« Etrangers et passagers sur la terre. »
(Hébreux 11.13)
Paul Rabaut ouvrit les yeux dans la maison d’un marchand drapier, le 29 janvier 1718, trois années après la mort du « Roi Soleil ». Il naquit à Bédarieux, au pied des Cévennes, et respira, dès son enfance, l’atmosphère surnaturelle du Désert. Adolescent, il s’attacha à un pasteur auquel il servait de guide en ses courses vagabondes, au service de l’Eglise sous la croix ; Paul faisait lui-même sa part dans le culte publie, en lisant à haute voix la Bible. Agé de vingt ans, il fut reçu « à la charge de prédicateur » par le synode du Bas-Languedoc ; il se maria, l’année suivante, et compléta ses études, sommaires, par un séjour de six mois au séminaire français de Lausanne. Le malheur des temps favorisait peu la préparation scientifique des candidats au martyre ; Paul Rabaut ne savait pas un mot de latin. Consacré pasteur, il s’établit en 1741 à Nîmes, d’où rayonna son activité apostolique durant quarante-quatre ans.
Il a formulé, en ces termes, les sentiments qui l’animaient dans son ministère. Ecrivant à l’intendant du Languedoc, en 1746, il déclarait : « En me destinant à exercer le ministère dans ce royaume, je n’ai pas ignoré à quoi je m’exposais ; aussi, me suis-je regardé comme une victime dévouée à la mort. Aucune considération humaine n’aurait été capable de me faire prendre ce parti ; car (outre qu’il n’est rien de plus triste, selon le monde, que le genre de vie des ministres du Désert), la vie étant d’ailleurs le plus précieux des biens temporels, aucun avantage humain ne peut balancer celui-là, ni par conséquent porter un homme raisonnable à en faire le sacrifice. Votre Grandeur sait parfaitement qu’il est du devoir de tous les hommes de faire tout le bien qu’ils peuvent à leurs semblables. Convaincu qu’on ne saurait être plus utile au prochain qu’en l’instruisant de ses devoirs et travaillant à le porter à s’en acquitter, j’ai cru faire le plus grand bien dont j’étais capable en me vouant à l’emploi de pasteur. L’ignorance est la mort de l’âme et la source d’une infinité de crimes. Les protestants, étant privés du libre exercice de la religion, – ne croyant pas pouvoir assister aux exercices de la religion romaine, – ne leur étant permis d’avoir les livres dont ils auraient besoin pour s’instruire,- jugez, Monseigneur, quel pourrait être leur état, s’ils étaient absolument privés de pasteurs. Ils ignoreraient leurs devoirs les plus essentiels ; ils tomberaient, ou dans le fanatisme, source féconde d’extravagances et de désordres, ou dans l’indifférence ou le mépris de toute religion. Que si les menaces ou les mauvais traitements les portaient à professer la religion nationale, ce ne serait qu’extérieurement. Ainsi on ferait, tout au plus, des hypocrites, qui détesteraient dans le fond du cœur ces actes qu’ils feraient au dehors. Mais quel fond l’Etat pourrait-il faire sur des hypocrites et des gens sans religion, ou plutôt que n’en aurait-il pas à craindre ? Votre Grandeur n’ignore point que le ministère des pasteurs a obvié en grande partie à ces inconvénients. »
Et le jeune ministre de l’Evangile ajoutait : « Je n’ai rien négligé pour instruire solidement ceux qui ont été confiés à mes soins. Je me suis attaché, surtout, après avoir établi les vérités fondamentales de la religion, à presser les devoirs importants de la morale. J’ai fait des discours exprès sur l’obéissance au Souverain. »
Celle-ci n’était pas toujours facile. Quelques mois auparavant, dans le Vivarais, les soldats du roi avaient massacré des protestants sans armes, qui redemandaient leur guide bien-aimé, le pasteur Desubas, arrêté dans la nuit du 11 au 12 décembre 1745. Exaspérés, les huguenots résolurent d’arracher le prisonnier au régiment qui devait le conduire à Montpellier. Dix mille hommes, non mariés, prêts à tout, se réunirent, brandissant fusils, faux et fourches. Rabaut se jeta, volontairement, dans une de leurs embuscades, et les supplia de renoncer à une entreprise désespérée. « Non seulement, disait-il, vous serez rebelles envers le roi, mais vous ne sauverez pas Desubas, puisqu’il avance entre deux cavaliers qui tiennent la pointe de leur sabre sur son cœur, et qui le tueront au premier signal. -- N’importe, vociféraient les protestants, nous le voulons mort ou vif ! » Rabaut, gémissant d’une telle fureur, finit par s’écrier : « Mes amis, ce pasteur, que vous essayez de sauver, blâmerait votre aveugle amour pour lui. Ah ! si Dieu me destine pareille fin, je vous en conjure, laissez-moi mourir en paix ; que je ne sois pas la cause des pleurs causés par vos morts, ni des calamités qui suivraient une telle révolte. » Cette objurgation pathétique dissipa une légitime colère ; à l’endroit marqué pour le plus acharné combat, les cavaliers du roi défilèrent paisiblement ; et le pasteur Desubas fut mené au martyre, sans incident…, grâce au pasteur Rabaut. Telle était, pour nos pères, l’époque du Désert !
Vous représentez-vous les ministres de l’Evangile, errant dans la montagne, se glissant de cachette en cachette, pour échapper à la maréchaussée ? Dans les maisons de leurs paroissiens, une trappe leur permet de disparaître sous le plancher, à la moindre alerte. Ailleurs, ils se dissimulent au fond d’un puits, au ras de l’eau ; on suppose que Rabaut employa souvent un trou de ce genre. On cite un pasteur qui se dissimula derrière le liquide voile d’une cascade. En hiver, impossible d’allumer du feu, sans se trahir. Les prédicants huguenots pouvaient répéter avec saint Paul, qu’ils manifestaient les signes du véritable apostolat par leur persévérance à braver les intempéries, le jeûne et le martyre. Voilà bien la vraie « Succession apostolique », laquelle est, avant tout, d’ordre spirituel, et non de nature cléricale.
Et parmi les « fidèles », quelle fidélité ! Des émissaires de confiance les prévenaient du lieu et du moment de la prochaine « assemblée ». On s’y rendait par menus groupes, la nuit, en parlant bas ; on entourait de linge les sabots des moutures, pour amortir le bruit de leurs pas. Les différents morceaux de la chaire, démontable, du prédicateur étaient portés séparément, de manière que le passant ne soupçonnait point leur destination.
Et cependant, quel respect des choses saintes, quel souci du décorum religieux ! Les circonstances auraient légitimé l’absence de tout cérémonial ; une réunion, purement laïque d’apparence, aurait dépisté les soupçons. Au contraire, par déférence pour la Parole de Dieu, le pasteur parlait du haut d’une tribune, avec robe et rabat, sans oublier la toque. Pour célébrer dignement la Cène, on apportait les coupes et les plats de la communion.
Rabaut connut cette vie de « Juif errant », ou de criminel poursuivi, voire de traitre à la patrie, car l’on soupçonnait volontiers les protestants d’être « vendus à l’étranger ». Le clergé romain, sachant de quelle manière il avait traité les huguenots, ne pouvait croire à leur loyalisme français. Rabaut fut accusé d’avoir composé un cantique pour demander à Dieu le triomphe des armées britanniques ! Sous ce prétexte, des Dragonnades furent réorganisées en Languedoc, et des jeunes filles enfermées à la Tour de Constance. Rabaut eut souvent, pour cabinet de travail, une hutte dans la forêt ; et cette cabane devenait le centre des affaires protestantes de France. Il rédigeait des lettres signées de pseudonymes bizarres : Tuabar, Luap, Pastourel, ou Chevalier de l’Etoile. Ecrivant à Antoine Court, il l’appelait M. de Goutrespac, ou Toupareges, ou Darcougt.
Bien qu’il réprouvât toute résistance armée, il était condamné à mort. Il écrivit, à un certain moment : « Je vaux plus que je ne valais ; ma tête était à 6.000 livres ; aujourd’hui, elle est à 20.000 ; et, au lieu de la corde, on me menace de la roue. » Aussi, le sceau de ses lettres était-il un nouveau-né dont les bras reposent sur une tête de mort ; à côté des mains, une couronne d’épines. Devise : Né à pâtir et mourir.
Les années 1746 et 1747 furent très dures pour les « religionnaires ». On jeta plus de deux cents protestants aux galères ; de nombreuses femmes subirent la pénalité du fouet ; on condamna sept prédicateurs à mort ; un seul fut pendu, puis précipité à l’égout. Vers 1750, on essaya dans la région de rebaptiser catholiques tous les enfants protestants ; si, plus tard, un néophyte ainsi accommodé abandonnait le romanisme, il était traité comme « relaps », condamné aux galères perpétuelles ; après sa mort, on devait traîner son corps sur une claie et le jeter à la voirie. Que le clergé ait réussi ou non à réaliser pareil programme, un tel dessein note d’infamie les célibataires qui perpétrèrent un pareil attentat contre la famille. Partout éclatèrent les scènes de désolation ; on traquait les petits. Deux fillettes, pourchassées par les gendarmes, sortaient par la fenêtre quand ils entraient par la porte. On finit par les capturer ; la plus jeune tomba gravement malade, au milieu des étrangers qui violentaient son âme ; on la rendit mourante à ses parents, - mais « éternellement sauvée » par application externe du sacrement papal.
Rabaut écrit : « Je ne trouve plus de maison pour placer mes enfants. » Et encore : « Je suis toujours fort en peine pour trouver des retraites, soit pour moi, soit pour mes enfants.. Il y a autant d’espions que de mouches. » Pour les dépister, il s’habillait en marchand forain, en garçon boulanger. Les lettres qu’on lui adressait portaient la suscription : A Mademoiselle Jeannette. Il fut saisi, mais put échapper à cheval. Du reste, les protestants se vengeaient des faux frères. Rabaut expose : « Un traître ayant dénoncé une assemblée, le lendemain quelques personnes masquées l’attendirent dans un chemin, et lui coupèrent les bras et une jambe. La malheureuse qui vendit Bénézet fut trouvée, dans sa chambre, noyée dans son sang ; quelqu’un lui ayant coupé la gorge. Voilà de quoi décourager les vendeurs. » - O lugubres répercussions de la tyrannie religieuse !
Dans ses lettres, Rabaut ne pouvait s’exprimer librement. Pour désigner le synode national, il emploie l’expression : « La grande foire ». Ecrivant au maréchal de Richelieu, il signe : Eléonore de Vaterville.
Après avoir conté diverses violences exercées contre les huguenots, il ajoute : « De pareils procédés répandent la terreur dans les esprits. Les protestants ne se croient point en sûreté chez eux. Un grand nombre ont abandonné leurs maisons, et la plupart de ceux qui restent couchent la nuit à la campagne, pour n’être point surpris par les cavaliers de la maréchaussée. Tout cela ne peut qu’être infiniment préjudiciable à l’agriculture, au commerce, et particulièrement à la manufacture royale établie à Bédarieux ... Les protestants qui m’ont appris ces divers faits en paraissent plus affligés que surpris. On nous a livrés, disent-ils, à la discrétion d’un clergé barbare, qui se délecte à voir répandre notre sang, et il ne manque pas d’officiers animés du même esprit … En vérité, je rougis pour la nation française. Où est donc cette politesse, cette affabilité, cette humanité dont elle se pique ? … Si je voulais parler politique, que de choses n’aurais-je pas à dire ? Mais cette matière n’est pas du ressort des femmes. »
Dans une lettre « Aux amis et protecteurs de Genève et de Lausanne », il dit encore : « De tous les peuples du monde, il n’en est aucun dont la situation soit aussi misérable que l’est celle des protestants de ce royaume, quoiqu’on ne puisse leur reprocher autre chose qu’un invincible attachement à leur religion et au culte divin … Ce serait peu dire, que d’avancer qu’on les traite comme s’ils étaient les ennemis déclarés de l’Etat ; on en agit avec eux précisément comme on ferait avec des bêtes féroces, dont on voudrait purger la terre … Si l’on continue à les traiter comme des bêtes, pourra-t-on les blâmer de chercher des climats où ils soient traités comme des hommes ? »
Dans son angoisse, Rabaut ne se lasse point d’en appeler au roi lui-même. En 1757, il lui écrit : « Votre Majesté n’a que trop longtemps ignoré nos malheurs et notre fidélité … Verrez-vous, sans pitié, des millions d’hommes qui, de toutes vos provinces, et de toute l’Europe, tendent les bras vers vous ? Laisserez-vous plus longtemps fortifier la domination étrangère par une foule innombrable de vos sujets, accroitre à regret, par leur industrie, les forces de vos ennemis ? » En 1758 : « Qu’ils sont affreux, Sire, les maux qui fondent sur nous depuis près d’un siècle !… On excite les enfants à se soulever contre leur père, et le fils libertin, qui veut couvrir les désordres d’une vie dissolue par une abjuration simulée de sa religion, peut violer impunément les droits les plus sacrés, à l’ombre d’une protection que les dépositaires de votre autorité dans les provinces n’oseraient lui refuser … A ces violences, qui frappent nos cœurs dans l’endroit le plus sensible, se joignent des vexations tout à fait désespérantes ... Le sentiment de nos calamités nous accable, et nous ôte le pouvoir d’en exprimer tout l’excès. » En 1761 : « Il ne s’agit point, Sire, de la cause de quelques particuliers ; ce sont plus de quatre-vingt mille familles de la province de Languedoc, c’est un peuple entier, qui réclame votre justice et le droit qu’il a sur le cœur compatissant de votre Majesté. Si l’attachement pour la religion dans laquelle on naquit, qu’on a sucée avec le lait, qu’on a aimée dès qu’on a fait usage de sa raison, à laquelle on s’est consacré après l’avoir examinée dans l’âge mûr ; si un tel attachement est un crime, tous les protestants de votre royaume en sont coupables. Mais… quand même notre foi ne serait fondée que sur des préjugés, la charité permettrait-elle d’employer la violence pour les dissiper ? Non, Sire, la violence raidit les esprits qu’il faut éclairer … Comment des ministres du sanctuaire peuvent-ils concevoir le projet de trainer aux autels, et d’initier par force à leurs mystères sacrés, un peuple qui fait profession ouverte d’une foi opposée à ces mêmes mystères ? Ne devraient-ils pas, plutôt, être les premiers à demander au Souverain une loi nouvelle, propre à prévenir de telles profanations ? »
Mais Paul Rabaut, tout en suppliant le roi de s’émouvoir en faveur des protestants, ne permettait pas à ceux-ci de s’apitoyer sur eux-mêmes. Le 20 février 1761, quelques jours après l’appel déchirant au souverain, le fidèle ministre adressait une épître pastorale aux Réformés de l’église de Nîmes. Avec l’intransigeance des premiers martyrs et l’autorité des évêques primitifs, il osait déclarer : « Il faudrait n’avoir aucune teinture du christianisme, pour ignorer que le disciple du Christ est indispensablement obligé de professer publiquement sa foi, et que la crainte même de la mort ne saurait l’autoriser à la moindre tergiversation... Concluez de là, mes très chers frères, qu’il ne vous est point permis de faire le moindre acte d’adhérence à l’Eglise romaine, ni pour vos mariages, ni pour le baptême de vos enfants, ni dans aucun autre cas, quel qu’il soit. Vous ne pouvez pas plus assister à la messe, que les trois Hébreux ne pouvaient assister à la dédicace de la statue du roi Nabucadnetsar. Si saint Pierre mit son salut en danger, en disant qu’il ne connaissait pas Jésus-Christ, vous n’exposeriez pas moins le vôtre, en disant que vous renoncez à votre religion, et que vous promettez de vivre et de mourir dans la religion romaine … Il est vrai qu’un orage formidable semble s’être formé sur vos têtes. Vos fortunes, votre liberté sont menacées ; vos femmes, vos enfants, sont devenus pour vous des objets d’alarmes et d’effroi ; il semble que le Seigneur veuille vous appeler au sacrifice douloureux de vos affections les plus chères ; et ce qui est mille fois plus redoutable, pour de vrais chrétiens, vos consciences sont exposées aux combats les plus violents ; elles seront peut-être réduites à la cruelle extrémité d’opter entre obéir à Dieu, et obéir à votre roi.
» Si la crainte de succomber à la violence des tentations étouffe en vous le courage chrétien ; si vos âmes, énervées par le péché et trop· longtemps courbées vers la terre, se troublent à la vue du péril, et affaiblissent votre confiance, vous avez le précepte de Jésus-Christ ; Lorsqu’on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre. Nous n’avons que cette voix à vous faire entendre ; fuyez, abandonnez vos biens, votre patrie, père, mère, enfants ; emportez votre âme pour butin, et ne vous exposez pas à faire naufrage quant à la foi ; c’est le devoir indispensable du chrétien. »
Telle était la fermeté du pasteur, véritable « homme de Dieu ». Sans hésitation, il sacrifiait toujours l’intérêt particulier à celui de l’Evangile. Il en donna une preuve remarquable. Deux notables de sa paroisse furent capturés, un 1er janvier, lors d’une assemblée religieuse, tenue aux environs de Nîmes ; l’un des prisonniers s’était volontairement substitué à son vieux père, entraîné par les soldats. Les circonstances du drame mirent la ville en émoi ; on multiplia les démarches pour épargner aux captifs les horreurs du bagne. Le commandant de la province répondait : « Ils seront libérés, si Rabaut quitte le royaume. » Terrible perplexité. S’il avait cherché sa propre sécurité, il aurait saisi l’occasion de franchir la frontière, et de rejoindre ses enfants en Suisse ; mais il aurait trahi des principes sacrés en abandonnant son poste, et compromis tout l’avenir du ministère pastoral en France. « Je n’avais pas encore passé d’aussi tristes jours, écrivait-il plus tard. Je me représentais, d’un côté, les infortunés captifs, chargés de chaînes, et condamnés à ramer le reste de leurs jours sur une galère, et leurs familles réduites à une affreuse désolation. Je voyais clairement, de l’autre, qu’on ferait, dans les districts de mes confrères, les mêmes manœuvres ; qu’on y arrêterait les plus notables, sauf à les libérer quand les pasteurs auraient abandonné leurs troupeaux. Dans ces terribles et accablantes anxiétés, la religion me servit de guide ; l’intérêt public l’emporta sur l’intérêt particulier.
Je restai clone, et ces deux messieurs furent condamnés. » Sa paroisse presque entière se détourna, momentanément, de lui ; irritées, les familles des captifs se vantèrent d’amener l’arrestation de Rabaut. Il craignit même qu’on ne fit enlever de Genève ses enfants. Mais il resta inébranlable. « Je courrai plus de dangers ? mais je compte sur un redoublement de secours et de protection, de la part de mon bon Maître. »
Son inquiétude pour ses fils n’était pas un vain mot. A travers la correspondance de l’apôtre, on retrouve les traces de sa tendresse ct de sa sollicitude pour les jeunes exilés ; il en parle avec une affection maternelle. Pour dépister les soupçons, il employait, parfois, des périphrases. Il demande si « le jeune pommier » prospère ; ce garçon, devenu adulte, s’appela toujours « Rabaut-Pommier ». Il écrit : « Comment se portent les mirmidons ? Nous les embrassons de tout notre cœur. Nous vous enverrons les chemises et les peignes. » Il envoie trois paires
de bas de soie, et un petit baril d’eau-de-vie provenant de Hollande : « Les bas blancs sont pour Antoine, et les plus longs pour l’aîné ; le plus jeune aura les autres. L’eau-de-vie est destinée à bassiner la tête de l’aîné où paraissent quelques plantes de teigne. Cette opération doit se faire trois fois par semaine, avec un demi-verre d’eau-de-vie et une égale quantité d’eau chaude. » En Post-Scriptum : « Si les enfants n’ont point de robe de chambre, il faudra, s’il vous plaît, leur en faire, et donner aux pauvres ce qui ne pourra servir pour eux … » Plus tard : « Il est à propos de faire des chemises à l’aîné... J’ignore en quel état sont leurs habits. Vous me ferez plaisir de les mettre d’une manière décente, évitant également le luxe et la malpropreté. Si l’aîné n’a qu’une perruque, il ne serait pas mal de lui en faire faire une autre pour le dimanche, et que les cadets aient les cheveux en bon état. » A propos du jeune « Pommier », le père attentif explique : « Il est sujet à la bile, ainsi que ses frères ; nous vous prions de leur faire cesser l’usage du lait ; et de les faire déjeuner avec une soupe à l’ail. » En lisant ces instructions familières d’un héros préparé au martyre, on comprend cette plainte à la fois discrète et poignante : « Les longues et fréquentes persécutions que j’ai essuyées et que j’éprouve, m’ont été moins fâcheuses, m’ont moins tenté à chercher un lieu de refuge, que l’état où je savais mes enfants, et le désir d’améliorer leur sort à tous égards.
Ces inquiétudes ne visaient pas seulement leur santé, mais leur éducation. Le 2 juillet 1755, dans une lettre qui portait en suscription : Pour les trois jeunes- étrangers, le père écrivait : « Ne perdez pas votre temps en amusements frivoles. Plus vous ferez de progrès, et plus tôt je vous rappellerai auprès de moi. Je souhaite que vous deveniez savants, mais je désire avec beaucoup plus d’ardeur que vous soyez gens de bien (1). » Il les exhorte à « prier Dieu souvent… mais avec attention, avec respect et avec ardeur, et toujours au nom de Jésus-Christ. » En Post-Scriptum : « Si vous continuez à vous quereller, vous vous en trouverez mal. Je saurai bien vous séparer … Faudra-t-il que j’aie sans cesse des reproches touchant votre malpropreté ? Si vous ne conservez pas vos habits ; il faudra bien qu’on vous laisse aller comme des mendiants. Nous ne sommes pas d’humeur à tolérer ces polissonneries. »
(1) Relire la lettre de Coligny à ses enfants.
Le père qui s’exprime avec tant de sévérité est le proscrit qui écrivait, trois ans auparavant : « On met en usage les moyens les plus diaboliques pour se défaire le moi. On emploie des soldats travestis, et d’autres gens de sac et de corde qui, armés de pistolets, doivent tâcher de me trouver ou en ville ou aux assemblées ; et s’ils ne peuvent pas me saisir vivant, ils sont chargés de me mander à l’autre monde par la voie de l’assassinat. » En même temps, les autorités essayaient de rendre l’existence intenable à sa femme, avec l’espoir que Rabaut, pour mettre celle-ci à l’abri des vexations, consentirait à s’expatrier. Mais rien n’ébranla ce rocher. La grandeur antique d’une pareille persévérance inspire le respect.
D’ailleurs, les fils d’un tel père lui firent honneur. Dix ans après la lettre aux « polissons », l’aîné, Rabaut-Saint-Etienne, âgé alors de vingt et un ans, occupa la chaire du Désert, un dimanche de Pâques, et prêcha un sermon très remarqué devant treize à quatorze mille fidèles. Il préludait ainsi à ses discours politiques au sein de l’Assemblée nationale, pendant la Révolution. Quant à Rabaut-Pommier, devenu pasteur à Montpellier, il observa, le premier, l’inoculation accidentelle de la picote des vaches, et sa vertu préservatrice contre la petite vérole. Il transmit le fait à un médecin anglais, qui dut le communiquer à Jenner ; si bien qu’un huguenot aurait la gloire d’avoir découvert la vaccine. En condamnant ce calviniste à la potence, pour crime d’hérésie, on aurait donc, du même coup, livré à la mort d’innombrables catholiques romains, abandonnés à une maladie sans remède.
L’évêque d’Alais, M. de Montelus, insistait pour que les prédicants fussent mis à mort, et que leurs fidèles fussent contraints de participer aux sacrements romains. Paul Rabaut jugea sans ménagements ce programme qui rappelait trop, écrivait-il en 1752, les doucereux procédés employés envers les protestants avant la révocation de l’édit de Nantes. Alors, « Messieurs les prélats dressèrent un avertissement pastoral qui ne respirait que charité… ; mais, pour donner plus de force aux arguments, on les fit soutenir par des légions de missionnaires à la mahométane, qui, le cimeterre à la main et le blasphème à la bouche, donnaient à opter entre la mort ou la messe ». Aujourd’hui, on veut contraindre les fiancés protestants à demander la bénédiction du curé. Ce qui les désole, c’est qu’on leur fasse jouer l’infâme rôle d’hypocrites, qu’on leur fasse faire des abjurations (de bouche ou par écrit, c’est tout un), que le cœur désavoue, et contre lesquelles leur conscience se soulève avec les plus dévorants remords … Peut-on voir sans le plus affligeant scandale, que des ecclésiastiques, qui se disent dévoués au salut des âmes, les forcent si efficacement à se perdre ?… L’honneur de l’église catholique, le salut du clergé, celui des protestants, et l’intérêt même de l’Etat, demandent également que le clergé et les huguenots n’aient rien à démêler ensemble, soit par rapport à la religion en général, soit à l’égard des mariages en particulier. Les uns et les autres sont si attachés à leurs principes, et ces principes sont si opposés, qu’il n’y a aucun moyen humain de conciliation. En attendant qu’il plaise au Maître des cœurs de les réunir, rien ne serait plus chrétien, ni en même temps plus utile, que de prendre pour loi cette règle de saint Paul : Que chacun suive le sentiment dont il est persuadé. »
Et ce n’était point la une manière de parler, un artifice de rhétorique. L’admirable fermeté de Rabaut, sur le terrain de la tolérance, devait éclater à propos de l’affaire Calas. Le 13 octobre 1761, à Toulouse, on trouva le cadavre d’un jeune homme. Ses parents furent accusés de l’avoir assassiné, pour l’empêcher d’entrer dans l’église romaine. Le père, arrêté, fut roué vif ; on avait fait courir le bruit que les protestants s’adjugeaient le droit de tuer leur enfant, pour prévenir une abjuration. Or, pendant que l’infortuné Calas était en prison, Rabaut envoya au procureur un Mémoire non signé, dont il prenait la responsabilité dans une lettre d’envoi. Ce document, rédigé en collaboration avec l’écrivain protestant Angliviel de la Beaumelle, contient le passage suivant, qui mérite de rester classique : « Il n’est point vraisemblable que ce père et cette mère religionnaires de Toulouse, aient commis par fanatisme le crime qu’on leur impute, car le fanatisme est un excès de principe, au lieu que ce fanatisme-ci n’aurait pu partir que de l’oubli du principe même. Le fondement de la Réformation est le droit qu’a chaque particulier d’expliquer à son gré l’Ecriture sainte, c’est-à-dire de se faire une religion suivant ses lumières. Si ce père et cette mère étaient chrétiens réformés, ils connaissaient ce dogme fondamental : mais s’ils le connaissaient, comment pouvaient-ils empiéter sur la conscience de leur fils ? Le fils leur aurait dit : « Vous m’avez mis en mains l’Ecriture sainte ; j’y ai trouvé que l’Eglise catholique est la seule qui conduise les fidèles au salut ; c’est en partant de vos principes que je me suis éloigné de vous. Pouvez-vous m’empêcher de choisir, après m’avoir dit que j’étais maître du choix ? Voudriez-vous vous arroger une infaillibilité que vous n’accordez pas à vos propres synodes ? Et qu’auraient répondu ce père et cette mère protestants à un discours si raisonnable ? Rien, dira-t-on ; ils étaient battus par leurs propres armes ; mais pleins de rage et de folie, ils ont pris un lacet et ont étranglé leur fils. A la bonne beure ; mais du moins qu’on avoue qu’en ce moment ils étaient fous, et non chrétiens réformés... Ils ne peuvent donc être parricides, qu’après avoir cessé d’être religionnaires, de sorte que l’imputation vient proprement à ceci : Un père et une mère ont commencé par abjurer leur religion pour punir, par l’assassinat, un fils qui voulait abjurer. »
Pour comprendre certaines formules de ce passage, il faut considérer que Rabaut raisonne en se plaçant au point de vue adverse. Quand Il suppose, par exemple, qu’on peut découvrir dans la Bible cet axiome : « Hors de l’église papale, point de salut », - il émet une hypothèse absurde, mais requise pour les besoins de sa cause ; de même, quand il semble concéder au clergé romain que le libre examen est « le fondement de la Réformation », – alors que tout chrétien évangélique déclare, avec saint Paul, que la pierre angulaire du Christianisme est Jésus-Christ. Mais une fois établies ces réserves nécessaires, l’argumentation du ministre huguenot est singulièrement forte : à l’heure même où il exhortait ses fidèles à préférer le martyre à l’abjuration hypocrite, il déclarait s’incliner devant la conviction réfléchie d’un protestant gagné à l’Eglise du pape. Intrépide et généreuse clairvoyance !
Le Mémoire de Rabaut fut « lacéré et brûlé » par le bourreau, dans la cour du palais de justice. Piqué d’émulation, le tribunal de Mazamet voulut sauver la religion par les mêmes procédés. N’avait-on pas découvert dans les environs de la ville, le cadavre d’une femme au fond d’un puits ? Cette malheureuse, Elisabeth Sirven, avait été enlevée à ses parents par l’évêque de Castres, et enfermée au couvent des Dames-Noires ; là, elle avait refusé de se métamorphoser en fervente romaine. Accablée de sévices, elle perdit la raison, fut renvoyée à sa famille, et se noya volontairement ... Le tribunal condamna les parents à la peine capitale, et les deux sœurs de l’infortunée au bannissement perpétuel ; mais par défaut, car toute la famille put gagner la Suisse au prix de dures souffrances. On est heureux d’apprendre, par une lettre de Rabaut, signée Denis, que le clergé lui-même commençait à s’émouvoir de telles monstruosités. Le prédicant écrit : « C’est mon bon ami, M. l’abbé Audra, qui agit chaleureusement » pour Sirven et les siens. (Décembre 1769.)
Cet abbé Audra était également un ami de Voltaire, avec lequel Paul Rabaul entra en rapport ; l’illustre écrivain avait préparé la réhabilitation de Calas par une étincelante et ardente campagne de plume. L’apôtre du Languedoc déclarait, au sujet de l’incrédule : « Personne ne sent plus vivement les obligations que nous avons à M. de Voltaire. Si la main qui nous accablait s’est relâchée ; c’est à ce grand homme que nous en sommes redevables. »
De plus en plus, s’affirmait en France un conflit entre les mœurs et les lois, dans le domaine de la politique religieuse. Dès 1754. Turgot, le contrôleur des Finances, publia un appel à la liberté de conscience. Il disait : « Nous apprenons à distinguer, dans la Religion, ce qui lui est essentiel de ce que les hommes y ont ajouté. Nous détestons plus que jamais l’Inquisition. La révocation de l’édit de Nantes nous révolte ; nos troupes gémissent lorsqu’elles sont employées contre les protestants. » A partir de 1755, des magistrats dénoncèrent les difficultés sans nombre suscitées, dans les relations sociales, par le fait que les protestants restaient privés d’état civil : les protestants mariés par un pasteur étaient sans « papiers » devant la Loi ! Cette situation absurde et scandaleuse ne souriait qu’au clergé romain, « l’ennemi irréconciliable », selon Rabaut. « Il serait charmé qu’on nous écrasât », expliquait-il, et souffle des « conseils sanguinaires » à la Cour. Le roi profitait, pour le Trésor, d’un pareil état d’esprit : à la veille des assemblées générales du clergé, le bruit se répandait que les protestants allaient être dotés d’un état civil ; aussitôt, les dignitaires de l’église romaine offraient de fortes sommes au gouvernement, afin d’épargner à l’établissement papal une intolérable humiliation.
La faiblesse du pouvoir se montrait, aussi, dans le fait que l’attitude envers les protestants variait selon les provinces, tantôt rigoureuse, tantôt bienveillante. Rabaut correspondit avec des membres de la famille royale et avec le monarque ; il eut, à Paris, deux entrevues secrètes avec le prince de Condé. En 1766, il osa se montrer en plein jour dans un faubourg de Nîmes surveillant la construction d’une maison qu’il devait habiter. Il prit sa part des efforts tentés pour mettre en liberté les dernières prisonnières huguenotes enfermées dans la Tour de Constance, l’austère donjon où l’on déchiffre, dans la pierre, une fière devise : Résistez ! L’héroïque Marie Durand, sœur d’un pasteur martyr, incarcérée à l’âge de quinze ans, écrivait à Paul Rabaut en 1764 : « Au nom des entrailles de la divine miséricorde, donnez-vous tous les soins possibles pour nous arracher de notre sépulcre si affreux. » Elle devait encore y languir durant quatre ans, avant que prit fin un emprisonnement de trente-huit années (2). En 1775, les derniers forçats pour la foi sortirent du bagne.
(2) Quatre ans plus tard, elle séchait de misère, quand Rabaut lui fit parvenir 200 livres, pension annuelle et viagère assurée à la sainte par le Consistoire de l’église française d’Amsterdam. Elle remercia : « Ma vie a été un tissu de tribulation et de persécution. Je me suis toujours tue, parce que le Seigneur l’a fait … Vous avez adouci mes amertumes … Mes larmes m’arrêtent ma plume. »
Le relèvement graduel des protestants fut, avant tout, l’œuvre de leur opiniâtre énergie. Le petit-fils d’un pasteur du Désert, l’historien F. Guizot a écrit : « C’est par leur persévérance indomptable qu’ils ont conquis en France la liberté religieuse. » Un des traits les plus sublimes de nos pères, c’est qu’au moment de toucher au but ils craignirent presque, pour la piété huguenote, les répercussions morales de l’indépendance. Rabaut écrivit en 1776 : « Possédons nos âmes par notre patience. Cette liberté, après laquelle tant de nos gens soupirent, je la crains autant que je la désire, et je n’ai pas de la peine à m’en remettre aux soins de la sage Providence. »
Il faut ajouter que Rabaut avait les yeux ouverts sur les vices d’un certain parlementarisme synodal, générateur de discours et de disputes. En 1767, un Synode ayant refusé de le suivre dans un projet de journal, destiné à défendre la cause protestante, il écrivit : « Je suis découragé de proposer quoi que ce soit, tant je vois de froideur et de négligence à me seconder. » Il déclarait, une autre fois, à propos de cabales montées contre lui par des confrères : « Que les hommes sont petits, et qu’on a bien besoin d’être animé de motifs supérieurs pour leur être utile, en quelque sorte malgré eux ! » Il écrivait encore : « Notre gouvernent presbytérien me déplait fort : le plus
petit Ancien se croit un homme d’importance, et le moindre pasteur se targue comme le plus distingué. C’est une anarchie qui a souvent de funestes suites. S’il y a lieu à une réformation, l’on conservera sans doute l’épiscopat qui a de beaucoup moindres inconvénients. Pour y aider, je consentirais volontiers à être toute ma vie curé de village. »
La personnalité de Rabaut ne se marquait point seulement dans le domaine de l’organisation ecclésiastique, mais sur le terrain de la piété intime ; il sut écharper, non seulement au rationalisme (qui gagna, au XVIIIe siècle, une partie de nos églises désemparées), mais au calvinisme strict. « Il est nécessaire, disait-il, de simplifier la religion, d’en écarter tout accessoire... ; le peuple n’est point en état de retenir, et encore moins de discuter, cette foule d’articles dont on l’a composée, et dont la plupart lui sont étrangères. » Il s’intéressait, d’ailleurs, à l’Apocalypse, à la doctrine du Millénium ; il sympathisait avec les Moraves, ces piétistes, qui donnent la première place, dans le christianisme pratique, au Sauveur lui-même. Rabaut éprouva une joie profonde à méditer un discours publié sons ce titre : Jésus-Christ trésor du chrétien. « J’ai trouvé cet ouvrage exquis ; c’est la théologie qu’il faut à l’âme ; toute autre la laisse vide. »
Soudain, en 1785, le général de La Fayette avertit le général Washington qu’après avoir fortifié la liberté politique aux Etats-Unis, il voulait favoriser l’émancipation religieuse des protestants français. Il visita les deux pasteurs Rabaut, à Nîmes, le père et son fils aîné ; celui-ci vint s’établir à Paris, en 1786, pour participer aux conciliabules où l’on étudia l’octroi d’un état civil aux huguenots. M. de Malesherbes n’osait point soutenir, auprès de Louis XVI, une thèse fondée sur les principes du droit naturel ; donc, d’après Rabaut-Saint-Etienne, on persévéra dans le dessein de « n’offrir au roi que l’idée simple, et facile à saisir, d’achever ce que Louis XIV avait laissé en suspens ». Dans le document qui révoquait l’Edit de Nantes, on trouva un article permettant d’affirmer que Louis XIV « avait entendu conserver les droits de citoyens » aux protestants. Même sous ce biais, il fallut de longs mois d’efforts inlassables pour faire triompher le projet ; il accordait à la Religion catholique réformée, non la liberté, non le droit commun, mais une « tolérance » assez méprisante, à côté de l’Eglise romaine. L’édit fut signé par le roi, à Versailles, le 17 novembre 1787. En terminant un rapport d’ensemble à ses coreligionnaires sur ces délicates négociations, Saint-Etienne disait que l’édit marquait un premier pas : « Les protestants sont reconnus, et l’on peut sentir combien ce point est important, et ce qu’il peut avoir de conséquences, dans un temps où les droits de l’homme sont mieux connus, et à l’approche d’un temps où ils vont être mieux discutés. » (L’année suivante, prise de la Bastille !)
Il ajoutait : « Nous ne sommes plus protestants du siècle de Louis XIV, dépendant d’une favorite ou d’un confesseur ; et, reconnus citoyens, nous irons à la cadence commune. » Mais ses ambitions de patriote et de chrétien vont plus loin : « Il faut s’accorder sur une manière grande et prévoyante de nous gouverner et de nous instruire, et nous préparer à devenir les instituteurs de la nation. » Il entend par là que les protestants, exclus des charges et dignités, doivent se concentrer sur « l’instruction morale » des leurs. « Pour ne pouvoir pas faire des licenciés et des bacheliers, nous ne sommes pas empêchés de former des citoyens et des hommes. » C’est « par notre morale » que nous devons « amener à nos dogmes » le peuple. On ne défendra pas aux pasteurs « d’instruire leur jeunesse ; et des sous-maîtres, leurs aides, instruisant les petits enfants, il s’établira une grande instruction uniforme qui, en la supposant, telle qu’elle doit être », peut « servir de modèle à la nation, et la régénérer ».
Voilà comment les protestants songeaient à se venger : leur seul espoir était de rendre bien pour mal. Tels étaient les sentiments qui animaient ces hors-la-loi, au moment où semblait prendre fin leur long martyre. Cependant, ce ne fut pas sans résistances du parlement que le roi obtint l’enregistrement de l’édit.
Les événements allaient secouer les traînards. Quand on discuta la Déclaration des droits de l’homme, à l’Assemblée constituante, le député Rabaut-Saint-Etienne s’écria, le 28 aout, 1789 : « Ce n’est pas la tolérance que je réclame, c’est la liberté. » Il réussit à empêcher le vote d’un texte affirmant que la France avait « un culte dominant ». Il savait trop que dominant signifierait dominateur. Mais le clergé obtint l’article suivant : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre établi par les lois. » Sept mois plus tard, l’orateur Mirabeau dut rappeler la Saint-Barthélemy pour empêcher que le culte romain fût proclamé légalement « seul autorisé ». C’est la Constitution de 1791 qui déclara tout citoyen « libre d’exercer le culte auquel il est attaché ».
Avant ce mémorable événement, le fils du prédicant proscrit, pasteur lui-même, promu à une dignité extraordinaire, avait la joie d’écrire à son vieux père : « Le président de l’Assemblée nationale est à vos pieds. » Quelle revanche pour le chemineau du Désert ! Le 20 mai 1792, les Réformés de Nîmes, privés de sanctuaire depuis la Révocation, purent célébrer leur culte dans un temple, et le vénéré Paul Rabaut prononça la prière de dédicace : « Seigneur, tu laisses ton serviteur s’en aller dans la paix. »
… Quelques mois plus tard, il pleurait son fils guillotiné. Le coupable avait commis le crime suivant ; au moment du procès de Louis XVI, condamné à la décapitation, ii avait formulé son propre sentiment en ces termes : « Je suis las de ma portion de tyrannie ; je suis fatigué, harcelé, bourrelé, de la tyrannie que j’exerce pour ma part. » Il est beau de voir un « huguenot » donner sa vie pour défendre un « Bourbon », successeur des Louis XIV et de Louis XV. Il est tragique de voir un protestant, inébranlablement fidèle à son idéal de la liberté, tomber victime du fanatisme étatiste. L’autoritarisme noir, à droite, et l’autoritarisme rouge, à gauche, sont les deux aspects d’une même fureur, vouée à pourchasser et profaner l’Esprit.
Hélas ! tête chérie du petit Jean-Paul sur laquelle, de loin, un père, menace lui-même, avait finalement veillé avec tant de sollicitude, - tête précieuse, lavée à l’alcool de Hollande, et coiffée d’une perruque dominicale, - tête auguste où germèrent de si nobles rêves pour le salut du peuple français, déchiré entre cléricaux et anticléricaux, – tête sacrée d’un nouveau Précurseur, tué pour avoir préféré la vérité au mensonge, – reçois notre hommage !
Cinquante-trois jours avant l’exécution, la femme de Rabaut-Saint-Etienne, prévoyant le pire, fut saisie d’un accès de démence et se jeta dans un puits, le dimanche 13 octobre, à dix heures du matin. Dix jours auparavant, son beau-frère, le pasteur Pommier, arrêté en même temps que Saint-Etienne, pour avoir réclamé contre les proscriptions, avait été enfermé dans les ignobles cachots de la Conciergerie. Six semaines après la décapitation de son frère aîné, qui eut lieu le 5 décembre, il apprit l’incarcération de son frère cadet.
Telles furent les effroyables nouvelles qui s abattirent sur Paul Rabaul, comme sur un nouveau Job ; deux morts violentes, coup sur coup, dans le cercle de sa famille, et deux morts imminentes, semblait-il car les mâchoires de la Terreur ne se desserraient pas facilement (3).
(3) Elle eut, quand même, les dents brisées. Ces deux frères lui échappèrent. Rabaut-Pommier devint, plus tard, pasteur à l’Oratoire du Louvre, où son buste orne la grande sacristie.
Mais le vieillard n’avait pas encore vidé jusqu’au fond le calice de la douleur. Le 22 février 1794 âgé de soixante-seize ans, et presque paralysé des jambe , Il écrivit la lettre suivante, dont il faut peser chaque mot : « Au citoyen accusateur public, près le Tribunal criminel du département du Gard. – A Nîmes, le 4 ventôse, l’an II de la République une et indivisible, – Citoyen accusateur public, j’ai l’honneur de t’exposer que, hier, le citoyen agent national de la commune se présenta chez moi, pour apposer les scellés sur les effets de mon fils Rabaut-Dupui ; – qu’ayant déclaré à cet officier public que je n’avais rien appartenant à mon dit fils, il se crut néanmoins autorisé à apposer les scellés sur une chambre voisine de la mienne, parce que je lui avait dit que mon fils couchait autrefois dans cette chambre lorsqu’il était ici ; – mais, comme il est très vrai que les meubles renfermés dans cette chambre m’appartiennent ; – … par tous ces motifs, je conclus à ce qu’il te plaise ordonner la prompte levée des scellés mal à propos apposés sur mes effets. C’est ce qu’attend de ta justice un vieillard infirme et malheureux, dont la vie entière paraît destinée à être en proie aux persécutions. » Paul Rabaut dut renouveler deux fois cette supplique, toujours terminée de la même façon, le 11 mars, et le 27 mars. Enfin, le 5 avril, après la troisième pétition, il obtint justice.
Un émule de Marat sévissait à Nîmes, où il organisait le « gouvernement révolutionnaire ». La célébration du culte Réformé cessa ; « les deux pasteurs avaient déposé leur robe et offert à la patrie, les coupes en argent qui servaient pour la communion ». Les plus notables protestants étaient incarcérés ; quarante-cinq périrent sur l’échafaud. Alors que ses deux collègues, plus jeunes, cédaient à l’orage, Paul Rabaut refusa d’obéir au décret qui sommait les prêtres et pasteurs de « sacrifier leur état et de rentrer dans la classe commune des citoyens ».
Le 2 juillet 1794, comme père de citoyens mis hors la loi, il fut écroué à la citadelle. Il était incapable de marcher. On l’y porta sur un âne, a travers les huées de la populace, qui se croyait à la mascarade ; les quolibets crépitèrent autour de cet indigne équipage. Au cachot, Paul Rabaut, accablé par les épreuves morales et par les infirmités physiques, eut encore à souffrir matériellement ; l’entassement des prisonniers viciait l’air ; le gardien du Fort aimait à s’approprier les 15 sols que l’Etat allouait à chaque détenu pour sa nourriture quotidienne. La chute de Robespierre délivra le patriarche. Mais, après sept semaines d’un pareil régime, il rentra mourant chez lui.
Ses ennemis avaient profité de sa détention pour commencer le pillage de ses biens : « effets » (restitués après trois pétitions), et humble mobilier, tout devait finalement disparaître, pendant l’absence des fils emprisonnés. Le père ne vécut pas assez longtemps pour voir l’étendue de ce désastre. Treize jours après avoir quitté la citadelle, le 25 septembre 1794 il passait au-delà du voile.
Il fut inhumé dans sa demeure, qu’on appelle encore « La Maison de Monsieur Paul ». Des fouilles, pratiquées en 1882, par un maçon, arrière-petit-neveu de Paul Rabaut, ont permis de reconnaître l’endroit précis de la tombe. On y a mis cette inscription : Paul Rabaut. L’apôtre du Désert – repose de ses travaux et ses œuvres le suivent. »
Cette maison est aujourd’hui, un orphelinat. Or, voici la lettre que m’écrivit, spontanément, une femme qui me racontait les souvenirs de son enfance. « J’entrai à l’orphelinat de Nîmes, à quinze ans. J’y restai deux ans, après avoir beaucoup souffert moralement, car j’avais dû abandonner mes études, la musique que j’adorais, et me plier aux travaux manuels. Là dans la maison de Paul Rabaut, je vécus avec lui. Dans mes crises de lassitude (nombreuses hélas !), au lieu d’employer mes heures de loisir à coudre ou lire, je me sauvais à la cave. Là, je m’allongeais sur la pierre du tombeau, et je pleurais librement. Je m’agenouillais ensuite, et disais à ce mort que j’aimais que je connaissais par ses portraits, ses écrits : « Donne-moi un peu de cet esprit, de cette force, de cette énergie qui t’animaient. Inspire-moi ! » Je m’asseyais sur la pierre, je méditais ce que Dieu attendait de moi : pourquoi m’avait-il éprouvée si jeune ? Ces méditations me mûrirent. Je compris : et au lieu de vivre pour moi, j’ouvris mon cœur et j’essayai d’être une huguenote. »