L’hypothèse biblique ne diffère point des précédentes, en ce sens qu’elle suppose, elle aussi, le mal moral préexistant et la chute intelligible ; mais elle en diffère cependant.
Les hypothèses précédentes établissent l’identité du sujet moral de la chute intelligible et de l’homme. C’est l’homme, l’homme comme individu ou l’homme comme espèce, qui est l’auteur premier du mal. Dans la conception biblique, ce n’est pas l’homme, mais une créature morale (notez bien ce mot, il est important) semblable à l’homme, mais distincte de l’homme, qui est le véritable auteur et le véritable initiateur du mal dans la création de Dieu. Appelé de noms différents suivant les époques où vivaient les écrivains bibliques et la diversité des livres de la Bible (Satan, Diable, Serpent, Serpent ancien, le Méchant, l’Adversaire, le Tentateur, le Prince de ce monde, etc.), c’est sous des noms différents, le même être, la même créature primitive (remarquez que je ne dis pas le même principe) qui est désigné. La chute de l’homme lui-même (laquelle doit se comprendre, comme dans la théorie précédente, par une chute générique avec tout ce qu’elle implique comme conséquences, y compris celle de l’évolution historique comme moyen de relèvement), la chute de l’homme, au contraire, est une chute historique ; elle se place, non antérieurement à l’histoire, mais aux origines de l’histoire et j’ajoute : aux origines de l’histoire morale. L’histoire naturelle, elle, a déjà accompli son cycle lorsque l’homme apparaît et commet le mal. Le mal physique primitif ne dépend donc plus du péché de l’homme ; mais, précédant le péché de l’homme, relève déjà du mal moral de la première créature déchue : Satan.
Voici, pour ce qui me concerne, comment je conçois la conception biblique dans ses grandes lignes. Je ne vous la garantis ni orthodoxe, ni infaillible. Je me borne à dire que je la crois biblique. Et par biblique je n’entends pas parler seulement du troisième chapitre de la Genèse, qui n ’est qu’un fragment, — plus explicite que d’autres, sans doute, sur ce point, mais un simple fragment de la doctrine ou de la conception biblique générale, — fragment dont, à lui seul, on ne saurait que faire et que la critique éliminerait facilementa, mais dont on oublie trop qu’il n’est pas seul, qu’il est soutenu et comme encastré dans un ensemble de faits et de pensées infiniment plus considérable, en sorte qu’après l’avoir éliminé là, on n’a rien fait, sinon de rendre le problème plus obscur, plus difficile et plus inextricable. — Non. Par conception biblique de la chute adamitique, ou de l’origine du mal dans l’humanité, j’entends une conception plus générale qui fait partie de cette unité religieuse de la Bible, devant laquelle la critique reste hésitante et perplexe, mais qu’affirment joyeusement et qu’affirmeront toujours les croyants ; de cette unité religieuse qui est perçue d’emblée par tous ceux qui lisent la Bible d’une manière religieuse à la lumière qu’y projettent l’œuvre et la personne du Christb. Car ce qui fait l’unité de la Bible, vous le sentez, ce n’est pas qu’elle soit reliée en un seul volume ; ce n’est pas qu’elle ait été déclarée canonique par l’Église (ou par un concile) ; ce n’est pas l’unité des auteurs qui l’ont écrite, ou l’unité de temps où elle a été rassemblée ; ce n’est pas l’unité de race de ses écrivains, ce n’est pas non plus l’unité des annales nationales d’un peuple ; ce n’est pas même — bien qu’elle soit la plus largement humaine, en un sens, la plus humanitaire de toutes les histoires, puisqu’elle va des origines premières à la fin dernière des destinées de la race — ce n’est pas même l’unité de l’histoire de la race qui fait l’unité de la Bible. Mais c’est l’unité d’une action divine, d’une action pédagogique et progressive par son mode, sans doute, mais essentiellement identique par son auteur, son objet, ses intentions, ses buts, ses procédés, ses moyens et ses fins. L’unité de la Bible, c’est l’unité d’une révélation qui se prépare, se prolonge et s’achève ; l’unité d’une rédemption qui s’inaugure, se poursuit et se consomme. De telle sorte que du point initial au point terminal et dans tout l’entre-deux, c’est du même homme qu’il s’agit : pécheur et rédemptible, et du même Dieu : saint et sauveur, et de leurs mêmes rapports, de la même destination humaine, et de la même volonté divine ; lesquelles supposent à leur tour les mêmes prémisses et les mêmes conséquences, la même origine et la même finalité. — Voilà ce qui constitue l’unité de la Bible. C’est celle d’un organisme vivant qui n’est tout entier dans aucune de ses parties, et qui cependant se dessine et se caractérise en chacune d’elles. Contre cette unité là la critique ne peut rien, parce qu’elle est d’un autre ordre et d’un autre domaine que celui où se meut la critique ; parce que cette unité n’est pas ici ou là, où on la pourrait saisir ; elle n’est point dans l’histoire extérieure des événements et elle n’est point dans les dates ; elle n’est point dans les auteurs, ni dans leurs écrits, ni dans les compilateurs et dans leurs recueils ; elle est partout et nulle part ; — nulle part pour l’esprit profane, et partout pour l’esprit religieux. Et voilà pourquoi la Bible démembrée, déchiquetée, morcelée, réduite en poussière par des travaux admirables — légitimes d’ailleurs et utiles — de science, de critique et d’histoire, se relève, une, indivisible et vivante aux regards de celui qui entend l’appel de Dieu dans chacune de ses pages, et qui a besoin de chacune de ses pages pour entendre tout l’appel de son Dieu, pour y saisir la plénitude de l’action rédemptrice dans l’humanité. C’est au nom de cette unité, et en me basant sur elle, que je vais parler maintenant.
a – N’est-elle pas la grande éliminatrice ?
b – Le développement qui va suivre se retrouve, à peu près identique, dans la « Leçon particulière aux étudiants » qui sert d’introduction au volume d’Études morales et religieuses. — (Éd.)
Eh bien, je dis qu’au nombre des prémisses constantes de l’histoire de la rédemption divine, dont la Bible est le document humain, se trouve celle-ci : que l’homme est en état de chute morale, mais qu’il n’est pas l’inventeur ni l’introducteur du mal moral dans le monde. L’homme est déchu parce qu’il a été tenté, parce qu’il a été séduit, parce qu’il a été entraîné au mal par un Tentateur, par un Séducteur, par un Adversaire. Qu’il est donc d’emblée une victime, une victime coupable, sans doute, mais plus malheureuse encore que coupable, de celui qui est le Méchant par excellence, d’un être mystérieux, qui est, lui, l’inventeur et l’initiateur véritable du mal dans la création de Dieu. — Je tiens cette prémisse pour biblique, c’est-à-dire comme appartenant, non pas à tel livre ou à tel document particulier de la Bible, mais à l’unité profonde, religieuse de la Bible entière, — à ce qu’on pourrait appeler, à ce point de vue : la conception biblique générale, — chaque fois qu’elle touche à ce sujetc. Et je vais essayer de le montrer tout à l’heure. D’où vient que l’homme ait pu être cette victime ? En d’autres termes ; quelles relations spéciales soutient-il avec Dieu, son Créateur, d’une part ; avec la créature déchue primitive, son ennemi et son tentateur, de l’autre ? — Le formuler avec une entière certitude serait sans doute téméraire ; mais le formuler au moins d’une manière hypothétique, serait formuler la solution d’un problème que l’âme religieuse ne saurait écarter toujours, auquel elle est incessamment ramenée et qui consiste dans la réponse à cette question : Pourquoi Dieu a-t-il créé l’homme sur une terre où règnent la souffrance et la mort ? Quel est le but de la création de l’homme par Dieu (non pas in abstracto, mais in concreto), c’est-à-dire, pourquoi Dieu, créant l’homme, l’a-t-il soumis à la possibilité d’une telle tentation ? Pourquoi l’a-t-il placé dans un milieu qui dépendait déjà d’une chute morale et qui restait accessible à des influences mauvaises ? Pourquoi Dieu a-t-il voulu que l’homme fût appelé à se développer moralement, non dans les conditions les plus favorables à la réalisation du bonheur et du bien, puisque le monde où il est né était déjà le monde de la douleur, de la souffrance et de la mort, et qu’il allait devenir celui de la tentation, manifestant ainsi qu’il ne relevait pas directement d’une création divine, mais plutôt d’une restauration et donc d’une chute antécédente ? Oui, pourquoi ?
c – Je n’ai pas besoin de faire remarquer qu’elle n’y touche pas toujours et qu’il n’est pas nécessaire qu’elle y touche toujours.
A cette question, voici ce qu’il me semble entrevoir que la Bible répond. (Je ne vous garantis ni l’orthodoxie, ni l’infaillibilité de ma réponse, mais seulement sa congruence avec les données fondamentales du problème, telles que la Bible les fournit et que je tâcherai de les manifester tout à l’heure.) Cette réponse, la voici : l’homme est l’être voulu de Dieu pour achever de reconquérir à Dieu un monde que la faute et les conséquences de la faute de son premier occupant avaient perdu ; que Dieu a commencé de restaurer physiquement, mais qu’il ne peut achever de restaurer moralement (c’est-à-dire de reconquérir à sa souveraineté spirituelle) que par la libre décision et le choix moral d’une créature spirituelle. Cette créature c’est l’homme. Sa situation est aussi critique que sa tâche est glorieused. C’est un drame moral qui va se jouer sur la terre et dont l’humanité est le héros. C’est l’homme qui décidera de la victoire morale du bien sur le mal, ou du mal sur le bien, dans cette portion de l’univers de Dieu où le mal s’est fait jour. — Pourquoi Dieu s’en remet-il à l’homme de cette tâche ? Apparemment parce qu’il ne pouvait l’entreprendre lui-même. Dieu ramenant à lui le monde par la force, n’aurait prouvé que sa force ; il n’aurait pas démontré son caractère moral. Dieu ne peut manifester son caractère moral qu’en créant la liberté, et en demandant à cette liberté de se rendre à la sainteté et à l’amour de Dieu, de proclamer par l’obéissance le caractère moral de Dieu. En dehors d’une libre consécration de la créature à la sainteté et à l’amour de Dieu, cette sainteté et cet amour sont comme s’ils n’étaient pas. Une créature libre seule peut les comprendre, les réfléchir, les attester, les proclamer. Dieu ne pouvait regagner moralement un monde déchu que par l’intermédiaire d’une créature morale. C’est pourquoi l’homme a été créé libre.
d – L’auteur de l’Épître aux Hébreux fait de l’homme une créature supérieure aux anges.
Mais il y a plus. Non seulement l’homme devait achever la restauration morale d’un monde déchu, et par là y établir spirituellement le règne de Dieu, c’est-à-dire le ramener à la souveraineté divine ; il devait encore devenir le juge de la créature primitive. Dieu, sans doute, aurait pu condamner et détruire Satan, sans plus. Il en avait le droit strict et surtout le pouvoir. En le faisant il fût demeuré juste. Mais son pouvoir eût voilé l’éclat de sa justice, et la manifestation de sa justice eût disparu derrière celle de sa puissance. Il ne saurait suffire à Dieu d’être juste en punissant ; il lui importe d’être reconnu juste, et de l’être par celui-là même qu’il punit. Le propre de Dieu est d’être un Dieu moral, et de subordonner la révélation de sa puissance à celle de sa justice, de mettre la force au service de sa justice. Son royaume est aux antipodes des royaumes terrestres où l’on parvient à peine à mettre un peu de justice au service de la force. Or, en intervenant lui-même directement, Dieu eût été juge et partie dans sa propre cause. Et celui que Dieu condamnait pouvait subir sa peine sans la reconnaître, sans cesser d’accuser son juge. Il fallait donc que la créature libre et mauvaise fût condamnée, accusée, jugée, non par Dieu lui-même, mais par une créature libre et bonne ; soumise comme la première au choix moral et aux conditions de ce choix ; capable comme elle de se déterminer pour le bien ou pour le mal ; mais dont la détermination dans le bien, c’est-à-dire en faveur de Dieu, serait la preuve éclatante de la justice divine, le témoignage irrécusable que Dieu mérite d’être aimé et servi librement. En d’autres termes : la preuve qu’en créant la créature libre et en lui laissant la responsabilité de sa liberté, Dieu est et reste souverainement équitable ; le témoignage qu’en se donnant lui-même pour but à la liberté de la créature, Dieu est souverainement bon, qu’il est le bien suprême, et qu’en exigeant la sainteté de sa créature, il ne veut pas autre chose que son bonheur. — Cela, encore une fois, ne pouvait être manifesté par Dieu lui-même, mais seulement par la créature libre. Telle était la destination de l’homme. Il devait justifier Dieu devant la créature coupable, et cette justification la rendant inexcusable à ses propres yeux, devait aboutir, soit à sa repentance et à son salut, soit à sa condamnation et à sa mort.
Tel me paraît être le dernier fond de la conception biblique relative au problème du mal. Je dis biblique et j’entends par là la conception qui couvre ou qui soutient l’organisme historico-religieux tel qu il nous est présenté par l’ensemble des documents bibliques ; ensemble et documents tels qu’ils nous sont eux-mêmes donnés. Je n’apprécie pas, je ne juge pas, je ne fais pas de critique, je constate simplement (ou je crois constater) l’existence de ce point de vue, qui, sous-jacent à tout le cours de l’histoire de la révélation, apparaît çà et là.
J’arrive à la seconde partie de ma tâche : soutenir les allégations précédentes en les montrant dans la Bible, ou, tout au moins, en y montrant leurs traces.
Je vais ici faire allusion à des textes précis, à des fragments bibliques. Je le ferai aussi sobrement et même sommairement que possible, mais enfin je le ferai. Et je voudrais qu’on me comprît. Je ne prends pas mon point d’appui dans les textes, comme textes. Ils ne me servent pas d’autorité ; ils me serviront de témoignage : mon point d’appui n’est pas en eux, mais ailleurs. Il est dans cette unité religieuse de la Bible dont je viens de parler, et qui est un patrimoine commun à tous les croyantse. C’est là que je prends mon point de départ, et c’est de là que je vais aux textes, non comme on irait à des dicta probantia, mais comme on va aux manifestations de l’inspiration religieuse interne, organique et profonde qui anime les écrits bibliques dans leur ensemble. Je ne fais rien d’autre, en définitive, et rien de plus, que ce que fait chaque fidèle, qui interprète non les documents, mais la substance des documents bibliques à la lumière de la personne et de l’œuvre de Jésus-Christ et selon les analogies de la foi chrétienne, c’est-à-dire conformément aux expériences de sa vie religieuse vécue dans la communion de Jésus-Christ.
e – Quantité mystique, comme la foi, relevant de la foi, variable comme elle d’un croyant à un autre croyant ; mais sans laquelle il me semble qu’il n’y a point de croyant.
Ne pensez pas que, ce faisant, j’ignore la théologie biblique et la critique biblique, ou que je méprise leurs résultats. J’ai pour elles le plus grand respect. Sans être grand clerc en ces matières, j’apprécie leur travail qui est un travail bienfaisant et nécessaire. Je prévois les objections légitimes qu’on sera tenté de me faire, si l’on se met à leur point de vue ; mais c’est précisément ce point de vue que, sans le dédaigner, je transcende ici. Je laisse libre carrière à ces sciences dans leur domaine ; mais celui où je me place cesse de leur appartenir. Pour me faire comprendre, permettez-moi une analogie. En face d’une cathédrale plusieurs attitudes sont possibles : celle de l’architecte, celle des différents corps de métiers, celle de l’entrepreneur. L’entrepreneur considère les matériaux, les pierres, les bois, les fers, les briques, les tuiles. Les corps de métiers s’occupent de la maçonnerie, de la charpente, de la toiture, de la menuiserie, de la sculpture ornementale. L’architecte, enfin, considère la concordance des parties, l’ensemble, le style, la pensée artistique qui inspire et commande l’édifice. Or je dis que le point de vue de la critique historique, c’est celui de l’entrepreneur ; que le point de vue de la théologie biblique, c’est celui des corps de métiers ; qu’enfin le point de vue du chrétien ou du penseur chrétien, c’est le point de vue de l’architecte. — C’est celui où nous nous mettons.
Une autre comparaison achèvera de me faire entendre. Il y a deux choses dans un instrument de musique : la matière dont il est fabriqué, c’est affaire au fabricant d’en juger, — le son qu’il rend, c’est affaire au musicien de l’apprécier. Nous sommes en ce moment, vis-à-vis de la Bible, dans l’attitude du musicien. Elle est la grande trompette de Dieu. Qu’importe la substance dont elle est composée (mythes, légendes, traditions d’origine juive, assyrienne, persane), c’est au son que nous sommes attentif, c’est le son qu’elle rend que nous voulons entendre. Nous nous efforcerons donc de la faire sonner et d’apprécier son message.
Et maintenant que nous nous sommes expliqué sur notre attitude et sur notre position, revenons à notre sujet.
Il s’agit de l’existence d’une créature déchue, distincte de l’homme, exerçant sur le monde une influence et une autorité tendant à soustraire le monde et l’humanité à l’empire de Dieu ; d’une créature perverse, à la présence et à l’action de laquelle la Bible rend témoignage. Ce témoignage je le prendrai, comme par un coup de sonde rapide, en trois endroits : aux origines de la révélation, en son plein milieu, à son terme enfin.
Et d’abord au centre, là où le témoignage biblique relatif au point spécial qui nous occupe apparaît au grand jour ; là où, cessant de courir comme un filon souterrain (si je puis m’exprimer ainsi), il affleure à la surface du sol : en Jésus-Christ et dans les évangiles.
S’il est une chose qui frappe lorsqu’on contemple Jésus-Christ à travers les évangiles, lorsque sa figure et sa personne se dresse, une, vivante et synthétique, derrière les récits fragmentaires que nous possédons de sa vie, et dans le recul historique des siècles, — c’est que Jésus-Christ est engagé dans une lutte formidable et tragique. L’objet propre de cette lutte se résume en un mot : le mal ; et ce mal, c’est assurément le péché de l’homme. N’est-ce pourtant que cela ? Que le péché de l’homme soit le centre du mal contre lequel lutte et triomphe Jésus-Christ, je l’accorde ; qu’il en soit l’aspect principal, saillant, direct, immédiatement tangible, je le veux. Mais ne pressent-on pas aussi que la puissance du péché de l’homme n’épuise pas la plénitude du mal avec lequel Jésus est aux prises ; ne devine-t-on pas que le péché lui-même s’appuie sur un mal plus général et plus profond, et que derrière l’adversaire apparent s’en cache un autre plus irréductible et plus formidable encore ? Quand Jésus dit : « J’ai vaincu le monde, » parle-t-il seulement du péché qui est dans le monde ? Lorsqu’il prononce : « C’est ici votre heure et la puissance des ténèbres, » parle-t-il des Juifs seulement et de la force coalisée de leur antagonisme ? Dans ces ténèbres, et dans ce monde de ténèbres, ne semble-t-il pas discerner la présence hostile d’un adversaire qui s’y cache et qui déborde de beaucoup les misérables forces dont dispose l’humanité ? Et lorsque Jésus, perçant le voile ténébreux dont il s’enveloppe, le dénonce enfin comme « le Prince de ce monde », fait-il autre chose que de donner à l’ennemi qu’il combat, avec son vrai nom, sa véritable attribution ? Les scènes de la tentation, la nuit de Gethsémané, le drame du Golgotha, pour s’expliquer intégralement, pour prendre et conserver leur relief tragique et leur intensité, ne réclament-ils point un antagonisme plus sérieux, plus grave, plus étendu, plus fondamental et plus profond que celui qui divise le Messie et le peuple messianique ? N’est-ce pas les diminuer, les appauvrir, les ramener aux proportions mesquines de je ne sais quels hasards et quelles contingences historiques, que de leur enlever les perspectives effrayantes mais grandioses où Jésus lui-même semble les percevoir ? A ce géant de la sainteté et de l’amour, à ce héraut de Dieu sonnant la bataille suprême et décisive, est-ce opposer un adversaire suffisant que de lui opposer le cœur timide et l’effort incertain d’une humanité captive, serve et souffrante ? Et faudrait-il, pour délivrer ce pauvre esclave du péché, toute l’héroïque vertu du Prince de la vie ? — J’ai, pour ma part, quelque peine à le concevoir.
Quoi qu’il en soit, le témoignage évangélique est là. Jésus parle à maintes reprises et sans réticence aucune de l’adversaire avec lequel il est aux prises, comme du « Prince de ce monde ». D’où a-t-il tiré cette expression ? De son expérience personnelle ou de la tradition ? Lui est-elle originale (et alors combien elle serait importante et significative), ou lui a-t-elle été fournie par le langage populaire ? J’avoue n’être pas en mesure de résoudre ce point. L’important, en tous cas, c’est qu’il l’emploie parallèlement avec les expressions usitées de Diable et de Satan. Je pourrais multiplier les citations. Elles fourmillent dans les synoptiques. Écarter ces passages, ce serait non seulement se mettre en face de hiatus considérables au point de vue de la narration évangélique, mais faire des trous et des vides dans la trame morale de l’histoire de Jésus. L’adhérence de la satanologie (ou doctrine de la créature primitive déchue) avec la doctrine biblique est ici aussi intime et étroite que possible. Il ne s’agit plus d’un poème comme dans Job, ou d’une tradition symbolique comme dans la Genèse, dont nous analyserons tout à l’heure le témoignage ; il s’agit de ce qui semble faire partie de l’expérience spirituelle du Saint parfait, du héros de l’expérience spirituelle, qui nous devance tous et nous dépasse tous dans ce domaine ; de celui précisément dont l’expérience spirituelle redresse, suscite et consomme la nôtre. On cherche communément à l’expliquer par deux hypothèses, dont la première est intenable et la seconde singulièrement périlleuse. La première, c’est l’accommodation. Jésus se serait accommodé aux idées de ses contemporains. Elle a contre elle l’impression la plus décisive que la personne de Jésus ait laissée dans l’histoire : la sainteté. Jésus s’accommodant à des idées qu’il sait fausses, qu’il ne redresse pas et qu’il fait siennes, n’est pas celui des évangiles, ce n’est pas le même, c’en est un autre, que la critique invente afin de détruire celui des évangiles.
[Non que Jésus jamais et en aucune manière ne se soit accommodé : ainsi ses idées messianiques, celle du royaume de Dieu, etc. Mais il ne le faisait qu’en modifiant, en redressant, en spiritualisant. Ici, non.]
La seconde hypothèse est celle de l’ignorance de Jésus, ignorance qui lui aurait fait partager inconsciemment l’erreur de ses contemporains. De l’ignorance de Jésus en physique, en mathématiques, en histoire, en critique biblique, en astronomie, bref en tout ce qu’ignoraient ses contemporains en matière scientifique, je suis profondément persuadé. [Bien que j’aie peine à trouver chez lui aucune erreur scientifique positive. Et ceci parce que Jésus ne s’est jamais placé dans l’attitude scientifique. La conscience pleine du réel immédiat lui suffisait. — Mais c’est une question dans laquelle nous ne pouvons entrer maintenant.] Mais son ignorance dans le domaine moral et religieux, c’est-à-dire dans le domaine propre où il se mouvait, dans le domaine où il est la Révélation et le Révélateur, cette ignorance-là, entraînant une erreur dans ce domaine-là, j’ai bien de la peine à l’admettre. Pour qu’elle fût moralement possible, c’est-à-dire moralement compatible avec sa sainteté, il faudrait que Jésus se fût borné à partager cette croyance d’une manière implicite et passive ; à la tolérer en quelque sorte autour de lui et en lui-même, sans jamais la faire sienne, sans jamais l’affirmer lui-même, l’adopter et se l’approprier personnellement. Car affirmer là où l’on ignore, ce n’est plus errer seulement, c’est pécher ; c’est préjuger d’une question avant de l’avoir examinée. Or Jésus, en d’innombrables paroles, a fait sienne la croyance commune sur ce point. Bien plus, il l’a mainte fois exprimée comme une certitude d’expérience personnelle. Vous vous rappelez l’affirmation : « Le Prince de ce monde n’a rien en moi, » et cette autre, où Jésus se défend d’agir par la puissance de Beelzébul en disant : « Un royaume divisé contre lui-même ne saurait subsister. » — Pourquoi répondre ainsi, si Jésus ne connaissait comme réelle, par son expérience, l’existence du royaume du Prince de ce monde ?
Je le voudrais montrer sur un point encore, d’après lequel on pourra juger de tous les autres, c’est la parole Luc 22.31-32 : « Simon, Simon, voici Satan a demandé à vous cribler comme on crible le blé. Mais j’ai prié pour toi, de peur que ta foi ne défaille. » Cette parole n’est rien, ou elle est l’affirmation simple et nette de l’existence d’un pouvoir mauvais agissant sur les hommes ; affirmation dont toute la valeur, remarquez-le, vient de ce qu’elle n’est pas dogmatique, mais expérimentale. — De trois choses l’une : ou bien le texte est interpolé et le passage falsifié, ce que rien, à ma connaissance, ne permet de supposer ; ou bien Jésus s’est trompé lui-même et a trompé les siens en affirmant solennellement une chose, un fait dont il n’avait aucune certitude ; ou bien Jésus témoigne d’un fait d’expérience religieuse intime : il a réellement senti la présence et l’influence d’un pouvoir mauvais, il a réellement lutté contre lui, il a réellement intercédé en faveur de ses apôtres. Et c’est, à mon sens, la seule conclusion vraisemblable et moralement possible de ce passage.
On voit, par ce seul exemple, comment ce que j’ai appelé la prémisse fondamentale (ou sous-jacente) de la conception biblique relativement au problème du mal, sort ici des profondeurs où elle était enfouie, se relève, affleure le sol évangélique et se mêle intimement à la teneur même de la révélation biblique. Si maintenant, du point culminant de la révélation biblique, et conduit par son unité religieuse, je redescends à ses origines ; si, conformément à ce que fera toujours la foi chrétienne, et même à ce que doit faire toute science (en bonne méthode), j’interprète les données obscures de la révélation hébraïque par les données plus claires et plus certaines de la révélation évangélique, — j’y retrouve des traces non équivoques d’une conception semblable.
C’est d’abord le prologue du poème de Job, dont l’origine très reculée semble établie. Un poème sans doute, mais précisément un poème, une création, dont les matériaux importent moins que l’inspiration créatrice. Pour la première fois dans la littérature hébraïque, Satan y apparaît. Il vient d’errer çà et là sur la surface de la terre et se présente devant l’Éternel parmi les fils de Dieu. Il est donc une créature, mais une créature méchante et perverse puisqu’il médite le mal et la tentation, donc déjà déchue, sinon encore condamnée. Il accuse l’homme devant Dieu. Il a donc des droits sur l’homme ; autrement l’Éternel ne lui accorderait pas de les exercer. Et le voilà qui s’attaque à Job. Mais qu’on ne s’y trompe pas : son véritable but, ce n’est pas l’homme, c’est Dieu lui-même ; derrière Job qu’il vise à terrasser, c’est la gloire de Dieu qu’il vise à ternir et peut-être médite-t-il déjà par là la justification de sa propre chute.
Ce sont ensuite les trois premiers chapitres de la Genèse. Encore un poème peut-être, celui des origines humaines et cosmiques, mythe, légende ou tradition, mais dont l’inspiration créatrice par cela même importe davantage que la matière. Or qu’y trouvons-nous ? — 1°) Genèse 1.1-2 : Une première raie de lumière me semble s’échapper de l’opposition qui subsiste entre ces deux versets. Elle me frappe comme la différence possible entre l’œuvre divine et sa restauration. Le chaos, le désordre du chaos, ressemble davantage à la fin d’un monde qu’à son commencement. Il ne me semble guère conforme à l’œuvre du Dieu de la Bible. Dieu est un Dieu d’ordre, non de désordre. Une création divine ne saurait commencer dans l’absence ou le renversement de ce qui constitue le caractère moral de Dieu. — 2°) Genèse 2 : Cela est si vrai ; il paraît si conforme à l’intuition directrice de la révélation hébraïque que Dieu ne soit pas seul en cause dans le monde actuel, que la première tâche de l’homme est de garder le jardin d’Eden. Le mot n’a pas de sens s’il ne se rapporte à quelque présence ou influence hostile qui menace l’homme, — et qui fait partie du monde où Dieu a placé l’homme. C’est le signalement du tentateur avant son apparition. — 3°) Genèse 3 : Ce récit est connu de tous et à tous les points de vue (critique, psychologique, religieux). Je n’insiste pas. Je constate seulement qu’à la lumière de l’Évangile et de la Rédemption il s’éclaire d’un jour si lumineux, il manifeste une si parfaite concordance avec le plan historique et les éléments psychologiques du salut, il est tellement explicatif de la foi et de l’expérience chrétiennes, qu’il devient impossible de n’y voir qu’un fragment de mythologie païenne, égaré sur le terrain biblique ; il rend un son si exceptionnel que les premiers penseurs chrétiens l’utilisent instantanément.
Ceci nous ramène tout naturellement à cette partie terminale de la littérature biblique qu’il faut appeler proprement chrétienne et qui comprend, sous le nom d’écrits apostoliques, la première et la plus complète réponse que la foi humaine ait jamais faite à l’appel de Dieu en Jésus-Christ. Qu’y trouvons-nous ? La suite et le prolongement, et même à quelques égards, l’épanouissement de cette même et identique conception. Tous les écrivains apostoliques, à quelque tendance qu’ils se rattachent (quelque type expérimental et doctrinal qu’ils représentent, c’est-à-dire de quelque modalité particulière et de quelque plénitude variable qu’ait été la réponse de leur foi à l’appel de Dieu en Jésus-Christ), tous marquent, plus ou moins nettement, la même prémisse qui transparaît dans Job et dans la Genèse, et qu’affirme si hardiment le Maître lui-même ; et tous donnent au Méchant par excellence la même place et le même rôle dans le plan du salut, dans l’expérience religieuse des croyants, et par suite, dans le problème du mal, que relèvent déjà l’Ancien Testament et les évangiles, et entre eux tous l’apôtre Paul. De sorte qu’on a pu dire de lui : « Ainsi l’apôtre Paul… se trouve avoir une vision du monde qui, par son caractère grandiose, par la place qu’elle fait à tous les éléments moraux, par sa compréhension du caractère humain, du désordre et de la souffrance de la nature, dépasse tous les systèmes que nous aient donnés l’antiquité et les temps modernes… Chez Paul, jamais la systématisation ne fait violence à l’autorité d’un fait de conscience. C’est parce que, suivant le génie de sa race, il a élevé au-dessus de toute autre source de connaissance l’autorité de la conscience et que c’est de là qu’il est parti pour construire sa pensée, que, sans la préparation philosophique que recevaient les penseurs grecs, il nous a donné le plus admirable système dont le monde nous ait conservé la mémoiref. »
f – Pierre Picot, Le péché dans la théologie de Paul (Paris, 1904), p. 93.
Si nous en avions le temps il vaudrait la peine de nous y arrêter. Je me borne à remarquer que la satanologie des écrivains apostoliques n’est pas une démonologie païenne (elle n’est pas empruntée au paganisme ambiant, comme on l’a cru), mais qu’elle est à la fois hébraïque et chrétienne ; qu’elle ne joue aucun rôle profane, qu’elle reste enfermée, soit dans les limites de l’expérience religieuse personnelle (1 Thessaloniciens 2.18 : Paul empêché par Satan d’aller visiter les Thessaloniciens ; 2 Corinthiens 12.7 : Paul souffleté par un ange de Satan), soit dans les limites du problème du mal, de l’expérience du mal et de l’expérience du salut.
Et ici je ne puis m’empêcher de présenter une remarque. Il me semble constater chez Paul une sorte de progrès dans l’appréhension spirituelle du rôle du Prince de ce monde et de son royaume. D’emblée sans doute, dès ses premières épîtres, il en parle, mais ou d’une manière strictement personnelle, ou d’une manière historique en quelque sorte, accidentelle et sommaire. Ce n’est que dans les épîtres de la captivité qu’on trouve des assertions comme celle-ci : « Ce n’est pas contre la chair et le sang que nous avons à lutter, mais contre le Prince de ce monde de ténèbres, les esprits méchants qui sont dans les lieux célestes » (Éphésiens 6.11-12). Or c’est précisément le contraire de ce qu’il enseignait auparavant. Sa pensée se mouvait dans l’opposition qu’il brise et transcende maintenant : c’était la chair qu’il opposait à l’esprit, c’était la loi du péché qu’il opposait à la grâce, etc. — Comment résoudre cette apparence de contradiction, si ce n’est par l’idée d’un progrès spirituel dans l’expérience de l’apôtre. De même que le croyant, à mesure qu’il avance dans la vie de sa foi, passe, si l’on peut dire, du point de vue de la grâce de Dieu au point de vue du Dieu de la grâce, du stade où les moyens du salut sont au premier plan, au stade où le salut lui-même devient une réalité, et entre ainsi dans une communion plus vivante et plus personnelle avec la personne même de Dieu, — semblablement Paul, une fois la chair et le sang vaincus, voit s’ouvrir derrière ces manifestations impersonnelles de la puissance du péché un nouvel horizon (le même où se mouvait Jésus-Christ), où se dresse et se dévoile l’auteur même du mal qui agit dans le monde, où se révèle l’influence directe, spirituelle, personnelle de l’éternel et terrible adversaire. Est-ce une hypothèse trop hardie que de lier ce déplacement du centre de gravité dans la pensée de l’apôtre, à un développement de sa vie et de son expérience chrétiennes ? — Je ne sais. Je ne suis pas assez compétent en théologie biblique pour me prononcer. Je pense seulement que l’hypothèse est psychologiquement vraisemblable.
Voyons maintenant notre second point : savoir la prémisse même de cette prémisse, le drame moral où l’homme serait engagé comme champion de Dieu pour achever de lui regagner un monde perdu, comme témoin de Dieu pour le jugement de la créature mauvaise. Je rappelle que cette donnée répond à la question religieuse la plus grave que le croyant puisse se poser : pourquoi Dieu a-t-il créé l’homme dans un monde et dans des circonstances si défavorables à son développement normal ? Question troublante ; question ultime et profonde, dont on ne s’étonnera pas de ne trouver qu’une réponse voilée, lointaine — mais une réponse cependant, — dans la littérature biblique ; réponse qui traverse sa trame entière comme un fil d’or tissé dans l’étoffe. Je vais essayer d’en faire saillir quelques indices.
Premier indice. — Je le trouve dans la promesse qu’on a appelée le protévangile : « Voici, je mettrai inimitié entre toi (le serpent) et la femme, entre ta postérité et sa postérité ; celle-ci t’écrasera la tête et tu la blesseras au talon » (Genèse III, i5). Quelque mystérieuse et obscure que soit cette parole, la pensée générale qui s’en dégage clairement est celle-là même que je suppose : une lutte entre le tentateur et l’humanité, dans laquelle l’humanité souffrira (blessure au talon) mais à l’issue de laquelle le tentateur sera condamné, jugé, écrasé par l’humanité. Or il s’agit, non d’une lutte matérielle, mais d’une lutte morale, et donc précisément de ce témoignage rendu par l’homme que Dieu est juste (juste en créant la créature libre, juste en punissant la créature coupable), et que la créature coupable est inexcusable.
Deuxième indice. — Je le trouve dans ce même livre de Job, du prologue duquel j’ai déjà parlé. La pensée centrale et synthétique, celle qui relie le poème au prologue, me semble être celle-ci : Toutes les souffrances dont souffrent les hommes ne sont pas méritées. Elles ne s’expliquent pas toutes par le péché. Il y en a qui sont ou qui peuvent être des épreuves, non directement voulues par Dieu, mais permises par Dieu, et qui font de l’homme (précisément de l’homme pur, pieux, intègre) un champion de Dieu vis-à-vis de Satan (créature coupable), qui met en cause ce qu’il y a de plus moral dans le caractère de Dieu, savoir que Dieu soit le bien suprême de sa créature, que Dieu suffise au bonheur de sa créature, que Dieu soit susceptible d’être servi et aimé pour lui-même, et non d’une manière servile pour ses bienfaits seulement. C’était la thèse inverse que soutenait Satan dans le prologue. Si Job avait péché, Satan aurait triomphé, il aurait pu reprocher à Dieu de l’avoir créé libre avec le devoir de n’aimer et de ne servir que Dieu seul ; il aurait pu lui reprocher ses pensées coupables. — Job triomphe de l’épreuve ; Satan est condamné, sa cause est perdue ; Dieu est justifié, et c’est l’homme qui l’a justifié. L’épilogue ne le dit pas ; mais il l’implique.
Troisième indice. — C’est le merveilleux passage Romains 8.19-21 : « Aussi la création attend-elle avec ardeur la révélation du fils de Dieu, car la création a été soumise à la vanité, non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise, avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. » — D’où il résulte manifestement cette idée que la création, sous sa forme actuelle, n’est pas, ou n’est pas exclusivement, divineg, qu’elle porte encore la servitude de celui qui l’a entraînée dans sa déchéance, et que l’homme est celui qui, en y rétablissant le règne de Dieu, doit affranchir l’univers et le ramener, le reconquérir à Dieu.
g – Et c’est pourquoi les preuves de l’existence de Dieu dans la nature sont nulles.
Quatrième indice. — Le fait que le Nouveau Testament, l’Apocalypse en particulier (dont je n’ai pas à savoir ici l’origine et la valeur, dont il me suffit de constater qu’elle est un livre biblique), fait coïncider le jugement final — celui de l’humanité et celui de Satan — avec l’achèvement des destinées normales de l’humanité qui aura été l’objet du salut. Le jugement final ne viendra pas avant que le règne de Dieu soit établi sur la terre. Il dépendra donc de la sanction que l’homme ou la créature humaine est appelée à lui fournir ; la justice de Dieu réclamant avant d’être exécutée et afin de s’exécuter, le contrôle et la confirmation de l’homme. Ce qui correspond à ce que nous disions plus haut de la destinée humaine dont le but est d’être à la fois rédemptrice de l’univers déchu, et justificatrice de Dieu. Qu’on lise 2 Corinthiens 6.3 : « Ne savez-vous pas que vous jugerez les anges », c’est une allusion évidente à un enseignement de l’apôtre, plus complet sur ce point que celui qui nous a été conservé. On pourrait y ajouter encore le texte mystérieux, presque incompréhensible autrement, Colossiens 2.15 : « Jésus-Christ a dépouillé les dominations et les autorités et les a livrées publiquement en spectacle, en triomphant d’elles par la croix » (rapproché de Luc 10.18 : « Je voyais tomber Satan du ciel comme un éclair ») — où Jésus-Christ, nouveau Job, justifie Dieu et condamne la créature perverse, par l’obéissance de la croix.
On pourrait y ajouter enfin ce fait, que Pierre, Paul, Jean, l’auteur de l’Apocalypse ou son compilateur chrétien, et Jésus-Christ lui-même (en certains de ses discours eschatologiques) semblent prévoir et annoncent, pour la fin de l’économie présente, la dernière tentative du Prince de ce monde, sous la forme mystérieuse de l’homme de péché ou Anti-Christ, qui, rassemblant en sa personne toutes les puissances de mal qui sont dans le monde, présentant la contrefaçon et l’antithèse à la fois, de l’œuvre et de la personne de Jésus-Christ, tentera de séduire les hommes et de les entraîner en une dernière et suprême révolte. Conception qui, de quelque valeur et de quelque origine qu’elle soit (juive, païenne ou chrétienne), est certainement biblique (au sens que j’emploie ici), et n’est pas sans présenter des analogies et des correspondances frappantes avec l’idée du grand drame supra-terrestre, dont l’homme est à la fois le champion et l’enjeu.
D’après ce qui précède, il me semble avoir le droit de dire que l’hypothèse qui explique la création de l’homme dans un monde restauré physiquement mais déchu, par un rôle rédempteur du côté du monde, justificateur du côté de Dieu, est une donnée biblique ; et j’ai le droit d’ajouter que sur ce point encore la prémisse fait partie constitutive de ce que j’ai appelé l’unité religieuse de la Bible.
Ce disant, j’ai achevé ma tâche, du moins en ce qui concerne strictement le problème du mal.
Vous êtes en présence de deux hypothèses qui rendent toutes deux pleinement justice aux données et à toutes les données du problème. Toutes deux expliquent l’universalité et l’hérédité du mal conformément à l’ordre moral, c’est-à-dire par une chute morale originelle ; toutes deux permettent d’interpréter la solidarité nécessaire dans le mal par la justice, parce que toutes deux font de la chute originelle une chute générique ; toutes deux font droit à la responsabilité et à la liberté individuelle, dans la prédestination actuelle de tous les hommes au mal (en distinguant l’homme de l’individu) ; toutes deux expliquent le mal physique primitif (antérieur à l’apparition de l’homme sur la terre) d’une manière qui laisse intacte la souveraine bonté et la souveraine puissance de Dieu (par une chute morale préexistante). Nous pouvons, grâce à elles, et à elles deux également, croire en Dieu et au témoignage de la conscience ; et y croire évangéliquement, c’est-à-dire dans l’adéquation du mot Père et de ce qu’implique la paternité divine, appliquée à Dieu. Dieu et l’homme, et avec eux tous les éléments essentiels de la vie morale, Dieu et l’homme sont sauvés du grand naufrage où ils menaçaient de sombrer. Elles ne diffèrent que sur un seul point qui, relativement au problème proprement dit, n’a qu’une petite importance : l’une, l’hypothèse philosophique, celle de Charles Secrétan, fait de l’humanité le sujet même de la chute intelligible et supprime la chute historique d’Adam ; l’autre, l’hypothèse biblique, maintient la chute historique de l’humanité (qu’elle attribue à la tentation de la créature mauvaise) et fait d’une créature primitive, autre que l’humanité, le sujet delà chute intelligible.
A cette différence près, elles sont d’égale valeur et on peut choisir librement entre elles. Mais j’ajoute qu’à mon sens on ne peut choisir qu’entre elles, parce qu’elles sont seules à résoudre le problème d’une manière satisfaisante.
D’égale valeur, elles ne sont pourtant pas d’égale autorité, et vous saisirez d’emblée cette différence lorsque j’aurai dit que l’une a pour elle l’autorité de Charles Secrétan, et l’autre celle de Jésus-Christ. Et que l’on ne se trompe pas sur la signification de l’autorité que j’invoque. Vous voyez bien, Messieurs, que je ne suis pas l’homme de la « chose jugée ». Tout mon cours, je l’espère, si vous en avez compris la marche, la méthode et le principe, en fait foi. Je ne parle pas d’une autorité extérieure et matérielle, mais d’une autorité intérieure et morale, qui s’appuie sur des raisons dont la conscience reste juge en dernier ressort.
Aussi bien, puisque ce cours est un cours d’apologétique chrétienne et qu’il doit servir, dans son intention, non seulement à défendre des causes connexes à celles du christianisme, mais à la défense du christianisme lui-même, — laissez-moi, en terminant, développer rapidement devant vous les raisons que j’ai de préférer à toutes les autres, et même à celle si brillamment soutenue par Charles Secrétan, la solution du problème du mal que j’ai appelée biblique.
Première raison. — C’est celle-là même que je viens de dire : l’appui qu’elle trouve dans le témoignage de la personnalité humaine la plus compétente dans le domaine moral et religieux. Il me semble impossible que le saint parfait, la conscience religieuse et morale parfaitement intègre, ait pu, non pas ignorer ou errer d’une manière inconsciente et sur des sujets qui ne relèvent pas de la vie morale et religieuse, — mais affirmer directement l’erreur sur un point qui est au centre même de la révélation religieuse et morale qu’il apporte et qu’il est lui-même. Je ne crois pas que mon scrupule à cet endroit soit excessif. Je crois au contraire que si l’on peut essayer de désolidariser cette erreur d’avec la sainteté de Jésus-Christ, on n’y parviendra jamais que d’une manière théorique et abstraite. Dans le concret, c’est-à-dire dans les scènes et les situations historiques de la narration évangélique, la distinction devient bientôt insoutenable. Dans le plein air des récits synoptiques, on ne maintiendra l’erreur de Jésus sur ce point qu’au prix de sa véracité. C’est là pour moi la raison décisive. Mais il y en a d’autres.
Deuxième raison. — Elle se tire de cette unité religieuse de la Bible dont nous avons parlé et dont nous venons de constater (sur le sujet même qui nous occupe) un si frappant exemple. Cette unité devient elle-même d’autant plus frappante que les différences, relevées par la théologie biblique, s’accentuent davantage. Et nous disons que si, à travers tant de diversités (de temps, de lieu, d’origine, d’influences, d’écrivains, de conceptions particulières) que révèle la théologie biblique, l’unité religieuse de la Bible se maintient néanmoins — ce que nous affirmons carrément, — cette unité religieuse n’en devient, du fait de tant d’hétérogénéités, que plus extraordinaire, par conséquent plus importante, et par conséquent encore plus probante sur les points où elle se réaliseh. Or, elle nous semble se réaliser sur le point dont nous venons de parler.
h – Elle est un de ces faits, peut-être le principal, dont la critique n’a point encore suffisamment tenu compte.
Troisième raison. — La solution biblique au problème du mal a en sa faveur cette troisième raison : qu’elle rend mieux compte qu’aucune autre de la rédemptibilité de l’homme, et en même temps de l’importance extraordinaire (qui confond parfois l’âme croyante) que Dieu attache à sa rédemption. Toutes les autres font de l’homme l’auteur, l’inventeur, et en quelque sorte le créateur du mal moral. Or, il est immédiatement visible que plus l’homme s’identifie avec le mal qu’il commet, plus l’initiative du mal relève de la volonté humaine, moins l’homme est digne et capable d’une rédemption divine. Au contraire, si l’homme, au lieu d’inventer lui-même le mal, est séduit par le mal ; c’est-à-dire si l’initiative du mal qu’il a commis et de la commission duquel il reste coupable, ne vient pas de lui mais du dehors, la rédemption d’un péché qui lui a été inspiré, mais avec lequel il ne s’est pas identifié complètement, devient par là-même plus compréhensible, plus plausible et plus naturelle.
Quatrième raison. — C’est qu’il est dans l’essence d’une conception religieuse et morale des choses — qui est également celle de la révélation biblique et de la révélation de conscience — de subordonner tout à l’ordre moral, d’expliquer tout par des causes et des raisons de l’ordre moral, — c’est-à-dire, remarquez-le, par des rapports personnels d’êtres moraux à êtres moraux. La sphère propre de la religion et de la morale, c’est la sphère des relations personnelles. Dès qu’on les sort de là, c’est-à-dire dès qu’on veut les rendre philosophiques en remplaçant les relations personnelles par des phénomènes, des lois et des causes impersonnelles, la religion et la morale s’éteignent et meurent. Le fond des choses, pour la religion, ce n’est ni l’absolu, ni l’infini, ni la loi, ni la substance, ni la force comme tels, mais la personne. Il en va de même de la morale (je vous renvoie ici à notre analyse de l’obligation de conscience). Et c’est précisément ce qui distingue le point de vue philosophique du point de vue religieux, c’est que le premier nous met en face de phénomènes et de lois impersonnelles ; et le second, de personnes et de relations personnelles. D’où je conclus, qu’une conception est d’autant plus morale et religieuse qu’elle accentue davantage l’élément personnel. Or, c’est précisément ce que fait la Bible dans le problème du mal.
[« La foi est une relation personnelle et vivante avec une personnalité souveraine qui constitue précisément le fond des choses. Le fond des choses (au point de vue religieux) est une personnalité. » Th. Flournoy, Foi et science. Conférence de Sainte-Croix, 1898.]
Cinquième raison. — C’est que la conception biblique est la moins simpliste, mais la plus simplement complexe. Ceci paraît un paradoxe. J’espère vous prouver que c’est un argument très puissant. Je dis que la conception biblique est simple sans être simpliste. Elle est simple en ce sens, qu’elle est immédiatement intelligible ; elle n’est pas simpliste, en ce sens qu’elle tient compte d’un élément très considérable qu’implique tout théisme sérieux : celui de la pluralité des êtres créés et des créations divines. Toutes les autres conceptions que nous avons examinées (en particulier celle de Secrétan, la seule tenable selon nous) font abstraction de cette hypothèse, pourtant plausiblei. Elles traitent de l’homme et de l’humanité comme s’ils étaient seuls la créature morale de l’immense univers ; ou du moins comme s’il n’y avait, entre les différentes parties de l’univers moral créé par Dieu, aucune solidarité quelconque, et que la créature humaine, entourée peut-être (et même très probablement) de créatures semblables à elle, participantes de la même destinée morale, ait à résoudre la sienne en dehors de toute connexion avec les autres, de toute influence solidariste des unes sur les autres. Cette conception ne me paraît plus tenable aujourd’hui. Elle amoindrit et rapetisse la notion de la création divine, celle de Dieu lui-même, et celle du royaume de Dieu (qui n’est autre que celle des esprits créés) ; ou bien, si elle admet la pluralité des êtres créés, elle fait tort, en isolant l’homme de toute solidarité avec eux, à l’unité de cette création, à l’harmonie et à l’organisme que (selon toutes les analogies) elle doit représenter. — J’ose dire qu’à ce point de vue qui me paraît important, la notion biblique de l’origine du mal sur la terre est plus riche, plus généreuse, plus plausible que les autres. ?
i – Elles se meuvent toutes encore dans les cadres étroits et surannés du géocentrisme astronomique et moral.
Sixième raison. — La dernière des raisons importantes qui me font incliner en faveur de la solution biblique du problème du mal, c’est qu’elle jette quelques clartés sur la question si mystérieuse de l’inégalité dans la répartition actuelle du mal et de la souffrance. Cette question qui ne laisse pas d’être troublante me paraît l’être surtout dans les cas, rares il est vrai, réels cependant (j’en ai personnellement connus), où l’épreuve, dépassant toute mesure, dépasse évidemment celle du châtiment ; et va si loin, qu’au lieu de contribuer à l’éducation spirituelle du sujet moral, elle l’entrave et la paralyse positivement. Je parle de ces cas de dépouillements continuels et progressifs par la souffrance physique et morale, par la maladie, par le deuil, par la pauvreté, par les revers et tous les revers qui s’acharnent et qui frappent, sans relâche, sans répit, toujours plus cruellement ; et cela d’ordinaire sur des âmes vraiment croyantes, vraiment saintes, vraiment détachées d’elles-mêmes et du monde, auxquelles Dieu inflige la contradiction horrible de les frapper d’autant plus durement qu’elles lui sont plus entièrement soumises, auxquelles Dieu demande cette contradiction morale : réaliser l’amour pour Dieu dans l’absence de tout témoignage de l’amour de Dieu ; croire à la grâce en l’absence de toute grâce ; croire malgré tout ; croire en dépit de toutes les raisons de croire ; croire dans l’abandon même du Dieu qu’on implore. C’est le cas dépeint au poème de Job. Ce cas n’a point été unique ; il s’est répété ; il se répète encore. J’en ai connu comme pasteur. Et devant ces martyrs, j’avais la bouche close. Quel encouragement donner, quelles consolations offrir ? Comment parler d’amour, de compassion, de miséricorde, de salut, là où tout les démentait ? Comment prononcer le nom de Dieu, comment dire le « notre Père » sans provoquer le blasphème ? — Un jour ou l’autre, Messieurs, vous connaîtrez cette situation. Que ferez-vous ? Que direz-vous ? Rester muet, c’est abdiquer votre ministère ! Invoquer le hasard, la destinée ou même le mystère, c’est renoncer au principe même de votre ministère ; c’est renoncer à l’œuvre même de votre foi. Et alors, quoi ? La seule issue de cette impasse, la seule explication à cet ironique démenti donné par la brutalité des faits aux certitudes de la foi, c’est encore la solution biblique, telle qu’elle établit le rôle de l’homme dans sa double relation à Dieu et à la créature déchue. Et c’est que l’homme peut être appelé à ne point souffrir par et pour lui-même seulement, par son péché, pour le châtiment de son péché, et pour le progrès de son éducation spirituelle ; mais qu’il peut être appelé à souffrir gratuitement, pour la cause et pour la gloire de Dieu. C’est que Dieu choisit çà et là dans l’humanité des âmes d’élite ; qu’il les éprouve et qu’il les accable, non parce qu’elles sont pires, mais au contraire parce qu’elles sont meilleures, plus pures, plus fortes, plus saintes, par suite plus capables que d’autres de remplir la tâche humaine à laquelle Dieu les destine, et qui est de venger sa gloire méconnue. Il les offre en spectacle, en témoignage, c’est-à-dire en martyrs à de mystérieux témoins, et démontre par leur exemple, soit aux hommes soit aux anges (souvent à ceux-ci seulement, tant leur témoignage est inconnu des hommes), que Dieu est susceptible et digne d’être aimé pour lui-même, indépendamment de ses dons ou de ses châtiments. C’est, en un mot, que le but de l’homme est d’être ici-bas la justification de Dieu. Alors seulement, dans ce cadre et dans cette perspective — qui sont le cadre et la perspective bibliques, — vous pourrez ouvrir la bouche, exhorter sans ironie, consoler sans blasphème, rester dans la certitude de votre foi et dans le rôle de votre ministère. Alors seulement, parce que vous aurez entrevu vous-mêmes le fond des choses, vous pourrez le faire entrevoir à d’autres ; et produire sinon la joie, du moins la paix, la patience et le courage.
C’est le but pratique de tout ce cours. Et si même vous n’aviez pu me suivre, j’ose croire que notre promenade à travers tant d’hypothèses, de questions et de problèmes, vous laissera quelques idées substantielles, et à tout le moins une orientation. Après tout, que font vos professeurs ? … J’ai construit la maison où j’abrite ma foi. A vous, Messieurs, de construire la vôtre. Mon but serait atteint si les matériaux de la mienne pouvaient vous être utiles.
Tels sont, en gros, les motifs de mes préférences pour ce que j’appelle la solution biblique du problème du mal. Je crois pouvoir dire qu’elles n’ont rien de métaphysique ou de spéculatif, mais qu’elles sont d’ordre moral et pratique. Vous en jugerez librement.
Et je me tourne maintenant vers mon second sujet : la question du surnaturel.