Nous croyons que celui qui n’admet pas le mystère de la sainte Trinité, autant dire la préexistence du Fils de l’homme dans le sein de Dieu, ne peut pas comprendre, pour parler avec l’apôtre, qu’il se soit abaissé et qu’il ait revêtu la forme du serviteur. Mais quelle que soit l’explication dogmatique ou spéculative à laquelle on ait recours, il est une chose certaine, c’est que nous sommes ici en présence du miracle suprême de la charité. En venant au monde, en descendant dans le temps, le Seigneur a volontairement renoncé à la gloire, à la majesté, à la divinité qui lui appartenait de droit divin dans son existence éternelle. Quoique pendant toute la durée de son existence ici-bas, la plénitude de la divinité habitât corporellement en lui, le dépouillement dans l’abaissement, au sein de l’humilité la plus profonde, ne fut pas moins sa gloire, cette gloire voilée qui se dérobait aux regards de la chair, aux sages et aux intelligents de la terre. Lui qui, dès l’origine, était l’égal du père, par le fait de son incarnation, se subordonne volontairement à lui. Et lorsque le Seigneur nous dit : « Le Père est plus grand que moi. » (Jean 14.28), ou telle autre parole de même signification, il ne faut pas l’entendre, ainsi que voudrait nous le faire croire une orthodoxie trop étroite, comme ne s’appliquant qu’à sa seule existence dans l’humanité. Elle est au contraire pour le Christ tout entier, elle embrasse toute la durée de son état d’abaissement. L’état de subordination consiste précisément en ce que la vie du Fils de Dieu se fait essentiellement une vie d’obéissance, dans la charité et par la charité. Et sans cette obéissance, on ne pourrait même pas dire qu’il nous ait laissé un modèle à imiter. Et cette obéissance qui se fait sans cesse plus entière, au cours de son ministère, on ne peut l’entendre qu’à la condition d’admettre en Christ les deux volontés, la volonté divine et la volonté humaine. Car dans le développement du Dieu-homme, interviennent les deux volontés. Elles se font toujours reconnaître comme distinctes, quoique jamais elles ne s’affirment pour se contredire, mais toujours pour le triomphe de celle qui est le plus élevée. Le Christ ne dit pas que ma volonté, mais que ta volonté se fasse ! Il y a donc toujours pour le Christ un choix à faire. Sa tentation et ses luttes ne sont pas des images, mais de poignantes réalités. Et quand il combat, ce n’est pas seulement contre le monde, mais contre le prince de ce monde, le séducteur et toutes les puissances sataniques. Au plus profond et dans le secret de son être, il y a eu, quoique exempt de péché, l’attrait vers le visible, la possibilité de la chute. D’une manière générale, on peut dire qu’il a entrevu au plus secret de sa pensée, la possibilité de se faire le messie terrestre, de conquérir les royaumes de ce monde et toute leur gloire, pour se glorifier dans une royauté messianique, conforme au désir charnel des juifs, et leur offrir les joies de la chair et les fêtes qui attirent les voluptés de l’orgueil. Mais cette possibilité entrevue ne pouvait pas, pour lui, devenir une réalité, même en pensée, car il était, lui, le fils unique du Père, l’antitype du Prométhée de la fable. Il ne voulait donc pas ravir la gloire divine comme une proie pour exalter son triomphe. Humble et dédaigné, il aimait mieux se faire le sauveur du monde en se rendant obéissant jusques à la mort, même jusques à la mort de la croix. Il est vrai qu’il accomplit des signes et des miracles dans la conscience et la plénitude de la divinité qui habite en lui. Il est vrai aussi qu’il sait également qu’il peut demander à son père des légions d’anges, mais cette grâce et ces miracles il les subordonne à son œuvre de rédempteur (Matthieu 26.53). Ses miracles sont toujours pour servir, dans une intention morale, aux intérêts du Royaume de Dieu, à la glorification de la charité suprême. Le moment le plus élevé de son obéissance est l’heure de la croix. Alors pour accomplir le salut du monde, il fait abnégation complète de sa puissance miraculeuse, et pour obéir aux Ecritures, il s’abaisse, nous devrions dire plutôt il s’élève jusques à l’abandon absolu, se faisant malédiction pour le péché. Mais cette obéissance n’aurait pour nous aucune signification morale, elle ne serait pas un exemple à imiter, si au lieu d’être l’obéissance de celui qui est essentiellement et par le fait de sa nature, le maître de la gloire, elle n’était que contrainte et forcée ! Si sur la croix nous n’avions à contempler qu’un homme que frapperait une sanglante et tragique destinée et qui, aux prises avec une aveugle et fatale violence, contre elle soutiendrait une lutte inégale, impuissant et vaincu et ne sachant lui opposer que l’impassible dédain de la dignité méconnue, nous serions certes en présence d’un exemple fortifiant, mais nous n’aurions plus le sublime dévouement du Fils de Dieu qui, pour accomplir le salut des hommes, consent à souffrir et à mourir, à se dépouiller de sa gloire divine dans un abaissement volontaire, se laissant frapper alors qu’il pouvait frapper, consentant à se laisser égorger comme la brebis muette, alors qu’il pouvait, comme le lion, rugir et se venger. Tous ceux qui, dans un intérêt moral prétendu, et pour relever l’honneur de l’homme, ravissent au Christ sa divine nature, et le réduisent à n’être plus que 1 nomme qui meurt sur !a croix, sous prétexte de sauver la morale, la perdent, la compromettent, au contraire, en refusant au Christ le moyen et jusqu’à la possibilité de nous montrer en quoi consiste la véritable charité. Si Christ est la vérité morale, s’il est pour jamais l’exemple de la sublime charité, c’est qu’il est, alors qu’il meurt sur la croix, le Fils de Dieu tout puissant consentant à mourir et qui veut mourir à la place du pécheur qu’il aime. Mais supprimez en lui cette divinité qui le fait tout puissant, tout ce qu’il fait sur la croix reste dépourvu de sens et de valeur morale.
L’idéal de l’obéissance tel que Christ nous l’a révélé, les prophètes de l’Ancien Testament l’avaient prophétisé, mais leur prophétie était restée incomprise. On ne savait pas la concilier avec l’idéal de l’amour divin. Nous n’avons qu’à rappeler la description prophétique du serviteur juste de l’Eternel. Dans ce texte qu’on pourrait appeler l’Évangile avant la lettre, le prophète nous fait entendre que le Très-Haut veut accomplir une œuvre sur la terre, mais que cette œuvre il ne l’accomplira que par un autre lui-même, par son serviteur. Cette œuvre sera la fondation du Royaume de Dieu, royaume de justice qui vaudra le salut et la restauration de l’humanité perdue par le péché. Par ce serviteur, il nous faut d’abord entendre le peuple d’Israël. Il a été dans la destinée de ce peuple d’être le souffre-douleur de l’injustice et de l’iniquité païennes, afin d’éveiller parmi les nations la conscience de la justice, le besoin de la véritable communion avec Dieu. Mais alors qu’Israël sans cesse abandonne le Dieu vivant et retombe dans l’idolâtrie ancienne, il ne saurait être le véritable serviteur de Dieu. Tout au plus pourrait-on revendiquer ce titre pour les Israélites fidèles et les prophètes qui combattent pour la sainte cause et pour elle portent l’opprobre et souffrent la persécution. Les meilleurs d’entre les Israélites, les prophètes eux-mêmes ne peuvent pas réaliser l’idée du serviteur de l’Eternel. Leur communion avec Dieu est trop incomplète et toujours intermittente. L’idéal du serviteur juste n’arrive à sa pleine réalisation que dans une personnalité plus haute encore : celle du Messie. Lorsque les temps sont accomplis, il apparaît pour faire triompher la cause du Seigneur. C’est lui qu’annonce le prophète Esaïe quand il dit : (Ésaïe 42.1-4) « Voici mon serviteur que je soutiendrai, mon élu en qui mon à me prend plaisir ; j’ai mis mon esprit sur lui, il annoncera la justice aux nations ; il ne criera point ; il n’élèvera point la voix, il ne se fera point entendre dans les rues. Il ne brisera point le roseau froissé, il n’éteindra point le lumignon qui fume encore ; il annoncera la justice selon la vérité. Il ne se découragera point et ne se relâchera point jusques à ce qu’il ait établi la justice sur la terre. » C’est lui encore que contemple le même prophète lorsqu’il s’écrie : « Il s’est élevé comme une faible plante, comme un rejeton qui sort d’une terre desséchée ; il n’a ni beauté ni éclat pour attirer nos regards et son aspect n’a rien pour nous plaire. Méprisé et abandonné des hommes, homme de douleur et brisé par la souffrance, semblable à celui dont on détourne le visage, nous l’avons dédaigné et méprisé. Il a porté nos souffrances et s’est chargé de nos douleurs » (Ésaïe 53.2-4). Le châtiment est tombé sur lui afin que nous ayons la paix, et nous avons la guérison par ses meurtrissures. Quand il aura mis sa vie en oblation pour nos péchés, il verra une postérité et prolongera ses jours, par sa sagesse il justifiera beaucoup d’hommes et il aura les puissants dans son partage (Ésaïe 53.10-12).
On ne peut donc pas se représenter le serviteur de l’Eternel sans être obligé de reconnaître en lui le Fils de Dieu. Tous les deux s’appellent et ne peuvent que se confondre ; le serviteur de l’Eternel représente l’obéissance devant Dieu, le fils représente l’amour et l’union parfaite avec le père. Aussi, pour le prophète, si le peuple lui-même, ou les élus d’entre ce peuple sont appelés le serviteur de l’Eternel, le serviteur de l’Eternel est aussi désigné comme son fils. Et à titre de serviteur, le peuple est appelé le fils selon la parole du prophète Osée : « J’ai appelé mon fils hors d’Egypte » (Osée 11.1). Mais ce n’est qu’au serviteur par excellence qu’il a été dit : (Psaumes 2) « Tu es mon fils, je t’ai engendré aujourd’hui. » Ce n’est donc que dans la personne du Christ que cette prophétie trouve sa véritable application. Si parmi les prophètes, il est le seul, l’unique qui réalise une obéissance parfaite et qui jamais ne se contredit, c’est qu’il est le Fils de Dieu, le fils unique, non seulement au sens moral, mais au sens métaphysique. Et ce n’est que parce qu’il est véritablement issu du père et parce qu’il est essentiellement son fils, que sur la terre il peut être véritablement son serviteur dans l’acception la plus complète et la plus parfaite. A ce titre seul encore, il a pu réaliser la prophétie qui ne pouvait être que pour lui. Aussi pour en constater l’accomplissement, sommes-nous obligés de nous servir de la parole de l’apôtre et de dire avec lui : « Quoiqu’il fût en forme de Dieu, il n’a point considéré comme une usurpation d’être égal à Dieu, mais il s’est dépouillé lui-même » (Philippiens 2.6-7). Pour qu’il pût accomplir son œuvre, il fallait qu’il se fît le serviteur des serviteurs dans la parfaite union de l’obéissance et de l’amour au regard de Dieu et des hommes. Mais pour se faire le serviteur, il fallait, au préalable, qu’il fût le maître. Ce n’est qu’à ce titre, qu’il peut réaliser le sublime idéal de l’amour qui se dévoue.
Ce Christ qui aime, notre maître et notre modèle, si nous voulons le caractériser dans ses manifestations principales, il nous faut l’étudier dans ses rapports avec le père et puis avec le monde. Toute libre personnalité ne peut se former et se produire dans l’histoire qu’en prenant et en donnant, qu’en produisant et en s’assimilant ; la personnalité du Seigneur Jésus n’a pas pu se soustraire à cette loi, elle n’a pu se former qu’à la condition de recevoir et de produire. Dans ses rapports avec le père, elle s’approprie et reçoit, dans le plus complet abandon, dans la soumission la plus absolue, la plénitude de la grâce divine, quoique par le fait de sa naissance il fût un avec le père. Envers lui, il n’en fut pas moins, ainsi que nous le rappellent les Évangiles dans une incessante communion de grâces, sans cesse sollicitées et jamais refusées. Dans son rapport avec le monde, il est, au contraire, toujours celui qui agit et qui donne. Toujours à l’œuvre, il crée à nouveau tout ce qu’il reçoit pour communiquer au monde la plénitude de vie qui déborde en lui et lui servir le pain de vie. Et tandis qu’auprès des hommes c’est une œuvre créatrice qu’il accomplit, il ne cesse pas d’être auprès du père celui qui se confie, toujours demande et reçoit. « C’est ici ma nourriture, que je fasse la volonté de celui qui m’a envoyé et que s’accomplisse son œuvre » (Jean 4.34). Mais son œuvre auprès du monde ne consiste pas uniquement à donner, elle veut être aussi une assimilation et une conquête. Il faut que les âmes deviennent ses âmes, sa propriété. « Je connais les miens et les miens me connaissent et nul ne les ravira de mes mains » (Jean 10.14, 28). Pour lui, il ne saurait être question comme pour nous, de rompre avec ce qui est impur et souillé, ou de travailler à sa propre purification : sa vie n’en est pas moins un sacrifice qui constamment se renouvelle et que l’opposition toujours grandissante du monde fait toujours plus douloureux. Car tandis que les hommes ne se laissent pas volontiers arracher au péché, lui ne veut que les en délivrer, le prendre sur lui et souffrir en son âme toutes les douleurs qu’il appelle sur la terre. Il ne veut que purifier et régénérer. Sa venue ne sera donc que le signal d’une crise redoutable, la séparation des bons et des mauvais, des enfants des ténèbres et des enfants de la lumière, de ceux qui l’appellent et de ceux qui la repoussent. Je suis venu, dit-il, pour juger le monde, afin que ceux qui voient deviennent aveugles et que le aveugles deviennent voyants. Dans toute âme humaine qu’il appelle à la repentance et à la conversion, il faut que cette crise s’accomplisse. Quant à lui, il n’a pas besoin de purification, dans ses rapports avec le monde, il n’a qu’à se garder pur de ses souillures. En repoussant toutes les influences de son esprit impur et de l’atmosphère morale qu’il laisse après lui, de ce monde, il ne doit retenir que ce qui peut concourir à son propre développement.
L’amour avec lequel il aime son père et celui avec lequel il aime le monde se confondent tous les deux dans son œuvre rédemptrice. Cette œuvre il la poursuit nécessairement dans un ministère qui est tout entier celui de la douleur et du sacrifice. Mais cette douleur et ce sacrifice apparaissent avec une intensité plus profonde et un reflet plus solennel dans cette partie de sa vie que plus particulièrement, on appelle « la passion ». Puisque c’est en aimant et en obéissant que le Seigneur affirme son libre amour pour son père et pour les hommes, on peut dire aussi que ce n’est que dans l’obéissance et dans l’amour que se caractérise la perfection de sa personne. En lui ce n’est que l’amour qui accomplit l’idéal de la sainte et libre volonté. En accomplissant l’œuvre de son père, c’est sa personnalité à lui qu’il perfectionne et consomme. On peut dire également, au sens vrai de ce mot, qu’il édifie son propre corps en répandant le pain de vie, en faisant jaillir les sources d’eaux vives, c’est-à-dire en multipliant et renouvelant sans cesse les preuves de l’amour avec lequel il veut agir et souffrir, donner et recevoir. Ce corps extérieur qui se fait avec tous ceux qui croient en lui, il l’agrandit et le spiritualise sans cesse afin qu’il devienne un instrument au service de sa personne sainte, et quant à son propre corps à lui, il le considère comme une demeure, comme un temple de Dieu. « Abattez ce temple, dit-il aux Juifs, et je le relèverai dans trois jours » et l’Evangéliste nous dit qu’il parlait du temple de son corps (Jean 4.19, 21). Ce corps intérieur qui est pour lui comme un sanctuaire, il le construit et l’édifie chaque jour avec les puissances de l’esprit et celles de la nature, car il faut qu’il possède toutes les forces morales et physiques qui le font selon sa divine origine le fils de Dieu, non seulement au sens des choses matérielles mais encore au sens moral. Il faut qu’en lui se trouvent réunies toutes les puissances et toutes les grâces, celles du monde des esprits et celles du monde des corps, afin qu’il devienne l’objet du bon plaisir du Père. Ce corps spirituel mais véritable et tangible sera le moyen dont Dieu se servira pour le relever de son état douloureux ; il sera le moyen et la condition du miracle de gloire et de toute puissance de sa résurrection d’entre les morts, car il était impossible qu’il fût détenu par la mort, lui dont l’organisme était à la fois une puissance et par son esprit et dans son propre corps. Et comment Dieu eût-il pu abandonner à la mort son propre saint, celui qui lui était si intimement uni et dont sa parole avait dit : « Il est impossible que son saint voie la corruption » (Actes 2.24-27). Après sa résurrection des morts, il continue encore au sens le plus concret du mot, la construction de ce corps mystique par sa puissance rédemptrice qui sans cesse conquiert les corps et les âmes. Et avec ces âmes, il fait ce corps qui s’appelle son Eglise. Et dans ce corps, il n’est pas une âme qui, prise en elle-même, ne soit pour lui un instrument dont il se sert pour la conquête de nouvelles âmes. Mais pour chacune de ces âmes, aussi bien que pour toutes, ne formant qu’un seul tout, Christ reste l’esprit vivifiant. Cette puissance à la fois humaine et divine, qui pénètre les âmes et les corps et la création tout entière, ne consommera définitivement son œuvre que quand la création elle-même aura consommé la sienne. Et cette œuvre tout aussi bien que celle de la création ne s’accomplit que pour attester à toujours que Christ est la tête, le chef de son corps et que le corps est l’Eglise (Éphésiens 2.20-23).
Mais ce n’est pas encore le moment de parler de l’Eglise. A cette heure, nous n’avons qu’à nous entretenir de l’amour que Christ nous a témoigné et de son état de renoncement et d’humiliation.