Si l’Église n’était que le royaume des influences invisibles de la grâce, elle ne pourrait être que celui du sentimentalisme mystique. Mais, à l’heure marquée pour l’accomplissement de toutes choses, le Christ est apparu dans le temps, manifestant dans tout son être, historiquement et visiblement, la vérité et la grâce. Sa puissance royale doit lui survivre dans l’Église à l’aide des institutions dont il est lui-même le fondateur.
L’Église ne peut être l’Église historique et rester elle-même, qu’à la condition de conserver et de respecter ces institutions ; à leur ombre et par leur influence seulement, elle peut vivre en rapports réels et vivifiants avec le Seigneur glorifié, possédant dans l’Esprit qui la dirige le véritable Esprit du Christ. Par le bienfait de ces institutions, le Christ demeure toujours dans l’Église le principe de la doctrine et du culte. Par la parole divine qu’il a confiée à l’Église, il lui conserve la doctrine qui seule conduit au salut, et par les sacrements qu’il a lui-même institués, il lui assure le culte véritable.
Que doit-on prêcher ? Que doit-on enseigner ? Comment le culte chrétien peut-il se conserver dans sa pureté primitive ? Ces questions nous renvoient à l’Écriture sainte du Nouveau Testament comme au témoignage seul autorisé pour dire ce qu’a été le christianisme des premiers jours, le christianisme vivant et vrai, seul capable de traverser tous les temps et de leur survivre. L’Église, il est vrai, a été fondée par la Parole révélée, mais se faisant une parole d’homme, actuelle et parlée, restant essentiellement et réellement la parole de Dieu, la loi et l’Évangile. Si le Seigneur n’a pas voulu donner à son Église une inspiration permanente, un apostolat vivant et perpétuel, ainsi que l’imagine l’Église romaine, il a dû permettre que la parole parlée du christianisme, sa tradition, se transmettant et se perpétuant au milieu des hommes, fût exposée à la possibilité de l’erreur qui nécessairement s’attache à la tradition ne vivant que par la parole. La tradition parlée du christianisme était donc exposée, au cours des âges, à oublier bientôt la vérité chrétienne, si l’Église, par la parole apostolique écrite, n’avait pas eu le moyen de contrôler directement et toujours le développement de la conscience chrétienne, vivante et agissante, et de discerner en même temps, le vrai d’avec le faux, dans l’enseignement oral. La parole parlée est en effet de sa nature mobile et changeante ; semblable au temps qui s’écoule et dans lequel elle est prononcée, elle peut être remplacée par une autre parole qui emporte son empreinte ou la rend confuse. Mais l’Écriture fait taire le bruit du temps, et donne à la parole passagère un immuable présent. Aussi aucune révélation historique ne peut se passer de l’Écriture. Nous ne verrons donc jamais le Sauveur s’appuyer sur les traditions orales des Juifs. Il les traite de plantes qu’il faut arracher ; mais, en face de la parole écrite, nous l’entendons dire souvent : « Il est écrit », ou bien : « Que lis-tu ? » L’Église apostolique, qui n’avait pas les écrits du Nouveau Testament, se rattacha, à l’exemple du Sauveur, à l’Ancien Testament, pour établir le droit de sa parole vivante à se faire place dans la série des révélations divines. On peut donc affirmer que l’Église n’a jamais connu d’époque qui fût pour elle un interrègne véritable dans le gouvernement immédiat de la parole écrite. Si nous voulons, au milieu de l’infinie diversité des traditions ecclésiastiques, discerner le vrai du faux et nous assurer la certitude de la vérité chrétienne qui nous a été oralement enseignée, il faut avoir recours à l’Écriture, ainsi que saint Luc l’enseigne déjà à Théophile (ἵνα ἐπιγνῷς περὶ ὧν κατηχήθης λόγων τὴν ἀσφάλειανa). Si l’Ecriture pouvait ne pas être nécessaire à la fondation de l’Église, elle devient indispensable à sa conservation. On peut, à ce titre, la considérer comme émanant de la même sagesse providentielle qui, après l’avoir voulue, ne cesse de veiller sur elle. Cependant nous ne saurions dire qu’elle est immédiatement l’œuvre du Seigneur, car jamais le Seigneur n’a rien écrit lui-même, et jamais il n’a commandé à ses disciples de confier leur témoignage à l’Écriture. On peut bien néanmoins l’accepter comme une œuvre de la sagesse du Seigneur, car elle est le fruit de l’Esprit que le Seigneur promit à ses disciples en les quittant.
a – Luc 1.4.
L’inspiration de l’Écriture est de même nature que celle des apôtres que nous avons précédemment exposée. Il est évident qu’il ne peut y avoir pour eux deux inspirations, l’une pour présider à leurs actions et l’autre à leurs écrits. Il faut cependant ajouter que l’Écriture est la parole élevée à sa plus haute puissance, la parole prenant conscience d’elle-même, et donnant toute sa richesse, dans une forme concise et définitive, à la pensée qui se recueille. Nous avons donc dans l’Écriture le fruit de l’inspiration dans toute sa maturité. Si la conscience apostolique commune à tous les apôtres nous donne l’expression complète de leur inspiration, on peut dire à plus forte raison que la collection de leurs écrits résume pour l’Église, sous sa forme la plus complète, leur pensée à tous. L’autorité canonique définitive du livre saint ne dépend donc pas d’un écrit particulier, mais de l’ensemble de tous les écrits, se complétant mutuellement. Le dogme de l’inspiration nous enseigne donc que l’Écriture ne contient pas des fragments épars, légués à la postérité par le hasard qui les avait recueillis, mais un tout harmonique et complet, dans lequel ne manque pas un moment essentiel de la conscience apostolique, résumé concret et vivant de la plénitude indivise de l’esprit apostolique.
La conscience apostolique est pour nous une autorité obligatoire, parce qu’elle nous enseigne avec une parfaite certitude la vérité fondamentale autour de laquelle convergent toutes les choses nécessaires à la connaissance du royaume de Dieu. Si, sous ce rapport, l’autorité apostolique est au-dessus de tous les temps, d’autre part, pour tout ce qui ne se rattache pas indissolublement à la vérité fondamentale, elle reste soumise aux conditions du temps et du fini qui n’ont pas pu passer sans laisser leur empreinte sur les Écritures aspostoliques. Si l’on concevait l’inspiration comme absolue, une avec Dieu, s’identifiant avec la connaissance de toutes choses en lui, nous ne pourrions plus la contempler comme l’idéal à poursuivre ; elle ne serait même plus le commencement faisant loi et autorité pour tout un libre développement. Nous ne devons pas, par conséquent, voir seulement dans l’Écriture l’élément humain s’absorbant dans l’élément divin, ou l’élément divin s’identifiant avec l’élément humain, mais nous devons toujours pouvoir les distinguer l’un et l’autre. Le vieux principe : « l’Écriture est la parole de Dieu, » exprime l’union des deux éléments ; le principe moderne : « l’Écriture contient la parole de Dieu, » exprime leur, distinction. Le premier principe a sur le second l’avantage de n’être ni vague ni indéterminé, et de ne pouvoir pas comme lui s’appliquer indifféremment à toute espèce d’écrits. Cependant, le premier principe devient faux si on l’applique d’une manière exclusive. On maintient l’union au détriment de la distinction, pour aboutir à une théorie de l’inspiration aveugle et formaliste. Les auteurs sacrés ne sont plus dès lors que des instruments passifs de l’Esprit Saint. L’erreur ne peut plus les atteindre, tout chez eux se fait infaillible, les titres des chapitres et les points voyelles eux-mêmes. Mais en retour, ils n’ont plus la vie en eux-mêmes, et dans leurs écrits on ne sait plus en reconnaître l’empreinte à ces distinctions et à ces ombres dont le temps marque en passant quiconque a vécu, si grand ou si humble ait-il été. Le principe opposé : « l’Écriture n’est pas la parole de Dieu mais elle la contient, » ne sait distinguer que les différences, sans jamais affirmer l’union du divin et de l’humain. Cette union apparaît cependant dans l’Écriture comme une vérité première et fondamentale ; sa divine et mystérieuse évidence dissipe toutes les imperfections et toutes les erreurs humaines qui pourraient nous porter à la méconnaître. Que les évangélistes en racontant la vie du Sauveur viennent à se contredire dans des détails d’histoire ou de chronologie, l’erreur comprise n’atteint pas un seul des traits de l’image divine qu’ils dépeignent tous avec les couleurs que leur communiquait le Saint-Esprit. L’inspiration ne serait amoindrie que si entre eux l’on pouvait constater une différence capable de provoquer une conception tout autre, ou de la personne du Sauveur, ou de l’un des faits essentiels à la révélation du royaume de Dieu. Que tous les discours du Christ, notamment en saint Jean, ne nous aient pas été rendus mot pour mot, il ne s’ensuit pas que la reproduction actuelle ne soit pas authentique et canonique, attendu qu’elle est l’œuvre de cet Esprit dont le Seigneur a dit qu’il viendrait au cœur de ses disciples pour le glorifier, en leur rappelant ce qu’il leur avait dit. L’inspiration, en effet, n’est pas affaire de mémoire, mais de souvenir véritable ; elle ne se préoccupe pas de conserver des mots et des lettres, mais uniquement de faire revivre la véritable réalité. Quand donc les apôtres, en vue d’enseigner, de diriger l’Église, sont appelés à prendre de nouvelles déterminations, ils ne font que reproduire en la glorifiant la pensée de leur Maître.
Remarque. — Quand nous disons que l’Écriture est la parole de Dieu, nous distinguons entre la parole de Dieu pour tous les temps et la parole de Dieu pour une époque particulière. Cette distinction a surtout de la valeur quand il s’agit d’étudier l’âge apostolique. L’Église apostolique, en effet, tout en n’étant qu’un moment dans le développement de l’Église chrétienne, et à ce titre destinée à passer, n’en est pas moins le modèle qui doit présider à tous les moments, du royaume de Dieu sur la terre. Nous ne pouvons par exemple accorder qu’une valeur toute transitoire aux institutions apostoliques qui n’ont été inspirées que pour les besoins du moment : la communauté des biens, la confusion des agapes et de la sainte Gène, la décision du concile de Jérusalem concernant l’admission des païens dans l’Église. Nous devons distinguer même, dans le Nouveau Testament, entre le transitoire et le permanent (entre un καταργούμενον et un μένον). Car si l’on voulait étendre l’autorité du Nouveau Testament à tous les faits apostoliques, il faudrait en venir, avec quelques sectes ou quelques corporations monastiques, à observer comme permanentes et absolues certaines institutions qui nous obligeraient à copier servilement le costume, les circonstances extérieures du Seigneur, sous prétexte de l’imiter. Il ne faut pas toutefois oublier que ces institutions, bien que n’ayant par elles-mêmes qu’une valeur temporaire, cependant, par cela seul qu’à un moment elles ont affirmé la pratique de l’Église universelle, l’esprit de sagesse, de répréhension et d’amour qui est en Christ n’en restent pas moins pour tous les temps un modèle à consulter. Elles sont inspirées par une pensée d’éternelle sagesse et, à ce titre, elles contiennent pour nous une parole de Dieu. Car, dit la confession d’Augsbourg : « Dans un décret, ce qu’il nous faut surtout considérer, c’est la volonté toujours la même de l’Évangile. » (Est enim perpetua voluntas Evangelii consideranda in decreto.)
Quand l’ancienne Dogmatique prétend que l’Écriture est une règle, et la règle par excellence, parce qu’elle contient tout ce qu’il est nécessaire de connaître pour le salut, elle exprime une vérité vraie, mais incomplète néanmoins. Relever exclusivement le fait du salut, c’est individualiser la révélation, la concevoir à un point de vue strictement personnel, et tomber dans l’erreur si fréquente dans l’Église protestante qui considère la Bible comme une nécessité exclusivement individuelle. Mais d’une part, il peut très bien se faire que l’individu ne puisse pas lire et n’en soit pas moins sauvé, en écoutant et en retenant la parole de Dieu, et de l’autre, la Bible contient infiniment plus que ce que le simple particulier est tenu de savoir pour être sauvé. En outre, la nécessité de l’Écriture intéresse non pas d’abord l’individu, mais l’Église. Sa véritable valeur consiste en ce que elle contient pour l’Église toute la vérité qui importe à sa prospérité, à sa conservation et aux progrès qui incessamment la rapprochent du terme assigné à ses efforts. Il suit de là que l’Église ne peut accomplir sa tâche, conserver pure sa doctrine et fidèle sa discipline, que par l’emploi de l’Écriture sainte et sous la direction du Saint-Esprit. Enseigner que le Saint-Esprit conduit l’Église en toute vérité, par le moyen de l’Écriture, c’est reconnaître à la Bible la clarté et la suffisance nécessaires pour que tous l’entendent. Elle a besoin, en effet, d’être à la fois parfaitement claire et suffisante, parce qu’à toute époque c’est par elle que le Saint-Esprit fait entendre ce qu’il est nécessaire qu’elle entende. Or elle n’est pas pour une époque seulement, et son contenu ne sera définitivement révélé qu’aux derniers jours. En outre, l’Église ne peut entreprendre aucune œuvre soit pour le développement de la doctrine, soit pour l’extension de son influence, par le moyen des œuvres et des institutions ecclésiastiques, si elle n’est au préalable instruite et dirigée par l’enseignement de l’Écriture. Toute activité en vue de la réforme et de la discipline, ou de la doctrine, toute œuvre d’édification, en un mot, ne peut s’entreprendre et se poursuivre que d’après les directions et sur le modèle fournis par la Bible. L’expérience nous apprend que jamais il n’y a eu pour l’Église de réforme véritable à moins qu’elle n’ait été précédée et préparée par la parole biblique. Telle se fit la Réforme au seizième siècle, telles les réformes qui ont pu se produire dans l’Église, soit au moyen âge, soit à des époques plus récentes. Dans tous les siècles également, l’Église a pu vaincre par la même parole la fausse gnosis substituant au christianisme une spéculation rationnelle, et l’orthodoxie morte préférant les intérêts de l’Église à ceux de la foi. Toujours pour elle, elle a fait luire de nouvelles lumières dan9 la doctrine et la morale, car on ne peut pas revenir à l’inspiration apostolique sans rencontrer en même temps et la grâce qui éclaire et celle qui sanctifie.
L’Écriture n’étant une autorité que pour l’Église et dans l’Église, il en résulte qu’entre elle et l’Église il doit y avoir une action et une réaction incessantes. Ce n’est que par la tradition de l’Église que l’Écriture est parvenue jusqu’à nous. L’Église seule a formé le canon, tel qu’il existe aujourd’hui par et pour la vivante pratique de l’Église. Nous ne reconnaissons pas, il est vrai, le canon traditionnel comme une œuvre infaillible, mais nous ne pouvons pas cependant ne pas reconnaître que l’ancienne Église a eu un appel de Dieu, une mission toute spéciale pour l’accomplissement de cette œuvre. La preuve en est dans l’assentiment universel et en quelque sorte œcuménique qu’elle a rencontré jusque dans les Églises les plus lointaines. Ce travail n’a donc pu s’accomplir que sous la direction de l’Esprit qui, d’après la promesse du Seigneur, doit conduire l’Église en toute vérité, et, avant toutes choses, la rendre capable de à reconnaître les œuvres authentiques de l’Esprit et de les distinguer de la masse des écrits apocryphes. Nier que l’ancienne Église ait été capable d’accomplir cette œuvre, ce serait affirmer que les écrits vraiment inspirés de Dieu ont été incapables de se faire reconnaître par l’Église. Mais quoique l’Église ait accompli cette œuvre fondamentale, il n’en résulte nullement qu’il n’ait pas pu se glisser dans le canon des œuvres qui ne peuvent justifier par des titres suffisants la place qui leur est faite. L’Église elle-même semble l’avoir reconnu en faisant dans le recueil canonique une place spéciale aux écrits contestés ou douteux qu’elle appelle les Antilégomènes (ἀντιλεγόμενα) ne s’ensuit pas non plus que, dans le même recueil, on ne puisse rencontrer des œuvres d’une valeur dogmatique essentiellement apostolique, mais portant néanmoins un nom qui ne leur appartient pas légitimement. Nous pourrons dire par conséquent, — et c’est bien là notre méthode protestante opposée à la méthode catholique — : L’histoire du canon est un protocole toujours ouvert que toujours peut réviser l’esprit canonique qu’il développe dans l’Église. A ce point de vue se plaçait Luther lorsqu’il rejetait si sommairement l’épître de Jacques et l’Apocalypse. Son jugement, tout entaché qu’il est d’étroitesse et de partialité, n’en exprime pas moins un principe vrai et que l’Église ne doit pas abandonner. Il lui appartient en effet de se rappeler que, si elle a reçu le canon des mains de la tradition, elle a le droit de lui demander les témoignages sur lesquels elle prétend s’appuyer et de leur faire subir à tous l’épreuve décisive en les comparant avec la nature vraie et intime de chacun des livres du recueil sacré.
Remarque. — Quand bien même nous ne connaîtrions pas les auteurs des livres du Nouveau Testament, nous n’aurions qu’à les comparer avec les œuvres les plus parfaites de la littérature chrétienne, et, en particulier, avec celles de l’âge apostolique qui vient immédiatement après, pour nous assurer qu’ils ne peuvent appartenir qu’à une pensée évidemment première et réellement originale. Quoique les écrits des Pères apostoliques accusent très certainement une vie chrétienne intense et profonde, ils n’en trahissent pas moins à chaque instant l’absence de toute idée première et originale. La monotone répétition des paroles apostoliques nous montre, s’il est permis d’ainsi parler, que le flot se retire et que l’heure du reflux arrive ; qu’elle n’est plus également la grande manifestation des premiers jours, et que, quoique l’esprit ne soit pas complètement absent, nous sommes décidément entrés dans la période prosaïque d’un développement normal mais laborieux. Et même, tel est le cas par exemple pour les épîtres d’Ignace, lorsque nous rencontrons une grande et enthousiaste pensée, nous la voyons insensiblement dégénérer, devenir une passion romanesque, ambitionnant le martyre dans l’intérêt d’un fanatisme sectaire et sombre. Il ne manque cependant pas de grâce et d’attrait, cet esprit de l’antique héroïsme chrétien ; aussi en est-il plusieurs d’entre nos contemporains qui se sentent plus vivement attirés par une lettre d’Ignace que par n’importe laquelle des épîtres de saint Paul. Mais c’est ici précisément que s’accuse, au détriment de la littérature patristique, l’absence de l’inspiration véritable. C’est en effet un des traits du véritable esprit chrétien de ne pas provoquer la manifestation d’un sentiment, si légitime et si pur soit-il en lui-même, à l’exclusion de tous les autres. La conscience chrétienne inspirée est si réellement dominée par la valeur réelle des choses, par le sentiment de la vérité absolue, que, malgré les affections les plus profondes, les pensées les plus entraînantes, dont on sent chez elle la plénitude prête à déborder, sa parole retient toujours le calme et l’impression du repos éternel, et ne sacrifie jamais les droits et les prévisions de l’avenir à l’intérêt du moment. Quoique ainsi toujours dominée et pondérée, elle retient cependant une chaleur si sympathique et si vivante, qu’elle reste la marque exclusive du véritable apostolat. Il est donc facile de reconnaître que nous avons de fortes et sérieuses raisons pour discerner, dans le Nouveau Testament lui-même, ce qui appartient a une inspiration première et vraiment canonique de ce qui n’est que d’une origine postérieure et moins féconde. C’est évidemment la tâche de la critique biblique de développer le sens qui discerne les écrits véritablement canoniques de tous ceux qui, contemporains ou postérieurs, ne peuvent pas revendiquer la même distinction. Ce sens, à vrai dire, elle le développe, mais ne le crée pas, car il est contenu dans le don de discerner les esprits dont parle l’Apôtre ; l’ancienne Église qui composa le canon le possède à son plus haut degré de développement. A l’Église moderne il est réservé de lui donner toute sa délicatesse, pour qu’il soit capable de poursuivre sans faiblir l’œuvre d’une analyse pénétrante et fidèle. Une critique moderne qui penserait que tout est à refaire dans le canon, et qu’il est encore à découvrir, pourrait se distinguer peut-être par l’érudition et la subtilité, mais elle ne mériterait nullement le nom de critique théologique, car aucune critique digne de ce nom ne saurait commencer son œuvre en mettant en suspicion la tradition œcuménique tout entière. Elle ne pourra jamais trouver son véritable point de départ que dans une confiance entière en l’œuvre déjà accomplie. En entreprenant de nous démontrer que nous ne sommes nullement en possession des écrits canoniques, et que l’Église, quant à ses origines, vit dans une illusion complète, la critique moderne peut bien, il est vrai, donner une nouvelle impulsion au travail théologique, en lui imposant une œuvre de révision et en l’obligeant à plus de sévérité dans le choix de ses preuves en faveur de la vérité chrétienne, mais en elle-même, elle n’aura jamais qu’une valeur transitoire et ses prétentions ne vaudront pas plus que celles du vieux gnosticisme.
Quand on en vient à s’enquérir de l’exposition et de l’interprétation de l’Écriture, alors apparaît plus évident le rapport nécessaire et réciproque qui l’unit à la tradition, et la tradition à elle. Entends-tu bien ce que tu lis ? A cette question, il n’y a qu’une réponse possible de la part de l’individu à qui elle est adressée : Comment pourrai-je entendre si personne ne me guide ? En présence de ce besoin d’un guide pour l’interprétation des Écritures, nous dirons franchement que seule l’Église peut être l’interprète cherché, car elle est l’œuvre du même Esprit qui a inspiré les Écritures ; mais il n’est pas nécessaire d’ajouter que, comme les catholiques, nous ne songeons ni à un concile souverain, ni à une chaire infaillible. Il ne s’ensuit nullement cependant que l’interprétation de l’Écriture doive être abandonnée à l’arbitraire ou au jugement particulier, car il est dans l’Église une conscience générale et historique invisible, mais toujours consciente d’elle-même. Déjà à l’époque de l’Église primitive, elle s’est affirmée dans les symboles œcuméniques, dont le symbole apostolique est la cause première. L’Église évangélique se sait en communion étroite et vivante avec cette tradition œcuménique, qui pour elle est au-dessus du jugement de l’individu (judicium privatum) et surtout de la confession de foi d’une Église particulière. En affirmant l’autorité de la tradition pour l’interprétation de l’Écriture, l’Église évangélique n’entend pas oublier son propre principe à elle, la nécessité pour la tradition de se soumettre à l’Écriture sainte, afin d’être incessamment reprise et purifiée, amendée et corrigée, et de retenir une empreinte toujours plus réellement chrétienne. Ce principe s’applique au symbole apostolique lui-même, car, dans sa forme actuelle, il n’est qu’une œuvre postapostolique ; il ne saurait donc avoir la même autorité que la Bible. S’il s’impose comme le symbole irréformable (symbolum irreformabile), ce symbole des trois premiers siècles, c’est uniquement parce que, reproduisant la doctrine biblique, il n’est, lui-même qu’une incarnation de la Bible (voir l’Introduction). L’Écriture et la tradition sont donc indissolublement unies l’une à l’autre. Ce que le Seigneur a joint, l’homme ne doit pas le séparer. La séparation de la tradition et de l’Écriture se fit au moyen âge dans l’Église catholique aux dépens de la vérité biblique ; elle s’accuse par une confusion inintelligente du sacré et du profane, de la parole divine et des traditions humaines, de la révélation et de la mythologie. La religion n’est plus alors qu’une tradition croissant à l’état sauvage, étouffant la vie chrétienne sous l’opulence de ses rameaux parasites, et à son ombre l’Église devient un labyrinthe ténébreux dont les réformateurs ne purent sortir qu’à l’aide de l’Écriture et par la puissance de la doctrine œcuménique. Si, par contre, on en vient à séparer la tradition de l’Écriture, alors, ainsi que trop souvent on a pu le constater par l’histoire du protestantisme, on voit se produire ce subjectivisme arbitraire qui, non content de découvrir des imperfections et des erreurs dans les symboles œcuméniques, les considère eux-mêmes comme des obstacles et un danger, s’imaginant que le seul christianisme sérieux est celui que chaque croyant pourra refaire à nouveau et de toutes pièces.
Si maintenant, en forme de conclusion, nous nous demandons comment le Christ, chef de l’Église, la gouverne, la conserve, à l’aide de l’Écriture, nous répondrons que, par le même Esprit qui l’unit à son Église, il la maintient dans son développement normal par le moyen de l’Écriture. L’Église ne pouvant être dirigée que par des personnalités humaines, le Sauveur a institué un corps enseignant qui a pour mission spéciale d’attester la foi de l’Église et d’être auprès d’elle l’interprète-juré de la sainte Écriture, selon le don de la grâce reçue. Dans les temps extraordinaires, alors qu’une fermentation générale travaille les cœurs, et les esprits et, que pour tous s’imposent le pressentiment et la question d’une réforme immédiate, alors Dieu suscite d’une manière extraordinaire des âmes élues, des personnalités prophétiques, qui font revivre la foi et l’âge héroïque de l’Église. Le Seigneur leur donne de découvrir dans le vieux trésor de l’Écriture des richesses nouvelles, et les rend capables d’initier l’Église à un nouveau progrès historique, qui n’est un progrès qu’à la condition d’être un retour aux origines pures et saintes de la foi chrétienne, et de rendre plus intime et plus fort le lien qui doit unir l’Église et les apôtres. En ce sens, nous pouvons dire que le Seigneur exerce dans l’Église les fonctions prophétiques à l’aide de l’Écriture Sainte.