La divinité des Ecritures constatée, nous avons à exposer les conséquences de ce fait ou de ce dogme fondamental.
Distinguons entre l’usage théologique de la Bible et son usage religieux ou pratique ; car la Bible est le livre des chrétiens aussi bien que des théologiens : la πιστις et la γνωσις s’y appuient et s’y alimentent également. C’est même la foi ou la religion, plus que la science ou la théologie, qu’elle a essentiellement et directement pour objet.
Laissant à la morale ou à l’ascétique de régler l’usage pratique des Saintes Ecritures, leur rôle dans le développement de la piété, etc., examinons quelques-unes des questions qui tiennent à leur usage dogmatique.
Le principe distinctif et constitutif du protestantisme, son principe formel ou génétique est la souveraineté des Ecritures. En les posant comme source, divine de la vérité religieuse, il les pose en même temps comme règle suprême de l’Eglise, comme base fondamentale de la théologie. Nous avons, à légitimer et à déterminer ce grand principe de la Réformation, qui est, à nos yeux, le vrai principe chrétien et qui, attaqué constamment d’un côté par le catholicisme, de l’autre par le rationalisme, l’est encore aujourd’hui par une sorte de supranaturalisme qui la change ou le volatilise en prétendant l’épurer.
A ne regarder que de loin à l’emploi théologique des Ecritures, toutes les églises et les écoles semblent d’accord à ce sujet, car, au point de vue général, toutes considèrent les Livres saints comme source et règle de foi, toutes s’en servent pour constater et démontrer la vérité chrétienne, toutes en reconnaissent la valeur constitutive ou normative. Le rationalisme le fait lui-même, à sa manière, et c’est par là qu’il se sépare de la simple philosophie religieuse.
Mais, pour peu qu’on pénètre au delà des premières apparences, on voit éclater des divergences et des oppositions profondes qui finissent par tout atteindre, méthodes et doctrines.
Il n’est pas rare d’entendre dire que ce sont des diversités d’interprétation, plutôt que de principe, et que, partout où la norme scripturaire est reconnue, il faut laisser place aux conceptions et aux directions particulières. En un sens cela est vrai, puisqu’au milieu des divisions ecclésiastiques et théologiques, on s’accorde à voir dans la Bible les archives du Christianisme et que chacun veut l’avoir pour soi. Mais, au fond, c’est presque toujours dans des différences de principe que les différences d’interprétation ou d’application ont leur raison première, leur cause formelle. Tout en environnant la norme scripturaire d’un respect conventionnel, ici on l’abaisse et on l’infirme, si on ne l’annule pas entièrement, en lui enlevant son caractère théopneustique qui est son élément essentiel ; là on pose à côté d’elle d’autres normes (conscience, raison, tradition) auxquelles on la soumet à des degrés et en des sens divers. Chacun de ces points de vue faisant à la Bible une position spéciale devant la science comme devant la piété, en modifie nécessairement et profondément l’action, dans l’œuvre de la dogmatique, de même que dans l’œuvre de la foi.
De là l’importance de bien constater principe du protestantisme évangélique, qui est le nôtre, et de le maintenir dans sa pure et pleine intégralité.
Le principe protestant peut s’envisager soit vis-à-vis du principe catholique, avec lequel il est en opposition directe, soit vis-à-vis des principes qu’ont voulu lui adjoindre ou lui substituer diverses écoles protestantes qui aboutissent à l’illuminisme ou au rationalisme.
Vis-à-vis du catholicisme, qui fait prédominer la tradition, l’autorité de l’Eglise ou du Saint-Siège, le protestantisme pose l’Ecriture comme règle souveraine de la vérité et de la vie, comme seule autorité divine.
Vis-à-vis de l’illuminisme et du rationalisme, qui placent en première ligne, l’un le verbe intérieur, le témoignage du Saint-Esprit, c’est-à-dire la permanence d’une sorte de révélation surnaturelle, l’autre la raison spéculative ou la conscience religieuse et morale, c’est-à-dire une sorte de révélation naturelle, il pose la parole apostolique, seule expression authentique de la révélation chrétienne, qui, par cela même, doit tout juger et tout régir.
D’un côté, le protestantisme est d’accord avec le rationalisme et l’illuminisme pour rejeter le joug des traditions que Rome fait peser sur les peuples ; d’un autre côté, il est d’accord avec le catholicisme pour maintenir, contre l’illuminisme et le rationalisme, une autorité et une règle extérieures. Sa maxime est celle du Seigneur : Il est écrit. (Matthieu 4.4, 7, 10).
Les Réformateurs tirèrent la Bible de dessous le boisseau et la replacèrent sur le chandelier. Ils en firent leur arme offensive et défensive. Ils l’invoquèrent comme la lumière et la loi du monde chrétien, comme la charte constitutionnelle de l’Eglise.
Rome et ses adhérents soutenant, dans l’intérêt de leur système, qu’elle est imparfaite, corrompue, obscure, incertaine, inefficace par elle-même, les Réformateurs maintinrent qu’elle est :
- parfaite, en ce sens qu’elle répond pleinement au but de la religion, et qu’elle renferme tout ce qui importe à la vie de la foi (Jean 20.31 ; 2 Timothée 3.15-17) ;
- intègre, c’est-à-dire arrivée jusqu’à nous sans altération qui puisse en compromettre et en fausser le contenu ;
- claire, dans tout ce qui est, essentiel au salut (textes ci-dessus et Jean 5.39 ; Psaumes 19.8, 9 ; Psaumes 119 et 105) ;
- certaine et efficace, reposant sur un fondement assuré et manifestant avec puissance la vérité et la volonté divines.
Ils proclamèrent que c’est le droit et le devoir de tout chrétien de la lire, d’y puiser ses croyances et de juger par elle les doctrines et les Eglises.
Que ce soit là le principe théologique de la Réformation, c’est ce dont tout le monde convenait jusqu’ici et qu’il suffisait d’indiquer ou de rappeler. Aujourd’hui, cela ne suffit plus. Nous avons affaire à une science qui s’attaque bravement à l’évidence même, quand elle lui barre le chemin, et qui possède l’art de changer la lumière en ténèbres et vice versa. On sait quels systèmes elle a donnés successivement pour le Christianisme réel. Et sa haute critique ne le cède pas à sa haute dogmatique ; elle plie l’histoire, comme tout le reste, à ses idées. Ainsi, sur le point dont nous nous occupons, elle soutient, d’une part que le monde s’est trompé en se figurant que les Réformateurs ont soumis la pensée et la vie chrétienne à l’Ecriture dans le même sens que le catholicisme les soumet à l’Eglise ; elle prétend démontrer, d’autre pari, que le principe formel du protestantisme va se fondre dans son principe matériel, qui est le vrai, et que ce dernier (justification par la foi) n’est au fond que l’émancipation de la conscience individuelle, l’intronisation du principe d’autonomie sur les ruines du principe d’autorité.
Singulières thèses, pour dire le moins, malgré les noms qui les patronnent ci. la faveur dont elles jouissent ! Pour faire tomber la première assertion, avec les raisonnements et les textes dont on l’étaye, il suffit d’un regard sur les écrits des Réformateurs et sur leurs actes, sur leur doctrine et sur leur vie : voyez, par exemple, Luther à Worms. La Bible est la forteresse céleste d’où ils partent pour conquérir, où ils se retirent et se retranchent pour conserver. S’il y a quelque chose de certain, quoique chose d’incontestable et qui dût être incontesté, c’est qu’en dernière analyse la Réformation fut le remplacement de l’autorité de l’Eglise par l’autorité de l’Ecriture. Qu’on dise que les Réformateurs ne furent littéralistes, ni quant à l’inspiration, ni quant à l’interprétation, comme on le fut plus tard ; que tout en s’inclinant devant la Parole de Dieu, ils eurent autant d’indépendance critique et exégétique que d’indépendance dogmatique ; qu’ils firent une large part à la conscience religieuse et morale, etc., on en a le droit, car on est alors dans le vrai. Mais affirmer qu’ils ne reconnurent pas à la Bible cette autorité divine qui en fait la source et la règle souveraine de la vérité, c’est les travestir, c’est annuler leur doctrine fondamentale par l’exagération de quelques détails mal interprétés, c’est substituer une prétendue conséquence de leur principe à ce principe lui-même, c’est les faire ce qu’on les veut, au lieu de les prendre et de les laisser tels qu’ils sont. Si leurs exemples nous protègent contre cette rigide orthodoxie qui nous accuse de tout renverser dès que nous n’admettons pas le Canon providentiel et la théopneustie plénière, ils repoussent d’entrée cette haute théologie qui, par une tactique tellement étrange qu’on a de la peine à la croire toujours loyale, essaye de s’abriter sous leur ombre en s’attaquant à l’autorité des Ecritures.
Tous les symboles du xvie siècle sont d’accord sur ce point qu’on s’étonne de voir mis en question. Voici l’article V de la Confession de La Rochelle : « Nous croyons que la Parole contenue en ces Livres est procédée de Dieu, duquel seul elle tire son autorité. Et d’autant qu’elle est la règle de toute vérité, contenant tout ce qui est nécessaire pour le service de Dieu et de notre salut, il n’est pas loisible aux hommes, ni même aux anges, d’y ajouter, diminuer ou changer. D’où il s’ensuit que ni l’antiquité, ni la coutume, ni la multitude, ni la sagesse humaine ; ni les jugements, ni les décrets, ni les conciles, ni les visions, ni les oracles, ne doivent être opposés à cette Ecriture sainte ; mais au contraire, toutes choses doivent être examinées, réglées et réformées selon elle ». Cet article n’est qu’une expression de la pensée et de la foi communes. Tous les symboles reposent sur le même fondement. C’est donc bien là-dessus que s’élève la Réformation ; c’est donc bien son principe constitutif et générateur. Il est plus qu’étrange, répétons-le, d’avoir à prouver un tel fait au sein même du protestantisme. Mais, inutile en soi, cela est nécessaire dans l’état actuel des choses, et il faut y insister.
Si nous passons du côté externe ou historique de la question à son côté interne ou dogmatique, le résultat n’est pas moins évident. Bien loin d’avoir penché vers cet individualisme ou cet humanisme dont on leur fait gloire, les Réformateurs poussèrent l’action divine jusqu’à la négation du libre arbitre. Tout est pour eux œuvre de Dieu, au dedans par sa Grâce, au dehors par sa Parole. C’est là-dessus qu’ils fondent toute l’autorité de leur doctrine, c’est par là qu’ils veulent être jugés. Et puis, regardez au protestantisme lui-même : si vous lui enlevez son principe formel, ou que vous ne le lui laissiez que tronqué, amoindri, quintessencié, il cesse d’être lui-même, il dérive, ou vers le catholicisme, ou vers l’illuminisme, ou vers le rationalisme. L’anglicanisme porte aussi atteinte au principe protestant en croyant l’assurer par celui du consentement des premiers siècles ; et on l’a vu à plusieurs reprises, et de nos jours encore, incliner vers Rome.
Les doctrines extrêmes qui veulent que les dons du Saint-Esprit soient toujours ce qu’ils furent à l’origine, aboutissent à l’illuminisme ou au rationalisme, dès qu’on les pousse à leurs conséquences logiques et finales.
a) A l’illuminisme, si l’on reconnaît du surnaturel proprement dit dans l’âge de fondation, conformément aux récits sacrés ; ce surnaturel (miracle, prédictions, révélations), doit être là encore puisque, selon l’hypothèse, l’Eglise possède toujours ce qu’elle a possédé au commencement ; il doit être autour de nous, il doit être en nous ; il ne peut pas ne pas y être. C’est la faiblesse de notre foi qui seule nous cache les puissances du Ciel, ou qui les lie entre nos mains. Ce point de vue a été de nos jours celui des Swedenborgiens, en Suède, des Irvingiens, en Angleterre, des Lardoniens, en Suisse ; et l’on sait où il les a conduits.
b) Ces doctrines aboutissent au rationalisme, si l’on nie le surnaturel dans les premiers temps comme aux temps actuels, car alors, les hommes apostoliques, laissés à eux-mêmes dans leur enseignement oral et écrit, ne nous donnent que leur impression, leur conception, leur opinion propre, qui n’a droit à être admise qu’après avoir été vérifiée par la science ou par la conscience. Et si la critique et l’exégèse font disparaître le miraculeux dont les Livres saints environnent la première prédication de l’Evangile, elles peuvent, elles doivent, en vertu des mêmes principes et par les mêmes procédés, le faire disparaître également de la vie de Jésus-Christ. Si l’histoire des disciples n’est qu’une légende, comment celle du Maître n’en serait-elle pas une aussi, quand c’est le même témoignage qui nous porte l’une et l’autre ? Et que reste-t-il, quand pour effacer le miraculeux et le théopneustique du Nouveau Testament on en a effacé l’historique lui-même ? Il reste, il est vrai, la grande figure du Fils de Marie, mais voilée derrière des créations fantastiques, et plutôt entrevue qu’aperçue ; il reste cette mystérieuse puissance de sa parole et de sa vie, d’où est sorti un nouveau monde, mais nous ne voyons sa vie, nous n’entendons sa parole qu’à travers des récits où le réel et le traditionnel, l’historique et le mythologique se mêlent dans d’indéfinissables proportions : nous avons devant nous l’effet immense qu’il a produit, sans avoir rien de certain, ni sur ce qu’il a été, ni sur ce qu’il a dit, ni sur ce qu’il a fait. C’est un idéal à reconstruire ; et l’esprit de système peut y tailler à son aise et à sa guise. On sait ce qu’il y a trouvé dans son double courant du xviiie et du xixe siècle. Mais que deviennent alors et le Christianisme évangélique et le protestantisme positif ? Regardez où arrivent autour de nous les esprits qu’entraîne cette direction ; regardez à l’Allemagne d’où elle nous vient. La mort spirituelle s’est étendue de proche en proche sur ces Eglises, jusque-là distinguées entre toutes, à mesure qu’une science délétère y a dépouillé le Livre sacré de son caractère de révélation ; la vie y revient à mesure que se ranime la foi à la théopneustie scripturaire. Tous ceux qui s’y occupent de la grande œuvre de rénovation sentent que là est la seule ressource et la seule force. C’est l’anti-biblicisme, sous les mille formes qu’il a revêtues depuis trois quarts de siècle, qui a ravagé ces Eglises ; c’est le biblicisme qui les restaure peu à peu. Et si vous voulez une sorte de contre épreuve de ce fait dans un autre fait collatéral, voyez la Bible, la Bible divinement inspirée, servant de base vivante à toutes les grandes œuvres, à tous les grands réveils de nos jours. — Enseignements de l’expérience qui constateraient le vrai principe protestant, quand il ne serait pas écrit partout. — Ecoutez les hommes désintéressés dans la question, M. Renand, M. Schérere ; ils s’accordent à reconnaître que le protestantisme croule si on lui enlève la divine autorité de l’Ecriture, comme le catholicisme si on lui enlève celle de l’Eglise.
d – « De l’Avenir de la Religion ».
e – « Crise du Protestantisme ».
Mais c’est plus qu’assez, je pense, sur ce premier point. Ajoutons quelques remarques sur le second.
Ici l’on affirme d’abord, en rapprochant le principe formel du protestantisme de son principe matériel, qu’il faut nécessairement que l’un des deux prime l’autre dans l’ordre génétique, et que cette priorité, qui le fait proprement principe en le faisant fondamental et constitutif, appartient de droit au principe matériel (celui de la Justification par la foi), fond central et vital de l’Evangile, point radical de séparation entre le protestantisme et le catholicisme. On affirme ensuite que le principe matériel, saisi dans sa signification intime et profonde, est l’intronisation de la religion personnelle, de l’autonomie de la conscience religieuse, de l’individualisme chrétien.
Double assertion, double paradoxe.
Il est positif, nous venons de le voir, que le protestantisme a dans l’Ecriture sa règle de foi, sa base fondamentale, sa charte constitutionnelle. La doctrine de la Justification, comme celle de la Rédemption, ou de l’Expiation, avec laquelle elle ne fait qu’un (Romains 3.23-24), tient au grand mystère de piété qui ne nous est connu que par la Révélation. Dieu seul a pu déterminer les conditions de relèvement d’un monde déchu, lui seul peut nous en assurer. Dès lors, quelle que soit l’importance dogmatique et pratique de la doctrine de la Justification, dans la question du principe théologique ou du moyen de connaissance et de certitude, elle ne vient qu’après celle de l’Ecriture. L’ordre du salut, le don de Dieu en Jésus-Christ, ne nous est réellement notifié que par la Parole de Dieu. Le principe formel précède donc, en fait et en droit, le principe matériel ; il est donc bien le principe premier et vraiment constitutif.
Et puis, pour trouver dans le dogme de la Justification par la foi la pensée ou l’intention qu’on y cherche, pour y trouver le subjectivisme ou l’autonomisme auquel on le réduit, on le fait tout autre que ne l’ont fait saint Paul et les Réformateurs. Quelque vrai qu’il soit que le protestantisme a relevé l’individualité en renversant les intermédiaires que l’Eglise avait placés entre les âmes et le Dieu-Sauveur, en rendant à la conscience sa responsabilité et, par suite, sa spontanéité et son activité propres, la doctrine de la Justification n’est de rien là-dedans ; prise en soi, telle que la Réformation l’a entendue, elle est simplement la proclamation du salut gratuit et elle peut s’allier au confessionalisme le plus outré ; elle l’a souvent fait (xviie siècle), elle le fait encore (haut-luthéranisme). On n’en déduit ce qu’on nomme l’individualisme chrétien qu’en en changeant le fond réel.
Quand, placé en dehors du mouvement théologique de nos jours, et par cela même à l’abri de ses entraînements et de ses fascinations, on le juge d’après l’impression générale qu’il produit, on s’étonne non seulement d’une foule de théories dont il s’est engoué, mais, en mille cas, de ses notions et de ses maximes axiomatiques, de ses principes et de ses arguments. En admirant cette œuvre colossale d’investigation et d’érudition, on sent que c’est à beaucoup d’égards une science enivrée d’elle-même, à la fois partielle et excessive, éprise de nouveauté autant et plus que de vérité, qui fait, à bien des égards, fausse route en dogmatique et en critique, comme elle l’a fait, ainsi qu’on le reconnaît de plus en plus, en métaphysique ; et l’on demeure convaincu que le cycle dogmatique et critique passera comme a passé le grand cycle métaphysique où il a ses racines. Que le mouvement théologique soit la résultante du mouvement philosophique, on le voit du premier coup d’œil. Eh bien ! cette philosophie transcendantale qui a mis successivement le sceptre de l’opinion entre les mains de Fichte, de Schelling, de Hégel, a décidément fait son temps ; l’empire lui échappe ; c’est comme une armée qui tient encore la campagne, mais de toutes parts en retraite et en déroute. Qu’en sera-t-il de la théologie, sa suivante ? On sait avec quelle merveilleuse habileté, avec quelle puissance féerique, cette superbe philosophie forçait l’histoire elle-même à déposer en sa faveur. La théologie qu’elle inspire lui a emprunté ce talent d’imprimer aux faits, aussi bien qu’aux principes, ses formes et ses couleurs propres. A l’aide des procédés dialectiques dont l’arme l’esprit du temps, c’est un jeu pour elle de réduire les attestations les plus universelles et les plus constantes à des malentendus, qu’elle s’attribue la gloire de découvrir et la mission de redresser, sans craindre de pousser souvent ses déductions jusqu’à ces extrêmes où le bon sens la surprend en flagrant délit d’erreur. Ainsi, quand elle prétend se démontrer et démontrer au monde qu’on a commis une grosse méprise en se figurant, pendant trois siècles, que la Réformation, rappelant « à la Parole donnée dès le commencement », n’avait fait que déplacer le fondement divin de la foi et le porter de l’Eglise sur l’Ecriture. — Ainsi, quand elle soutient que le dogme central du protestantisme, la Justification par la foi, n’est, dans son esprit et dans son contenu essentiel, que l’intronisation de l’autonomie de la conscience. — Ainsi, quand, ramenant à un vain symbolisme toute l’eschatologie biblique, elle s’unissait au grand axiome du moment : « plus d’au delà », etc., etc. Que de contre vérités, que de romans scientifiques donnés tour à tour pour la restitution définitive de l’histoire et de la doctrine chrétienne ! Cette érudition, incessamment occupée à tout décomposer et à tout reconstruire, impose, au premier abord, autant qu’elle trouble ; elle attire par l’imprévu et le grandiose de ses œuvres, par les profondeurs qu’elle paraît ouvrir et éclairer ; mais, sur bien des points, elle tombe sous le contrôle de la raison commune, qui est autorisée à lui dire : « Ton grand savoir te met hors de sens. » Et ce verdict de la conscience immédiate qui, plus peut-être que le travail de la science, fait crouler les théories philosophiques naguère si fermes et si confiantes, doit frapper également les théories théologiques et critiques nées sur le même sol. Que de choses, où un vrai apparent s’est substitué au vrai réel ! Que d’ingénieux arguments et de brillantes théories, que de talent, de travail, d’érudition, au service des plus étranges paradoxes ! Tout cela ne rend-il pas sensible que s’il y a beaucoup à admirer, il y a aussi beaucoup à se défier. Mais revenons.
Ou rien n’est certain, ou il l’est que le protestantisme a pour principe constitutif l’Ecriture divinement inspirée, et que passer du biblicisme à ce subjectivisme métaphysique ou mystique qui se soumet l’Ecriture plus qu’il ne s’y soumet, ce serait passer à un autre protestantisme et, si l’on est logique jusqu’au bout, à un autre Christianisme. L’expérience et la réflexion le disent de concert. C’est en substituant l’autorité de l’Ecriture à celle de l’Eglise que la Réformation a tout déplacé, tout renouvelé. La direction qui veut substituer à l’autorité de l’Ecriture l’autonomie de la conscience ou de la raison, sous ombre d’inaugurer ce qu’elle nomme la foi personnelle, l’individualisme chrétien, déplacerait tout aussi ; mais, au lieu d’un renouvellement ce serait un renversement, parce que l’édifice aurait perdu son fondement divin.
Là est le piège de la science et le péril de notre temps.