Cette divinité qui est par elle-même, qui est nécessairement, et qui est une, comme nous venons de le prouver, n’est ni la matière, ni un effet de la matière. Elle n’est point la matière même, la matière étant non seulement incapable de concevoir des projets et des desseins, tel qu’est celui de la production de l’univers, mais n’ayant pas même de soi l’existence, le mouvement et la détermination de ce mouvement, comme on l’a déjà vu. Elle n’est point l’effet de la matière par la même raison.
Il n’y a pas plus de raison à dire, comme quelques-uns, que Dieu n’est qu’une grande âme qui anime le monde, à peu près comme notre esprit anime notre corps, faisant croître les plantes sur la terre, produisant le sentiment dans les bêtes, le raisonnement dans les hommes, et des pensées sans comparaison plus nobles dans les cieux et dans les astres, dont la matière est plus déliée et plus subtile que celle des corps terrestres.
C’est d’abord une assez plaisante idée, que de s’imaginer qu’une même âme souffre et se divertit en même temps ; qu’elle sent de la douleur dans un homme qui expire dans les tourments, et du plaisir dans un homme qui se plonge dans la volupté ; qu’elle est affligée et maltraitée dans une bête, et qu’elle afflige et maltraite dans un homme ; et qu’enfin la fureur de ceux qui oppriment et les plaintes de ceux qui sont oppressés, sortent d’un même esprit qui anime toutes choses.
Toutes ces différences et ces contrariétés apparentes naissent, dira-t-on, de ce que cette âme est liée à diverses parties de la matière, qui, par sa variété, la détermine à cette diversité de sentiments, comme il semble qu’on puisse remarquer la même chose dans notre composé : mais cette union de l’esprit universel avec la matière, pour dépendre de cette dernière et agir conformément à ses lois, est une autre fiction beaucoup plus ridicule et plus chimérique que la première.
En effet, ou cette union est libre et volontaire, ou elle est nécessaire et forcée : si elle est forcée ou simplement nécessaire, on conçoit Dieu comme un être malheureux qui ne saurait rompre sa chaîne ; et si cette union est libre et volontaire, on conçoit Dieu comme une intelligence bizarre, qui se contraint pour n’agir que selon les lois d’une matière aveugle et sans entendement.
Il nous importe peu néanmoins de réfuter ces spéculations. Nous consentons que les incrédules conservent cette belle imagination ; nous les laisserons d’autant plus volontiers dans ce préjugé, qu’en suivant leur principe même, il nous sera facile d’établir les nôtres : car, que Dieu ait un corps ou qu’il n’en ait point, qu’il soit l’âme du monde ou qu’il ne le soit pas, ils se trouvent dans la nécessité de reconnaître la sagesse, la bonté et la justice de Dieu, sans parler de sa puissance, qui est le plus incontestable de ses attributs ; et cela nous suffit.
Car l’on ne saurait penser que l’une de ces trois choses sur le sujet de ces vertus en général, qu’elles conviennent proprement et véritablement à Dieu, ou bien que Dieu a en soi certaines qualités qui répondent à ces vertus, et qui font, pour ainsi dire, le même effet en lui que ces vertus font en nous ; ou enfin, que Dieu n’a point en soi ces vertus, ni aucunes qualités qui répondent à ces vertus.
Si la connaissance, la sagesse, la justice, la bonté conviennent proprement et véritablement à Dieu, il n’est plus nécessaire de contester là-dessus. Si Dieu a en soi des perfections qui répondent à ces vertus, nous avons droit de raisonner comme s’il les possédait proprement ; et si Dieu n’a en soi ni ces vertus, ni aucune perfection qui réponde à ces vertus, il s’ensuit qu’on détruit l’existence de Dieu. Car qu’est-ce qui nous persuadait cette vérité ? C’est cette sagesse que nous voyons répandue dans l’univers, et dont nous trouvons en nous de si grands caractères. Si donc vous anéantissez la sagesse de Dieu, aussi bien que sa bonté et sa justice ; et si vous croyez même que Dieu n’a aucune perfection qui réponde à ces vertus, vous ne sauriez vous empêcher de révoquer en doute son existence ; et par là on retombe dans l’athéisme, après avoir accordé qu’il y a un Dieu : c’est ce qui paraîtra mieux, si nous entrons dans le détail de ces vérités.
Bien qu’on soit obligé de reconnaître que la distance qui est entre Dieu et l’homme est infinie, et qu’on puisse dire à cet égard qu’il n’y a point de proportion entre l’un et l’autre, on sera contraint d’avouer qu’il y a pourtant quelque conformité entre certains attributs de Dieu et certaines qualités de l’homme.
On suppose comme une vérité prouvée, que Dieu existe, et il est certain que l’homme existe aussi. Dieu a imprimé le mouvement dans la matière ; l’homme peut aussi l’agiter. L’homme connaît, et l’on ne peut supposer l’existence de Dieu, sans lui attribuer la connaissance.
En effet, si le monde est disposé de la manière que nous le voyons, sans le secours d’aucune intelligence, je ne vois point que l’on puisse éviter de prendre la matière même pour l’Être souverain, ou de ne reconnaître point de Dieu.
Or, l’on ne peut reconnaître que Dieu est un Être intelligent, sans lui attribuer par cela même la bonté : car, puisqu’il nous accorde tant de biens, et qu’il ne nous en favorise point au hasard, ou par quelque nécessité aveugle, mais qu’il sait très bien ce qu’il fait en nous les accordant, que faut-il davantage pour former l’idée que nous avons de sa bonté ?
Il faut, dira-t-on peut-être, que non seulement Dieu nous fasse du bien, que non seulement il nous le fasse avec connaissance, mais qu’il nous aime en nous le faisant, ou qu’il nous le fasse parce qu’il nous aime. Cependant, comme la raison veut que nous ayons de Dieu l’idée la plus parfaite qu’il se pourra, il semble qu’on ne doive point lui attribuer de passion, ni par conséquent d’amour ni de haine.
Il n’est pas difficile de détruire cette difficulté, qui n’est en effet qu’un jeu de paroles. Rien ne nous empêche d’attribuer à Dieu de l’amour dans le même sens que nous lui attribuons de la connaissance. Les hommes connaissent par raisonnement, et aiment par passion ; mais il ne s’ensuit pas qu’il en soit de même de Dieu : car comme, encore que Dieu existe et que nous existions aussi, sa manière d’exister est infiniment plus noble que la nôtre ; ainsi, bien que Dieu aime et connaisse, et que nous ayons cette conformité avec lui, le sens commun nous dit que sa manière de connaître et d’aimer, ou, pour m’exprimer avec plus de justesse et de vérité, sa pensée et son amour doivent être infiniment élevés au-dessus de notre amour et de notre connaissance.
Au reste, comme il est contradictoire de reconnaître un Dieu qui ne connaisse point, il ne l’est pas moins de reconnaître un Dieu qui n’aime rien. Car si l’on suppose l’existence de Dieu, on ne peut s’empêcher de lui attribuer la joie et le bonheur, à moins qu’on ne prétende qu’il peut donner de la joie et de la satisfaction à ses créatures, sans en avoir en soi-même ; ce qui serait extravagant : or il ne peut avoir de la joie et du bonheur sans aimer cette joie et ce bonheur, ni aimer cette joie et ce bonheur sans s’aimer lui-même, qui en est le sujet. Ainsi, celui qui conçoit un Dieu sans amour, conçoit un Dieu sans connaissance et sans sentiment ; et celui qui conçoit un Dieu sans connaissance et sans sentiment, conçoit une Divinité chimérique, et un fantôme qui se détruit lui-même. Il est fâcheux qu’il faille prouver des choses si évidentes ; mais, puisque nous remontons aux premiers principes, il ne faut rien laisser sans preuve et sans examen, parce que, quoique tous les hommes ne soient ni capables ni amateurs de cette espèce de raisonnements, il y en a qui les goûtent et qui les désirent. Mais il ne faut point rompre l’enchaînement de nos conséquences.
C’est un principe dont personne n’est jamais disconvenu, que celui qui s’aime soi-même, aime les choses qui lui appartiennent, ses enfants, ses ouvrages, et tout ce qui a quelque rapport et quelque convenance avec lui, par cela qu’il s’aime soi-même : d’où il est aisé de conclure que Dieu doit aimer nécessairement ses ouvrages lorsqu’il les considère sous cette idée, et qu’ils n’ont point de contrariété avec lui.
Et il ne faut pas s’imaginer pour cela, que Dieu soit assujetti à ces communes faiblesses de l’orgueil et de l’amour-propre que nous avons accoutumé de blâmer dans les hommes. Ces derniers ont tort de n’aimer ou de n’estimer les choses que selon la proximité ou la convenance qu’elles ont avec eux, puisqu’ils se mettent par là en la place d’un Être tout parfait, par rapport auquel on mesure la bonté des choses. Mais comme Dieu est l’Être suprême, le principe de tout ce qui est digne d’amour ou d’estime, s’il est vrai qu’il existe, comme on prétend avoir droit de le supposer, il faut bien qu’il aime les choses selon le rapport qu’elles ont à lui : c’est lui qui est la véritable règle de leur bonté et de leur perfection.
Ainsi la raison et l’expérience se joignent ici pour nous persuader. La raison nous montre que Dieu nous aime, parce que nous sommes son ouvrage, et même le chef-d’œuvre de ses ouvrages visibles et connus. L’expérience nous apprend que nous possédons mille biens par la volonté de Dieu, qui nous les donne, et qui sait qu’il nous les donne. Nous pouvons donc, sans craindre de nous trop hâter, supposer déjà qu’il y a de la bonté en Dieu.
La justice de Dieu ne coule pas moins de sa connaissance, que sa bonté. Cela paraîtra, si l’on fait trois réflexions. La première est que Dieu connaît les actions de ses créatures, et qu’il les connaît telles qu’elles sont : c’est ce qu’on ne peut s’empêcher de reconnaître, dès que l’on a avoué que Dieu est un Être intelligent. La seconde, que Dieu ne peut connaître les actions des hommes telles qu’elles sont, sans connaître le dérèglement de ceux qui font un mauvais usage de leur raison comme, par exemple, de ceux qui, par leur impiété et par leurs blasphèmes, voudraient déshonorer la Divinité qu’ils reconnaissent ; et qu’au contraire il voit de la droiture et de la justice dans la conduite de ceux qui tâchent d’obéir à la droite raison, et de s’acquitter de leur devoir ; comme, par exemple, en ceux qui, reconnaissant les biens dont ils sont redevables à la Divinité, s’attachent à la pratique de la vertu, parce qu’ils croient qu’elle est agréable à cette souveraine Essence, et qu’ainsi il nous est permis de concevoir que Dieu approuve la conduite des uns, et qu’il condamne la conduite des autres. La dernière réflexion qu’il faut faire là-dessus, est qu’il est absolument impossible de concevoir que Dieu approuve la conduite des uns, et condamne celle des autres, sans penser qu’il aimera mieux favoriser ceux-là que ceux-ci, et que, leur voulant plus de bien, il leur en fera davantage, puisque cela dépend de lui, et qu’il n’a pas plus de peine à faire les choses qu’à les vouloir. On ne saurait détruire l’enchaînement de ces principes, à moins qu’on ne dise que Dieu n’a ni connaissance ni volonté ; c’est-à-dire, à moins qu’on n’en fasse un être aveugle et insensible, qui ne pense rien et ne veut rien ; et il serait inutile de reconnaître une telle Divinité : on n’a qu’à s’en tenir à la matière, qui, à ce compte, aurait tout ce qu’il faut pour être un Dieu.
Or, comme les trois réflexions que nous venons de faire, forment assez distinctement l’idée de la justice divine, qui doit mettre de la différence entre les méchants et les gens de bien, il paraît, ce me semble, avec assez de clarté, qu’il faut ou reconnaître la justice de Dieu, ou ôter à Dieu ce qui le fait être ce qu’il est, je veux dire la volonté et la connaissance, et retomber dans l’athéisme.
Quand donc la conscience vient là-dessus nous apprendre par ses remords et par ses inquiétudes, qu’il y a une justice divine, nous ne faisons que sentir alors ce que la raison nous avait fait connaître ; et l’union de la connaissance et du sentiment, qui s’accordent si parfaitement, doit nous tenir lieu de la plus claire et de la plus évidente de toutes les démonstrations. Mais il n’est pas temps encore de s’étendre là-dessus.
Il nous suffit d’avoir prouvé que l’idée de la connaissance, de la sagesse, de la bonté et de la justice de Dieu, est si nécessairement et si essentiellement jointe à la vérité de son existence, qu’on ne peut établir l’une sans établir l’autre, ni révoquer l’une en doute, sans douter de toutes les deux : cela nous suffit pour montrer la nécessité d’une religion, qui est le second principe que nous nous sommes proposé d’établir.