Si c’est par un premier acte de foi à des prémisses morales que j’en viens à reconnaître en principe l’existence de causes finales dans la nature, ce ne sera non plus ni par l’évidence sensible ni par la contrainte logique, mais par un second acte de foi que je m’élèverai de cette première donnée à la conception d’une personnalité suprême, intelligente et consciente d’elle-même, cause absolue de tout ce qui existe.
Plusieurs exemples empruntés à l’histoire de la pensée moderne nous prouvent que la reconnaissance même de l’existence de causes finales n’implique point avec une nécessité logique le dogme de l’existence d’un Dieu personnel, et qu’il est encore possible, puisque de grands esprits l’ont fait, de rapporter ces finalités même pleinement reconnues, soit à l’Idée (Hegel), soit à une Volonté suprême inconsciente, sorte d’Instinct universel (Schopenhauer et Hartmann).
M. Paul Janet lui-même, lorsqu’il s’agit de tirer la conséquence dernière de l’énorme matériel de faits et de raisons amassé par lui, et de rapporter toutes les finalités reconnues dans la nature à une personnalité intelligente qui les aurait sciemment et librement posées, hésite, se récuse et se réfugie dans l’agnosticisme : « Nous ne sommes pas éloigné d’admettre avec Kant que la doctrine de la finalité intentionnelle est une doctrine relative au mode de représentation de l’esprit humain, une hypothèse.g »
g – Causes finales, page 538.
« La doctrine du Νοῦς ou de la finalité intentionnelle n’a d’autre sens pour nous que celui-ci : c’est que l’intelligence est la cause la plus élevée et la plus approchante que nous puissions concevoir d’un monde ordonné. Toute autre cause, hasard, lois de la nature, force aveugle, instinct, en tant que représentations symboliques, sont au-dessous de la vérité. Que si maintenant l’on soutient, comme les Alexandrins, que la vraie cause est encore au delà, à savoir au delà de l’intelligence, au delà de la volonté, au delà de l’amour, on peut être dans le vrai, et même nous ne risquons rien à accorder que cela est certain ; car les mots des langues humaines sont tous inférieurs à l’essence de l’absoluh. »
h – Ibid. pages 561 et 562.
M. Vacherot, dans le compte-rendu qu’il a fait dans la Revue des Deux-Mondes du livre de M. Janet, a admis à son tour que « entre la proposition qu’il y a des buts dans la nature et celle qu’on en déduit généralement, savoir qu’un entendement divin a tout coordonné vers ce but, il y a encore un assez large intervalle ».
« Assez large, continue M. Vacherot, pour fournir un champ de bataille aux plus grandes écoles de l’antiquité et des temps modernes. De bons et simples esprits ont cru dans tous les temps que la transition entre les deux propositions est naturelle et nécessaire. S’il y a des buts dans la nature, c’est qu’il y a un plan, un dessein, une pensée dans l’ordre des choses naturelles. Et comment peut-il y avoir un plan, un dessein sans une cause intelligente qui l’ait conçu et exécuté ? Oui, sans doute, le sens commun, le simple bon sens, si l’on veut, raisonne ainsi ; Voltaire ne conclut pas autrement avec sa comparaison de l’horloge et de l’horloger. Seulement on supprime ici une grave difficulté de méthode. On confond deux opérations logiques très distinctes. Conclure de la finalité des œuvres de l’industrie à la finalité de la nature…
Qu’il y ait des fins dans la nature, que le monde entier soit un tout intelligible, grâce à l’ordre, à l’harmonie résultant du concours des causes finales qui le remplissent et l’animent, cela n’est pas contesté par les grandes écoles de philosophie (excepté, dirons-nous, par Spinosa). Où commence le doute et l’objection, c’est lorsqu’il s’agit d’assimiler aux causes finales des œuvres humaines, sinon les causes finales secondaires, du moins la cause finale suprême qui les embrasse toutes dans son universelle activité…
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Bossuet n’a pas montré qu’il avait le sentiment de la difficulté quand il a dit : Tout ordre, c’est-à-dire toute proportion entre les moyens et les buts, suppose une cause intelligente. Que l’ordre de la nature, ainsi que le fait observer M. Janet, que la finalité du monde suppose une cause, c’est ce qui peut être accordé ; mais ce principe est-il nécessairement un entendement, une volonté, une réflexion libre et capable de choix ? C’est là une autre questioni. »
i – Revue des Deux-Mondes, 1er septembre 1876, pages 41 et sq.
C’est à grand renfort de faits et de formules algébriques que M. de Hartmann, l’auteur de la Philosophie de l’Inconscient, établit à son tour l’existence des finalités dans les différents ordres de la nature ; mais ces finalités ne sont pour lui que les réalisations successives, à travers les instincts inhérents à la plante, à l’animalité et à l’homme, de la Volonté inconsciente qui a remplacé dans l’école pessimiste moderne l’Idée impersonnelle de Hegel au sommet de l’existence.
Si étrange et contradictoire que nous paraisse l’association des deux notions de finalité et d’inconscience, nous sommes obligé de reconnaître que notre expérience quotidienne nous fournit dans les merveilleux ouvrages des abeilles, des fourmis et des castors, des exemples incontestables, dont un philosophe aura le devoir de tenir compte, de finalités issues du pur instinct. Et si nous nous avisions de représenter à M. de Hartmann que cet instinct lui-même atteste, selon l’opinion courante, l’existence d’une volonté supérieure et intelligente qui l’a créé et qui le dirige, peut-être nous répondrait-il que c’est justement là le point en question et qu’en tout cas il n’est pas juste, encore une fois, que l’exception d’incompréhensibilité, si souvent invoquée par l’orthodoxie, profite à une seule des deux parties.
Mais accordant même aux partisans de la preuve téléologique le point que plusieurs des finalistes eux-mêmes leur contestent, la présence d’une personnalité au sommet de l’univers, nous disons avec Kant qu’on n’aurait encore démontré que l’existence d’un Ordonnateur suprême et non pas d’un Créateur de la nature. Il faudra même reconnaître que la somme de sagesse et de puissance supposée nécessaire pour concevoir et produire les merveilles de l’œil de l’homme, du corps de l’homme, de l’homme lui-même, de la nature terrestre et de l’univers, c’est-à-dire de ce qui n’est encore que local, temporel et relatif, ne saurait exprimer la perfection absolue, élevée au-dessus du temps et de l’espace, de l’Etre et du Bien.
Les objections que nous avons à faire aux démonstrations traditionnelles de l’existence de Dieu se ramènent à deux principales :
La première est qu’en appliquant le procédé dialectique à un noumène, relevant non de l’évidence logique, mais de l’évidence morale, objet non de raison, mais de foi, on se condamnait d’avance ou à manquer le but désiré ou à ne l’atteindre que grâce à un vice quelconque de raisonnement.
Nous dénonçons, en second lieu, la façon de traiter le dogme de l’existence de Dieu comme si c’était une donnée intacte, indécomposable, achevée, tacitement définie et reconnue par un consentement unanime, sans même qu’on ait pris le soin préalable d’en éliminer formellement soit le panthéisme qui retient l’immanence et renie la transcendance de Dieu à l’égard du monde, soit le dualisme qui ignore ou nie la souveraineté absolue de la personnalité divine à l’égard de la matière. Et tel se persuade d’avoir démontré et de défendre l’existence de l’Etre appelé Dieu, qui s’est arrêté dans son apologie à l’idée de l’Absolu (Spinosa, Hegel, Biedermann) ; tel autre a franchi cette limite en désignant sous le nom de Dieu la personnalité suprême, ordonnatrice du monde, sans avoir rencontré au terme de son ascension dialectique le Créateur de la matière (Rothe) ; tel autre enfin n’a pu prêter à cette personnalité suprême et créatrice, créature de sa dialectique, les qualités morales que nous lui reconnaissons : sagesse, sainteté, justice et bonté, que par une pétition de principes (Descartes).
En réfléchissant à la voie que j’ai suivie moi-même pour arriver à la certitude de l’existence d’un Créateur suprême de toutes choses, tout-puissant, sage, juste et bon, je ne me souviens pas d’avoir usé des preuves cosmologique et téléologique, moins encore de l’argument ontologique, si ce n’est tout au plus pour raffermir en moi au besoin une conviction déjà formée par la tradition, par l’éducation reçue et par mes expériences propres. Dès le début de mon existence consciente, j’ai perçu le témoignage d’un organe résidant en moi et faisant autorité sur moi, connu depuis des milliers d’années et déjà dans le sein de l’humanité païenne sous le nom de conscience morale, qui ne se confond en moi ni avec la conscience du moi, ni avec les causes naturelles qui m’environnent et affectent mon être physique, ni avec les causes intimes de mes sensations de jouissance ou de douleur, car elle précède ces dernières, les domine, et, le cas échéant, les juge ; qui enfin prononce en moi l’axiome moral primitif, élémentaire, indélébile, fondement de l’ordre moral tout entier : l’opposition absolue du bien et du mal.
Mais ce témoignage rendu au Bien par ma conscience ne tarderait pas à perdre toute autorité et toute efficacité au-dedans de moi, s’il se révélait comme la seule émanation d’une loi impersonnelle, fût-elle supérieure par son origine à moi-même ; car on ne me fera jamais croire que l’être personnel, c’est-à-dire moi-même, ne soit pas supérieur en dignité à un être impersonnel comme une loi. En même temps donc que l’axiome moral qui se prononce dans ma conscience atteste la présence et l’autorité d’une loi, il atteste par là même aussi la présence au-dessus de ma conscience et de ma personne, d’un législateur, auteur de la loi comme de moi-même, personnification suprême du Bien, qui attend de lui, à mon profit ou à mes dépens, sa sanction définitive et nécessaire. Et c’est ainsi que la foi à Dieu, à un Dieu personnel, bon, saint et juste, s’est dégagée chez moi d’elle-même, sans effort, sans syllogisme, et moyennant l’excitation indispensable des révélations externes, de l’éducation que j’ai reçue et des expériences personnelles que j’ai faites, de la foi innée au Bien où elle était de prime abord impliquée.
Mais le Bien n’est pas seul au-dedans de moi, et en même temps que je perçois le témoignage qui l’approuve et me l’impose, je constate la coexistence et reconnais tout d’abord en moi-même l’action d’un principe contraire au Bien et par conséquent à Dieu, la réalité inévitable d’un désordre que tout ensemble mon expérience me dénonce comme originel, et que ma conscience ne laisse pas de m’imputer comme une anomalie et une coulpe ; auquel, dis-je, tout en reconnaissant, car il le faut bien, l’existence de fait, elle ne se lasse pas de refuser l’être de droit.
C’est fort de cette certitude morale du droit du Bien et de l’existence de Dieu, conscient de la présence en moi-même d’une essence supérieure à la force physique et à l’élément matériel, et me sachant dès lors tout ensemble inférieur à Dieu et supérieur à la matière, que je tourne mon regard vers la nature extérieure, vers l’univers offert à mes regards. Je me sens capable maintenant d’y retrouver et d’y reconnaître la contre-partie du témoignage que je porte en moi-même, de discerner dans le phénomène le noumène, d’adorer dans les jeux et les effets bienfaisants ou contraires des forces inconscientes de la nature, les manifestations externes de la puissance, de la sagesse et de la bonté de l’Etre qui s’est révélé à moi comme l’auteur de la loi et de moi-même.
C’est aussi parce que je me sais maintenant supérieur, en tant qu’être personnel et moral, à toute nature matérielle, que je m’arroge le droit de rapporter ces fins que je reconnais dans la nature à mes intérêts et à ceux de mes semblables. Car si vastes que se montrent à moi la nature et l’univers physiques, et si restreinte que soit la surface matérielle que j’occupe, je me sais, être pensant, supérieur à celui qui n’est que pensé ; être voulant, supérieur en dignité à la force aveugle et impersonnelle, et je répète après Pascal : Quand même l’univers m’écraserait, je resterais supérieur à ce qui me tue ; cherchant en moi-même la raison finale de cet accident de la nature, je sais que je meurs et pourquoi je meurs, tandis que l’avantage que l’univers possède sur moi, l’univers ne le sait pas.
Ainsi ces deux témoignages interne et externe, qui constituent ensemble la donnée fondamentale de la révélation naturelle, sont tour à tour nécessaires l’un à l’autre.
Sans le témoignage interne de ma conscience, le témoignage de Dieu dans la nature resterait pour mes organes lettre close ; il ne me révélerait ou bien que les mouvements éternellement fixés de forces inconscientes, ou que les caprices tour à tour bienfaisants ou funestes de principes rivaux. Retranchez le témoignage de la nature, la donnée interne de la conscience serait allée s’amoindrissant, se rapetissant ou même se faussant, en se confondant de plus en plus avec les voix intérieures de l’âme et les affections de la nature interne. De ces témoignages, l’un m’a donné l’excitation nécessaire pour reconnaître l’autre, qui à son tour s’est ajouté à cette prémisse élémentaire pour l’alimenter, la préciser, la confirmer et lui prêter l’autorité nécessaire sur mes semblables et sur moi-même.
Mais de cette connaissance encore tout élémentaire et fragmentaire de la personne et de la nature divines, que me procure le témoignage divin dans ma conscience et dans la nature, jusqu’à la notion bien incomplète et bien imparfaite elle-même de Dieu comme l’Auteur suprême, souverain, unique, élevé au-dessus du temps et de l’espace, créateur et possesseur non plus de ma personne et de la nature ambiante seulement, mais de tous les êtres et de toutes les choses qui existent dans les infinis des cieux comme dans les limites de mes perceptions et de mes expériences, quelle distance encore à franchir ! Et comment l’ai-je franchie ? Qui m’a appris et me certifie que le Dieu qui s’est révélé à ma conscience est aussi le Dieu de l’univers, et que le Dieu de l’univers lui-même est la Justice, la Bonté, l’Amour ? N’espérons pas nous élever à ce degré supérieur de connaissance de Dieu au moyen de données existant en nous ou dans le champ de notre expérience, ni autrement que par les révélations nouvelles que Dieu a faites de sa personne et de sa nature au cours de l’existence de l’humanité et de la mienne propre. Et c’est ainsi que les révélations historiques se sont montrées indispensables pour compléter et, le cas échéant, purifier les révélations naturelles, et qu’à chacune des avances faites par Dieu à l’homme a dû répondre toujours de nouveau la foi de l’homme.
Faisons-nous fi des deux preuves cosmologique et téléologique ? Point ! Nous les replaçons seulement dans l’encadrement qui leur convient ; nous les transposons et les édifions sur ces prémisses morales hors desquelles elles n’ont, selon nous, ni valeur propre ni force démonstrative ; et nous réservons dans la formation de cette connaissance élémentaire de l’ordre moral comme de toute connaissance dans l’ordre des noumènes, la part et le rôle nécessaire de la foi.
Qu’on n’en appelle pas à l’exemple et à l’autorité de l’Ecriture en faveur de la méthode purement dialectique appliquée à la croyance à l’existence de Dieu ! Ce n’est pas au méchant, si intelligent qu’il puisse être, que les cieux racontent la gloire du Dieu fort (Psaumes 19.1) ; leur « langage sans paroles » (v. 4) n’est perceptible que pour ceux qui sont dignes de l’entendre, dont la loi de l’Eternel restaure l’âme (v. 8), dont les commandements de l’Eternel réjouissent le cœur (v. 9) ; et le langage de l’insensé qui s’écrie qu’il n’y a point de Dieu, n’est pas l’effet de l’erreur intellectuelle, mais du vice du cœur qui aime le péché (Psaumes 14.1).
Le dogme de l’existence de Dieu étant une fois reconnu comme un objet de foi, dont la certitude relève avant tout de l’évidence morale, il ne nous reste plus qu’à passer en revue les systèmes qui y sont opposés, en les examinant à la fois au point de vue moral qui est le seul critère auquel nous donnions un caractère décisif, et même au point de vue rationnel, afin de voir s’ils sont seulement conséquents avec leurs propres prémisses, s’ils tiennent ce qu’ils promettent, s’ils satisfont aux postulats qu’eux-mêmes ont posés, s’ils ont la logique intérieure ; et s’il nous est prouvé qu’ils ne sont ni moraux ni même logiques, la croyance à l’existence de Dieu se fortifiera des insuccès des doctrines contraires.
Nous aurons, cela fait, réussi à montrer — et ce résultat, nous l’avons dit précédemment, ne sera point à dédaigner — que si nous ne sommes pas en état d’imposer à l’adversaire nos conclusions, à raison de la divergence et de la contrariété de nos principes, lui-même est moins encore en droit, même au point de vue rationnel et logique dont il se targue volontiers, de nous imposer les siennes. Les raisons de pure dialectique, pour ou contre, se compensant les unes les autres, la parole restera à la conscience, la priorité à l’évidence morale, le dernier mot au croyant.
La révélation dont les deux documents primitifs sont la conscience et la nature extérieure, a pu être et a été en effet travestie ou faussée de trois façons principales que nous avons à considérer maintenant en en indiquant les affinités réciproques, et que nous pouvons réunir sous la dénomination commune de naturalisme. Nous désignons par là en effet toute conception de la nature et de l’univers exclusive de la croyance en un Principe unique, souverain et personnel.
Les trois formes principales du naturalisme se déterminent selon que la distinction des principes constitutifs de l’existence universelle est ou ignorée et confondue dans la neutralité de l’esprit et de la matière ; ou ramenée à l’opposition de deux substances ; ou niée et résolue dans l’unité de la substance.
La première forme, où la substance spirituelle est fractionnée dans les forces ou les éléments de la nature matérielle, est le polythéisme. La seconde, où deux principes, tour à tour sous la forme du Bien et du Mal, de la Matière et de l’Esprit, sont opposés l’un à l’autre comme rivaux et consubstantiels, est le dualisme, qui lui-même renferme plusieurs variétés religieuses et philosophiques. Dans la troisième forme du naturalisme enfin, que nous appellerons la forme monistique, l’unité de substance est statuée soit au profit de l’être matériel ou étendu, et à l’exclusion de l’existence spirituelle : c’est le matérialisme ; ou au profit de l’être spirituel et infini et aux frais de l’existence matérielle et limitée : c’est le panthéisme. Ce dernier se présente à nous à son tour dans deux variétés principales que nous aurons à examiner successivement : le panthéisme optimiste et le pessimiste ; et le panthéisme optimiste lui-même s’est présenté tour à tour dans le champ de la pensée sous les formes du panthéisme de la substance et du panthéisme de l’évolution.