M. et Mme Delord, rescapés de Boulouris, sont de retour à Valbonne.
Que d’événements, à la Chartreuse, pendant leur absence ! Il a fallu passer la direction à des intérimaires1. Puis, Philadelphe Delord a confié l’œuvre à son fils Albert. Dès le premier jour, la tâche fut lourde : des inondations avaient failli emporter l’abbaye.
1 M. Dormoy, le Colonel Hurst, Mlle Oériaz, M. Lucien Ottmann.
Que de fois, le père n’avait-il pas chanté « la candeur de la source qui descend de la forêt domaniale et sourit à la vie ! Quel chemin prendra-t-elle ? Elle ne s’en préoccupe pas ; elle coule et gazouille, cela lui suffit ! ».
Non, ce tranquille parcours ne lui avait pas suffi ! En ce temps de guerre, elle aussi avait voulu enfler la voix. Une nuit, grossie par l’orage, elle se précipita sur la petite cité, força la porte d’entrée et s’engouffra dans les cours. Après s’être accumulée, elle creva un mur de soutènement ; son irruption sur la terrasse principale avait eu la violence d’une cataracte, les remparts, face au midi, furent emportés.
Pour parer au désastre complet, la Direction obtint l’assistance des P. G. (prisonniers de guerre allemands). On n’eut pas de peine à les recruter. C’était à qui reviendrait le privilège d’une autorisation ; on eût dit l’attente des permissionnaires.
– Prenez-moi, prenez-moi !
Depuis des mois, en effet, ces P. G. souffraient de faim et de mauvais traitements. Après enquête de la Croix-Rouge, le camp d’où sortaient ces malheureux fut fermé : les P. G. y étaient morts par centaines…
En arrivant à Valbonne, l’un d’eux se jeta sur les poubelles et mangea l’herbe de la cour. La plupart furent incapables de se mettre à l’ouvrage. Il fallut d’abord les remettre sur pied.
Ce qui fut providentiel pour eux, ne le fut pas moins pour les murs écroulés. Les P. G. arrivèrent in extremis au bon moment ; d’abord dix, puis trente, pour finir, une centaine.
Toutes les corporations étaient représentées : forgerons, serruriers, charpentiers, maçons, plombiers, électriciens, chauffeurs, camionneurs. Un ingénieur et un architecte d’Outre-Rhin dirigeaient les travaux.
Pour nourrir ces équipes, d’autres P. G. s’occupèrent des labours et des semailles. Le rendement d’une seule saison fut bon : on rentra onze tonnes de céréales, trois tonnes de maïs, autant de sorgho, quarante tonnes de betteraves.
De son côté, Delord ne prenait aucun repos. Il se levait avant le jour, allumait le feu, inspectait les lieux et cherchant à éviter le gaspillage de temps, de matériel et d’argent. Les choses de moindre importance devaient être faites avec autant d’exactitude que les grandes.
Néglige les petits détails ! …
Sitôt, tu compromets l’ensemble ;
Lâche un instant le gouvernail,
Sitôt pour ta barque je tremble.
Petits détails et courts instants
De notre vie forment la trame ;
Grand incendie naît de petite flamme,
Veille aux détails et rachète le temps !
Il retrouve d’anciennes ruches des Chartreux, les répare et en aménage de nouvelles.
« Ce sera si bon pour tout ce monde d’avoir un peu de miel, deux ou trois fois par semaine ! »
Jamais il ne congédiera l’un de ces P. G. : « Ce serait l’envoyer à la mort. Ils ont une telle faim, ils sont encore si faibles. »
« L’autre jour, s’écrie-t-il joyeux, j’ai entendu un de ces compagnons siffler. Voilà des mois que cela n’était pas arrivé ! »
Delord s’ingénie à ce que Valbonne ne rappelle pas les camps de concentration ; il rend visite aux internés, leur transmet les lettres de la Croix-Rouge et s’informe de leurs familles. La confiance naît.
« Plusieurs arrivent à une compréhension qui illumine leur vie… Ah ! que d’entretiens émouvants !
Durement frappé dans ses plus chères affections lors de la grande guerre, Delord avait peine à l’oublier :
« Ah ! oui ! Quel mal ils nous ont fait ! … »
Mais, il s’empressait d’ajouter : « Raison de plus pour essayer de redoubler d’amour ! »
Il saisissait au passage, par lambeaux, quelques remarques significatives :
– On se croirait frères dans ce pays ! ...
– Ce qu’on est bien traité !
– Etre P. G. ici, quelle chance !
Delord a constamment voulu faire de Valbonne une communauté sympathique. Quand on lui demandait comment il s y prenait pour cela, la réponse était simple :
« - Une communauté ne s’invente pas, elle naît spontanément, sous le souffle de l’esprit. »
Les cultes étaient célébrés en deux langues. Personne n’était obligé d’y participer. On y venait en nombre cependant ; au pied de l’autel, au pied de la chaire, les griefs avaient disparu.
« Ils savaient que, moi aussi, j’avais perdu deux fils à la guerre … Alors les barrières tombent, les mains se rejoignent. »
Campeurs, unionistes, touristes, exilés (parmi ces derniers un grand nombre de Catalans) arrivaient par cinquantaines. Alors même qu’ils tombaient souvent mal, en dehors des heures réglementaires, tous étaient les bienvenus.
Encore une auto, à l’heure des repas ! Le concierge sonne trois coups. Delord en connaît la signification ; il quitte la table et va recommencer sa tournée. Elle lui prendra plus d’une heure, mais il s’efforcera de mettre autant d’entrain dans ses explications que s’il parcourait l’abbaye pour la première fois.
Il considérait ces visites comme un apostolat qu’il accomplissait, en historien, en humoriste, en philanthrope, en bon Samaritain. Il plaidait la cause des lépreux, et plusieurs de ceux qui étaient entrés indifférents, blasés, la cigarette aux lèvres, quittaient le monastère avec d’autres sentiments.
Oui, « plusieurs ! » nous en sommes convaincus, parmi les vingt-cinq mille visiteurs que le maître de céans a conduits en dix ans.
Un événement mémorable aura lieu avant que ne s’achève la carrière du créateur de cet asile de paix. Ce sera, sur l’initiative de son fils Albert, du 24 au 30 juin 1947, la conférence des aumôniers des prisonniers de guerre allemands accueillis à Valbonne. Ils vinrent de toutes les régions de France, pour se communiquer leurs expériences, et, disaient-ils, « se placer sous le jugement de Dieu ».
On conçoit avec quelle émotion l’ardent patriote français qu’était Delord (faisant violence à ses sentiments intimes) les reçut et entendit des prières telles que celle-ci :
« Nous joignons les mains et attendons d’avoir les yeux ouverts. Le Père des lumières peut nous éclairer. Notre Dieu n’a été trop souvent pour nous qu’une figure de musée ou bien un veau d’or. Nous avons oublié que sur les marches du Trône l’adorateur est en présence du Dieu de vérité. Cet oubli a plongé le monde dans le mensonge et dans la ruine. O Dieu ! nous t’avons méconnu, nous n’avons pas observé ta loi et maintenu tes droits. »
Il prit ensuite connaissance du message à leurs frères catholiques français :
– « Nous les aumôniers protestants allemands, nous déclarons : Que la charité dépasse les frontières et les confessions. Nous certifions avoir reçu un accueil secourable dans les cures catholiques. Les prêtres s’interposaient quand nos camarades étaient maltraités. Certains évêques nous ont autorisés à célébrer nos cultes protestants dans leurs sanctuaires. Nous avons été heureux de nous rencontrer avec l’Eglise catholique de France dans une même lutte contre les courants anti-chrétiens. »
Enfin, s’adressant à Philadelphe Delord, leur hôte, l’âme de la maison, ils le remercièrent chaleureusement en le chargeant de transmettre aussi leur gratitude à l’Eglise Réformée de France.
« Vous étiez les seuls auxquels nous pouvions dire l’amertume qui souvent restait dans nos cœurs. Vous avez cherché avec nous à trouver la paix par delà toutes les oppositions, la paix donnée à ceux qui se repentent et demandent pardon … »
Ce jour-là le fondateur de la Valbonne actuelle, celui qui pardonnait les offenses, celui qui accueillait dans l’abbaye tous les malheureux sans distinction de croyance, celui qui avait laissé debout, lui pasteur protestant, les statues, les images, les autels des Pères Chartreux, ce jour-là, au sortir de cette réunion (de cette union renouvelée), Delord aura pu dire :
« Maintenant, Seigneur, laisse ton serviteur s’en aller en paix. »