Nous croyons être à même de résoudre maintenant l’une des plus grosses difficultés d’une conception qui, comme la nôtre, met la morale en fonction de la religion. Cette difficulté est celle de l’indépendance réelle du phénomène moral et de la certitude morale à l’égard du phénomène religieux et de la certitude religieuse (athéisme moral). C’était un des grands arguments, non seulement de la morale indépendante, mais des partisans de la religion en fonction de la morale. Ils pensaient rester fidèles à l’observation des faits en arguant de la primauté du fait moral, les uns à sa suffisance complète (morale indépendante), les autres à sa primauté relative (vis à vis du fait religieux). — Nous avons fait justice de ces deux points de vue. Mais il nous reste à expliquer la possibilité même du fait sur lequel ils s’appuient, et à l’expliquer d’une manière plausible.
Or il nous semble que l’indépendance relative et la certitude empirique plus grande que revêt la conscience morale, comparée à la conscience religieuse, se comprend aisément après ce que nous venons de dire, si l’on tient compte que l’homme, sujet de l’obligation, ne peut s’abstraire un instant du monde historique où il est placé par la naissance. Il est constamment sollicité par les événements de l’existence quotidienne, il y doit agir, il doit s’y résoudre sans cesse, y tenir une certaine ligne de conduite, y prendre certaines initiatives, en repousser certaines autres, et cela presque sans un moment de répit. Or tout cela relève de la conduite et par conséquent de la morale. Les problèmes de la conduite sont dans la vie humaine, je ne dis pas plus graves ou plus importants, je dis plus immédiats, plus actuels, plus pressants que ceux de la religion. Il n’y a rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’obligation de conscience soit plus aisément, plus fréquemment appliquée aux problèmes de la conduite qu’à ceux de la religion. Il n’est même pas étonnant qu’en quelques cas elle soit exclusivement appliquée de la sorte. Cela peut dépendre de mille causes diverses, indépendantes de l’obligation elle-même : aptitudes et tempéraments individuels, prédispositions héréditaires, de famille ou même de race. Pour arriver à la conscience morale, il suffit en effet d’être attentif au résultat de l’action obligatoire (sentiment du devoir appliqué à la conduite), tandis que pour arriver à la conscience religieuse, il faut être attentif au sentiment du devoir et à son caractère distinctif appliqué à son Auteur ou à sa source en nous. La réflexion morale de l’obligation est sollicitée par les nécessités mêmes de son existence historique ; la réflexion religieuse de l’obligation est entravée au contraire par ces mêmes nécessités. Les mêmes causes qui développent l’une, paralysent l’autre. Or il est clair que plus une vie humaine sera mouvementée, agitée, engagée dans l’activité historique, plus elle court le risque de ressentir l’obligation sous un seul mode : le mode moral, moins elle a chance de se former une conscience distincte et complète ; car pour y arriver il faut que la volonté réfléchie revienne sur l’impression subie par son principe, s’y arrête, y soit attentive, ce qui est impossible — sans sincérité, il va sans dire, mais aussi sans recueillement et sans silence intérieur.
[Ne dit-on pas que les natures religieuses sont des natures profondes ? — Il serait facile de montrer comment la civilisation de plus en plus envahissante et essoufflante qui est la nôtre, et où se rencontrent de moins en moins le caractère religieux et de plus en plus les caractères moraux, confirme notre explication. La conscience religieuse existe chez les simples, et fait souvent défaut chez les cultivés. Parce que que les uns sont simples, et les autres cultivés ? Non point. Mais parce que les uns vivent plus avec et en eux-mêmes, et que les autres sont constamment sollicités hors d’eux-mêmes.]
Ajoutez à cela que le Dieu de l’obligation de conscience est et reste un Dieu caché, un Dieu contradictoire par la révélation de lui-même qu’il impose et par celle qu’il refuse, plus contradictoire encore par l’absolue sainteté et par la tolérance illimitée dont il fait preuve, — tous modes et caractères qui troublent le sujet de l’obligation et le laissent incertain ou perplexe, l’empêchent de conclure, — et vous aurez, je crois, les principales raisons de l’infériorité empirique de la conscience religieuse sur la conscience morale.
Mais cette infériorité n’est qu’empirique. Elle est de fait (et de fait historique, c’est-à-dire secondaire), non de droit (ni même de réalité première). Elle ne préjuge pas sur le fond des choses. Tout dépend ici du genre d’attention portée par le sujet de l’obligation au phénomène obligatoire. Et nous avons montré les raisons qui font que cette attention est d’ordinaire plus morale que religieuse, et dans certains cas peut arriver à être exclusivement morale, néanmoins la conscience de l’obligation cesse d’être religieuse en elle-même, c’est-à-dire toujours apte à faire de l’homme moral un homme religieux sans passer par les intermédiaires intellectuels que préconisent les partisans de la religion en fonction de la morale.