Demain…l’au-delà

Des arbres qui marchent

Cette phrase « clinique » de l’aveugle établit une chose d’une extrême importance : il n’était pas aveugle de naissance. Si tel eût été le cas, comment eût-il été possible d’assimiler à ce concept d’arbres les ombres dont il commençait à percevoir les déplacements ?

Pas d’erreur possible : après un temps de vision suffisamment long pour que se gravent dans son cerveau et que se conservent dans sa mémoire les images du monde environnant, il est devenu aveugle. Accident ? Maladie ? Nous ne savons pas. Le fait demeure.

Et il est d’une considérable importance au plan de ses réactions, S’il a accepté que Jésus le prenne par la main (et, crûment, ce n’était qu’une main de plus…) c’est qu’il avait envie de retrouver la vue.

Nous n’en voulons pour preuve que le dialogue d’un autre aveugle — de naissance, celui-ci — reconstitué par Yvan Audouard dans sa merveilleuse pastorale des Santons de Provence, Cette rencontre a lieu dans la nuit de Noël et c’est à Marie que s’adresse l’aveugle.



Photo Jean Brunier, Paris.

L’aveugle : « Le ciel, tu me l’as donné ; la lumière elle est en moi, je me sens libre comme l’oiseau. »

Joseph alors, s’adressant à Marie, lui suggère de guérir le malheureux :

« Tu n’as qu’un mot à dire… »

Mais l’aveugle sans attendre :

« … non, non, bonne Mère, c’est pas la peine. Le dérangez pas : je sais que le monde il est beau puisque c’est lui qui l’a fait. Mais je suis sûr que le ciel est encore plus beau puisque c’est là qu’il habite. Demandez-lui que j’aie pas trop longtemps à attendre ; faites que j’ouvre les yeux le jour de ma mort : que je voie quand ça vaudra vraiment la peine de voir… »

C’est touchant. Mais inimaginable de la part de quelqu’un qui, une fois dans sa vie, a mesuré que c’est à chaque lever de soleil que « ça vaut vraiment la peine de voir ». Cette manière de dire « emballez-moi le miracle pour une autre fois… signez-moi un bon de vision que je toucherai le moment venu… » existe pourtant : chez ceux dont Saint-Jean déclare « qu’ils ont préféré les ténèbres ».

Jacques Prévert en évoque la psychologie désabusée dans les personnages de « Familiale » :

« La mère fait du tricot
Le fils fait la guerre
Elle trouve ça tout naturel la mère
Et le père qu’est-ce qu’il fait le père?
Il fait des affaires
Sa femme fait du tricot
Son fils la guerre.

» La guerre continue, la mère continue, elle tricote
Le père continue il fait des affaires
Le fils est tué il ne continue plus
Le père et la mère vont au cimetière
Ils trouvent ça naturel le père et la mère
La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires
Les affaires la guerre le tricot la guerre
Les affaires les affaires et les affaires
La vie avec le cimetière. »

Le maître-verbe de cette situation, c’est continuer. Tellement « maître », que ce verbe domine tout, dicte sa loi despotique des deux côtés de la barrière. Sans doute le fils tué peut-il sembler affranchi de cette loi, lui qui ne « continue plus ». Mais il est simplement éliminé du circuit. Il continue… en négatif. Les vivants (?) sont résignés au point de trouver ça tout naturel. Leur vie continue… sinistre, mortelle, avec le cimetière. Cette préposition est atroce. On sait bien que les cimetières font partie des cités humaines ; mais il y a ici comme une connivence, comme une participation du cimetière au décor. à l’essence de cette vie qui continue, Une alliance résignée, une soumission telle que parler de résurrection dans ce cadre serait incongru. Le savoir-vivre (avec le tricot, les affaires, la guerre et le cimetière) a tout neutralisé… même et surtout le vouloir-vivre.

Peut-être avons-nous tort de dire simplement « je crois la résurrection ». Peut-être faudrait-il nous pousser un peu et nous demander si nous croyons la résurrection possible ? Désirable ? Et notre conviction, fondée sur l’Ecriture, c’est que Dieu « a mis en nous la pensée de l’éternité »… Une pensée qui porte en elle le petit coin de mémoire d’un « autre part… » d’un « autrement… », Nous n’avons pas été créés pour la mort et pour le cimetière. Pas plus que l’aveugle n’a été créé pour la nuit. Au plan du vocabulaire, ce détail est insignifiant, alors qu’au plan de la réalité, il fonde tous les espoirs. A commencer par l’acceptation du Sauveur venu nous arracher à la nuit de l’absurde.

Michel Quoist titre fort opportunément son écrit « Jésus m’a donné rendez-vous » et ce lui est occasion de s’écrier — moitié poème moitié prière — :

« Je suis pris de vertige, Seigneur, devant ce grand mystère. Pourtant lorsque je mords à pleines dents les nourritures terrestres, je sais qu’un moment frémit mon corps, mais que mon esprit demeure affamé.

» Lorsque rayonnent mon esprit et mon cœur, la joie éclate en tout mon être, et jusqu’au bout de mes doigts. Mais je pressens alors qu’elle dépasse de beaucoup l’ébranlement de mes sens, et qu’elle est fille de l’infini.

» Je suis dans le provisoire et j’ai besoin de définitif.
Je suis dans le temporel et j’ai soif d’éternel.
Je suis dans le fini et j’ai faim d’infini. »

« Seigneur, je refuse de croire
que je suis un poisson sans eau,
un oiseau sans ciel,
une intelligence sans réponse raisonnable,
une route qui ne mène nulle part.

» J’accueille alors, ô Seigneur, ta Révélation divine comme le merveilleux couronnement de ta création.
Réponse d’amour à mon essentielle question,
Non pas liniment pour rassurer mes inquiétudes,
Non pas invitation à l’évasion, hors du quotidien,
Mais au contraire, provocation à l’enracinement en cette terre d’où jaillira la VIE.»

Je refuse.

J’accueille.

J’écris parce que j’ai peur de la mort

Je conçois la mort comme une disparition du monde humain, plutôt que vous un aspect terrifiant, un peu caricatural. L’écrivain est une sorte de témoin avancé d’une attitude philosophique consistant à se révolter contre le néant, contre l’anéantissement des facultés de l’homme. On écrit parce qu’il manque quelque chose, comme dit Freud : qu’est-ce qui nous manque ? L’immortalité. L’écrivain veut être son propre Prométhée, se sauver de sa condition humiliée, mortelle en élevant une espèce de frêle rempart par l’écriture et en disant : oui, je mourrai, mais mon témoignage d’homme demeurera sur terre.

Jacques Chessex. L’Ogre.
Prix Goncourt 1973

Telles sont les deux étapes que l’aveugle de Bethsaïda nous désigne. Le texte de Marc est explicite à cet égard. D’abord en ce que le sujet neutre (« on amena un aveugle... ») est pris en relais par Jésus lui-même. Et que le premier soin du Christ est de sortir son patient du cadre habituel de sa patience (« Jésus prit l’aveugle par la main et le conduisit hors du village »). Faute d’avoir jamais admis que Jésus lui-même prenne en mains la situation, faute d’avoir jamais admis que son autorité nous impose tacitement un dépaysement « hors du village » de nos habitudes, de nos dépendances, de nos résignations… combien resteront à jamais prisonniers de l’ombre ?

Cette nécessité de se distancer d’avec notre genre de vie, cette « séparation d’avec tout », Charles Baudoin y fait allusion quand il évoque dans Christophe le passeur 1 l’apprentissage de la mort.

1 Ed. La Colombe, Paris 1964, p. 189.

« — Parle-nous de la mort. Dis-nous comment aborder la mort sans terreur et sans vaine révolte.

— Je pourrais répéter ici, disait Christophe, ce que j’ai dit souvent de l’opportunité de desserrer la prise. Mais j’ai mieux à dire et je le dirai d’un mot :

« Ceux qui savent aimer savent aussi mourir.

» Car aimer, c’est donner et c’est donner de soi. Mourir, c’est tout donner ; c’est tout restituer à ce monde généreux dont on a tout reçu.

» C’est desserrer la prise enfin totalement.

» C’est en s’exerçant à donner un peu, puis un peu plus, qu’on apprend à donner beaucoup et enfin tout, et à se perdre de bon gré dans la mort, comme j’ai vu ce grand fleuve se perdre dans la mer.

» Et tout amour terrestre finit par la séparation.

» C’est ainsi qu’on apprend peu à peu, comme quelqu’un l’a dit de simple et pathétique manière : « La séparation pour toujours d’avec tout. »

» C’est peut-être tout ce qu’il importe essentiellement de savoir sur la mort. »

Peut-être n’est-ce pas tout ce qu’il importe de savoir, mais c’est un rude chapitre à déchiffrer.

Elle l’avait compris cette mère de famille exprimant pour les siens les convictions confirmées dans son deuil.

« Pour qu’en deuil se change la joie,
Pour que sous le vent l’arbre ploie
De ses plus beaux fruits dépouillés,
Il a suffi d’une heure brève.
C’est la tempête qui se lève
Emportant nos espoirs, nos rêves
Comme des rameaux effeuillés… »

Mais ce dépouillement n’est pas aveugle, lui. Quelqu’un nous y accompagne : « Jésus prit l’aveugle par la main… » Tous les autres appuis peuvent s’être volatilisés, sa main demeure. La même « poétesse familiale » l’exprime ainsi :

« Il vient un jour dans chaque vie
Où la route qu’on a suivie
Au riant soleil du bonheur
Dans l’ombre tout à coup s’enfonce
Et Dieu seul connaît la réponse
Au « pourquoi ? » de notre douleur...»

Que Dieu détienne la réponse, c’est donc que la réponse existe ; un jour il nous en fit part « hors du village ». C’est un commencement. Sortis du village avec lui, nous rencontrons peut-être ces hommes qui « passaient aux champs les veilles de la nuit ».

L’écrivain C.-F. Landry dans une prière de Noël s’émerveille de cette

« petite lumière éperdue…
secret Noël, feu du foyer
minuscule clin d’œil aux astres
lumignon pour faire signe à Dieu
bougie effaçant la ténèbre »

et il conclut :

« Merci mon Dieu pour la clarté qui tremble sur l’éternité. »

Tout n’est pas encore changé. Tant s’en faut. Mais les rudiments de la situation sont devenus radicalement autres : l’aveugle de Bethsaïda fait ses premiers pas de confiante aventure à la rencontre, bientôt, de la lumière de Dieu.

Elle tremble, cette clarté.

N’en déplaise à ceux qui vont un peu vite en besogne, ce tremblement n’a pas encore dissipé toute la nuit.

Il est des chrétiens agaçants à force de se croire au clair sur tous les mystères de la souffrance. C’est à ce genre de consolateurs superficiels que le même Landry rétorque les vers libres de ce poème inédit jailli du tréfonds de son épreuve personnelle.

Il y a tout un esthétisme de la souffrance et du malheur (la souffrance « visite que Dieu nous fait », Ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai !).

Dieu ne brise pas l’aile du moindre des moineaux. Dans l’espoir ou la promesse d’en faire un rossignol.

« La grandeur de Dieu est ailleurs
Peut-être et sûrement voit-il
Plus de deux maillons à la chaîne
Il ne nous doit aucun compte
Mais en retour
Ne tentons pas de lui dérober une recette.
» Souffrir c’est souffrir — et rien d’autre
Souffrir n’est pas beau, ni doux, ni agréable
Ne mettons pas l’Eternité en papillottes
Ni l’Inconnaissable en devinettes de foire. »

Landry l’a bien compris lui qui poursuit sa prière en ces termes :

« Savants, ôtez vos fausses barbes
L’homme ne descend plus de l’arbre.
Un Sauveur, enfin, lui est né.
Lumière ! Lumière ! Lumière !
Quelqu’un entend votre prière.
Braves gens! On n’est plus tout seul
Pour aller dormir sous la terre
Mal enroulé dans un linceul. »

« On n’est plus tout seul… » Encore indiscernable au plan de la vue, cette présence est déjà secourable. Le poète en fera l’expérience lui-même. Avant de mourir en février 1973, il avait écrit ce texte :

« Mon Dieu,
Vous m’avez donné à comprendre
Que, désormais
J’aie à me tenir prêt
Au bout du môle
Avec mon sac de matelot ressaisi par la mer
Mon sac devant les pieds
Pour le dernier départ.

» Et je regarde toute chose
Comme autant de bijoux
De fleurs ou bien d’amandes.

» De tout ce que j’aimais, il ne me reste rien
Le vent qui me traverse
De part en part
Est si libre que plus rien ne lui résiste
Tout est fini, et tout est bien. »

Fernand Chavannes, auteur suisse romand, contemporain et ami de Ramuz, retrace dans une fresque biblique intitulée le Mystère d’Abraham, l’itinéraire de confiance du jeune Isaac en marche vers le lieu de son sacrifice.

Un instant inquiet, l’enfant voit l’ange qui marche avec eux.

« Isaac. — Oh alors, si tu nous accompagnes,
moi je n’aurai plus peur.
Abraham. — A qui est-ce que tu parles ainsi ?
Isaac. — Pourquoi est-ce que tu trembles ainsi, papa ? je sens ta main qui tremble.
Il ne faut pas trembler! Regarde, moi je ne tremble pas.
Abraham. — Hélas, hélas, moi je sais et je vois.
Isaac. — Mais moi aussi je sais ; c’est toi qui ne vois pas !
Est-ce que tu ne vois pas celui qui marche à côté de moi et qui m’accompagne ? »

C’est une affaire de guide. La foi. Car comment l’aveugle de Bethsaïda aurait-il pu savoir que son guide était voyant ? Ne croire qu’à ce qu’on voit, c’est une attitude de prudence dont seul un clairvoyant peut se targuer. Mais un aveugle ? Tout au plus pourrait-il faire le détour d’un jeu de mots et ne croire que celui qui voit. Et, une fois encore, comment s’assurer — de visu — que son pilote y voit clair ? C’est, à point nommé, d’une confiance aveugle qu’on aura besoin. Aveugle et payante. « Il mit de la salive sur les yeux de cet homme, posa les mains sur lui et lui demanda : « peux-tu voir quelque chose ? ». L’aveugle leva les yeux et dit : « je vois des hommes. Je les vois comme des arbres, mais ils marchent. »

Le « cas » Jules Supervielle

Sur la tombe du poète français Jules Supervielle, on peut lire ces mots :

« Ce doit être ici le relais
Où l’âme change de chevaux…

Nous allons demeurer, l’espace de quelques paragraphes, avec ce merveilleux écrivain déjà plus d’une fois cité dans notre symposium. Et — toute règle mérite son exception — porter attention non seulement à ses textes, mais à son personnage.

Claude Roy, ci-après, nous expliquera pourquoi.

Mais reprenons son épitaphe : elle nous dit que pour affronter l’étape suivante, les chevaux de la première moitié du trajet (intelligence, force, santé, fortune, talents...) doivent céder leur place à un autre attelage.

Dans plus d’un poème, dans quelque allusion fugitive, ce chantre délicat de la vie et de ses mystères, de la mort et de ses étrangetés, nous fait penser à ce stade intermédiaire de la vue du miraculé de Bethsaïda. Ces hommes entourés du halo brumeux, semblables à des arbres qui marchent. Ces formes aux contours imprécis — avec ce je ne sais quoi d’insuffisant dans la mise au point — ne représentent-ils pas un stade quasi poétique de la réalité ?

Claude Roy, présentant Supervielle écrit ceci :

« il faut au cœur humain que l’idée de la mort soit source, mais non ressource. Qu’il en supporte la présence sans y jamais consentir, sans se laisser bercer par sa promesse fade… Il faudra mourir avec courtoisie, comme on a essayé de vivre, sans fracas et sans insolence, sans vaine rébellion, mais sans jamais donner notre agrément à l’illisibilité du monde, ou à sa cruauté. On ne meurt pas qu’une fois, d’ailleurs. Chaque sommeil, chaque absence, chaque pas accroché dans la marche du cœur est le signe quotidien de notre terme futur. L’homme se meurt à force de vie « allant d’une très lente rame — toujours de la vie à la mort ». Il nous faut endurer notre état, mais non y consentir ! » 2

2 Poètes d’aujourd’hui, p.25 et ss. Ed. Seghers.

C’est exactement l’esprit dans lequel Supervielle se dédie un poème.

« A moi-même quand je serai posthume… »

« … On dit que tout s’est bien passé
Et que te voilà trépassé.
Ces messieurs des Ombres funèbres
Te guidèrent d’un index sûr
Mais couronné d’un ongle impur.
Et c’est ainsi que l’on vous gomme
De la longue liste des hommes…
Horizontal sans horizon
Sans désir et point désirable
Tu dors enfin d’un sommeil stable »

Mais la parenté entre Jules Supervielle et l’aveugle s’avère saisissante quand on lit dans « Bonne garde » ce vers où il déplore

« Toujours quelque nuage au moment d’y voir clair… »

ajoutant tout aussitôt :

«Nous n’en restons pas moins dans notre vigilance. Espérant en connaître un peu plus long demain. »

Ou quand, dans « Orlon Sainte-Marie », il parle de nous comme des « écoliers de la mort » auxquels il serait nécessaire de dire

« Comment l’ombre et le soleil
Dans un instant qui sommeille,
Font et défont un bouleau. »

« Je vois des hommes comme des arbres qui marchent… »

Il faut noter avec sérieux que cet état intermédiaire caractérise aussi bien le passage de l’ombre à la lumière que — hélas ! — le cheminement inverse. Des malheureux, atteints de troubles visuels, mesurent aussi leurs baisse de vision à ce brouillage des images. La cataracte présente probablement des symptômes proches de ce que décrit l’aveugle de Bethsaïda.

Chez un poète comme Supervielle, le titre d’une poésie mélancolique évoque ce mi-chemin religieux : et parle de Dieu comme d’un « Dieu très atténué ». Il faut le citer en entier et inviter le lecteur à le lire en se référant à lui-même, comme un test de sa propre vue. Claude Roy3 constate :

3 Dans la même Introduction précédemment citée, p.39.

« Le Dieu de Supervielle, c’est le Grand Poète d’en haut. Il n’est qu’une photo agrandie de l’homme. »

« O DIEU TRÈS ATTÉNUÉ

« O Dieu très atténué
Des bouts de bois et des feuilles,
Dieu petit et séparé,
On te piétine, on te cueille
Avec les herbes des prés.
Dieu des légères fumées.
Dieu des portes mal fermées
On les ouvrit tant de fois
Que l’air traverse le bois.

» Et toi, dans l’humaine écorce,
Dieu de qui n’a plus la force
D’avoir un Dieu résistant
Comme celui qu’abandonne
Par ses blessures le sang,
Dieu qui ne remplit sa chose
Qu’à moitié comme à regret,
Dieu sur le point de quitter
Le cœur d’un homme qui n’ose
Le retenir, le goûter,
Tu t’absentes, tu reviens,
Tu es toujours en voyage.
Heureux celui qui retient
Un bon Dieu comme un bon vin
Qui prend avec lui de l’âge. »

Et voici la question posée :

Qu’en est-il du lecteur de ces poèmes ? Et de sa propre mise au point spirituelle ? L’image poétique peut être floue et pourtant nous fournir de quoi rechercher une netteté plus grande…

Clarté, par exemple, cette parabole si juste de l’écorce que Saint-Exupéry met dans la bouche de son Petit Prince, au moment o se prépare leur séparation.

« Cette nuit, tu sais, ne viens pas… j’aurai un peu l’air de mourir… Ne viens pas voir ça, ce n’est pas la peine. J’aurai l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai. Tu comprends. C’est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps-là. C’est trop lourd… mais ce sera comme une vieille écorce abandonnée. Ce n’est pas triste les vieilles écorces. »

L’évocation artistique peut être — parce qu’évocatrice, justement ! — succincte et fragmentaire ! A qui la faute — de l’écrivain ou du lecteur — si on en reste là ?

Quand le poème de Jean-Villars Gilles — Les trois cloches — devint si populaire, on entendit parfois regretter l’insuffisance de cette vie chrétienne résumée aux trois strophes du baptême, du mariage et du décès de Jean-François Nicod… Mais n’était-ce pas le devoir et la responsabilité des auditeurs et des lecteurs d’écrire dans leur propre histoire les couplets intermédiaires ?

Dans sa conclusion, Gilles est un prophète logique : Cette cloche ultime « qui sonne dans le vent », l’auteur souligne que c’est aux vivants aux cœurs fidèles qu’elle transmet le message de l’Evangile :

« Obsédante monotone, elle redit aux vivants
Ne craignez pas cœurs fidèles
Dieu vous fera signe un jour
Vous trouverez sous son aile
Avec la vie éternelle
L’éternité de l’amour… »

Et dans la strophe qui précède, le message évangélique est d’une exactitude biblique sans faille :

« Car toute chair est comme l’herbe
Elle est comme la fleur des champs
Epis, fruits mûrs, bouquets et gerbes
Hélas tout va se desséchant… »

Mais la claire vision est menacée par d’autres désordres optiques : quand survient la nuit, quand brumes ou brouillards… brouillent, précisément, les images, les plans se confondent : la netteté diminue…

On comprend mieux pourquoi Verlaine s’écrie :

« Voici mes yeux, luminaires d’erreur… »

Et « notre » Jean-Villars Gilles dans un poème autobiographique daté de 1965 4 exprime une réalité similaire :

4 Ecrit pour la Radio romande, publié par « 24 Heures » quelques années plus tard.

« Maintenant je me vois, près de mon crépuscule,
pas loin de cette nuit que même un noctambule
redoute ; cette nuit que nous interrogeons
en vain, forêt confuse aux arbres sans bourgeons,
qu’il faudra traverser, où tant de chers visages
se sont évanouis, voyageurs sans bagages,
des parents, des amis, une enfant de douze ans…
rencontrés, reconnus, choisis, chemin faisant,
et qui s’en sont allés vers une autre patrie.
Les retrouverons-nous ? C’était, dans notre vie,
des voix, de beaux regards, et des bras grands ouverts
de l’humaine chaleur quand il faisait l’hiver
dans l’âme et dans le cœur, aux heures difficiles.
Où sont-ils ? que font-ils ? Nous vivants, dans notre île
au bord de l’Infini où se perdent nos voix
assaillis par le doute, interrogeant la Foi,
en vain nous nous penchons sur cet espace immense,
cet océan nocturne où tout n’est que silence,
Révoltés, nous crions à l’absurde… oui, mais
il y a le bouvreuil et la rose de mai
et les pierres d’Assise et la paix franciscaine (…)
pour un air de Mozart et pour l’amour de Dieu,
je me dis que la vie est un don magnifique,
qu’entre l’Ange de Reims et l’Aurige delphique
règne un accord secret, que la Grâce est dans tout. »

« Je vois des hommes. Je les vois comme des arbres mais ils marchent. » On aurait pu en rester là. Hommes et arbres risquant d’être pris les uns pour les autres, évidemment, mais avec cette précision rendant possible une élémentaire différenciation : « MAIS ILS MARCHENT ! ». Ainsi l’aveugle aurait pu établir une équation approximative : arbre qui marche = homme. L’essentiel n’est-il pas d’être sincère ? Plaisanterie que cette supposition ? OUI s’il s’agit de l’aveugle. Oui s’il s’agit de l’hypothèse, irrecevable, du Christ laissant cet homme à l’état d’infirme amélioré. Non. quand il s’agit de nous.

Un bref sondage de nos opinions révèle combien nous avons, comme devise, le CONTENTS DE NOUS… satisfaits des vagues certitudes, des produits de remplacement, des espérances confuses.


Il faut être plus exigeants que nous ne sommes. Ecouter comme un avertissement ce que nous dit Charles Péguy :

« Non, non mon enfant
Que nous n’ayons à renfermer dans de petites boites.
Jésus-Christ, mon enfant, ne nous a pas donné
des conserves de paroles à garder
Mais il nous a donné des paroles vivantes
Les Paroles de vie
Les paroles vivantes ne peuvent se conserver que vivantes
Nourries, portées, chaudes, dans un cœur vivant. »

Document

Attendre 1

1 « Il s’est humilié… », Christianisme au XXe siècle, n° 33/1973.

Frères, copiez-moi ; et regardez à tous ceux qui se conduisent selon le modèle que vous avez avec nous, Je vous en ai souvent parlé et je vous le redis maintenant en pleurant: beaucoup se conduisent en ennemis de la Croix du Christ. Leur fin c’est la perdition, leur dieu c’est ce qu’ils mangent ; ils tirent gloire de ce qui est leur honte, ils ne pensent qu’à ce qui est terrestre.

Mais notre cité est dans les cieux, d’où nous attendons comme Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ.
(Philippiens 3.17-20.)

Paul ici se ferait désavouer par nos théologiens actuels : « Ils ne pensent qu’à ce qui est terrestre. » Car désormais, chacun le sait, il ne faut plus penser au ciel. Ce mot doit être rayé, rejeté, « démythisé ». Certes il est vrai que l’Eglise qui nous a précédés a un peu trop pensé au ciel (ce qui ne l’a pas empêché de réaliser des œuvres terrestres que nous sommes incapables aujourd’hui de faire vivre). Il est vrai que l’Eglise, si elle s’est souvenue qu’il y aurait de nouveaux cieux, a souvent oublié qu’avec eux il y aurait une nouvelle terre. Mais il n’y a pas plus gamins que les chrétiens ; quand ils s’aperçoivent qu’on les a trompés, ils sautent à pieds joints dans l’erreur inverse, J’en connais qui, en soixante ans de vie chrétienne, ont fait au moins trois fois le voyage entre le ciel et la terre.

Terrestres avec le libéralisme, ils sont devenus célestes avec Barth, puis redevenus terrestres avec nos modernes, avant de faire une bonne fois le voyage.

Le ciel et la terre

Or si à l’inverse de bien des religions, la Bible insiste sur l’importance capitale de cette vie présente, par contre elle dénonce comme hérétiques ceux qui ne pensent plus qu’au terrestre, à leurs œuvres ici-bas, au Royaume qu’il faut construire maintenant. Si ce monde est sa propre fin, si comme certains l’affirment « l’autre monde c’est ce monde », alors mettons la clef sous la porte, car nous avons été floués par les apôtres, trompés par le Christ et par Dieu lui-même. Pire encore, nous avons trompé les autres. Car s’il n’y a que du terrestre, il n’y a plus rien. Rien que du vent ; car c’est la cité céleste qui donne valeur et vérité à celle que nous essayons misérablement de construire ici-bas. C’est le ciel qui donne sa vérité à la terre ! La terre seule ne vaut pas mieux que le ciel seul, C’est ici une originalité que la foi chrétienne ne doit pas se laisser dérober. Contrairement aux religions où l’on cherche à se fondre dans la présence divine, nous affirmons l’importance de cette vie présente. Contrairement aux athéismes de tout poil, nous affirmons l’existence du ciel plutôt que de nous noyer dans un activisme plus souvent bavard que fécond.

C’est pourquoi déjà à tous ceux qui se croyaient parfaits et croyaient toucher et construire le Royaume, Paul rappelle : « Notre cité est dans les cieux… etc. » Et nous n’y sommes pas encore.

Une attente

Bien entendu on a la ressource d’envoyer Paul se faire recycler. Pourtant je crois que Paul a donné ici une excellente définition de l’existence chrétienne : une existence d’attente (nous attendons…). Attente de celui qui seul peut précisément transformer le monde.

Nos œuvres, si belles soient-elles : la science, la politique, la sociologie, ne transformeront pas le monde. Car elles ne s’attaquent qu’à la figure de ce monde qui passe.

Elles arrangeront peut-être cette figure, comme un chirurgien esthétique peut arranger le visage d’une femme de 70 ans. Et ce n’est pas mal. Mais le chirurgien ne lui rendra pas ses 20 ans.

Nous aussi, nous pouvons rendre ce monde plus aimable, plus vivable : mais nous sommes incapables de le « transformer ».

Nous rafistolons, nous rapiéçons, nous raccommodons, et ce n’est pas rien, mais pour la refonte, la régénération, la rénovation, c’est Jésus-Christ que nous attendons. Et c’est la question posée aux chrétiens de notre temps : « Qu’attendez-vous ? » Un monde dont on aura arrangé l’aspect, mais qui traînera les mêmes angoisses, les mêmes égoïsmes, les mêmes méfiances ? Ou le Seigneur du monde nouveau, ce monde où l’amour du Christ aura banni. toute crainte ?

Oui ! qu’attendez-vous ? Qui attendez-vous ?

Alphonse Maillot 2

2 Dans Christianisme au XXe siècle N° 11/1974.

La seconde imposition des mains parachève le miracle : la description de Marc est saisissante : l’homme regarde droit devant lui ; il est guéri et voit tout, clairement. La simple logique nous permet une déduction : celui qu’il a vu au premier instant et au premier plan, c’est Jésus.

Cet échange de regards, de quelle valeur sans égale n’est-il pas chargé ?

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