Où l’on continue à considérer les divers caractères de la volupté.
La plupart des hommes ne reconnaissent qu’une sorte de volupté, qui est celle des sens. Ils réduisent tout à l’intempérance corporelle, et ils ne s’aperçoivent point qu’il y a dans le cœur de l’homme, autant de sortes différentes de volupté, qu’il y a d’espèces de plaisir dont il peut abuser, et autant d’espèces différentes de plaisir qu’il y a de passions qui agitent son âme.
L’avarice qui semble se vouloir priver des plaisirs les plus innocents, et n’adopter en leur place que les travaux, les fatigues, les craintes et les inquiétudes, a sa volupté qui la dédommage des douceurs auxquelles elle renonce. Populus me filibat, dit cet avare dont Horace nous a fait le portrait, at mihi plaudo, ipse domi stimul ac nummos contemplar in arcab. Ce qu’est l’actuelle jouissance des biens temporels à l’égard des autres hommes, cela même est le pouvoir d’en jouir à l’égard de celui-ci.
b – Le peuple me siffle, mais moi je m’applaudis dans ma maison quand je contemple mes écus dans mon coffre.
Mais comme il y a des passions plus criminelles les unes que les autres, il y a aussi une sorte de volupté spirituelle, qui est particulièrement dangereuse. On peut la réduire à trois espèces : qui sont la volupté de la haine et de la vengeance, celle de l’orgueil et de l’ambition, celle de l’incrédulité et de l’impiété.
C’est une volupté d’orgueil que de se plaire à s’approprier ou des biens qui ne nous appartiennent pas, ou des qualités qui sont en nous, mais qui ne sont point nôtres ; ou une gloire que nous ne devons rapporter à Dieu et non point à nous. Comme l’âme trouve une espèce de douleur à se dépouiller de son honneur pour en revêtir un autre, ce qui fait les répugnances secrètes qu’elle a pour l’humilité, elle trouve aussi une espèce de plaisir bien sensible à dépouiller les autres de cette gloire pour s’en revêtir elle-même.
On s’étonne avec raison que le peuple romain trouvât quelque sorte de plaisir dans les divertissements sanglants du cirque, lorsqu’il voyait des gladiateurs s’égorger en sa présence pour sa récréation. On peut regarder ce plaisir barbare comme une volupté d’ambition et de vaine gloire. Les Romains oubliaient que ces combattants étaient des hommes pour se souvenir uniquement qu’ils étaient leurs esclaves. C’était flatter leur ambition que de leur faire voir que les hommes n’étaient faits que pour leur divertissement.
Il y a une volupté de haine et de vengeance, qui consiste dans la joie que nous donnent les disgrâces des autres hommes. C’est un affreux plaisir que celui qui se nourrit des larmes que les autres répandent. Cependant vous trouverez, si vous y regardez de près, que ce plaisir ne fait pas la moindre partie des agréments des hommes du monde. Le degré ce plaisir suit le degré de haine qui l’a fait naître. C’est pourquoi un poète de notre temps qui a assez bien connu le cœur de l’homme, exprime l’excès de la haine par l’excès du plaisirc :
c – Corneille, Horace, Acte IV, scène 6.
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendres, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seul en être cause et mourir de plaisir.
L’incrédulité se fortifie du plaisir de toutes les autres passions qui attaquent la religion, et se plaisent à nourrir des doutes favorables à leurs dérèglements ; et l’impiété qui semble commettre le mal pour le mal même et sans en trouver aucun avantage, ne laisse pas d’avoir ses plaisirs secrets d’autant plus dangereux que l’âme se les cache à elle-même dans l’instant qu’elle les goûte le mieux.
Il arrive souvent qu’un intérêt de vanité nous fait manquer de révérence pour l’Être suprême. Nous voulons nous montrer redoutables aux hommes, en paraissant ne craindre point Dieu ; nous blasphémons contre le Ciel pour menacer la terre.
Mais ce n’est pourtant point là le sel qui assaisonne principalement l’impiété. L’homme hait naturellement Dieu, parce qu’il hait la dépendance qui le soumet à son empire, et la loi qui borne ses désirs. Cette haine de la Divinité demeure cachée dans le cœur de l’homme, où la faiblesse et la crainte la tiennent couverte, sans que même la raison s’en aperçoive le plus souvent. Cette haine cachée fait trouver un plaisir secret dans ce qui brave la Divinité. Les hommes aiment les élévations d’esprit qui abaissent ce qu’ils regardent comme leurs dieux.
Victrix causa diis placuit, sed victa Catonid.
Il dédaigne de voir le Ciel qui le trahite.
d – Lucain, Pharsale : Les dieux furent pour le vainqueur, mais Caton pour le vaincu.
e – Corneille, Pompée, Acte II, scène 2.
Tout cela a paru brave, parce qu’il était impie.
Je ne m’opposerai point trop aux sentiments de ceux, qui ont dit que la crainte est la première source de la superstition, pourvu qu’on joigne la haine à la crainte, comme elles le sont fort souvent dans le cœur de l’homme étant difficile que les hommes ne haïssent un peu ce qu’ils craignent beaucoup. Il est certain que la superstition ne serait pas si commune dans le monde, car ordinairement elle est remplie d’une extravagance qui n’est pas humaine, si les hommes ne donnaient par le plaisir dans ce qu’ils ne peuvent recevoir par raison, et ce plaisir consiste dans la secrète satisfaction qu’ils ont à voir abaisser la divinité. Les païens ne trouvaient pas seulement un plaisir d’orgueil à élever les hommes jusqu’au rang des dieux, ils trouvaient encore un plaisir de haine et d’impiété à abaisser les dieux jusqu’au rang des hommes ; et peut-être même qu’ils ne lisaient point avec tant de plaisir les fables de leurs poètes, qui leur apprenaient que des hommes avaient été faits immortels, que celles qui feignaient que les dieux avaient été blessés ou défaits par les armes des hommes.
De sorte que qui sonderait bien le cœur de l’homme, trouverait que la superstition et l’impiété ne sont point aussi opposées que l’on s’imagine, et qu’elles se trouvent réunies dans cette haine secrète de Dieu, qui suit l’état de notre corruption, et dont nous ne guérissons que par la grâce.
Comme l’orgueil et la haine de Dieu s’unissent pour former cette vaste volupté que nous cherchons dans la superstition, et cette volupté affreuse que nous trouvons dans l’impiété ; l’orgueil et la haine s’unissent aussi pour faire le plaisir et la malignité de la médisance et de la calomnie.
Nous y trouvons un plaisir de vaine gloire. Car on médit souvent des autres pour se louer soi-même indirectement. Il n’y a point d’homme au monde qui ne se louât ouvertement, s’il l’osait ; mais comme il craint de se faire tort en manquant de modestie ; il est obligé d’avoir recours à des voies adroites et ingénieuses, et de faire remarquer son mérite sans attirer le reproche d’une trop grande vanité. Il n’ose se louer ouvertement, mais il espère qu’en parlant des autres, il se peindra d’une manière indirecte, qu’en témoignant de l’horreur pour une méchante action, il témoignera combien sa vertu le rend incapable de la commettre, et que plus il blâmera les vices des autres, plus il montrera qu’il en est exempt, et fera faire attention aux vertus opposées qu’il possède. Un amour-propre grossier et sans politique tire lui-même cette conséquence en disant : pour moi, bien que j’ai de grands défauts, je peux me vanter de n’avoir pas celui-là. Mais un amour-propre habile et prudent est meilleur ménager de sa modestie, et cache souvent sa médisance, mais beaucoup plus le dessein qu’il a en médisant.
Mais outre cet intérêt d’orgueil qui nous fait trouver du plaisir à médire, il y a encore un intérêt de haine, qui nous met dans cette disposition. Nous regardons les autres hommes comme nos ennemis, parce que nous les considérons comme nos concurrents dans la recherche des biens temporels. Vous trouverez toujours du plaisir à les voir abaisser, pendant que vous les considérez comme vous pouvant disputer quelque chose ; mais dès que cette opposition cesse, le plaisir que vous trouviez dans leur abaissement cesse aussi, de là vient que la médisance a pour objet les vivants et rarement les morts.
Il est facile de juger après cela que le plaisir de la conversation n’est point un plaisir aussi innocent que le vulgaire s’imagine. Les choses indifférentes nous ennuient, celle qui nous intéressent nous donnent ou un plaisir d’orgueil, ou un plaisir de haine, ou un plaisir d’impiété, ou un plaisir d’ambition, ou le plaisir de quelque autre passion, qui ne sera guère moins criminelle.
Comme il y a une volupté de conversation, il y a aussi une volupté de pensée qui a la même source que la première. Elle naît de ce que notre cœur préoccupé de certaines passions n’a de plaisir qu’en pensant à certains objets, et pour cet effet, suspend toutes nos autres réflexions et toutes nos autres pensées. Tel est le plaisir d’un amant, qui oublie toutes choses pour penser à l’objet de son amour. Il trouve dans ses contemplations amoureuses une sorte de volupté, qui se détruit par la passion, parce que le plaisir de la pensée cède à celui du sentiment.
On s’imagine communément que les distractions qui sont si ordinaires à ceux qui prient Dieu, ou qui s’acquittent des autres devoirs de la religion, sont les moindres fautes que l’on puisse commettre. Mais on changerait d’opinion, si l’on voulait bien en examiner la source. Car enfin ces distractions ne viennent que du trop grand plaisir, que nous donnent les idées des choses temporelles, et de ce que, pour ainsi dire, nous voulons retenir par la volupté de la pensée les objets du monde, qui nous échappent par la suspension de nos voluptés de sentiment.
Nous cherchons partout le plaisir, comme les abeilles cherchent les fleurs, qui sont leur nourriture ; et comme celles-ci trouvent quelquefois ce qu’elles cherchent dans les lieux sales et marécageux, il nous arrive assez souvent de trouver une espèce de volupté dans les affaires, les périls et les travaux, et quelquefois même dans l’affliction, pourvu qu’elle ne soit pas extrême. Il y a une volupté qu’on pourrait nommer justement la volupté des plaintes et des larmes. On se plaît à regretter des personnes illustres, la gloire de ceux qu’on regrette signalant en quelque sorte ceux qui s’affligent de leurs pertes. On trouve du plaisir à éterniser sa douleur. On croit donner des marques de la fermeté de son âme par une inconsolable affliction. Enfin on est bien aise de faire remarquer la grandeur de sa perte, croyant intéresser la compassion des autres à faire réflexion sur ce qu’on vaut.
Enfin nous trouvons une espèce de volupté jusque dans la paresse, qui même assez souvent nous fait renoncer à toutes les autres. Elle naît d’une certaine mollesse, qui nous fait accueillir la moindre douleur et la moindre incommodité. Car cherchant le plaisir partout, nous nous accoutumons à penser avec plaisir, à aimer et désirer avec plaisir, à parler avec plaisir, à agir avec plaisir, à chercher les sociétés qui nous donnent du plaisir, et à fuir enfin toutes les occupations qui ne nous donnent point de plaisir. D’où il arrive que la moindre incommodité nous désespère, étant contre cette forte accoutumance, et suspendant le sentiment de tant de sortes de voluptés différentes, dont l’idée est toujours présente à notre souvenir.
Qu’on ne cherche donc point de la fermeté et de la constance dans les âmes voluptueuses. Elles peuvent affecter par orgueil de la force pour soutenir les disgrâces, mais il est certain qu’elles ne se défont jamais de leur faiblesse qu’en se défaisant de la volupté.
Au reste, la volupté corporelle est plus sensible que la volupté spirituelle. Mais celle-ci paraît plus criminelle que l’autre. Car la volupté de l’orgueil est une volupté sacrilège, qui dérobe à Dieu l’honneur qui lui appartient en s’appropriant tout ; la volupté de la haine est une volupté barbare et meurtrière, qui ne se plaît que dans la désolation et dans les larmes ; et la volupté de l’incrédulité, et de la superstition et comme nous l’avons déjà fait voir, une volupté impie qui se nourrit de tout ce qui semble abaisser ou anéantir la Divinité.
Cela nous fait voir premièrement que la volupté est aussi générale que notre corruption, étant certain que les hommes qui ne s’abandonnent point à une sorte de volupté, ne manquent guère d’être les esclaves d’une autre. Il importe peu, par exemple, de se défendre contre la volupté des sens, lorsqu’on s’abandonne à celle de l’esprit qui est plus criminelle et plus dangereuse que celle-là.
On peut conclure en second lieu avec beaucoup de raison, qu’il est impossible de se guérir de ce vice par des motifs purement temporels. Car quand vous alléguerez à un voluptueux les considérations de l’honneur, de la bienséance, de son intérêt et de son établissement dans le monde, vous pourrez peut-être bien l’obliger à préférer les plaisirs de l’orgueil et de l’ambition au plaisir des sens ; mais vous ne ferez par là que le faire passer d’un vice à un autre.
Pour trouver des motifs capables de lui faire abandonner la volupté en tous sens et en toutes manières, il faut le mettre en état de se passer s’il est nécessaire, de tous les plaisirs qu’il trouve dans le monde. Et pour cela il faut lui faire faire réflexion que ces plaisirs passent et qu’il dure éternellement.
Il est certain que la volupté a quelque chose d’assez raisonnable dans les principes de l’homme qui périt. Car n’est-il pas naturel à un homme qui ne sera pas longtemps en état de goûter le plaisir, de le rechercher pendant qu’il en est temps. C’est là la morale qu’Horace débite agréablementf :
f – La brièveté de la vie nous empêche d’entamer une longue espérance.
Vitæ summa brevis spem nos vetat incohare longam.
Si l’homme renfermait toutes ses espérances, et toutes ses prétentions dans cette vie, il y aurait de la vérité et de la raison dans ces maximes. Mais comme l’homme doit continuer à être après sa mort, la lumière naturelle nous enseigne qu’il doit aussi aspirer à des plaisirs éternels, que la religion lui fait si heureusement connaître.
Aussi peut-on montrer que l’homme immortel, c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà expliqué ailleurs, l’homme qui se croit éternel et qui agit par ce principe, renonce sans peine à la volupté, par le désir qu’il a de se faire un bonheur qui ne finisse jamais. Il est impossible qu’il devienne esclave du plaisir des sens, qu’il sait bien que l’Auteur de la nature emploie comme un simple motif, pour nous intéresser dans la conservation ou dans la propagation du corps. Il ne fait point consister son souverain bien dans le plaisir d’être applaudi par une société d’hommes mortels, non plus qu’un homme raisonnable ne fera pas consister sa gloire dans la louange d’un homme, qu’il ne doit voir qu’un moment. La vengeance n’a pour lui aucun charme, à peine regarde-t-il comme ses ennemis les personnes qui ne lui font qu’un préjudice temporel. Il ne supporte point impatiemment les courtes dépendances de cette vie, et ne trouve pas aussi par conséquent une criminelle volupté dans tout ce qui lui assujettit les autres, regardant sa condition comme un état provisionnel et peu durable qui mérite peu ses soins et son attention. En un mot, l’homme immortel n’a que des passions fort modérées pour les objets de cette vie ; et comme le plaisir qu’il a dans le monde, est proportionné aux degrés de l’attachement qu’il a pour ces objets, il est aisé de concevoir que la situation où il se trouve le met au-dessus de la volupté.
En quoi certainement on peut dire qu’il ne perd rien, étant dédommagé avantageusement par ce commerce d’amour, de reconnaissance, de zèle, de joie et de consolation qu’il a avec Dieu, qui par le sentiment de ces saintes et ineffables délices l’élève au-dessus de nos tristes et empoisonnées voluptés.
On ne se défait donc point de la volupté ni par orgueil, ni par intérêt, ni par vengeance, ni par ambition, comme l’on s’imagine communément. L’homme qui se renferme dans les courtes limites de cette vie, sera voluptueux quoi qu’il fasse. Que les philosophes païens nous débitent tant de beaux préceptes de vertu qui leur plaira, qu’ils nous donnent tant de remèdes que bon leur semblera contre l’intempérance, on admirera leurs maximes par le secret rapport qu’elles ont avec notre dignité naturelle, dont nous avons une connaissance confuse, mais on ne se sentira point disposés à les pratiquer qu’autant qu’on sera convaincu de son éternité.