelle de ce feu qu’il lui tardait d’allumer sur la terre. Cet attachement ne conduit point à Dieu. Et comment y conduirait-il ceux que, dans le jour de la colère et du pardon célestes, il ne put conduire au pied de la croix ? Mais cet attachement demeurait humain aussi longtemps que Jésus lui-même demeurait dans une condition humaine ; il ne pouvait prendre des ailes et s’envoler dans le ciel qu’après que Jésus y serait monté. Jusque-là Christ n’était qu’une personne et non point encore le chemin, la vérité et la vie. On ne l’aimait pas comme on aime le chemin, la vérité et la vie, mais comme on aime une personne. La personne visible, corporelle, bornée, devait disparaître pour faire place à l’idée qu’elle représentait et qu’en même temps elle voilait. Il fallait que l’amour des disciples ne pût, en aucune manière, ou se partager ou prendre le change, et qu’en un mot dans le Christ ils aimassent véritablement le Christ. La faiblesse humaine demandait en quelque sorte cette salutaire privation, semblable à celle qui refuse à l’enfant le doux lait de sa mère pour l’accoutumer à une nourriture plus solide. Les disciples ne comprirent point d’abord cette nécessité ; et comment l’auraient-ils comprise ? mais elle leur apparut, un peu plus tard, toute lumineuse d’évidence. Je ne connais plus personne selon la chair, s’écrie l’apôtre des Gentils, et si jamais j’ai connu Christ selon la chair, je ne le connais plus de cette manière[k]. L’entendez-vous ? Il s’en félicite, il s’en vante. Un autre se fût vanté d’avoir vu le Christ ; saint Paul, qui probablement l’avait vu, ne daigne pas même s’en expliquer ; il lui importe beaucoup plus de nous apprendre qu’il ne le connaît pas selon la chair, afin, sans doute, de nous apprendre à nous-mêmes à ne le point connaître, à ne le point aimer de cette manière, mais spirituellement.
Si la foi et l’affection spirituelle sont la vie de l’Eglise, il était donc avantageux à l’Eglise, non que Jésus restât au milieu d’elle, mais que Jésus s’en allât. Les faits l’ont bien prouvé. Où était l’Eglise avant le départ de Jésus ? Nulle part ; non pas même au sein de ce collège d’apôtres, qui, nous avons lieu de le croire, connaissaient moins bien Jésus et l’aimaient moins à son gré que ne le connaît et ne l’aime aujourd’hui une pauvre servante chrétienne. Si, comme nous sommes trop naturellement portés à le croire, la présence corporelle est très importante et l’emporte sur le souvenir, les apôtres, ayant Jésus au milieu d’eux, devaient être plus forts que les apôtres séparés de Jésus. Et n’oubliez pas que l’Esprit, puisqu’il est question de l’Esprit, n’avait point été donné à Jésus par mesure, et qu’il est bien le maître de prendre de ce qui est à lui pour le donner à ses amis. Pourquoi ne le fit-il pas ? Pourquoi ses enseignements furent-ils moins puissants sur ses apôtres que ne le furent, après lui, ceux de ses apôtres eux-mêmes ? Pourquoi sa seule présence ne fut-elle pas pour eux une abondante et perpétuelle effusion des dons du Consolateur ? Pourquoi peut-on dire de Jésus ce qui, plus tard, fut dit de saint Paul : Sa présence est méprisable ; ce sont ses lettres qui sont fortes[l] ? Car enfin ce sont là des faits. Avant le départ de Jésus-Christ il n’y a point d’Eglise ; il y en a une après qu’il a disparu. Ces hommes qui, après avoir passé un si long temps avec leur Maître, lui font des questions et lui proposent des doutes dont nous nous sentons humiliés pour eux, sont, après qu’il les a quittés, des hommes éclairés, intelligents, résolus. Cette Eglise, où il n’a laissé que son souvenir, et où les signes visibles de sa puissance n’ont duré que bien peu de temps, elle subsiste encore, et aujourd’hui, dans le déclin de toutes les croyances et la déroute de tous les systèmes, elle est la seule chose qui ait de la force, de la vie et de l’avenir. Il est du moins évident que l’existence de l’Eglise ne tenait pas à la présence visible de son chef, et Jésus savait bien ce qu’il disait lorsqu’il déclarait à ses disciples qu’il était avantageux, qu’il leur était avantageux qu’il s’en allât. « Eh quoi ! souffrirons-nous moins ? serons-nous moins méprisés ? notre tâche en sera-t-elle plus facile ? » Il me semble leur entendre faire ces questions. Jésus y avait répondu d’avance. Bien loin de souffrir moins, ils devaient souffrir bien plus ; mais ils devaient souffrir avec joie ; tel est l’avantage que leur apporterait le départ de leur Maître. Or les faits nous prouvent que cette prévision divine s’est merveilleusement justifiée, et que, dans un sens spirituel et sublime, le départ de Jésus leur fut avantageux.
Mais nous supprimons, va-t-on dire, le miracle de la Pentecôte. – Nous ne le supprimons pas. – Nous méconnaissons, va-t-on dire, le sens de ces paroles de Jésus-Christ : Je vous enverrai le Consolateur[m]. – Nous ne le méconnaissons point. Nous n’avons point prétendu que Dieu ne soit pas le maître de ses dons, qu’il ne puisse les retenir, et que celui-ci n’ait une date. Nous croyons que la manifestation de la puissance divine, le jour de la Pentecôte, était nécessaire, et qu’il ne s’y est rien mêlé de superflu ; car la prodigieuse magnificence de Dieu est toujours contenue entre les bornes du nécessaire. Mais nous avons une observation importante à présenter : c’est que Dieu ne force rien, n’attente jamais à notre liberté, et que sa grâce n’est autre chose qu’une éloquence toute divine, un esprit parlant à un esprit, l’Esprit de Dieu à l’esprit de l’homme. Il frappe à la porte, mais il ne l’enfonce pas ; il sait trop bien l’art de se la faire ouvrir. Tout est mystérieux, rien n’est magique dans l’œuvre de la conversion ; les lois de notre nature y sont observées, et nous ne cessons pas un instant d’être hommes. Nous appliquons ceci à la grande révolution qui se fit dans le cœur des disciples. Elle fut l’œuvre de Dieu ; mais cette œuvre de Dieu, Dieu lui-même l’avait préparée, Dieu l’avait rendue naturellement possible en retirant son Fils de la terre, et en réduisant les disciples à la foi nue et à la nue charité. C’est de lui seul qu’ils pouvaient recevoir ce qu’ils en reçurent en effet ; mais ils ne pouvaient pas le recevoir avant que leur Maître eût échangé le séjour de la terre contre les demeures du ciel ; alors seulement leur confiance humaine pouvait devenir de la foi, leur affection humaine une affection selon l’Esprit. C’est tout ce que nous avons voulu établir, et nous pensons qu’il en valait la peine.
[m] Jean 15.26
La vue de Jésus-Christ ressuscité était décisive également pour la vocation et pour l’avenir des disciples. Sans cette vue, rien n’est possible, et la tombe du Seigneur, vide à l’insu de ses amis, ensevelit à jamais et leur espoir et l’Eglise. Cet événement peut suffire à nous expliquer leur joie, leur première ardeur et leur dévouement. Mais ne perdons pas de vue les idées qui nous ont occupés. Qu’est-ce que le christianisme réalisé dans un cœur d’homme, sinon le triomphe de l’invisible sur le visible et le règne de la foi ? Qu’est-ce que la nouvelle vie qui se rattache à ce principe, sinon un amour supérieur, par sa pureté et par son caractère spirituel, à tous les amours de la terre ? La seule question est de savoir si le germe de ces deux vertus, qui sont tout le christianisme, eût pu se développer dans une Eglise où, jusqu’à la fin des siècles, Jésus aurait été personnellement présent ? Nous avons cherché à montrer le contraire. Et il ne nous reste plus qu’à demander : Que signifient, si elles n’ont pas cette signification, les paroles de Jésus-Christ ? Comment comprendre, en dehors de ces idées, qu’il pût être avantageux aux disciples de voir leur Maître s’éloigner, et qu’il puisse nous être avantageux à nous-mêmes d’être privés de sa présence ? Sans compter que la terre ne pouvait pas retenir Jésus-Christ au-delà du terme fixé par l’éternelle prescience, ne comprend-on pas que sa présence prolongée, nous entendons sa présence corporelle, pouvait être un obstacle à quelques-uns des buts de sa venue en chair ? Son départ n’était-il pas le signal naturel de l’avènement du Saint-Esprit ? Et n’était-ce pas lorsque la terre posséderait les hommes spirituels, qui sont le peuple de la nouvelle économie, lorsque les œuvres de l’Esprit seraient manifestes et ses fruits abondants sur la terre, que ce même Esprit, selon la déclaration du Sauveur, pourrait, avec puissance, convaincre le monde de péché, de justice et de jugement[n] ? Nous laissons le lecteur répondre à ces questions, impatients que nous sommes d’arriver aux instructions pratiques qui découlent, comme d’elles-mêmes, du passage que nous étudions.
[n] Jean 16.8
Oserions-nous prétendre qu’il a été bon aux apôtres que Jésus-Christ s’en allât, et que ce qui leur fut nécessaire et avantageux nous est, à nous-mêmes, inutile et mauvais ? Nul de nous, certes, ne le dira. Il est trop évident que la situation, que les besoins sont encore les mêmes, et que nous ne saurions nous passer mieux que les apôtres de la douloureuse privation que leur Maître leur imposa.
Aucun chrétien, cependant, n’y consent volontiers. On s’y résout à mesure qu’on est plus spirituel, c’est-à-dire à mesure qu’on possède mieux Jésus-Christ dans le cœur, et qu’on le voit plus distinctement des yeux de la foi. Mais il n’est rien de plus universel ni de plus naturel que le regret de n’avoir pas vu Jésus-Christ, le désir de le voir un jour, je dirai presque un sentiment d’envie à l’égard des mortels privilégiés qui contemplèrent le Fils de l’homme sous sa forme de serviteur. Oubliant combien ces hommes étaient faibles du vivant de leur Maître, et que toute leur force date d’une époque où ce divin Chef n’était plus présent sur la terre que par son Esprit, on s’imagine qu’on pourrait tout avec Jésus-Christ si Jésus-Christ se rendait visible, qu’on n’aurait plus ni doute ni frayeur, et qu’on serait, dès lors, tout ardeur pour le service d’un si grand maître. Que, dans un premier mouvement, l’on pense et l’on parle ainsi, cela se conçoit et cela peut se pardonner ; mais comment, après réflexion, peut-on tenir un tel langage ? Et qu’on est loin, quand on peut le tenir, d’une pleine intelligence de l’Evangile !
Qu’est-ce que le corps de l’homme ? Une statue vivante. Le corps est une image, un signe commémoratif de l’existence et de la présence d’un être moral, auquel, à travers le corps, pour ainsi dire, s’adressent tous les sentiments que cet être peut nous inspirer. Que l’âme ne soit jamais sans le corps, et que leur union indissoluble soit une condition essentielle, un caractère éternellement ineffaçable de la nature humaine, nous n’en faisons nul doute, et nous en avons pour garant l’Evangile lui-même, qui ne parle point de l’immortalité de l’âme, comme font les philosophes, mais de la résurrection de la chair. Cette chair toutefois, cette organisation, nécessaires à l’homme pour se manifester et pour remplir sa destinée, ne sont point l’homme ; nous l’avouons tous lorsque nous refusons de chercher la valeur d’un homme dans son corps ni dans rien de ce qui nous paraît tenir à son corps, et la mettons tout entière dans son intelligence et dans sa volonté ; or, l’élément dont nous ne tenons aucun compte dans cette évaluation serait-il l’homme lui-même et tout l’homme ? Et, en revanche, l’homme, tout l’homme n’est-il pas dans cette intelligence et dans cette volonté que nous faisons, toutes seules, entrer en ligne de compte ?
Plus, dans nos attachements, nous nous mettons au-dessus des impressions que le corps peut faire sur le corps, plus nous nous élevons (qu’il me soit permis de parler ainsi) de la statue à l’homme qu’elle représente, plus nous sommes contents de nous-mêmes. Une affection sur laquelle ni la décadence extérieure de l’objet aimé, ni son absence, ni la mort, n’exerceraient aucun pouvoir, une telle affection serait à bon droit la plus honorée ; ce ne serait pas encore, je l’avoue, une affection selon l’Esprit, dans le sens de l’Evangile ; mais rien n’y ressemblerait davantage ; rien ne serait plus propre à en donner l’idée, et même à en faire naître, selon les circonstances, ou le désir ou le pressentiment.
Si quelque être doit être aimé purement, c’est sans doute le Fils de Dieu. Le culte en esprit, qu’il a recommandé et rendu possible, n’est autre chose que l’adoration de l’esprit adressée à l’Esprit. Si le Fils de Dieu a paru en chair, ce n’est pas pour nous faire adorer sa chair ou sa présence corporelle ; c’est pour habiter parmi nous, pour être homme comme nous, pour vivre de la vie humaine, et pour goûter la mort. Il a donné ce point d’appui à notre amour ; mais notre amour doit s’attacher à ce qui est en lui pensée, volonté, amour, et si nous n’aimons pas, en Jésus-Christ, l’éternelle vérité et le Dieu éternel, nous ne l’aimons point encore comme il veut être aimé. Mais, puisqu’il s’agit moins, en ce moment, des principes que des conséquences, répondons à ceux qui s’écrient : « Oh ! que nous serions forts si nous pouvions voir Jésus-Christ ! » Hélas ! combien d’autres l’ont vu, combien l’ont vu tout à loisir et sont demeurés faibles ! De même en serait-il de vous, si Jésus-Christ vous apparaissait et conversait avec vous, à moins toutefois qu’il ne vous communiquât cet Esprit, qu’il n’accorda à ses premiers disciples, vous le savez bien, que sous la condition de sa propre absence. Sans doute c’est une grande gloire, comme une grande douceur, que d’avoir vu le Fils de l’homme sous cette forme de serviteur qui est le fondement de sa propre gloire ; les premiers apôtres l’avaient vu ; il fallait l’avoir vu pour exercer l’apostolat, et nous entendons saint Paul, méconnu par une partie de la primitive Eglise, s’écrier : Et moi aussi, n’ai-je pas vu Jésus-Christ ?[o] Mais cela ne fait rien, absolument rien à la question qui nous occupe. Cette question, la voici : L’Esprit a pu remplacer Jésus-Christ et compléter son œuvre : Jésus-Christ, par sa présence, peut-il remplacer le Saint-Esprit ? Sa présence peut-elle produire en nous ce que le Saint-Esprit n’y aurait pas produit ou n’y produirait pas ? Rien, absolument rien ne nous autorise à le croire. Toute analogie serait trompeuse. Le seul aspect d’un grand personnage, le seul bruit de sa présence, ont pu, dans des conjonctures graves, exercer une influence décisive ; mais, quelque grands que fussent les résultats, ils étaient humains ; le moyen et l’effet n’étaient pas disproportionnés entre eux. Mais des effets spirituels veulent une cause spirituelle. Tel n’est point, à le prendre en lui-même, le fait de la présence corporelle de Jésus-Christ. Il n’a rien de spirituel. S’il n’exclut pas, absolument, l’action de l’Esprit, il n’en saurait tenir lieu. Et nous avons pu nous convaincre que l’établissement du règne de l’Esprit, dans l’Eglise, a pour condition la présence de Jésus-Christ à la droite de son Père, et non sa présence au milieu de nous.
On veut voir dans cette absence du Christ visible et corporel une diminution, une perte. Mais c’est la chair elle-même, c’est le charme de la vie présente qui nous en font juger ainsi. Jésus-Christ absent n’est point diminué, ou plutôt Jésus-Christ absent n’est point absent. Son Esprit c’est lui-même. Il est présent tout entier dans la présence de son Esprit. On a dit d’un grand capitaine que son ombre eût pu encore gagner des batailles ; mais l’Esprit saint n’est pas l’ombre de Jésus-Christ ; ce n’est point son portrait que Jésus-Christ nous a laissé en nous laissant le Consolateur ; et si, comme il est vrai, un éternel train de guerre est ordonné à Jésus-Christ sur la terre ; si, comme nous n’en doutons pas, il livre à jamais des batailles, ce n’est pas son ombre, c’est lui-même qui les livre et qui les gagne. En nous donnant son Esprit, il fait plus que de prendre de ce qui est à Lui pour nous le donner, il se donne lui-même ; oui, tout aussi personnellement, tout aussi effectivement que dans la nuit mémorable où le soleil s’éteignit dans les cieux ; il se donne encore, mais sans effusion de sang, mais dans la gloire et dans la puissance, invisible aux yeux de la chair, mais visible aux yeux de l’âme, et immédiatement, personnellement saisi par la foi.
C’est quelque chose, à la vérité, que l’espérance du retour de Jésus-Christ ; et quelle que soit la forme de ce retour, de quelque manière que Jésus-Christ se manifeste en cette grande journée, elle a été promise à notre foi, et sans doute elle différera de celle dont les rapides heures composent le temps de notre pèlerinage. Il y aura une manifestation, une vue. La vue a toujours été la récompense, l’encouragement de la foi. Mais il a fallu croire d’abord. Jésus-Christ faisait peu de miracles, c’est-à-dire accordait peu à la vue, là où il rencontrait beaucoup d’incrédulité. Après tout, la foi c’est la vie. La vue est une royauté. Mais pour régner, mais avant de régner, il faut vivre ; et la vue n’est une gloire et une félicité que pour celui à qui, longtemps avant de voir, il a été donné de croire.
« C’en est assez, dites-vous, c’en est trop peut-être. Nul de nous n’a la pensée, encore moins l’espoir, d’arracher le Fils de l’homme à la bienheureuse lumière des cieux pour le faire habiter une seconde fois dans les tristes ténèbres de cette vie. » Je le veux croire ; mais n’avez-vous point quelque autre prétention toute pareille à celle que vous désavouez ?
Si vous n’osez prétendre que Jésus soit personnellement visible, vous voulez qu’il le soit de quelque autre manière ; en d’autres termes, vous voulez des signes visibles de la présence invisible du Seigneur.
Si les signes que vous réclamez ne sont autre chose que ces fruits de l’Esprit, ces bonnes oeuvres, cette activité sainte qui constitue et qui manifeste le christianisme du cœur, assurément vous avez raison. Il faut de ces signes, il en faut beaucoup, et nous n’avons là-dessus qu’une observation à vous faire : ces signes de la présence de Jésus-Christ, c’est à vous-mêmes, d’abord, que vous devez les demander.
Mais ce saint désir n’est pas celui dont nous parlons. Il en est un autre moins pur ; c’est celui qui inspirait aux Israélites cette requête téméraire : Fais-nous des dieux qui marchent devant nous[p]. Il n’est pas un homme qui ne demande, du fond du cœur, des dieux qui marchent devant lui, et pas un chrétien qui, dans de certains moments, n’en demandât, s’il l’osait, de pareils.
Ce n’est pas, à Dieu ne plaise, quelque chose comme le veau d’or ; ce n’est pas même l’arche du Dieu vivant ; ce n’est pas même la nuée. Nous n’en sommes plus là. Qu’est-ce donc ? Nous allons vous le dire.
[p] Exode 32.1
C’est, en général, tout ce qui donne une forme distincte et un corps palpable au règne spirituel que Jésus-Christ est venu fonder sur la terre.
Au premier rang sont les institutions et les usages que le temps a consacrés au sein de l’Eglise chrétienne. Ces circonstances tout extérieures, qui ne sont point l’Eglise elle-même, nous les apprécions jusqu’à les prendre pour l’Eglise ; si de certains murs, de certains mots, de certains sons viennent à nous manquer, c’est l’Eglise elle-même qui nous manque ; il semble que la force de notre communion, il semble que Jésus-Christ lui-même soient comme attachés à ces moyens ou à ces images, et que l’événement qui leur a substitué d’autres images et d’autres moyens ait emporté, du même coup, et cette communion spirituelle dont le siège est dans le cœur, et Jésus-Christ lui-même qui n’est présent au milieu de nous qu’autant qu’il habite dans notre cœur. Nous nous trouvons alors comme ensevelis dans la nuit et comme perdus dans le vide. Nous ne savons plus où nous prendre ; la terre manque sous nos pas ; notre cœur se fond au-dedans de nous ; et il faut que nous soyons bien gardés pour ne pas nous écrier avec cette femme : On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l’a mis[q].
[q] Jean 20.13
Quelquefois nous donnons pour représentants à Jésus-Christ des hommes voués à son service et que nous jugeons pénétrés de son Esprit. Tout chrétien, dans un certain sens, représente Jésus-Christ et le représente d’autant mieux qu’il lui est plus soumis. L’erreur est de vouer à un simple homme des sentiments qui ne sont dus qu’au Seigneur, et de regarder comme nécessaire un instrument, quel qu’il soit. Cette erreur est commune, et détourne de Jésus-Christ, tout en paraissant les lui adresser, des hommages dont il doit être l’unique objet.
Combien de fois, de cette manière, notre adoration se déplace et s’égare ! Combien de fois ne faisons-nous pas de l’autel du Dieu vivant le piédestal d’une idole ! Et quand la juste main de Dieu renverse et brise cette idole, quand cet homme nécessaire a disparu, tout a disparu avec lui. Il était « le Dieu qui marchait devant nous » ; ses inspirations étaient toute notre sagesse ; sa voix, malgré nous peut-être, avait fait taire en nous la voix de l’Esprit : nous a-t-il quittés ? le silence est complet, la nuit profonde ; il était, à notre insu, devenu pour nous Jésus présent, Jésus visible ; et la mort, ou l’absence, ou quelque autre dispensation, en nous enlevant cet homme, nous a laissés seuls avec nous-mêmes, encore que nous eussions pris pour nous cette parole du Christ : Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde[r].
[r] Matthieu 28.20
Les succès, la prospérité extérieure du christianisme sont encore, pour nous, une espèce de Jésus visible. Nous voulons bien ne pas le croire absent tant que nous voyons sa religion honorée, la foule abonder dans ses temples, la société le reconnaître, au moins tacitement, pour son chef, l’incrédulité ne s’avouer qu’en rougissant, et la haine (car nous ne pouvons ignorer qu’il a des ennemis) chercher l’ombre pour le maudire. Notre foi se fortifie dans cette vue ; hélas ! cette vue fait toute la foi du grand nombre ! Quelle ruine de nos espérances et même quel ébranlement de nos croyances, quel écroulement intérieur lorsque de grands changements survenus dans l’état social enhardissent l’inimitié, et que tout à coup les pensées du cœur de plusieurs sont manifestées[s]. Rien de nouveau toutefois ; Jésus-Christ n’a pas plus d’ennemis ; ceux qui le sont aujourd’hui l’étaient hier : tout ce qu’il y a de plus qu’hier, c’est qu’on les connaît et qu’ils se connaissent ; mais parce qu’on croit que Jésus a plus d’ennemis, par cela seul il a moins d’amis ; que dis-je ? il semble que cette foule d’ennemis ait emporté Jésus-Christ ; car, ainsi qu’Enoch, il ne paraît plus[t] ; il semble qu’il n’ait jamais paru, qu’il n’ait jamais été, et que, chose horrible à dire, il y ait de moins sur la terre, non pas un être, mais un nom ! Tout ce qu’on avait entendu et répété, que le règne de Dieu ne vient point avec éclat, que le règne de Jésus n’est point de ce monde, que l’Eglise n’est point le monde, que la doctrine de la croix est, au sens naturel, une folie, que la vérité ne perd jamais son amertume, que, jusqu’à la fin, les vrais croyants seront une élite peu nombreuse, que l’humiliation et les mépris sont l’héritage de l’Eglise sur la terre, tout cela s’en va de la mémoire, et il paraît bien qu’on l’avait dit, jusqu’alors, sans le comprendre et sans le croire. Tous ne sont pas ébranlés à ce point ; mais les plus fermes sentent leurs genoux ployer, et plus d’un, qui croit encore, parce que la foi véritable ne peut mourir, plus d’un crie à Jésus, comme autrefois les disciples : Demeure avec nous, car le soir commence à venir, et le jour est sur son déclin[u] !
[s] Luc 2.35
[t] Genèse 5.24
[u] Luc 24.29
Mais Jésus-Christ, qui ne peut souffrir ni que nous le servions comme une idole, ni qu’à sa place nous mettions des idoles, ni que nous cherchions ailleurs qu’en nous-mêmes le témoignage irrécusable de sa présence, Jésus-Christ, comme en ce jour où la multitude égarée voulait le couronner roi, se retire sur la montagne[v]. Il éteint, par cette nouvelle retraite, les brillantes clartés qu’il avait allumées ; il nous oblige à le chercher sur la montagne, c’est-à-dire dans notre foi, et nous contraint à le regarder avec d’autres yeux que ceux de la chair. Ces jours, si pareils à des nuits, sont des jours d’épreuve, mais par là même des jours de bénédiction. La véritable foi s’étonne alors, nous en convenons, mais elle se reprend à elle-même, ou, pour mieux dire, au Christ invisible, loin duquel elle s’était laissé entraîner vers des reflets et des symboles. Un jour semblable nous a été donné. Les ténèbres s’épaississent. Les flambeaux s’éteignent. Le monde est, plus franchement que jamais, le monde ; et les chrétiens, de nouveau, sont à ses yeux « ces gens-là ». Ce n’est pas le fond, c’est l’aspect des choses, qui est changé ; les quantités respectives de la foi et de l’incrédulité ont sans doute peu varié ; mais l’incrédulité, chez plusieurs, a changé de caractère : elle est sérieuse, elle affirme, elle croit, elle soulève des montagnes. Ces montagnes l’écraseront, car elle n’est forte que pour nier, et elle provoque, en s’élevant à l’affirmation, l’unanime et accablant démenti des faits et de la nature entière. Mais, quoi qu’il en soit, que de raisons n’avons-nous pas de dire aux puissances du mensonge : C’est ici votre heure et la puissance des ténèbres[w] ! C’est un de ces soirs, un de ces soirs funèbres, où l’Eglise a besoin, pour s’éclairer, de la lumière qu’elle porte en elle ; mais c’est aussi un de ces soirs dont l’obscurité éveille, pour ainsi dire, mille feux dans le ciel de l’Eglise. Ne les voyez-vous pas, l’un après l’autre, poindre et se multiplier dans l’ombre ? Ne voyez-vous pas, de tous côtés, la vie et le mouvement renaître, l’intérêt se ranimer pour les œuvres dont la gloire de Jésus-Christ est l’objet, l’esprit d’entreprise et de conquête redevenir l’esprit de ce peuple chrétien si longtemps étranger à cette divine impatience qui fait voir aux uns toutes blanches ces mêmes campagnes qui pour tous les autres sont encore à trois mois de la moisson ? Qui est-ce qui oserait dire que l’Eglise, la véritable Eglise, se meurt ? Personne, non pas même ses plus fiers ennemis. Qu’importe que la flamme brûle à l’écart et sur un étroit foyer ? Qu’importe si elle est aussi pure, aussi vive, aussi dévorante que jamais ?
Résistons, avec toute la force que le Dieu fort nous aura donnée, aux dangereuses tentations de cette convoitise des yeux[x] que nous portons, charnels que nous sommes, jusque dans la plus pure des religions. Majesté de la puissance, antiquité des souvenirs, prestige de l’étendue et du nombre, éclat des actions, charme du talent, ce sont tout autant de manières dont nous voulons que Jésus-Christ se rende visible à nos yeux. C’est une chair mortelle dont, après son ascension glorieuse, nous prétendons le revêtir, afin de pouvoir connaître selon la chair Celui qui ne veut être connu et ne veut être aimé que selon l’Esprit. Nous le revêtons d’une chair mortelle, et par là nous le faisons mortel. Oui, nous le rendons, une seconde fois et toujours, capable de mourir, et quand il vient à mourir en effet dans cette chair dont nous l’avons enveloppé malgré lui, combien, hélas ! n’est-il pas à craindre qu’il ne meure aussi dans nos cœurs ! Chrétiens bibliques, nous regardons en pitié les sectateurs de la présence réelle, et c’est par la forme seulement que nous différons d’eux ; puisque, comme eux, nous évoquons un Jésus-Christ en chair, pour le faire, plus sûrement encore, mourir sur l’autel de nos cœurs. Le goût, l’amour, le culte de l’invisible est rare chez ces mêmes hommes qui répètent tous les jours qu’il faut s’affectionner aux choses invisibles qui sont éternelles, et que leur véritable vie est cachée avec Christ dans le sein de Dieu. Nous avons tous, à cet égard, de grands progrès à faire. Puissions-nous les désirer ! Puissions-nous les demander ! Ce sera presque les avoir faits…
[x] 1 Jean 2.16