« Ne pensez point que je sois venu pour abolir la loi et les prophètes ; je suis venu, non pour les abolir, mais pour les accomplir. Ne pensez point que ce soit moi qui doive vous accuser devant mon Père ; Moïse, en qui vous espérez, est celui qui vous accusera, car, si vous croyiez à Moïse, vous croiriez aussi en moi, car il a écrit de moi. Mais si vous ne croyez pas à ses écrits, comment croirez-vous à mes paroles (Matthieu 5.17 ; Jean 5.45-47) ? »
Ainsi Jésus-Christ parlait aux Juifs. C’était au nom de leur histoire et de leur foi, au nom du Dieu d’Abraham et de Jacob qu’il les appelait à lui, conservateur en même temps que réformateur, et invoquant l’ancienne loi contre ceux qui, en l’observant en apparence, l’oubliaient ou la dénaturaient en réalité : « Des Scribes et des Pharisiens vinrent de Jérusalem à Jésus et lui dirent : Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens, car ils ne se lavent point les mains lorsqu’ils prennent leurs repas ? — Mais il leur répondit : Pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu par votre tradition ? Car Dieu a donné le commandement : Honore ton père et ta mère, et que celui qui maudira son père ou sa mère soit puni de mort. Mais vous, vous dites : Celui qui aura dit à son père ou à sa mère : Tout ce dont je pourrais t’assister est un don consacré à Dieu, n’est pas coupable, quoiqu’il n’honore pas son père ou sa mère. Et ainsi vous avez anéanti le commandement de Dieu par votre tradition… Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, car vous payez la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, et vous négligez les choses les plus importantes de la loi, la justice, la miséricorde et la fidélité ! Ce sont la les choses qu’il fallait faire, sans néanmoins omettre les autres (Matthieu 15.1-6 ; 23.23). »
En toute occasion Jésus-Christ renouvelait aux Juifs ses avertissements, ses appels ; et quand il se voyait obstinément méconnu et repoussé, il s’écriait avec une patriotique et tendre tristesse : « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes ; et vous ne l’avez pas voulu (Matthieu 22.37 ; Luc 13.34) ! »
Je ne connais rien de plus imposant, que l’apparition d’une grande idée, d’une idée divine qui se lève et monte rapidement sur l’horizon humain. C’est le spectacle que nous offre, dans sa courte durée, l’histoire de Jésus-Christ. Dans ses premières instructions à ses apôtres il leur disait : « N’allez point vers les Gentils et n’entrez dans aucune ville des Samaritains ; mais allez plutôt aux brebis d’Israël qui sont perdues ; » il ménageait ainsi l’état des esprits et ne prescrivait à ses apôtres que ce qu’ils pouvaient faire avec succès au début de leur mission. Bientôt la lumière grandit dans les paroles et les actes de Jésus ; j’avance dans les Évangiles, et j’y lis : « Jésus étant entré dans Capernaüm, un centenier vint à lui, le priant et lui disant : Seigneur, mon serviteur est au lit, dans la maison, malade de paralysie et fort tourmenté. Et Jésus lui dit : J’irai et je le guérirai. Et le centenier répondit et lui dit : Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres chez moi ; mais dis seulement une parole, et mon serviteur sera guéri. Car, quoique je ne sois qu’un homme soumis à la puissance d’autrui, j’ai sous moi des soldats, et je dis à l’un : Va, et il va ; et à l’autre : Viens, et il vient, et à mon serviteur : Fais cela, et il le fait. Ce que Jésus ayant ouï, il en fut fort étonné, et dit à ceux qui le suivaient : Je vous dis en vérité que je n’ai point trouvé une si grande foi, pas même en Israël. Aussi je vous dis que plusieurs viendront d’Orient et d’Occident, et seront à table, au royaume des Cieux, avec Abraham, Isaac et Jacob (Matthieu 8.5-11). » Ainsi un grand pas se fait ; ce n’est plus pour les seules brebis d’Israël que Jésus est venu ; d’Orient et d’Occident les hommes viendront aussi à lui, et il les accueillera tous. Je poursuis le cours des Évangiles. « Partant des bords du lac de Gennésareth, Jésus se retira aux quartiers de Tyr et de Sidon. Et une femme chananéenne, qui venait de ces quartiers-là, s’écria et lui dit : Seigneur, fils de David, aie pitié de moi ; ma fille est misérablement tourmentée par le démon. Mais il ne lui répondit rien. Sur quoi ses disciples, s’étant approchés, le prièrent disant : Renvoie-la, car elle crie après nous. Et il répondit : Je ne suis envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. Et elle vint et se prosterna en disant : Seigneur, aide-moi. Il lui répondit : Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. Mais elle dit : Il est vrai, Seigneur ; cependant les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. Alors Jésus répondant, lui dit : O femme ! ta foi est grande ; qu’il te soit fait comme tu le désires (Matthieu 15.21-28). » Un autre jour, auprès de la ville de Sichar et du puits de Jacob, Jésus s’entretenait avec une femme samaritaine qui était venue là pour puiser de l’eau : « La femme lui dit : Seigneur, je vois que tu es un prophète. Nos pères ont adoré sur cette montagne, et vous dites, vous autres, que le lieu où il faut adorer est Jérusalem. Jésus lui dit : Femme, crois-moi ; le temps vient que vous n’adorerez plus le Père ni sur cette montagne, ni à Jérusalem… Le temps vient, et il est déjà venu, que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car le Père demande de tels adorateurs. Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité (Jean 4.5-24). »
Ainsi disparaît graduellement, au nom même du Dieu des Juifs, le privilège exclusif des Juifs à la révélation et à la grâce divine. Ainsi, après le caractère limité de la religion d’Israël, s’établit le caractère universel de la religion de Jésus-Christ. Ce n’est plus un peuple, petit ou grand, ancien ou nouveau, c’est le genre humain tout entier qui est appelé au bienfait de la vraie foi et du salut. « Allez donc et instruisez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » — « Allez-vous-en par tout le monde et prêchez l’Évangile à toute créature humaine (Matthieu 28.19 ; Marc 16.15). » Ce sont les dernières paroles de Jésus-Christ à ses apôtres, et les apôtres exécutent fidèlement les instructions de leur divin maître ; ils vont, en effet, prêchant en tout lieu et à toute nation son histoire, sa doctrine, ses préceptes et ses exemples. Saint Paul est l’apôtre spécial des Gentils : « Nous en avons reçu, dit-il, de Jésus-Christ Notre-Seigneur, la grâce et la charge, afin d’amener tous les Gentils à l’obéissance de la foi en son nom. — Dieu est-il seulement le Dieu des Juifs ? Ne l’est-il pas aussi des Gentils ? Oui, il l’est aussi des Gentils. — Il n’y a point de distinction entre le Juif et le Grec, parce qu’ils ont tous un même Seigneur qui est riche pour tous ceux qui l’invoquent (Romains 1.5 ; 3.28 ; 10.12). » En dépit des préjugés juifs et des dissentiments qui s’élèvent à ce sujet dans l’Église naissante, saint Pierre adhère à saint Paul ; les Apôtres et les anciens réunis à Jérusalem, adhèrent à saint Pierre et à saint Paul. Le Dieu d’Abraham et de Jacob est maintenant le Dieu universel comme le Dieu unique ; à tous les hommes également il prescrit la même foi, la même loi, et promet le même salut.
Une autre question, plus temporelle, grande pourtant et délicate, s’élève devant Jésus-Christ. Il retire aux Juifs leur privilège exclusif à la connaissance et à la grâce du vrai Dieu ; que pense-t-il de ce qui touche à leur existence et à leur grandeur nationale ? Leur prescrit-il la rébellion et la lutte contre le souverain terrestre qui les gouverne ? « Les Pharisiens se consultèrent pour le surprendre dans ses discours. Et ils lui envoyèrent de leurs disciples, avec des Hérodiens, qui lui dirent : Maître, nous savons que tu es sincère et que tu enseignes la voie de Dieu selon la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit, car tu ne regardes point l’apparence des hommes. Dis-nous donc ce qui te semble de ceci : Est-il permis de payer le tribut à César, ou non ? Mais Jésus, connaissant leur malice, leur dit : Hypocrites, pourquoi me tentez-vous ? Montrez-moi la monnaie dont on paye le tribut. Et ils lui présentèrent un denier. Et il leur dit : De qui est cette image et cette inscription ? Ils lui dirent : de César. Alors il leur dit : Rendez donc à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Et ayant entendu cette réponse, ils l’admirèrent, et le laissant, ils s’en altèrent (Matthieu 22.15-22 ; Marc 12.12-17 ; Luc 20.19-25). »
Il y avait, dans la réponse de Jésus-Christ, bien plus à admirer que ne le pensaient les Pharisiens ; il faisait bien plus qu’échapper habilement au piège qu’ils lui avaient tendu ; il posait en principe la distinction de la vie religieuse et de la vie civile, de l’Église et de l’État. César n’a nul droit d’intervenir, par ses lois et sa force, dans les rapports de l’âme humaine avec Dieu, et le fidèle adorateur de Dieu est tenu de remplir, envers César, les devoirs que le maintien de l’ordre civil lui impose. L’indépendance de la foi religieuse et l’obéissance à la loi politique, c’est la réponse de Jésus-Christ aux Pharisiens, et la source divine du plus grand progrès qu’aient fait les sociétés humaines depuis qu’elles s’agitent sur cette terre.
Je reprends ces deux grands principes, ces deux grands actes de Jésus-Christ, l’abolition de tout privilège dans les rapports des hommes avec Dieu et la distinction de la vie religieuse et de la vie civile ; je les place en regard de tous les faits, de tous les états sociaux antérieurs à la venue de Jésus-Christ, et je ne puis découvrir, à ces caractères essentiels de la religion chrétienne, aucune filiation, aucune origine humaine. Partout, avant Jésus-Christ, les religions étaient nationales, locales, établissant entre les peuples, les classes, les individus, des distances et des inégalités énormes. Partout aussi avant Jésus-Christ, la vie civile et la vie religieuse étaient confondues et s’opprimaient mutuellement ; la religion ou les religions étaient des institutions incorporées dans l’État et que l’État réglait ou réprimait selon son intérêt. Dans l’universalité de la foi religieuse et l’indépendance de la société religieuse, je suis contraint de voir des nouveautés sublimes, des éclairs de la lumière divine. Il a fallu bien des siècles pour que cette lumière fût acceptée du monde, et nul ne sait combien de siècles il lui faudra encore pour pénétrer le monde entier. Mais quelles que soient, pour les deux grandes vérités que je viens de résumer, les difficultés et les imperfections de l’avenir, c’est dans la vie et dans les paroles de Jésus-Christ que Dieu en a fait luire les premiers rayons.