(Mars 1524)
Hommage aux martyrs de la liberté – Les vidames dans Genève – Qui empêchera le duc ? – Le duc et Lévrier à Bonne – Fermes discours de Lévrier – L’Église de l’Etat – Le duc démasque ses batteries – Promesses et séductions – Le conseil épiscopal devant le duc – Lévrier devant le duc – Le duc le menace de la mort – Lévrier préfère la mort à la fuite – Saint-Sorlin et le duc s’éloignent – Lévrier saisi à la sortie de Saint-Pierre – Une escorte l’entraîne à Bonne – Agitation à Genève – Les épiscopaux craignent d’intercéder – Complot machiavélique du duc– Il veut Genève ou la vie de Lévrier – Démarche des dames genevoises – Condamnation et calme de Lévrier – Dix heures du soir – Martyre de Lévrier – Une victoire morale – Les fondateurs des libertés modernes – Effet sur les jeunes mondains – Espoir des Genevois, fuite du duc – Genève respire et se relève
Il y avait à Genève un citoyen qui embarrassait fort le duc ; c’était Lévrier. S’il faisait obstacle aux usurpations de ce prince, ce n’était ni orgueil, ni ressentiment, ni envie, mais passion de la justice et respect des chartes antiques de la liberté. Il avait moins d’élan que Berthelier, mais plus de gravité ; moins de popularité, mais des mœurs plus sévères ; plus de prudence, mais tout autant de courage. Il ne criait point, il ne faisait point, comme l’énergique Philibert ou l’impétueux Maison-Neuve, entendre sa voix dans les rues ; c’était dans les conseils qu’il maintenait froidement son immuable veto. Les huguenots les plus violents lui reprochaient son excessive modération ; ils disaient que « quand les hommes sont trop roides pour plier sous le souffle de la persuasion, il faut frapper dessus à grands coups de maillet ; et que quand des tisons flamboyants cherchent à mettre le feu çà et là, il faut se précipiter comme des torrents pour les éteindre. » Mais Lévrier, ferme quant au droit, était doux quant aux hommes. Conservateur intrépide de la loi, il la maintenait sans clameur, mais sans hésitation et sans crainte. Jamais il n’y eut, dans les républiques anciennes ou modernes, un citoyen dont on ait pu dire mieux que de lui :
Non vultus instantis tyranni
Mente qualit solidaa.
a – Rien ne l’ébranle de sa ferme résolution, ni les regards farouches du tyran etc. Odes d’Horace, liv. III, ode 3.
Le moment approchait où Lévrier dirait dans Genève pour la liberté, ce que Luther venait de dire dans Worms pour la vérité : « Je ne puis autrement ! » Mais moins heureux que le moine de Wittemberg, il aurait à peine prononcé ce mot, qu’il recevrait le coup de mort. Ces martyrs de la liberté au pied des Alpes, qui allaient être suivis, en tant de lieux divers, des martyrs de l’Evangile, allumaient une flamme nouvelle sur la terre. Aussi la postérité reconnaissante, représentée par de pieux chrétiens du Nouveau-Monde, dépose-t-elle une couronne triomphale sur l’humble tombe des Berthelier, des Lévrier, comme des Luther et des Calvinb.
b – The swiss republics first came forward ; and to the spirit of the Reformation, as the remote cause, is the american revolution to be itself attributed. (Smyth, Eccl. Republicanism, p. 102. Boston.)
La charge du vidame appartenant au duc, c’était toujours par la vidamie que les princes de Savoie se mêlaient des affaires de Genève ; aussi ne nommaient-ils à ce poste que des hommes qui leur étaient bien connus pour la servilité de leur caractère. Le duc avait remplacé le misérable Aymon Conseil par le sieur de Salagine ; puis, celui-ci étant mort, il nomma à sa place l’un de ses chambellans, Verneau, seigneur de Rougemontc. Oh ! oh ! di sait-on dans la ville, le duc connaît son monde. « Si Conseil entendait si bien le son de son tambourin, celui-ci l’entend encore mieux, et nous allons avoir une belle dansed. » En effet, Charles ne se contentant point du tribunal inférieur qui lui était dévolu, se proposait de faire la conquête de Genève et de l’accomplir en deux temps. Par le premier mouvement, il s’emparerait de toute la justice, et par le second de la souveraineté. Alors son séjour dans Genève aurait atteint son but.
c – Registres du Conseil du 19 février 1524.
d – Bonivard, Chroniq., II, p. 353.
Pour commencer, Charles voulait que le vidame prêtât serment à lui, et non à l’évêque, prétention contraire à la constitution, car le prince de Savoie n’était dans Genève qu’un officier inférieur de l’évêque, et le duc se substituait ainsi au prince de Genève. On était près de céder, car le marquis de Saint-Sorlin, frère du prélat, chargé de ses intérêts temporels pendant qu’il était en Italie, et le conseil épiscopal lui-même voulaient plaire au duc, et accorder quelque chose à un si puissant seigneur… Mais Lévrier, sentinelle vigilante, se mit aussitôt à la brèche. Il représenta, dans le conseil épiscopal, que l’évêque n’était pas libre de sacrifier les droits de l’Etat ; qu’il n’en était que le simple administrateur, qu’il en devait compte « à l’Empire, au chapitre, à la république, à la postérité. » Le vidame fut obligé de prêter serment aux représentants de l’évêque. Alors le duc irrité ordonna à son chambellan de ne rendre compte de son office qu’à lui. Lévrier comprit que la Savoie dressait ses batteries contre Genève, que la guerre commençait, et décidé à sauver l’indépendance de sa patrie, il résolut de s’opposer, dût-il même perdre la vie, aux coupables usurpations du prince étrangere.
e – Registres du Conseil du 19 février 1524. — Lévrier, Chronologie des comtes de Genevois, II, p. 198.
La lutte entre le duc et le juge menaçait de devenir terrible ; elle ne pouvait se terminer que par la mort de l’un des deux lutteurs, ou l’expulsion de l’autre. Tout alors favorisait le duc. « Qui l’empêchera, disait-on autour de lui, de se faire souverain de Genève ? — L’évêque ? Quoiqu’il fasse belle parade, il est de bon appaiser, car il a des bénéfices en abondance aux Etats de Son Altesse. — Le Pape Clément ? Le duc a avec lui alliance. — L’Empereur ? Son mariage avec la sœur de la duchesse est sur le bureau. — Messieurs des Ligues suisses ? Ils ont grands soucis à cause de la maison d’Autriche et même ils sont ville contre ville pour la religion. — La population de Genève ? La cour, qui dépense beaucoup d’argent, l’a gagnée. — Berthelier ? Il est mort. — Les autres huguenots ? Ils ont été si maltraités lors de la première entreprise, qu’ils craignent de tâter encore du brouet chaud… Qui reste-t-il pour empêcher le duc d’achever son entreprise ? — Ne reste que Dieu, répétait-onf. »
f – Bonivard, Chroniq., II, p. 395.
Il était dans le caractère de Charles de chercher à triompher par la ruse plutôt que par la force. Les princes s’imaginaient alors que nul ne pouvait leur résister ; il essayera donc de gagner Lévrier par ces faveurs que les courtisans ambitionnent. Mais pour réussir, il fallait l’avoir en tête-à-tête, loin de Genève et des Genevois. « Quel ravissant soleil ! dit-on un matin à la cour ducale. Profitons de ce beau temps d’hiver pour aller au château de Bonne et y passer quelques jours au pied des pentes douces et riantes de la montagne des Voirons ! » Le duc, la duchesse, la cour font leurs préparatifs, et (marque insigne de sa bienveillance !), Charles invite Lévrier à l’accompagner. Arrivé dans ces lieux délicieux, entourés de montagnes neigeuses que dore l’éclat du soleil, le duc prend le sage à part ; il lui adresse des paroles aimables ; et Lévrier ayant répondu avec respect, Charles profite d’un moment qu’il croit favorable et lui dit d’un ton insinuant : « Vous le savez, je suis souverain seigneur de Genève, et vous êtes mon sujet. — Non, Mon seigneur, répondit aussitôt le juge des excès, je ne suis pas votre sujet et vous n’êtes pas souverain de Genève. » Le duc dissimula sa colère, mais Lévrier semblant impatient de retourner à Genève, Charles laissa partir cet homme inflexible, et en le voyant s’éloigner, il jura qu’il payerait cher son audace… au pied de cette même montagne, dans ce même château où le juge avait osé dire que le duc de Savoie n’était pas son souveraing.
g – Galiffe, Matériaux pour l'histoire de Genève, II, p. 242.
Le duc revint à Genève, et décidé à mettre la main à l’œuvre, il fit communiquer au conseil épiscopal, avec toutes les précautions convenables, son inébranlable intention de s’attribuer dorénavant la haute justice. Charles connaissait la faiblesse, la vénalité même de ces conseillers du prince-évêque, qui ne voulaient à aucun prix déplaire à la Savoie. Dès que le bruit de cette demande se fut répandu dans la ville, chacun se récria ; on disait que la haute justice appartenait au souverain, et que quand le duc la posséderait, il n’aurait plus qu’un pas à faire pour être reconnu seigneur de la ville… Les plus faibles croyaient leur indépendance perdue… « Soyez tranquilles, dirent les plus sages, il y a dans le conseil un certain enfant de Genève qui fermera la bouche à tous. » Ils ne se trompaient pas ; Lévrier, décidé à opposer à la demande de Charles une inflexible résistance, se mit à raffermir les faibles, à gagner les lâches, à intimider les traîtres. « Ni le duc, disait-il, ni le sénat de Savoie n’ont aucune autorité dans Genève. La juridiction appartient à la ville et à son chef, l’évêque ; le duc dans nos murs est un vassal et non un souverainh. » Ce discours hardi, mais vrai, fit une grande impression ; Gruet, vicaire épiscopal, résolut de défendre avec Lévrier les droits de son maître. L’opposition ne se montra pas moins énergique dans la bourgeoisie. C’était l’époque de l’élection des syndics ; les huguenots alarmés résolurent de placer parmi les premiers magistrats l’un des amis les plus chauds de l’indépendance ; ils choisirent Claude Richardet, inébranlable dans ses principes, décidé dans son caractère, « beau, grand, puissant homme et fort colère, » dit une chronique.
h – Bonivard, Chroniq., II, p. 395.
Charles et ses conseillers, voyant s’unir contre eux les autorités épiscopales et les autorités populaires, ne perdirent pourtant pas courage, et prêchèrent ouvertement dans Genève le système que les ducs de Savoie avaient depuis longtemps adopté, la nécessité d’y séparer l’Église et l’État. Qu’importe que Lévrier et même le vicaire épiscopal Gruet fassent mine de défendre les droits temporels de l’évêque, le duc croyait savoir que Pierre de la Baume serait de facile composition. Les plus avancés des huguenots voulaient une Église libre dans un État libre ; mais la cour de Turin voulait une Église assujettie au pape dans un État assujetti au duc. — « Que l’évêque, disaient des officiers ducaux indignés de l’opposition des officiers épiscopaux, que l’évêque garde sa domination cléricale ! qu’il garde les amulettes, les chapelets et toutes semblables marchandises ; que ses paroissiens s’adonnent, les uns à la sensualité, les autres aux macérations ; qu’eux et tous les moines gris, blancs, noirs, débauchés, joueurs, accompagnés d’une troupe d’inquisiteurs, de charlatans, de flagellants, de femmes de mauvaise vie et de vendeurs d’indulgences se rendent en pèlerinage à Lorette, à Saint-Jacques de Compostelle, à la Mecque, si l’évêque le veut… à la bonne heure… c’est le département des prêtres… et nous le leur abandonnons. Mais la puissance civile appartient aux laïques ; c’est d’un prince séculier que doivent relever les cours de justice séculières, les libertés municipales et le commandement des troupes. — A l’évêque, les âmes ; à monseigneur de Savoie, les biens et les corps ! » Ce grand zèle pour la séparation de l’ordre religieux et de l’ordre politique n’avait d’autre but que de satisfaire l’ambition de la Savoie. Mais Genève profitait de ces homélies intéressées et devait s’émanciper un jour au delà des souhaits de Charles. Quelques années encore, et cette cité sera affranchie à la fois des deux despotismes. Le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel seront ôtés des mains de l’évêque nommé par Rome ; et tandis que le premier sera remis aux mains des citoyens, le second le sera aux mains du chef de l’Église et de sa parole de vérité.
Le lendemain de l’élection, il y eut grande réception chez Son Altesse. Les nouveaux syndics venaient saluer le duc ; le vicaire épiscopal Gruet et d’autres officiers épiscopaux étaient présents. Charles, tout à coup démasqua sa batterie : « Monsieur le vicaire, j’ai appris que les officiers épiscopaux de cette ville se mêlent des causes profanes ; j’entends réformer cet abus ; l’État et l’Église sont deux sphères distinctes. Jusqu’à présent les vidames, mes officiers, n’ont pas eu suffisamment de pouvoiri. Ayant mis récemment en cette charge l’un de mes chambellans, homme fort estimé et de grande réputation, noble Hugues de Rougemont, je ne veux plus permettre que l’évêque intervienne dans les causes civiles. » Le vicaire, qui avait été préparé par Lévrier à cette attaque, et avait bien retenu sa leçon, répondit : Monseigneur de Genève est à la fois évêque et prince, Votre Altesse ne l’ignore pas ; il possède dans cette ville les deux juridictions. » L’irascible duc, qui ne s’attendait pas à la résistance d’un vicaire, s’emporta : « J’entends qu’il n’en soit plus ainsi, reprit-il, et si l’évêque amnistie quand mon vidame a condamné, je ferai pendre et étrangler avec leurs lettres de grâce tous ceux auxquels l’évêque en aura accordé. » Chacun trembla. Le vicaire, homme pusillanime, se tut ; les syndics cherchèrent à apaiser le prince, tout en appuyant les remarques de Gruet. Alors les courtisans de Savoie s’avancèrent, et jouant le rôle qui leur avait été assigné dans cette triste comédie, ils exaltèrent les faveurs dont le duc comblerait la ville. Il y aurait notables avantages pour le commerce, marchandises à moitié prix, grandes réjouissances, régals magnifiques, fêtes sur fêtes pour les dames de la villej, combats gracieux et aimables, en présence de Leurs Altesses, danses et tournoisk. Genève deviendrait un petit paradis. Le duc était un si bon prince, quelle folie de le rejeter ! Malgré tous ces discours, les huguenots se disaient que le mulet du prince, quand même il est richement enharnaché, n’en porte pas moins un bât qui le blesse.
i – Cum non essent magnæ facultatis. » (Registres du Conseil du 9 février 1524.)
j – De festinationibus factis dominabus civitatis. (Reg. du Conseil du 9 février 1524.)
k – De recolluctione graciosa et amicabili sodalium in tripudiis. (Ibid.)
Le duc tint de nouveau conseil. Il pensait avoir fait un pas important, lors de la réception des syndics. Il y avait huit mois que Charles résidait dans Genève, comme s’il n’eût pas eu d’autre capitale ; il était temps ou jamais de réaliser les desseins séculaires de sa famille. Il fallait brusquer la conclusion, et pour cela ôter l’obstacle. Cet obstacle était Lévrier. Ce Mardochée, qui refusait de se prosterner, contrariait les projets de Turin et remplissait de colère le faible Charles et la fière Béatrice. Tous les courtisans s’élevaient contre lui ; on n’hésita pas. Quelquefois de grands coups sont nécessaires, et Machiavel avait appris aux princes de l’Italie ce qu’ils doivent faire en pareil cas. On croyait que l’annexion de Genève à la Savoie était d’un intérêt trop majeur pour qu’on ne lui immolât pas une victime. Puisque cet homme était sur leur route comme un rocher qui arrêtait leur marche, il fallait le faire sauter. La mort de Lévrier fut décidée. Le conseil de l’évêque, qui était regardé par les épiscopaux comme le conseil souverain, fut invité à paraître devant le duc ; tous les membres, sauf Lévrier, se présentèrent. A peine Charles vit-il devant lui les conseillers épiscopaux, que ne pouvant se contenir, il se courrouça fort âprement. « Prétendez-vous, s’écria-t-il, ne pas obéir à mes ordres ? » Puis, marquant du geste ses intentions cruelles, il leur adressa de terribles paroles, « jusques à les mettre en crainte de leurs vies. » Les conseillers, presque morts de frayeur, « firent alors comme le cerf qui, dit une chronique, lance son bois aux chiens afin de se sauver soi-mêmel. » « Monseigneur, dirent-ils, nous n’en pouvons mais ; c’est Lévrier qui fait tout ; il dit résolument que Monsieur de Savoie n’a rien dans Genève. » Alors le duc, faisant semblant de ne pas le connaître, dit : « Quoi ! encore un Lévrier sur ma route ! Déjà le père s’opposa, en 1507, à ce qu’on me livrât l’artillerie de Genève ! Amenez-moi le fils ! » Les collègues du juge des excès y consentirent, pourvu que de son côté le duc s’engageât à ne lui faire aucun mal ; ce que Charles promit.
l – Bonivard, Chroniq., II, p. 401.
Lévrier savait qu’il s’agissait de sa vie, et chacun l’engageait à quitter Genève ; mais il résolut de ne pas « se fourvoyer du chemin. » Deux jours après la première conférence, le conseil épiscopal reparut devant le duc avec Lévrier. A peine Charles l’eût-il aperçu, que jetant sur toute la compagnie un regard farouche, il dit furieusement : « Il y en a d’entre vous autres qui disent que je ne suis pas souverain de Genève… » Il s’arrêta ; mais voyant que chacun se taisait, il reprit : « C’est je ne sais quel Lévrier… » Puis fixant sur lui des yeux irrités, il cria d’une grosse voix : « N’est-il pas ici ce Lévrier ? » L’effroi saisissant tous les assistants, « chacun joignit les épaules, et on ne sonna mot. » Charles, qui connaissait très bien Lévrier, voyant que la terreur lui réussissait, répéta d’une voix plus retentissante encore : « N’est-il point ici ce Lévrier ? » Le juge des excès s’avança modestement et dit avec calme : « C’est moi, Monseigneur. » Le duc, que cette tranquillité irritait encore plus, l’apostropha : « N’avez-vous pas dit que je ne suis pas souverain de Genève ?… — Monseigneur, répondit-il, si j’ai dit quelque chose, c’est dans le conseil, où chacun a le droit de parler librement. Vous ne devez pas le savoir, et je ne dois pas en être inquiété. — Allez, dit le duc, sans se soucier de cette remarque qui était fort juste, allez et prouvez-moi dans trois jours que ce que vous dites est vrai. Autrement, je ne vous tiens pas pour sûr de votre vie… partout où je serai. — Sortez de ma compagniem ! » Tous sortirent.
m – Bonivard, Chroniq., II, p. 402. — Manuscrit de Gautier. — Spon, Hist. de Genève ; etc.
« Lévrier s’en allait en gros souci, » dit Bonivard. La mort dont on le menaçait était inévitable. Il y avait assez de « droits, » d’actes authentiques, les Franchises en particulier, au moyen desquels il pouvait prouver que le duc n’avait aucune autorité dans Genève ; mais plusieurs de ces titres étaient entre les mains des chanoines, dévoués au duc ; et quant à ceux qui étaient sous la garde des syndics, ceux-ci s’opposaient à ce qu’on les remît à ce prince, de peur qu’il ne les jetât au feu ; il n’est pas improbable que tel fût le dessein de Charles en les demandantn. « Il a mis à ma vie, disait Lévrier, une condition impossible à remplir… Quoi que je fasse, il ne me reste que la mort ! »
n – Bonivard, Chroniq., II, p. 403. — Manuscrit de Gautier.
Ses amis voulaient à tout prix le sauver. Bonivard, moins courageux que Lévrier, et qui en pareille occasion pratiquait la fuite, revenait sans cesse à la charge : « Il n’y a pas autre remède, lui disait-il, fors que vous vidiez la place. » Mais Lévrier était inébranlable. Fidèle conservateur des anciennes coutumes, il était décidé à s’opposer jusqu’à la fin aux usurpations de la Savoie. Selon les Genevois, saint Pierre était le prince de leur ville (par où ils n’entendaient pas le pape). N’avaient-ils pas dans leurs armes la clef de cet apôtre ? Lévrier répondait aux instances de ses amis, et surtout de Bonivard : « J’aime mieux mourir pour la liberté de la ville et pour l’autorité de saint Pierre, que de me reconnaître coupable en abandonnant ma charge. » Cette réponse affligeait fort le prieur de Saint-Victor. Il insistait, il conjurait son ami…, tout était inutile. « Est-ce de sa part imprudence ? disait-il alors ; est-ce l’envie qu’il a d’être l’émule de Berthelier ? est-ce le désir d’être au prix de son sang un bon champion de la chose publique ? Je ne sais quel motif le pousse ; mais, quoiqu’il en soit, il ne veut oncques croire à notre conseil ! » En effet, Lévrier allait, venait et se promenait « comme par avant ; voire passé le terme à lui donné par le duc (trois jours) ; il attendait tranquillement le coup qui devait le frappero. »
o – Bonivard, Chroniq., II, p. 403.
Charles le Bon (c’est le nom qu’il porte dans l’histoire de Savoie) tramait la mort de cet homme juste. Son maître d’hôtel et son favori, le sieur de Bellegarde, était un ennemi d’autant plus violent de Lévrier, qu’il avait été longtemps son ami. Le prince et le maître d’hôtel devisèrent ensemble des moyens les plus propres à se défaire de lui. A Genève cela semblait impossible ; une seconde représentation de la mort de Berthelier était hors de question ; il fallait traîner Lévrier dans quelque contrée solitaire, où on lui couperait facilement la gorge. Bellegarde se chargea de l’enlever ; le duc lui ordonna de le conduire au château de Bonne, où Lévrier avait osé lui dire non. Bellegarde s’entendit avec d’autres gentilshommes savoyards ; et informé que le samedi 12 mars au matin, le juge des excès assisterait à la messe, selon sa coutume, dans la cathédrale de Saint-Pierre, le maître d’hôtel convint avec ces infâmes courtisans qu’ils se mettraient en embuscade près de l’église, et qu’ils le saisiraient au sortir de la messe.
On prépara tout pour ce guet-apens. Le personnage qui eût dû l’empêcher et celui qui le commandait quittèrent également la ville. Le lâche marquis de Saint-Sorlin, qui en sa qualité de représentant de l’évêque, aurait dû défendre Lévrier, ayant « senti le vent, » se rendit à Rumilly, où il s’amusait avec des dames, tandis qu’on s’apprêtait à tuer le défenseur des droits de son frère. Charles fit à peu près de même. Le jour fixé étant arrivé (c’était la veille du dimanche de la Passion 1524), ce prince, petit en courage, tremblant à la pensée de l’acte hardi qu’on allait entreprendre, craignant que le peuple ne se soulevât et ne vînt dans sa demeure demander l’homme juste qu’on allait lui ravir, sortit en cachette de ses appartements, situés au-dessous de la ville, près du Rhône, « passa par un huis de derrière, » traversa de solitaires prairies que l’Arve baignait de ses eaux rapides, et « se retira bien et beau avec sa famille à Notre-Dame des Grâces, feignant d’y aller pour entendre la messe. » Cette église étant près du pont d’Arve, le duc, dans le cas où l’émeute éclaterait, n’aurait qu’à traverser cette rivière pour se trouver chez lui. Ayant ainsi pourvu à sa sûreté, il attendit derrière ces murs, dans une grande agitation, des nouvelles de sa victime.
La messe était finie dans la cathédrale, le prêtre avait élevé l’hostie, et les chants avaient cessé ; Lévrier sortit donc de Saint-Pierre. Il portait une longue robe de camelot, probablement sa simarre de juge, et une belle casaque de velours. A peine mettait-il le pied hors du cimetière, situé près de l’église (c’est l’emplacement qu’occupe maintenant la salle du Consistoire), que Bellegarde et ses amis, l’épée au vent, l’entourèrent, « lui mirent la main sus, fort rudement ; » et Bressieu, le plus violent d’entre eux, lui asséna sur la tête un coup du pommeau de son épée, » dont Lévrier fut tout étourdi. Il n’y avait pas un moment à perdre, de peur que le peuple ne s’ameutât. Quelques-uns de ces gentilshommes, armés de pied en cap, passent devant, d’autres se placent derrière, et l’on entraîne rapidement le prisonnier à Plainpalais, où tout était préparé pour achever le guet-apens. On jette Lévrier sur un méchant cheval, on lui attache les mains derrière le dos, on lui lie les jambes par-dessous le ventre de la bête ; puis toute l’escorte part au galop, pour ce château de Bonne, où naguère il avait osé nier que le duc fût souverain de Genève.
On avançait. Les cavaliers accablaient Lévrier d’injures : « Huguenot, déloyal, traître ! » Mais au milieu de tous ces outrages, le juge des excès, garrotté comme un assassin, demeurait calme, ferme, et acceptait sans rien dire ces indignités. Il était affligé de l’injustice de ses ennemis, mais pensant à la cause pour laquelle il souffrait, la joie surmontait en lui la tristesse. Il s’était accoutumé pendant sa vie à lutter avec la douleur, et maintenant « que la croix lui était mise sur le dos, » il lui était plus facile de la porter. « Donner sa vie pour le droit et la liberté, lui présentait, dit un contemporain, grande matière de joie pour effacer toute tristesse. » Bellegarde, farouche, cruel, passionné, et qui haïssait cet homme juste plus qu’il ne l’avait aimé dans leur commune jeunesse, avait toujours les yeux fixés sur lui plutôt que sur le chemin ; un obstacle se présenta, le cheval se cabra, Bellegarde tomba ; on crut qu’il s’était cassé la jambe. Grand tumulte ; on s’arrête, quelques hommes d’armes descendent de cheval, relèvent le maître d’hôtel, le rétablissent sur sa bête, et l’escorte continue sa route, mais au pas. On avançait pourtant, et à mesure qu’on approchait se déployait avec plus de grandeur le magnifique amphithéâtre que les Alpes forment du côté du midi. A gauche, vers l’est, la montagne des Voirons laissait descendre jusqu’à Bonne ses versants si gracieux ; un peu plus loin, on découvrait l’ouverture de la vallée de Boëge, dans le fond l’Aiguille verte et d’autre glaciers, puis beaucoup plus près le mont du Môle élevait fièrement sa pyramide, dont les bases n’étaient pas éloignées ; immédiatement après, mais dans le lointain, le mont Blanc s’étalait majestueusement au-dessus des nues, et les montagnes des Bornes, courant vers l’occident, terminaient le tableau. L’escorte de Lévrier, après être descendue dans un vallon, avait découvert le château de Bonne, assis sur une crête élevée et dominant le paysage ; elle avait monté le chemin escarpé qui y conduit, et tirait vers le château, ayant alors au-dessous d’elle une vallée étroite, au fond de laquelle coule le torrent de la Menoge. Enfin les vieilles portes s’ouvrirent ; on entra dans la cour, et Lévrier fut remis au châtelain, qui l’enferma dans une obscure prison. Quand Charles apprit à Genève que tout s’était bien passé, il sortit de sa retraite et retourna plein de joie en son logis. Il se tenait pour certain qu’aucune puissance humaine ne pouvait maintenant lui enlever sa victimep.
p – Gautier, msc., in loco. — Bonivard, Chroniq., II, p. 406. — Spon, Hist. de Genève, I, p. 367. — Savyon, Annales, p. 117, 118.
Pendant ce temps la ville était dans une grande agitation. On se racontait avec effroi l’enlèvement de l’héroïque défenseur de l’indépendance genevoise, et tous les bons citoyens faisaient éclater leur indignation. Cette action était une insulte aux lois de l’État, un acte de brigandage ; aussi deux sentiments également puissants, l’amour de Lévrier et le respect du droit, remuaient profondément les âmes. Le conseil s’assembla incontinent. Il y a environ une heure, dit le syndic de la Fontaine, zélé mamelouk, qu’Aimé Lévrier a été pris par l’ordre du duc et conduit en palais. — Oui, s’écrièrent quelques patriotes, le duc le retient au couvent des Dominicains ; mais nous saurons bien l’arracher de ce repaire. — Ordonné, dit le Registre, qu’on avisera d’y pourvoir du mieux qu’on pourra. » Quand on apprit que Lévrier avait été emmené de Plain-Palais en Savoie, les syndics se rendirent en corps vers le vicaire de l’évêque et lui demandèrent d’assembler le conseil épiscopal et de lui déférer cette violence inouïe. On ne doutait pas que le duc ne se rendît aux remontrances qui lui seraient faites. Gruet convoqua donc promptement les membres du conseil de l’évêque ; mais ces âmes vénales, dévouées au duc, refusèrent de paraître. Le lendemain les syndics revinrent à la charge. « Puisque vos collègues vous abandonnent, dirent-ils au vicaire épiscopal, allez vous-même vers Son Altesse, et faites-lui comprendre qu’il foule à la fois aux pieds la souveraineté de l’évêque et les libertés des citoyens. » Gruet était timide, et paraître seul devant ce puissant seigneur l’épouvantait ; il s’adressa à deux de ses collègues, MM. de Veigy et Grossi, les conjurant de l’accompagner ; mais ils s’y refusèrent. « Je n’irai pas tout seul, s’écria le vicaire effrayé, non…, à aucun prix ! le duc m’enlèverait, comme Lévrier ! » L’acte violent de Charles frappait d’effroi tous ceux qui jouissaient auprès de lui d’une libre entrée. Pourtant Genève était en danger. Si le plus vénéré des citoyens était mis à mort, sans que personne ne prît sa défense, il n’y aurait plus rien de sacré pour le tyran savoyard. La mort de Lévrier peut être la mort de la république. Que faire ? On se rappela un personnage, l’évêque de Maurienne, qui se montrait à la fois ami de la ville et ami du duc. Le froid La Fontaine et le bouillant Richardet coururent chez lui : « Sauvez Lévrier ! lui dirent-ils, ou nous sommes tous perdus !… » Le prélat, qui aimait à s’entremettre et qui savait fort bien qu’il n’avait rien à craindre, se rendit aussitôt vers Son Altesseq.
q – Registres du Conseil du 13 mars 1524, msc.
Charles n’était pas un héros ; l’émotion du peuple le remuait, l’énergie des patriotes l’effrayait. Il résolut de faire de sa perfidie un usage avantageux, de proposer un échange ; il cédera le sang de Lévrier, mais Genève lui cédera ses libertés. « Allez, dit-il à Maurienne, et dites aux syndics et conseils de Genève que, plein de clémence envers eux, je ne leur demande qu’une seule chose. Qu’ils confessent être mes sujets, et je leur rends Lévrier. » L’évêque savoyard porta cette réponse aux syndics, les syndics la transmirent au conseil, et Charles de Savoie attendit tranquillement l’issue de son machiavélique complot.
La délibération s’ouvrit dans le conseil de Genève. Quand il y a deux dangers, c’est d’ordinaire le plus proche qui frappe ; à chaque jour son œuvre, et l’œuvre du jour c’était de sauver Lévrier. Les courtisans ducaux se flattaient tous de la réussite de cet habile dessein. Mais les citoyens, en cette heure suprême, virent avant tout la patrie. Ils aimaient la victime de Charles, mais ils aimaient encore plus la liberté ; ils eussent donné leur vie pour Lévrier, mais ils ne pouvaient donner Genève. « Quoi ! nous reconnaître sujets du duc !… s’écrièrent-ils, ah ! si nous le faisions, le duc anéantirait à jamais nos libertésr. Lévrier lui-même rejetterait cette proposition avec horreur. » Pour sauver la vie d’un homme se disait-on, l’un à l’autre dans le conseil, nous ne pouvons immoler celle d’un peuple. On rappelait que Curtius, pour sauver sa patrie, se précipita dans l’abîme,… que Berthelier, pour maintenir les droits de Genève, avait donné sa vie sur les bords du Rhône, et l’un des citoyens, citant des paroles de l’Écriture, s’écria en latin : Expedit ut unus moriatur homo pro populo, et non tota gens pereats. Le duc demande du sang,… ajoutait-on, eh bien qu’il en prenne… mais ce sang criera vengeance devant Dieu, et Charles paiera son crime… » Le conseil arrêta de représenter au duc qu’en mettant la main sur Lévrier, il dépouillait les citoyens de leurs franchises et le prince de ses attributs. Maurienne porta cette réponse à Son Altesse, qui persista dans son cruel dilemme : « Il me faut les libertés de Genève ou la vie de Lévrier. »
r – Registre du Conseil du 13 mars 1524, msc.
s – Il est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple et que toute la nation ne périsse pas. (Jean.11.50)
Pendant ces démarches officielles, de nobles cœurs de femmes s’agitaient. Ces femmes se disaient que quand il s’agit de toucher un cœur, le sexe le plus faible est le plus fort. On savait que la fière Béatrice gouvernait son mari ; qu’elle aimait la ville, son lac, ses montagnes, que tout lui souriait dans cette buena posada. Les dames qui avaient dansé chez elle et l’avaient trouvée pleine de condescendance se rendirent le dimanche matin à la demeure ducale et dirent avec larmes à la duchesse de Savoie : « Apaisez la colère de Son Altesse, Madame, et sauvez cet homme juste. » Mais la princesse portugaise, fidèle à sa politique, comme à son orgueil, refusa son intervention. A peine l’eut-elle fait que sa conscience le lui reprocha ; depuis ce refus, Béatrice ne trouva plus de plaisir dans Genève ; et bientôt laissant le duc derrière elle, elle s’en alla toute seule delà les montst. »
t – Bonivard, Police de Genève. — Mém. d’Archéologie, V, p. 382. — Spon, Hist. de Genève, I, p. 367. — Savyon, Annales, p. 118.
Au reste, il eût été trop tard. Le dimanche matin, 11 mars, trois hommes s’entretenaient au château de Bonne, et s’apprêtaient à expédier Lévrier. C’étaient Bellegarde, suffisamment remis de sa chute pour s’acquitter de sa mission et simuler un jugement ; un confesseur chargé de mettre l’accusé en règle avec l’Église, et le bourreau chargé de lui couper la tête. Le maître d’hôtel de Son Altesse, qui avait reçu l’ordre d’en finir « dans quelques heures, » fit d’abord donner la corde au prisonnier, « neuf traits, dit Michel Roset ; non point tant par nécessité de l’interroger, ajoute Bonivard, que par vengeance. » Ce valet de prince (nous parlons de Bellegarde) trouvait une certaine volupté à traiter indignement un magitrat qui représentait la justice elle-même. « N’avez-vous point de complices, qui aient conspiré avec vous contre l’autorité de Monseigneur ? » dit-il à Lévrier après la flagellation. « Il n’y a pas de complices, où il n’y a pas de crime, répondit avec simplicité le généreux citoyen. » Sur quoi le prévôt savoyard le condamna à être décapité ; « non point qu’il eût commis aucun délit, disent des actes judiciaires, » mais parce que c’était un homme lettré, savant, capable d’empêcher la réussite de l’entreprise de la Savoieu. » Après lui avoir communiqué la sentence, Bellegarde laissa Lévrier seul.
u – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 243.
Il y avait longtemps que ce digne magistrat envisageait la mort. Il ne méprisait pas la vie comme Berthelier ; il eût aimé consacrer ses forces à la défense du droit dans Genève ; mais il était prêt à sceller de son sang la cause qu’il avait défendue. « La mort, se disait-il… elle ne me fera aucun mal. » Il se rappelait vivement Berthelier, et les vers faits à l’occasion de ce martyr de la liberté étant gravés dans sa mémoire, Lévrier les répéta à haute voix dans son triste donjon, et s’approchant de la muraille, il les écrivit d’une main ferme :
Quid mihi mors nocuit ?…
« Oui, disait-il, la mort va tuer mon corps et l’étendre inanimé sur la terre ; mais je reverdirai après elle ; et la vie qui m’attend au delà du sépulcre, ne pourra m’être enlevée par le glaive du plus cruel tyran. » Il acheva l’inscription qu’il avait commencée et écrivit sur le mur de sa prison :
…… Virtus post fata virescit
Nec cruce, nec sævi gladio perit illa tyranni.
Mais il ne pensait pas seulement à lui-même. Il regardait à Genève ; il se disait que la mort des défenseurs de la liberté assurait sa victoire, que c’est ainsi que triomphent les causes les plus saintes,
Et qu’un sang précieux, par martyre espandu,
A la cause de Dieu servira de semence.
Quelque temps après le départ de Bellegarde, le confesseur arriva, s’acquitta machinalement de sa charge, prononça la sentence : Ego te absolvo — et se retira, ne témoignant pas plus de sympathie à sa victime que ne l’avait fait le prévôt lui-même. Alors parut un homme avec des cordes, c’était le bourreau. Il était alors dix heures du soir. Tous les habitants du bourg et des campagnes voisines dormaient profondément, et nul ne se doutait de l’acte cruel qui allait trancher la vie d’un homme qui eût brillé au premier rang dans une grande monarchie. Bellegarde n’avait pas à craindre qu’on le dérangeât dans l’accomplissement de son crime ; il avait pourtant eu peur de la lumière ; il y avait, dans cette conscience endurcie, je ne sais quel trouble qui l’épouvantait. Le bourreau garrotta le noble Lévrier, des hommes d’armes l’entourèrent, et le martyr de la loi fut conduit lentement sur la place du château. Tout était muet autour de lui, rien n’interrompait le silence de cette marche funèbre ; les agents de Charles défilaient comme des ombres, le long des vieilles murailles du manoir. La lune qui n’avait point atteint son premier quartier était près de se coucher et ne donnait plus qu’une imperceptible lueur. Il faisait trop obscur pour que l’on discernât les belles montagnes au milieu desquelles s’élevaient les tours d’où l’on avait tiré la victime ; on apercevait à peine les arbres et les maisons de Bonne ; une ou deux torches, portées par les hommes du prévôt, éclairaient seules cette scène cruelle. Parvenus au milieu de la place du château, le bourreau s’arrêta et la victime aussi. Les satellites ducaux firent silencieusement un cercle tout autour d’eux, et l’exécuteur des hautes œuvres se prépara à remplir son ministère. Lévrier était calme ; la paix d’une bonne conscience le soutenait à cette heure redoutable. Il pensait à Dieu, à la loi, au devoir, à Genève, à la liberté, à l’autorité légitime de saint Pierre, que, dans la simplicité de son cœur, il regardait comme le souverain de la ville. Au fond c’était bien le prince-évêque qu’il désignait ainsi, mais ne voulant pas prononcer le nom d’un prélat qu’il méprisait, il lui substituait celui de l’apôtre. Seul au milieu de la nuit, en ces régions sublimes des Alpes, entouré des figures barbares de séides savoyards, debout dans cette cour féodale, que les flambeaux éclairaient d’une sinistre lueur, cet héroïque champion du droit leva les yeux vers le ciel et dit : « Je meurs, sans souci, par la grâce de Dieu, pour la liberté de mon pays et pour l’autorité de Saint-Pierre. » La grâce de Dieu, la liberté, l’autorité, ces grands principes de la grandeur des peuples furent sa confession dernière. A peine ces mots avaient-ils été prononcés que le bourreau brandit son glaive, et la tête du citoyen roula dans la cour du château. Aussitôt, saisis de crainte, les meurtriers recueillirent respectueusement ses restes et les mirent dans un cercueil. « Et fut son corps porté en terre, en l’église paroissiale de Bonne, avec la tête séparée. » En ce moment la lune se coucha, et les ténèbres les plus épaisses cachèrent les taches que le sang de Lévrier avait laissées sur le pavé de la courv. « Funeste mort, s’écrie le vieux Citadin de Genève, qui coûta depuis un million de vies savoisiennes, dans les cruelles guerres qui s’ensuivirent, où personne n’était reçu à merci, parce que l’injuste mort de Lévrier était toujours mise en avantw ! » Il y a une grande exagération dans ce nombre de Savoyards, qui, selon cet auteur, expièrent par leur mort le meurtre de Lévrier. Ce crime devait avoir d’autres conséquences, — et de plus belles.
v – Le château de Bonne n’est qu’à une heure et demie de Genève. Pour entrer dans les ruines, il faut traverser la demeure d’un paysan logé dans les décombres.
w – Bonivard, Chroniq., II, p. 408, 412.— Michel Roset, Chron., msc, livre II, ch. H. — Spon, Histoire de Genève, II, p. 368. — Le Citadin de Genève, p. 313, 314.— Manuscrit de Gautier.
Les victoires morales assurent le succès plus que les matérielles. Sur les cadavres de Berthelier et de Lévrier on pouvait répéter ce mot célèbre : « C’est la cause vaincue qui est agréable à Dieu. » Le triomphe brutal de la force dans le château de Bonne et devant la tour de César émouvait, scandalisait, épouvantait les esprits. Partout on versait des larmes sur ces deux supplices… Mais patience ! ces stations sanglantes se trouveront des stations glorieuses qui aboutiront au couronnement du droit et de la liberté. On a écrit de nos jours un livre qui raconte l’histoire des fondateurs de la liberté religieuse. Je ne sais si je me trompe, il me semble que le récit des luttes des premiers huguenots, pourrait être intitulé : Histoire des fondateurs des libertés modernes. Ce qui me console, quand je me vois appelé à décrire quelques faits inconnus, se rapportant à des personnages cachés jusqu’à cette heure, et se passant dans une petite ville, ou dans un château ignoré, c’est que ces faits, ont, je le pense, un intérêt européen, universel, et appartiennent aux principes fondamentaux de la civilisation actuelle. Berthelier, Lévrier et d’autres n’ont été jusqu’à présent que des héros genevois ; il sont dignes d’être mis sur un piédestal plus élevé, et d’être salués par la société tout entière comme des héros de l’humanité.
La précipitation avec laquelle la victime avait été immolée, le théâtre éloigné du crime, l’heure nocturne que l’on avait choisie, tout montrait que Charles avait une mauvaise conscience. Il vit bientôt qu’il ne s’était pas trompé dans ses craintes. L’indignation fut générale. Les hommes indépendants profitaient du crime qui venait de se commettre pour exalter le prix de la liberté. « Belle récompense, disaient-ils, que Monsieur de Savoie fait à Genève, pour l’honneur que nous avons rendu à lui et à sa femme ! » Si leur colère éclatait contre le duc, l’évêque avait pour sa part leur mépris. La pensée qu’il laissait immoler ses amis, d’un côté des Alpes, tandis qu’il s’amusait de l’autre, révoltait ces âmes droites. « Beau berger ! disait-on, qui abandonne aux loups non seulement son troupeau, mais encore les chiens fidèles qui le gardent ! » On était dégoûté du gouvernement des prêtres ; quelques citoyens même allèrent jusqu’à dire : « Il vaut bien mieux accorder à Monsieur de Savoie sa demande, que de se faire assassiner pour l’amour d’un prélat, qui n’en tient compte. Si le duc nous prend certaines choses, il nous en garantira du moins plusieurs ; tandis que l’évêque nous mange lui-même d’un côté, et nous laisse manger de l’autrex. » On pensait que les principautés ecclésiastiques n’étaient bonnes qu’à ruiner les sujets ; à Genève comme à Rome. Les libéraux et les ducaux tenaient presque le même langage. La puissance temporelle de l’évêque n’était plus qu’une boutique vermoulue qui s’écroulerait au premier choc.
x – Bonivard, Chroniq., II p. 410. — Savyon, Annales, p. 119.
Quand la nouvelle du meurtre de Bonne tomba au milieu des jeunes mondains qui fréquentaient la cour, ils en furent saisis, et une transformation s’opéra. Ils oublièrent tout ce que le duc avait fait pour les gagner, les fêtes splendides, les grâces de la duchesse, les charmes de ses dames. Ils ne voyaient plus dans la salle de bal que la mort, s’appuyant sur sa faux et cherchant de ses yeux creux une nouvelle victime. On leur avait donné une brillante représentation théâtrale ; tout à coup le rideau tomba, les lumières s’éteignirent, et les spectateurs les plus enthousiastes, saisis d’effroi, ne pensèrent qu’à s’enfuir loin d’une scène où suintaient des gouttes de sang. Cette mort, « de nuit, aux torches, remit à grand épouvantement toute la cité, » dit un chroniqueur.
Au milieu de tous ces cris d’indignations, de mépris, de terreur, il y avait un petit groupe d’hommes fermes, qui derrière les ténèbres du crime, voyaient paraître les lueurs de la liberté. Les esprits généreux qui avaient reçu de France la Parole divine, Porral, Maison-Neuve, Vandel, Bernard, Bonivard, prenaient courage, même dans les larmes. « Un seul obstacle arrête le duc, disaient-ils, mais cet obstacle… c’est Dieu !… Dieu veut, par le duc, châtier Genève, mais non l’anéantir. Les coups qu’il lui donne sont non pour sa mort, mais pour son amendement. Oui, Dieu après nous avoir châtiés des verges d’un père, se lèvera, ayant l’épée au poing, contre ceux dont il semble à cette heure ne pas apercevoir les crimesy. »
Charles, s’apercevant de l’effet produit par l’attentat qu’il avait commis, se sentit mal à l’aise dans Genève. Ce n’est pas tout ; apprenant qu’une nombreuse armée française arrivait d’un côté dans ses États, tandis que l’armée impériale s’avançait de l’autre, et qu’une rencontre terrible devait avoir lieu, il allégua ce motif pour se rendre à Turin. Toutefois voulant assurer sa domination dans Genève, il fit venir Hugues, dont il redoutait le patriotisme, lui rappela la scène cruelle qui venait de se passer à Bonne, et lui demanda de promettre avec serment de ne point se mêler des affaires de la ville. Hugues prit l’engagement demandéz. Alors Charles se hâta de partir, et Bonivard dit avec un sourire malin : « Madame la duchesse s’en étant allée delà les monts, le duc lui court après, — comme un bon serina. »
y – Manuscrit de Roset, Chroniq., livre II, ch. n. — Manuscrit de Gautier.— Bonivard, Chroniq., II, p. 411.
z – Registres du Conseil des 7, 8 et 12 février.
a – « Un bon tarin. » Bonivard, Police de Genève. — Mémoires d’Archéologie, V, p. 383.
Enfin les Genevois respirèrent ; la ville était sans évêque et sans duc. Le martyre de Lévrier, qui les avait d’abord abattus, enflammait leur courage. Comme une lame longtemps comprimée revient avec élan, ainsi Genève, frappé d’un coup qui semblait devoir le perdre, se relevait avec énergie. Ce n’était pas tout, la place inoccupée devait être remplie. Un secours viendrait du ciel. L’antique cité impériale et épiscopale, non contente d’avoir écarté les évêques et les ducs, allait dans quelques années placer sur le trône Celui qui élève les peuples. Alors, logé à l’ombre du Tout-Puissant » et tranquillement assis au pied de ses belles montagnes, Genève hausserait sa tête, couronnée d’une double libertéb.
b – Bérenger, Hist. de Genève. — Lévrier, Chron. des comtes de Savoie, II, p. 214.