Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 9
La guerre ou la bataille de Gingins

(11 et 12 Octobre 1535)

9.9

La bande monte sur les hauteurs du Jura – Neige, fatigue, famine, courage – La troupe à Saint-Cergues – Trois jeunes hommes se présentent à elle – Savoye part pour Coppet – Les Suisses descendent du Jura – Trois à quatre mille hommes les attendent – Rencontre des deux chefs opposés – La bataille commence – Beaucoup de nobles et de prêtres tombent morts – Mort de cent prêtres – Mangerot paraît – Second combat – Le chant de Gingins – Une troisième attaque se prépare

Quelle route allait prendre cette petite armée ? Il semblait n’y avoir pour elle d’autre chemin que le pays de Vaud. Mais les capitaines du duc de Savoie occupaient cette contrée ; ils séparaient de Genève la bande de Wildermuth, et pouvaient facilement lui opposer quatre à cinq mille hommes. De plus, si les auxiliaires suisses avaient suivi cette voie, ils eussent dû passer devant Yverdon et d’autres villes fortes, capables de les arrêter. « Je me charge, avait dit Wildermuth, de mener mes compagnons secrètement et promptement à Genève. » Comment mener secrètement quatre à cinq cents hommes ? Il avait formé pour cela un dessein hardi, étrange, au moyen duquel il franchirait la distance qui sépare Neuchâtel de Genève, sans qu’on sût même qu’il le faisait, et se présenterait aux Genevois en détresse et aux Savoyards leurs ennemis, au moment où nul d’entre eux ne l’attendrait. Le vieux capitaine entendait tourner le Jura, et pour cela traverser le val de Travers, entrer dans la Franche-Comté, se porter sur Saint-Claude, et de là, passant par la Faucille, descendre directement sur Genève.

Ses hommes se mirent donc en marche : ils traversèrent Couvet, Môtiers, et autres villages du val ; mais à peine en avaient-ils franchi les dernières prairies, qu’ils trouvèrent les routes montagneuses et abruptes, qui les séparaient des Verrières et de Pontarlier, entièrement fermées par les Savoyardsw. Wildermuth, après avoir tenu conseil avec les autres chefs, résolut, au lieu de tourner le Jura, d’en traverser les hautes vallées. Quelques-uns objectaient la saison, les précipices, l’absence de chemins frayés ; mais les chefs ne voyaient pas d’autre moyen d’échapper aux corps d’armée qui voulaient les arrêter. La bande était si peu nombreuse que si elle livrait deux ou trois combats avant d’atteindre Genève, une poignée d’hommes à peine entrerait dans la malheureuse cité.

w – Die Strasse von ihren Feinden der Savoyern verhaget war. » (Stettler, Chronik, p. 70.)

Ayant donc tourné à gauche, vers le midi, et passé le village de Butte, les auxiliaires montèrent péniblement le sentier escarpé, qui se glissant entre le mont Chasseron et celui de la Côte-aux-Fées, conduit à Sainte-Croix. Ils traversèrent ce village, descendirent vers Vallorbe et montèrent alors dans les hautes vallées de Joux.

Ces héroïques aventuriers furent deux jours, vendredi et samedi, sur ces sauvages et froides hauteurs. Tout y était déjà couvert de neige, et ils en avaient jusqu’aux genouxx, obligés ainsi de se frayer leur route avec des peines inouïes. Il ne faut pas oublier que parmi eux il y avait des femmes. C’était le temps le plus froid de l’année, dit Froment, l’hiver était hâtif et rigoureux. D’épais flocons de neige tombaient et couvraient ces braves d’un manteau blanc ; aussi ne se mouvaient-ils que lentement. Mais Wildermuth, malgré son âge, Baillod, malgré sa petite taille, Savoye, malgré ses fatigues, étaient intrépides. L’un d’eux marchait toujours en avant, et quand il s’agissait d’attaquer des passages difficiles, ils s’élançaient, comme à l’assaut, avec une bouillante ardeur, sur ces boulevards glacés.

x – « Schnee eines Knies tief. » (Stettler, Chronik, p. 70.)

Il n’y avait alors dans la vallée que vingt familles et quelques religieux de l’ordre des Prémontrés, qui s’étaient établis au douzième siècle, au lieu qui s’appelle encore l’Abbaye. A l’approche de cette troupe inattendue d’hommes blancs, les habitants de ces hauteurs s’enfuyaient épouvantés, avec ce qu’ils avaient de meilleur ; et ces nobles champions de l’indépendance et de l’Évangile ne trouvaient nulle part, ni hommes, ni provisions, en sorte que la famine « les pressait fort. » Ils se jetaient dans de pauvres jardins ; mais n’y recueillaient pour apaiser leur faim que quelques troncs de choux et de raves, — encore bien peu, » ajoute le chroniqueur. Toutefois, ils ne perdaient pas courage. Ils allaient au secours de Genève ; et chaque pas les en rapprochait. Cette pensée exaltait leur intrépidité ; les neiges entassées, qui souvent leur fermaient le chemin, étaient franchies avec une animation toujours nouvelle.

Le samedi, vers l’après-midi, ces braves atteignirent le lac sauvage des Rousses ; ils tournèrent alors à gauche, pour se diriger vers la vallée du Léman, cheminant lentement entre de longues rangées de sapin. Enfin la troupe, accablée de fatigue, arriva à Saint-Cergues, sur les hauteurs du Jura qui dominent Nyon, à 2 800 pieds au-dessus du lac. Les vaillants hommes que conduisait Wildermuth, s’attendaient à trouver des vivres dans ce village ; mais là aussi point d’habitants, point de provisions. Toutefois il y avait des maisons et même des lits ; les chefs résolurent d’y passer leur nuit, et placèrent des sentinelles tout à l’entoury.

y – Froment, Gestes de Genève, p. 194. — Stettler, Chronik, p. 70.

Que fera-t-on le lendemain ? On eût pu, à la rigueur, continuer à cheminer péniblement dans la montagne, jusqu’à la Faucille, pour de là descendre par Gex sur Genève ; c’était, à ce qu’il paraît, le plan primitif de Claude Savoye ; mais la plupart de ses compagnons, pressés par la faim, fatigués des neiges et des routes ardues du Jura, demandaient à descendre immédiatement dans la belle vallée du Léman. En vain leur représentait-on qu’ils rencontreraient infailliblement près de Nyon les troupes ducales, ils répondaient qu’ils avaient été deux jours sans manger ; comment une troupe, affaiblie par la disette, pourrait-elle délivrer Genève ? Rien n’était encore décidé, quand des sentinelles avancées amenèrent trois jeunes hommes qu’elles venaient de saisir, près du village. Wildermuth et les autres chefs les examinèrent ; c’étaient les premiers êtres humains qui s’étaient approchés d’eux, depuis qu’ils s’étaient enfoncés dans le Jura. « Ce sont les Genevois, qui nous envoient pour vous servir de guides, dit l’un des trois, les troupes ducales sont réunies non loin de la montagne, au nombre de quatre à cinq mille, tant cavaliers que fantassins, et elles se préparent à vous envelopper, à vous faire prisonniers et vous pendrez. Suivez-nous et nous vous conduirons à Genève sains et saufs. » Claude Savoye ne connaissait point ces hommes, ce qui n’était pas de bon augure ; mais Wildermuth et les siens avaient de ces cœurs sincères qui ne supposent pas facilement chez les autres la perfidie ; trop heureux de trouver des guides, ils résolurent de suivre le lendemain matin les jeunes gens. C’était le soir ; chacun se prépara à prendre un repos bien nécessaire.

z – Zu ümgeben, fahen under hencken. » (Stettler, Chronik, p. 70.) — Msc. de Roset, liv. III ch. 41.

Il y avait pourtant un homme, dans cette vaillante troupe, qui ne devait pas se reposer. Le Genevois, comme il est communément appelé dans ce récit, croyant que les destinées de sa patrie allaient se décider, ne pouvait dormir. Sur ces entrefaites, un homme du pays, ayant des allures mystérieuses, se présenta aux avant-postes et demanda à le voir. Aussitôt Savoye s’aboucha avec lui. Ce messager lui dit qu’il venait de la part de l’un des nobles, réunis alors autour de Monseigneur de Lullin, gouverneur de Vaud ; c’était le seigneur d’Allinges. Il avait quitté le château de sa famille, situé près de Thonon, sur une colline escarpée, dont les belles ruines font encore l’admiration des voyageurs, et s’était joint aux gentilshommes savoyards. Ami personnel de Savoye, il lui faisait dire que Messieurs Louis de Diesbach et Rodolphe Nægueli, envoyés de Berne, étaient arrivés au château de Coppet, afin de se porter comme médiateurs dans l’affaire. Cette nouvelle émut Savoye ; la diplomatie bernoise voulait-elle annuler ses efforts ? Il aurait pu attendre jusqu’au matin ; mais son caractère le portait toujours en avant. Il résolut de partir seul et sur l’heure. D’Allinges lui envoyait un papier signé de sa main, qui devait lui tenir lieu de sauvegarde. Après avoir conféré avec Wildermuth, Savoye quitta Saint-Cergues, au moment où tous allaient se livrer au repos de la nuit. Il descendit précipitamment la montagne, quoique non sans peine, et traversant les broussailles, franchissant les rochers, il arriva enfin au pied du Jura. Il y trouva un beau coursier espagnol que d’Allinges lui envoyait. Savoye sauta en selle, et courut bride abattue sur Coppeta.

a – « Den Berg herab, willens mit den Bernern zu conferiren. » (Stettler, Chronik, p. 71.)

De leur côté les Suisses qui avaient couché à Saint-Cergues ne perdirent pas de temps. Debout de bonne heure, le dimanche matin, ils partirent sous la conduite des trois jeunes guides. Genève était « une brebis tombée dans la fosse, » il fallait courir à son secours. La troupe passa près du château, où tout à coup se dévoile, aux regards de ceux qui ont été longtemps encaissés dans des gorges plus ou moins étroites, un monde éclatant de beauté, — le lac, sa riche vallée toute peuplée de riants villages, les Alpes magnifiques, au sein desquelles le mont Blanc élève sa tête royale, Genève et les tours de son antique cathédrale. Heureux d’apercevoir la ville au secours de laquelle ils accouraient, ces hommes généreux la saluèrent avec joie. Ils descendirent et arrivèrent près de Gingins, une lieue au-dessus de Nyon, dont le château était alors habité par un frère du vicaire général de Genève. Les hommes de Wildermuth, harassés, affamés, espéraient, d’après ce que les guides leur avaient dit, trouver là en abondance la nourriture dont ils avaient tant besoin.

Entre la montagne et le village, se cachait, derrière un taillis, un ravin creusé par les eaux qui, lors des grandes pluies, tombent de la montagne ; à peine pouvait-on y tenir deux de front, un ruisseau coulait au fond, et des haies épaisses le bordaient de part et d’autre. Les conducteurs de ces vaillants hommes leur dirent qu’ils devaient se garder d’aller jusqu’au village, de peur que l’ennemi ne fût ainsi instruit de leur arrivée, et les invitèrent à se cacher dans le ravin, et à les y attendre. « Nous courrons à Gingins, dirent-ils, nous en rapporterons de quoi vous restaurer ; puis nous partirons tous pour Genève. » — Allez, leur répondit-on, nous payerons bien tout ce que vous trouverez. » Les Suisses se rangèrent sans bruit dans cette voie creuse, et leurs guides les quittèrent.

Or, il se trouvait à Gingins une troupe ennemie, composée d’Italiens, de Savoyards, de gentilshommes et d’hommes d’armes des bailliages de Nyon, de la Côte, du pays de Gex, de la Sarraz, et d’autres localités. Les prêtres avaient prêché la croisade dans les paroissesb. Ils avaient fait plus ; ils s’étaient armés eux-mêmesc, et avaient marché en tête de leurs villages, disant qu’ils ne poseraient pas les armes, que l’hérésie ne fût extirpée de la vallée du Léman. Tous ces soldats attendaient les Suisses, impatients de fondre sur la petite bande dont on avait vu les quatre à cinq cents soldats mal armés, descendre la montagne. Le duc de Savoie avait sur pied, pour les arrêter, trois à quatre mille hommes, selon le rapport officiel. Froment, qui exagère souvent les nombres, parle de quatre à cinq mille, et il met parmi eux des Espagnols. Ces troupes étaient partagées en divers corps, et un seul se trouvait alors à Gingins.

b – Stettler, Chronik, p. 70.

c – « Mit guten Brægedinen angethan. » (Ibid., p. 71.

Cette première division, composée de quinze cents hommes, était commandée par le sieur de Lugrin, chef du contingent du pays de Gex, et Italien selon un manuscrit. Dévoué à l’Église romaine et à son maître le duc, Lugrin détestait Genève et la Réforme. C’était vers lui que s’étaient portés les trois guides. Reçus au château, ils lui font connaître le résultat de la ruse de guerre à laquelle ils avaient eu recours, et lui apprennent que les Suisses se trouvent renfermés, comme des prisonniers, en un lieu étroit, où il leur est impossible de se mouvoir, et où les égorger sera chose facile.

Aussitôt Lugrin se met à la tête de ses gens, sûr d’écraser du premier coup des aventuriers, épuisés par la fatigue et par la faim, et d’inonder du sang des hérétiques le profond ravin des montagnes.

Les amis de Genève attendaient avec candeur, dans le silence, les vivres qu’on leur avait promis. Bientôt il leur semble ouïr un certain bruit ; le capitaine Erhart et quelques autres lèvent la tête. Quel est leur étonnement, lorsque, au lieu de leurs trois prétendus amis leur apportant du pain, ils voient une troupe nombreuse de cavaliers et de fantassins bien armés, qui s’avance et s’apprête à leur servir un tout autre festin. Wildermuth, sans hésiter, sort du ravin. En même temps le sieur de Lugrin s’avance, et les deux chefs, chacun accompagné d’un subalterne, se rencontrent entre les deux troupes. — « Quel est votre dessein ? dit Lugrin. — Aller à Genève, répondit Wildermuth. — Nous ne vous donnerons pas le passage. — Eh bien, nous le prendrons. » Alors l’officier qui accompagnait Lugrin, assène un coup du bois de son arquebuse à Wildermuth, et celui-ci tombe. Mais le Neuchâtelois qui l’accompagne frappe à son tour le Savoyard, et, dit un manuscrit, le tued. Wildermuth se relève aussitôt, et court vivement vers les siens pour donner l’ordre de la charge.

d – Msc. de Berne, attribué à Bonivard.

Les soldats qui composaient la troupe du duc de Savoie étaient des hommes courageux, pleins d’enthousiasme pour la cour de Rome. Ils couvrirent une colline située entre le ravin et le château ; ils s’ébranlèrent, et étant arrivés à portée, ils firent feu de leurs mousquets ; mais les Suisses étant encore au fond du ravin, le plomb passa par-dessus leurs têtes. « En avant ! » cria dans ce moment Wildermuth. Au même instant, ses hommes indignés de se voir joués et trahis, sortirent de leur fossé, se jetèrent à travers la haie, se placèrent hardiment en présence des ennemis, et firent une décharge qui en jeta bas plusieurs. Puis ces Suisses valeureux, que la faim et la colère excitaient, ne se donnant pas le temps de recharger leurs armes, se jetèrent avec impétuosité sur les Savoyards. On eût dit des ours ou des loups que les neiges et la faim chassaient de ces montagnes, et qui venaient chercher dans la plaine quelque proie à dévorer. Ceux qui avaient des épées se battaient à l’arme blanche ; ceux qui avaient des mousquets s’en servaient comme de massues ; on se prenait corps à corps, et la mêlée était affreuse. Au milieu de la lutte se trouvait l’héroïne de Nidau, avec son mari et ses trois fils « tous fervents à l’Évangile. » Maniant son glaive à deux mains, elle affrontait les Savoyards. « Cette famille de cinq personnes, père, mère et enfants fit une très grande déconfiture de gens, » dit Froment. Le mari fut tué, les enfants furent blessés, mais la mère n’eut pas de mal. C’était chose admirable que de la voir, dit le chroniqueur ; nul n’attaquait l’ennemi avec une telle intrépidité. Une autre femme, selon Stettler, rivalisait de courage, frappait à droite et à gauche, et déjà quatre Savoyards avaient mordu la poussière quand elle tomba elle-même atteinte d’un coup mortele.

e – Il paraît bien, d’après les chroniqueurs, que ce sont ici deux cas distincts. Froment (Gestes de Genève, p. 195) dit positivement que la femme dont il fait mention n’eut pas de dommage ; Stettler (Chronik, p. 71) dit au contraire de celle dont il parle, qu’elle avait von ihrem Tod vier Mann erlegt. L’un ou l’autre de ces chroniqueurs se serait-il trompé ?

Les hommes ne restaient pas en arrière. Saisis d’une fureur martiale, ils passaient leurs épées au travers du corps de leurs ennemis ou les assommaient de leurs arquebuses, ou bien, rechargeant rapidement leurs armes à feu ils les menaient bas à distancef. Fins arquebusiers, ils choisissaient leurs victimes ; quarante nobles, la plupart chevaliers de la cuiller, mordirent la poussière ; et les prêtres payèrent à la mort un grand tribut. A la colère fanatique du clergé, qui marchait lui-même courageusement au combat, répondait la colère vengeresse des Suisses, irrités de rencontrer des hommes de paix sur le champ de bataille. Wildermuth avait signalé à ses gens les faux prêtres. « Eh bien ! les voilà maintenant…, il faut les immoler, comme le fit autrefois Élie. » Les curés, qui ne s’étaient pas attendus à une telle résistance, voyaient ces terribles Helvétiens auxquels deux jours de souffrance, et la perfidie de leurs ennemis, donnaient une sorte de transport, les immoler avec indignation. Une imagination exaltée pouvait seule, peut-être, assurer la victoire aux Suisses. Un d’eux, surtout, semblait être l’ange de la mort. L’indignation qu’il éprouvait en voyant des ministres de Dieu manier le glaive, l’emportait, et vingt d’entre eux tombèrent sous ses coups, terrible accomplissement de cette parole de Jésus-Christ à Pierre : Ceux qui auront pris l’épée périront par l’épée. Cent de ces ministres de la paix, devenus ministres de la guerre, restèrent morts ou blessés sur la placeg. Le bruit était affreux et s’entendait au loin. « Pendant que cette bataille se faisait, dit Froment, furent de grands éclairs en l’air et un grand tonnerre. » Y eut-il un orage, ou ces paroles ne sont-elles qu’une figure ? Peut-être prit-on de loin, dans le moment, pour éclairs et tonnerres le feu et les détonations du combat.

f – « Stachen, schlossen und schlugen se mænnlich. » (Stettler, Chronik, p. 71.)

g – « Bey hundert priestlichen Personen… auf tien Platz gelassen, » (Stettler, Chronik, p. 71.)

La défaite semblait totale et définitive ; Wildermuth et les siens croyaient n’avoir plus qu’à marcher sur Genève, quand une circonstance inattendue les obligea à tout recommencer. Un autre corps de l’armée de Savoie, le plus rapproché, appelé par le bruit des combattants, accourut au secours de Lugrin. Il était commandé, à ce qu’il paraît, par Michel Mangerot, baron de La Sarraz ; il est même le seul chef de son parti nommé par quelques historiensh. Mangerot, Français d’origine, mais qui avait pris possession de la seigneurie de La Sarraz, était depuis la mort du sieur de Pontverre, le plus terrible des chevaliers de la Cuiller. Malgré ses efforts, nul ne put tenir devant l’ardeur des Suisses, et partout l’intrépidité triompha du nombre. Ces « grands Welches, » comme le chroniqueur allemand appelle les Savoyards, étaient effrayés, découragés ; ils jetaient leurs armes, tournaient le dos et prenaient honteusement la fuitei, laissant le champ de bataille couvert de biscaïens, de cuirasses, de lances, de chevaux morts, de cadavresj, parmi lesquels, dit le catholique Pierre-Fleur, se trouvaient ceux de beaucoup de bons personnages. La perte des Savoyards fut inégalement estimée de cinq cents à deux mille. Au premier rang des victimes de la guerre, les Suisses reconnurent leurs trois perfides conducteurs. Eux-mêmes n’avaient perdu que sept hommes et une femme. La colline où se donnèrent ces terribles coups, s’appelle encore en souvenir de ce combat le Molard ou le môle des morts. La valeureuse bande du Jura, à la vue des victimes de cette journée, s’arrêta sur cet affreux champ de bataille, et fléchissant pieusement les genoux au milieu des armes éparses et des cadavres sanglants de ses ennemis, rendit grâces à Dieu du grand et inattendu triomphe qu’il venait de lui accorder. Les sentiments qui les animaient ont été exprimés, par un poète suisse du temps, dans le Chant du soldat bernois après la bataille de Gingins, dont voici quelques strophes :

h – Verdeil, Histoire du canton de Vaud.

i – « Den Rucken kehrten, etc. » (Stettler, Chronik, p. 71.)

j – M. de Gingins d’Eclépens, propriétaire actuel du château, a trouvé sous le champ de bataille plusieurs reliques du combat, biscaïens, fers à cheval, enclume de campagne ; avant lui, on y avait recueilli des ossements et des fragments d’armures. Il nous a montré au haut de l’une des tours du château, une cicatrice que la tradition attribue à un boulet tiré pendant le combat.

« Berne, ô Berne ! tu as de quoi te réjouirk, car Dieu nous a fait une grande grâce, et nous a donné un grand secours !

k – « O Bern ! du magst wohl frœlich seyn ! etc. » (Recueil de Werner Steiner.) Ce chant est probablement du fameux poète contemporain Manuel.

On nous haïssait, parce que c’est à son nom seul que nous voulons rendre gloire, mais tu t’es chargée de nous venger, vieille oursel ! tu as mis l’épée aux mains de tes fils, et les as couverts du bouclier pendant le combat.

l – Chacun sait que l’ours figure dans les armes de Berne.

Ils s’avançaient, impatients de délivrer Genève, que les serviteurs de la messe pressaient de toutes parts. La famine ne les arrêta pas, les obstacles ne domptèrent pas leur courage ; la vue soudaine, inattendue de leurs ennemis, ne fut pas capable de troubler leurs cœurs.

Ceux-ci étaient sept contre un, et un petit nombre des nôtres seulement avait des armes. N’importe ! se sont-ils dit : Dieu, notre Dieu, sera notre hallebarde. Aussitôt chacun de nous s’élance à travers la haie, et chacun court au combat.

Dieu combattait pour nous ; oui, nous le sentions dans nos cœurs ; il déployait pour nous sa puissance, et répandait la confusion dans les rangs des chevaliers parés et lustrés de Bélial.

Oh ! comme tes oursins leur apprennent à danser ! quelles façons courtoises ils ont avec les prêtres ! comme ils leur donnent dévotement l’absolution, à grands coups de hallebardes !

A nous, à nous est la victoire ! En avant ! courage ! A Genève ! Courons secourir l’affligée, consoler nos frères abandonnés de tous, et sauver ceux dont le seul forfait est d’aimer l’Évangile et d’en être les enfants ! »

Cependant le bruit du combat s’était répandu dans cette belle contrée : tous les villages voisins étaient en émoi ; des estafettes envoyées par Lugrin appelaient avec hâte divers corps, postés à distance, au secours de ce malheureux commandant ; ces troupes accouraient à pas précipités. Quand les Suisses eurent achevé leur action de grâce, ils regardèrent devant eux et s’aperçurent que les chefs ennemis étaient occupés à refaire leurs rangs éclaircis, et que de nouvelles bandes rejoignaient l’armée savoyarde. Le sire de Lugrin et le baron de La Sarraz pouvaient, à la tête de ces troupes fraîches, appuyées des anciennes, attaquer le terrible bataillon posté sur le Molard. Les Savoyards étaient en forte majorité, et leurs chefs décidés à tout faire pour rétablir leur honneur et écraser la liberté dans Genève. Les Suisses n’hésitèrent pas ; ils se mirent en marche et descendirent le mamelon pour dissiper de nouveau leurs adversairesm. Le combat allait donc recommencer. Des hommes affamés, exténués, pourraient-ils soutenir le choc de ces soldats qui brûlaient du désir de venger la mort de leurs amis ?

m – Le rapport fait par tes ambassadeurs bernois au conseil de Genève, dit : « Et trovasmes déjà s’étaient faites deux ou trois batailles. » C’était naturellement par de nouveaux corps qui arrivaient l’un après l’autre, que ces batailles diverses avaient été livrées.

C’était la question ; quelques heures peut-être allaient y répondre ; mais une circonstance inattendue vint imprimer aux événements une marche toute nouvelle.

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