Ces mots diffèrent entre eux et leurs différences ne sont pas sans importance pour la théologie. On les saisit mieux dans la langue anglaise, en rendant σύρειν, par « to drag » (tirer) et ἑλκύειν par « to draw » (attirer). Dans σύρειν, comme dans « to drag » gît toujours la notion de force ; ainsi lorsque Plutarque (De Lib. Ed. 8) parle du courant rapide d’une rivière : πάντα σύρων καὶ πάντα παραφέρων. Aussi quand il s’agit non seulement de choses, mais de personnes, σύρειν implique l’idée de violence (Actes 8.3 ; 14.19 ; 17.6) qui n’est pas nécessairement dans ἑλκύειν ou ἑλκειν : elle peut y être (Actes 16.19 ; 21.30 ; Jacques 2.6 ; cf. Hom. Il. xi, 258 ; xxiv, 52, 447 ; Aristoph., Equit. ; Euripid., Troad. 70 : Αἰὰς εἷλκε Κασάνδραν βίᾳ) ; mais non pas nécessairement (ainsi Platon, Rep. 6.494 e : ἐὰν ἕλκηται πρὸς φιλοσοφίαν ; cf. 7.538 d), pas plus qu’elle n’est rigoureusement attachée dans l’anglais à to « draw », qu’on emploie encore pour désigner une attraction spirituelle et morale, ou encore dans le latin « traho » (« trahit sua quemque voluptas » ).
Ce n’est que pour autant que nous aurons présente à l’esprit cette différence entre ἑλκύειν et σύρειν, que nous pourrons défendre contre une fausse interprétation deux passages, importants pour la doctrine, et qui sont dans l’Évangile selon St. Jean. Le premier est au Jean 12.32 : « Quand je serai élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi » (πάντας ἑλκύσω). Comment un Sauveur crucifié, et ainsi élevé, peut-il attirer tous les hommes à lui ? Non par la force, car par elle-même la volonté n’a point de force, mais le Christ élèvera les hommes par la divine attraction de son amour. Et cet autre passage (Jean 6.44) : « Personne ne peut venir à moi à moins que le Père qui m’a envoyé ne l’attire » (ἑλκύσῃ αὐτόν). Quiconque repousse toute « gratia irresistibilis », qui transformerait l’homme en vraie machine, et qui, bon gré mal gré, le traînerait à Dieu, doit convenir d’emblée et doit même affirmer que ce ἑλκύσῃ ne peut désigner rien de plus que les puissants attraits, la force séduisante de l’amour, l’attraction des hommes par le Père au Fils ; comp. Jérémie 31.3, εἵλκυσά σε, et Cantique des cantiques 1.3-4a. Si nous trouvions σύρειν dans l’un ou l’autre de ces textes (ce n’est pas que je conçoive la chose comme possible), ceux qui croient à une « gratia irresistibilis » pourraient soutenir que les déclarations de notre Seigneur ne laissent de place qu’à leur interprétation, mais ils ne le peuvent plus telles que ces déclarations existent maintenant.
a – A propos de ce dernier passage, citons ici les excellentes paroles d’Augustin, que l’on met en avant comme un défenseur de cette doctrine (In Evan. Joh. Tract, xxvi, 4) : « Nemo venit ad me, nisi quem Pater adtraxerit. Noli te cogitare invitum trahi ; trahitur animus et amore. Nec timere debemus ne abhominibus qui verba perpendunt, et a rebus maxime divinis intelligendis longe remoti sunt, in hoc Scripturarum sanctarum evangelico verbo forsitan reprehendamur, et dicatur nobis, Quomodovolun-tate credo, si trahor ? Ego dico : Parum est voluntate, etiam voluptate traheris. Porros i poetædicere licuit, Trahit sua quemque voluptas ; non necessitas, sed voluptes ; non obligatio, sed delectatio ; quanto fortius nos dicere debemus, trahi hominem ad Christum, qui delectatur veritate, delectatur beatitudine, delectatur justitia, delectatur sempiterna vita, quod totum Christus est ? »
Conformément à tout cela, disons que dans ἑλκύειν le sens qui prime c’est celui d’une attraction vers un certain point et dans σύρειν celui d’un simple tirage (merely dragging) après soi ; ainsi Lucien (De Merc. Cond., 3), comparant l’homme à un poisson déjà pris à l’hameçon et qu’on tire à travers l’eau, décrit cet homme comme συρόμενον καὶ πρὸς ἀνάγκην ἀγόμενον. Il n’est pas rare qu’on trouve dans σύρειν l’idée d’un tirage effectué sur le sol, car ce qu’on entraîne de force et contre sa volonté traînera sur la terre (cf. σύρμα, σύρδην et Ésaïe 3.16), comme traîne, par exemple, un corps mort (Philo, In Flac, 21). On peut alléguer Jean 21.6, 11, avec le vers. 8 du même chapitre à l’appui de ce que nous venons d’affirmer. Aux vers. 6 et 11, c’est ἑλκύειν qui est employé, car il s’agit là d’un tirage de filet vers un certain point ; d’un tirage par les disciples vers eux-mêmes dans la barque et par Pierre vers lui-même sur le rivage. Mais au vers. 8, ἑλκύειν cède la place à σύρειν ; car là il ne s’agit plus que du tirage du filet, qui avait été attaché à la barque et qui traînait dans l’eau. La version anglaise a maintenu cette distinction, ainsi que la traduction allemande de De Wette, qui se sert de « ziehen » pour ἑλκύειν et de « nachschleppen » pour σύρειν ; mais ni la Vulgate, ni Théod. de Bèze n’observent de différence ; partout ils mettent « trahob ».
b – Calvin, de Beausobre et L’Enfant traduisent le ἑλκύειν et le σύρειν des ver. 6 et 8 par « tirer » dans les deux cas ; Sacy par « retirer » et « tirer » ; Arnaud par « retirer » et « traîner » ; Alb. Rilliet par « retirer » et « entraîner ». Les versions de Lausanne et de Vevey par « tirer » et « traîner. » Trad.