Nous appelons principes individualistes ceux qui accordent à l’individu le droit et le pouvoir de réaliser par lui-même la fin morale qu’il se propose ou qui lui est proposée. Mais, comme nous avons affaire ici encore à des principes irréligieux, selon lesquels on ne reconnaît pas d’état futur pour l’individu, en répudiant tout terme collectif à poursuivre, on repousse par là même tout idéal dépassant la réalité présente. C’est dans cette vie, sur cette terre et dans les conditions actuelles de l’existence humaine, quelles qu’elles soient d’ailleurs, que ces principes et ces systèmes renferment l’activité morale.
« L’homme a son but à lui, dit Mme Coignet, qui n’est pas le but de la nature ; il a sa fin qui lui est propre, et sa grandeur consiste à faire prédominer cette fin sur toutes les autres.
Au point de vue d’abord de son seul intérêt, il conjure la violence et les éléments déchaînés ; il prévient les dévastations ; il féconde le sol à son usage et en équilibre les produits. Il réduit les animaux sauvages et les associe à ses travaux ou les refoule dans les déserts. Il multiplie ses forces à l’infini au moyen des combinaisons de la science appliquée à l’industrie. Il vise à s’affranchir des servitudes du besoin et des hontes de la misère, des soucis du lendemain, de l’incertitude et de la peur. Il espère y arriver un jour, et les rêves mystiques où le désespoir l’avait jeté disparaissent dans les prospérités du travail et les fiertés de la science. La terre, en lui livrant le secret de sa domination, cesse d’être pour lui un lieu d’exil, une vallée de larmes et de douleurs, d’où ses yeux projetés vers l’infini aspirent à un autre monde ; elle devient bien réellement son domaine ; elle est sa vraie patrie ; il y ramène ses volontés avec ses espérances ; il veut y réaliser son œuvre. »y
y – Morale indépendante, p. 463.
Nous classerons les principes de ces systèmes qui, d’une part, ignorent ou repoussent la religion comme élément de la morale, et, d’autre part, attribuent à l’individu le pouvoir de réaliser par lui-même la fin morale qui lui est proposée, en deux groupes, selon que cette fin, censée réalisable par l’individu, est réputée intéressée ou désintéressée : intéressée, pour autant qu’elle se confond avec sa satisfaction propre, — nous rencontrons sous ce premier chef les variétés de l’utilitarisme ou eudémonisme ; — désintéressée, pour autant que l’individu cherche sa satisfaction hors de lui et dans un certain sens au-dessus de lui, — ici se rangent les variétés de l’idéalisme.
« Ce que nous prenons pour des vertus, a dit La Rochefoucauld, n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes.
L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé.
Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer. »z
z – Maximes, I ; XXXIX ; CLXXI.
Transformez ces cruelles maximes d’un observateur chagrin et injuste en règles de conduite, et ces descriptions de l’égoïsme de l’homme en formules d’obligation, et vous avez le programme de la morale utilitaire.
L’eudémonisme, déjà enseigné par Epicure dans l’antiquité, a reçu au XVIIIe siècle, de la part de l’économiste anglais Bentham, sa formule scientifique.
« La nature, a dit Bentham, a placé le genre humain sous l’empire de deux souverains maîtres : la peine et le plaisir. Nous leur devons toutes nos idées ; nous leur rapportons tous nos jugements, toutes les déterminations de notre vie. Celui qui prétend se soustraire à leur assujettissement ne sait ce qu’il dit… Ces sentiments éternels et irrésistibles doivent être la grande étude du moraliste et du législateur…
Par le principe de l’utilité, on entend ce principe qui approuve ou désapprouve toute action d’après sa tendance à augmenter ou à diminuer le bonheur de la personne dont l’intérêt est en question ; ou en d’autres termes : à promouvoir ce bonheur ou à s’y opposer… L’utilitarisme enseigne à donner au plaisir une direction telle qu’il soit productif d’autres plaisirs, et à la peine une direction telle qu’elle devienne, s’il est possible, une source de plaisir, ou du moins qu’elle soit rendue aussi légère, aussi supportable et aussi transitoire que possible…
Le premier obstacle à écarter, c’est le fantôme que les moralistes appellent vertu. La vertu est le chef d’une famille nombreuse dont les vertus sont les membres. Elle représente à l’imagination une mère que suit une nombreuse postérité… C’est un être de raison, une entité fictive, née de l’imperfection du langage. »
Des devoirs, « il est fort inutile d’en parler ; le mot même a quelque chose de désagréable et de répulsif… Quand le moraliste parle de devoirs, chacun pense aux intérêts… La conscience, chose fictive, c’est l’opinion favorable ou défavorable qu’un homme conçoit de sa propre conduite, opinion qui n’a de valeur qu’autant qu’elle est conforme au principe utilitaire. »a
a – Guyau, La Morale anglaise contemporaine, p. 6 à 9.
« N’espérez pas, dit encore Bentham dans ses Data of Ethics, — et cette sentence paradoxale résumera tout le point de vue, — faire lever à quelqu’un le petit doigt, s’il n’a quelque intérêt, quelque plaisir à le faire. Cela n’est pas et ne sera jamais. »b
b – Cité par Fouillée, Critique des systèmes, p. 16.
Il est donc entendu que le principe utilitaire comporte des applications diverses, depuis Epicure, qui avait donné à la secte le conseil et l’exemple de la poursuite des jouissances les plus élevées, jusqu’aux Lovelaces vulgaires qui ne poursuivent d’autre but que la satisfaction de leurs plus bas instincts. Seulement l’appréciation morale de ces modes d’agir en apparence opposés se ramène à cet unique postulat : la conformité de la conduite à l’intérêt bien entendu de chaque individu, l’accord le plus prompt et le plus complet entre le bien et le plaisir ; et de deux hommes, l’un qui pratique la vertu à son détriment, et peut-être en se sacrifiant volontairement, l’autre qui a réussi à se procurer sur la voie du vice la satisfaction et le succès, c’est le premier plutôt que le second qui offense le principe moral supérieur. « Toute la question, dit M. Beaussire, est de savoir si un bien quelconque est considéré comme tel, parce qu’il procure du plaisir, ou s’il procure du plaisir, parce qu’il est bien »c.
c – Principes de la Morale, p. 200.
Les objections faites par Kant à l’utilitarisme ont été résumées par M. Paul Janet comme suit :
- Il est contraire à la conscience morale de tous les hommes de confondre le bien moral avec l’utile, et la vertu avec l’intérêt personnel.
- L’intérêt conseille, la moralité ordonne. On n’est pas tenu d’être un habile homme, mais on est tenu d’être un honnête homme.
- L’intérêt personnel ne peut donner matière à aucune loi universelle et générale s’appliquant aux autres comme à nous-mêmes, car le bonheur de chacun dépend de sa manière de voir. Chacun prend son plaisir où il le trouve. Même à ce point de vue, le partisan de la morale utilitaire n’a rien à répondre au partisan du plaisir quand même, à celui qui prendra pour devise de sa vie : « Courte et bonne. » Car s’il lui plaît de se tuer pour jouir plus vite, en vertu de quel principe le lui interdirez-vous ?
- La conscience déclare immédiatement à chacun ce qui est bien ou mal, mais il faut une expérience très exercée pour calculer toutes les conséquences possibles de nos actions, et souvent même il nous serait impossible de les prévoir. Mais la moralité n’attend pas que ces conséquences soient claires pour s’imposer à nous d’une manière manifeste et irrésistible.
- On peut toujours faire le bien, mais on ne peut pas toujours faire ce qui serait nécessaire pour être heureux. Le prisonnier peut toujours supporter courageusement sa prison ; mais il ne peut pas en sortir.
- Le jugement que l’on porte sur soi-même diffère selon le principe d’action que l’on admet. Celui qui a perdu au jeu peut s’affliger sur lui-même et sur son imprudence ; mais celui qui a conscience d’avoir trompé au jeu (quoiqu’il ait gagné par ce moyen), doit se mépriser lui-même lorsqu’il se juge au point de vue de la loi morale. Cette loi doit donc être autre chose que le principe du bonheur personnel. Car pour pouvoir se dire à soi-même : « Je suis un misérable, quoique j’aie rempli ma bourse, » il faut un autre critérium que pour se féliciter soi-même et se dire : « Je suis un homme prudent, car j’ai enrichi ma caisse. »
- L’idée de punition ou de châtiment ne s’explique pas dans l’hypothèse de l’intérêt personnel.
- Même observation contre ceux qui font consister la vertu ou le vice à rechercher ou à craindre les plaisirs et les souffrances de la conscience. Pour pouvoir se représenter un criminel tourmenté par la conscience de ses crimes, il faut lui attribuer d’abord un caractère qui, au fond et à quelque degré du moins, ne soit pas privé de toute bonté morale, de même qu’il faut d’abord concevoir comme vertueux celui que réjouit la conscience de ses bonnes actions. Ainsi le concept de la moralité et du devoir doit précéder la considération de ce contentement de soi-même, et il n’en peut être dérivé.d
d – Janet, Traité élémentaire de philosophie, p. 609 et 610.
Vinet a fait, dans un de ses Essais de Philosophie morale,e l’esquisse suivante du système :
e – P. 36 et suiv.
« Il n’y a, selon ses partisans, qu’un principe raisonnable des actions humaines ; ou, en d’autres termes, elles ne sont rationnellement bonnes que par leur conformité avec un principe qui est l’utilité de l’agent. Poser ce principe, c’est poser la base de la morale. L’homme vertueux est celui qui entend le mieux ses intérêts, qui sait éviter le plus de maux et se procurer le plus de jouissances.
Mais ce n’est pas tout d’avoir posé le principe ; il faut l’appliquer ; cette application est la morale même. Il s’agit de démêler les vrais intérêts des faux, afin de ne s’attacher qu’aux premiers. Or l’observation ne tarde pas à montrer qu’il y a des maux apparents qui ne sont pas de vrais maux. Le monde est organisé de telle manière qu’on ne saurait guère jouir d’une chose sans renoncer à quelque autre, et que le bien prochain n’est pas toujours le plus désirable. La sagesse, ou si l’on veut la vertu, consiste à savoir apprécier les résultats définitifs, le produit net d’une action, et à savoir, en conséquence, ou la faire ou s’en abstenir. La morale est l’arithmétique du bonheur.
Mais qu’on prenne bien garde qu’il ne s’agit pas de recommencer ce calcul à chaque action nouvelle ; méthode grossière qui n’appartient qu’à l’enfance de la culture morale. Il faut dans la vie subordonner le détail à l’ensemble. Ce qui paraît un bien relativement à un cas donné peut être un mal eu égard à des relations plus agréables. Il faut avoir devant les yeux la vie tout entière dans toute sa durée, dans toutes ses facultés, dans toutes ses relations, et c’est dans l’intérêt de la vie ainsi conçue qu’il faut agir. Ici commence le rôle de la science. D’une foule d’observations particulières, elle remonte à des lois générales ; elle fait voir quel ordre d’actions, quelles habitudes, quel système de conduite ont pour résultat infaillible et définitif le bonheur de l’individu. C’est en procédant ainsi qu’elle en vient à recommander la tempérance, la véracité, l’obéissance filiale, et généralement les habitudes que l’on appelle communément vertus.
Et qu’on ne s’y méprenne pas : cette base de la morale, c’est l’intérêt individuel, non l’intérêt général. Poser cette dernière base, c’est tomber dans une pétition de principe. Comment arriver à l’intérêt général autrement que par l’intérêt personnel ? Celui à qui vous imposerez le principe d’utilité du plus grand nombre, vous demandera toujours : Mais pourquoi faut-il que je prenne pour base de mes actions l’intérêt du plus grand nombre ? Et vous lui répondrez ou bien : La conscience l’exige, et c’est revenir au système que vous repoussez ; ou bien : Fais-le pour ta propre utilité, ce qui est le système de l’intérêt individuel. »
« On pourrait toutefois, reprend Vinet, tenter une conciliation entre les utilitaires et nous, en entrant dans leur propre point de vue comme suit : les utilitaires ont dressé un inventaire complet, selon eux, des plaisirs et des peines dont l’humanité est susceptible. Qu’ils comptent au nom de ces plaisirs et de ces peines ceux qui dérivent de la conscience, qu’ils fassent de son approbation et de ses reproches un motif déterminant pour faire certaines actions et pour en éviter d’autres, et je crois que nous pourrions nous entendre. Rien ne les empêche de considérer la conscience comme un besoin, le besoin d’obéir à la voix intérieure, de la conformer à la règle du juste. Or, comme toute satisfaction d’un besoin est un plaisir, la paix de la conscience peut se ranger sans difficulté au nombre des plaisirs. Obéir à sa conscience, c’est satisfaire un besoin, c’est se procurer un plaisir… Inutile démarche ! à aucun prix les utilitaires ne veulent d’une telle chose que la conscience. Quelque nom qu’elle prenne, elle suppose la notion du juste, notion primitive, antérieure à l’humanité, que l’humanité trouve en elle et qu’elle ne fait pas. »
Ici cependant nous arrêtons l’illustre maître que nous citons, pour lui demander si les utilitaires n’ont pas raison contre lui, si leur instinct ne les a pas bien servis.
Si l’intérêt était une donnée invariable ; si la jouissance ou le tourment que la conscience nous cause étaient des faits universellement reconnus, également expérimentés et identiquement appréciés, soustraits à toute réaction de la part de la volonté, on pourrait admettre, au point de vue de l’utilitarisme, que la paix de la conscience dût être recherchée comme un bien en soi, comme le bien suprême, au prix même des plus grands sacrifices. Mais cette appréciation n’est pas celle de tout le monde, ni même de la plupart des hommes, qui, redoutent moins les conséquences d’une faute que celles d’une mauvaise affaire, préfèrent à la paix de la conscience les délices du péché. La conscience a de terribles réveils sans doute ; mais l’on sait que, longtemps et fréquemment offensée, elle finit par être cautérisée, et ainsi, par l’abus et l’excès même du mal, pourra se rétablir l’harmonie des organes de l’être que les premières infractions à la loi morale avaient détruite. Dès lors se posera toujours devant l’utilitaire la question de savoir s’il n’est pas dans son intérêt, s’il n’est pas conforme au principe même de la morale, de réduire au plus tôt au silence cet hôte importun, dont l’approbation et le blâme sont également illusoires ; d’étouffer, le cas échéant, sous l’amas des jouissances, les sourds grondements de cette voix intérieure connue dès les temps les plus anciens sous le nom de remords, et il n’aura en tout cas pas de blâme pour quiconque agit ainsi.
L’utilitarisme est enfermé dans le dilemme de se rendre odieux ou de devenir inconséquent.
De deux hommes, l’un qui assassine, l’autre qui donne sa vie, il faudra dire seulement que l’un a bien, l’autre a mal calculé, et l’horreur que le premier nous inspire se ramènera en dernière analyse à la sensation que nous cause une équation fausse. Là où la morale vulgaire a dit : Voilà un coquin, le fatalisme répond : Voilà un malheureux ! et l’utilitarisme : Voilà un sot !
« Ce discours obscène, dit encore Vinet dans la même étude, trahit certains penchants, éveille certaines passions auxquelles on ne saurait s’abandonner sans porter de proche en proche l’inquiétude et le trouble dans la société domestique ; et enfin (voilà le vrai point), si ce mal s’introduit, il pourra se propager jusqu’à moi. En conséquence, lorsque j’entends de telles paroles, le rouge me monte aussitôt au visage, parce que le sentiment de l’utilité blessée produit dans certains cas le singulier effet d’obliger le sang à refluer vers les parties supérieures du corps, et voilà ce qu’on appelle la pudeur. »f
f – Essais de philosophie morale, p. 95.
La conscience et le devoir étant des entités évanouies, tous les faits psychologiques que nous étions habitués à rapporter à ces principes, et qui sont connus sous les noms d’admiration, de bienveillance, de reconnaissance, de pitié, d’estime, ainsi que leurs contre-parties, l’horreur, l’indignation, le mépris, vont, mieux analysés, se décomposer dans les modes variés de l’intérêt.
Mais en niant les faits moraux les plus élémentaires, l’utilitarisme rencontre si manifestement l’odieux et le faux, qu’il lui arrive, à tout instant, comme au déterminisme, de se couper et de revenir d’instinct à l’usage des termes courants. Ce sont là des inadvertances très instructives, dont Vinet cite quelques-unes. Ainsi Volney, dans son ouvrage intitulé : Morale ramenée à la physique, arrive sans encombre à la piété filiale ; et là encore, fidèle à sa méthode, il établit que nous devons honorer nos parents afin que nos enfants nous honorent ; mais ce premier motif, qui devait suffire, est corroboré par un second qui n’y avait que faire : « Nous devons honorer nos parents à cause des soins qu’ils ont pris de nous et du bien qu’ils nous ont fait. »
Bentham tombe dans la même méprise au début de son Traité de législation, en disant : Le bonheur public est l’objet des efforts du législateur.
M. Comte a relevé avec raison cette distraction en affirmant que la philosophie de l’utilitarisme « n’a qu’une chose à faire, en morale, en politique, en législation : montrer par les faits les avantages de telle ou telle manière d’agir, les conséquences fâcheuses de telle autre ; mettre, comme autrefois Moïse, la vie et la mort devant les yeux d’Israël. »g
g – Ibid. p. 97.
Mais l’école utilitaire est particulièrement mal venue à nous recommander la vertu, et elle le fait quelquefois. « L’école sentimentale, dit M. Secrétan, nous vante les charmes de la vertu ; mais cette éloquence ne dit rien à ceux qui ne connaissent pas la vertu par leur propre expérience. Nous ne saurons si le remède offert est efficace qu’après nous l’être administré. Quel motif avons-nous d’en tenter l’épreuve, si notre inclination personnelle ne nous y porte pas ?… S’il faut vous en croire, nous trouverons le bonheur juste à l’endroit où vous prétendez l’avoir rencontré vous-même. Avez-vous réfléchi qu’il s’agit de notre bonheur, non du vôtre, et que le bonheur consiste à faire ce qui me plaît, à me procurer ce que je désire… Si le profit personnel est vraiment l’unique mobile, si la bienveillance envers autrui n’est pas un fait, et si nous n’avons qu’à voir aux faits, s’il n’y a point d’idéal du bien dont l’imitation soit par elle-même une jouissance, alors je me ferai la place aussi large que possible, je jouerai des coudes, des mains, s’il le faut, tournant l’obstacle au besoin, mais autrement, coupant au court, sans écouter les prêcheurs. »h
h – Le principe de la morale, p. 105 et 182.
Le prêcheur insiste ; il me représente que, l’intérêt individuel s’accordant mieux avec l’intérêt social qu’avec tout autre objectif, l’homme sera bien avisé de renoncer à poursuivre son propre avantage pour s’efforcer de grossir le bien social « en spéculant sur la répartition du dividende. »i
i – Ibid., p. 178.
« Il s’agit d’arithmétique, répond encore M. Secrétan. Il s’agit de convaincre un être cupide, par vous-même instruit qu’il n’y a rien de vrai sinon le plaisir, d’utile hormis les moyens de le fixer. Que voulez-vous lui prouver ? Que les millions dont ce qu’on appelle une indélicatesse lui assurerait la paisible jouissance, n’égalent pas sa part aliquote dans l’augmentation de la richesse sociale qui sera le fruit de sa probité. On conviendra que ces chiffres ne sont pas aisés à grouper. »j Et si, ajouterons-nous, à l’appui de cette leçon d’arithmétique on invoquait l’expérience, elle montrerait cette répartition promise du dividende à la fois très incertaine et, quand elle se produit, très rarement proportionnelle.
j – Ibid.. p. 106.
On le voit, l’utilitarisme n’est pas clair et n’est pas au clair. Sa notion du bien à poursuivre est indécise et variable : est-ce l’intérêt social, dans et par la satisfaction de l’intérêt individuel, ou l’intérêt individuel tout court ? est-ce l’intérêt immédiat ou l’intérêt supérieur, futur et par là même aléatoire ? est-ce la satisfaction des penchants élevés ou des penchants bas de la nature humaine ? et, en cas d’hésitation ou de conflit, lequel sacrifier, lequel choisir pour être, non pas plus vertueux, mais plus avisé ? Quot casus, tot eventus !
En le mettant en opposition avec la nature humaine et en contradiction avec lui-même, nous n’avons cependant gagné encore que de fortes présomptions contre l’utilitarisme. Il nous reste à le soumettre aux critères du bien moral, pour montrer qu’il n’y satisfait point.
La jouissance, qui est le seul bien reconnu par le système, est sans doute accessible à toutes les facultés de l’homme (2e critère) : à notre nature corporelle sous la forme de satisfaction sensible ; à l’esprit, sous la forme de satisfaction scientifique ; à l’âme, sous celle de satisfaction esthétique ; à la volonté, sous celle du déploiement de l’activité, de la manifestation de la force ; et bien que, généralement, ces jouissances ne se présentent qu’isolées les unes des autres, on peut, par hypothèse, se les représenter réunies chez le même sujet à un moment donné, moment de plénitude et de perfection de l’existence humaine, où le bonheur suprême s’identifie enfin et pour une fois avec le bien suprême ; plénitude dont nous ne discuterons pas si jamais homme l’a expérimentée sur la terre, mais que nous reportons par la pensée à cet état futur que l’Ecriture appelle la vie éternelle.
Mais, supposé qu’un individu humain eût fait cette expérience unique en un instant de sa vie et eût vérifié l’accord du principe utilitaire avec le second des critères du bien, cet accord ne subsisterait en tout cas pas avec les deux autres.
Nous disons d’abord que la jouissance, et surtout la jouissance complète, ne saurait devenir l’affaire de tous les instants dans aucune vie humaine.
Quelque intrépide que soit l’optimisme du système, il ne saurait empêcher que la souffrance, sous des formes diverses et multiples, physiques ou morales, sérieuses ou imaginaires, saintes ou profanes, ne vienne interrompre à intervalles plus ou moins longs le cours des jouissances dont un homme se voit comblé et n’occupe, dans le meilleur cas, une grande partie de l’existence humaine.
Parmi ces souffrances, il en est sans doute que l’homme eût pu et dû s’épargner par un calcul plus juste, par une prévision plus exacte et plus complète de ses intérêts. Mais il en est d’autres, plus nombreuses et souvent plus graves, indépendantes de la volonté de l’homme et issues chez lui de la puissance supérieure qui le régit, quelque nom qu’elle porte d’ailleurs. On dira que le plus court et le meilleur sera d’en prendre son parti ; mais cette résignation forcée ne sera-t-elle pas précisément l’aveu d’impuissance de tout le système ? Puis, supposé que la souffrance, c’est-à-dire le contraire de la jouissance, pût être évitée, que l’homme eût conquis l’anesthésie, l’apathie, l’impassibilité, le bonheur ne serait pas obtenu pour cela. Il est même permis de se demander si la privation de la possession espérée ou désirée, la contemplation à distance du bonheur possible, ne se transformerait pas en une cause de douleur aussi intense que la souffrance elle-même. L’âme humaine a horreur du vide, et le vide et l’ennui de l’existence sembleraient à plusieurs plus redoutables que les agitations et les tourments de l’activité et de la lutte. Souvent même la plus amère de toutes les souffrances humaines, la plus incurable, la plus désespérée attend l’heureux lutteur, le calculateur infaillible des chances de l’existence, l’utilitaire justifié jusque là par les événements, au terme de ses entreprises, dans l’éclat du succès, dans la possession longtemps et ardemment poursuivie, — la satiété et le mécompte ; et voilà la fin de l’homme qui n’a cherché que son propre intérêt, évanouie et disparue aussitôt qu’atteinte.
Accordons toutefois qu’il y a des heureux et des satisfaits, c’est-à-dire des gens qui se disent et se jugent heureux et satisfaits ; ils ont su ramener leurs désirs à la mesure des jouissances qui leur sont accordées par la fortune et qui ont récompensé leurs efforts. Admettons que la vertu consiste à se contenter de ce bonheur médiocre, de cette existence négative, qui se réduit à boire, manger et dormir sans trop de peine et de fatigue, à faire trêve aux grandes ambitions, aux aspirations démesurées ; toujours est-il que cet idéal, si rapetissé qu’il soit, ne saurait être transformé en fin morale suprême, puisqu’il n’est et ne restera jamais qu’à la portée de quelques-uns, et, même sous sa forme la plus réduite, demeurera inaccessible à une grande partie de l’humanité ; et ceci nous amène au premier des critères, auxquels nous devons juger l’utilitarisme. Le pessimisme a raison : le spectacle de ce monde, curieux peut-être pour l’esprit d’un observateur dégagé de tout préjugé, n’est pas gai. Pour quelques satisfaits, des multitudes se plaignent, et ce qui est plus lamentable ou plus odieux, les souffrances et le labeur de ces multitudes semblent être la rançon des privilèges de ces quelques-uns.
Aussi le corollaire logique de l’utilitarisme satisfait sera-t-il l’égoïsme féroce d’un Lucrèce contemplant avec sérénité et célébrant même les ruines causées par la fureur des flots, ou d’un Renan déclarant que le monde est si curieux tel qu’il est, qu’il se garderait de le changer quand il en aurait le pouvoir.
La perspective certaine de la mort achève de renverser la théorie utilitaire ; car si la vie est le plus grand des biens, on ne nous fera jamais entendre que la privation de ce bien suprême ne soit pas le mal suprême. Pour conjurer ce dernier et suprême péril, il y avait deux partis à prendre ; l’un, le plus commun, d’en distraire sa pensée, d’agiter à l’approche du spectre les grelots de la folie ; de répéter le sarcasme de Cyrano de Bergerac :
… Ici-bas tout est bien,
Car vivant je suis tout et mort je ne suis rien.
L’autre parti, celui des esprits forts, était de bronzer son âme, d’imiter l’enfant qui siffle dans la forêt pour tromper sa peur. Ainsi faisait et nous conseille de faire le sceptique Montaigne : « Pour commencer à oster à la mort son plus grand advantage contre nous, prenons voye toute contraire à la commune ; ostons l’estrangeté à l’ennemi, practiquons-le, accoustumons-le, n’ayons rien si souvent en la teste que la mort, à touts instants représentons-la à nostre imagination et en touts visages ; au broncher d’un cheval, à la cheute d’une tuile, à la moindre picqueure d’espingle remaschons soudain : Eh bien ! quand ce serait la mort mesme ! et là-dessus, roidissons-nous et nous efforceonsk. »
k – Essais, Livre I, chap. XIX.
L’impression lugubre qui se dégage de ce passage ne saurait être dépassée que par le suivant qui, écho de l’âme moderne, réunit l’aveu de la faute et de son châtiment :
« Le temps et la débauche sont deux grands remèdes ; le cœur s’engourdit à la longue, et c’est alors qu’on ne souffre plus… Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale, rien n’existe de tout ce qu’on nous enseigne à respecter ; il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possibles, en attendant l’épouvante finale qui est la mort. Les vraies misères, ce sont les maladies, les laideurs de la vieillesse ; ni vous ni moi n’avons ces misères-là ; nous pouvons avoir une foule de maîtresses et jouir de la vie… Je vais vous ouvrir mon cœur, vous faire ma profession de foi. J’ai pour règle de conduite de faire tout ce qui me plaît, en dépit de toute moralité, de toute convention sociale. Je ne crois à rien ni à personne, je n’ai ni foi ni espérance. »l
l – Loti, Aziyadé.
Nous appelons principes idéalistes ceux qui, à la différence des précédents, me commandent de sacrifier mon intérêt propre à la réalisation d’un idéal situé hors de moi, devant moi, au-dessus de moi, transcendant au moi. Or cet idéal, proposé aux efforts et à l’ambition de l’homme, répondra à telle ou telle de ses facultés ; il pourra être considéré soit comme objet de savoir, soit comme objet d’admiration, soit comme objet d’obligation, et placé en cette qualité soit dans la catégorie de l’intelligible, soit dans celle du beau, soit dans celle du bien ; le savoir, l’art, le devoir, l’intelligible, le beau et le bien seront considérés tour à tour chacun comme la fin suprême que l’homme doit poursuivre, et les morales dérivées de ce principe seront la morale intellectualiste, la morale esthétique et la morale dite indépendante.
Nous n’ignorons pas que ces trois catégories que nous distinguons ici ont été confondues par M. Renan, et que ce fut même là un des traits caractéristiques de sa doctrine. Dans l’Avenir de la science, entre autres, il n’admet pas que la seule chose nécessaire se réduise au bien : « Il faut l’étendre, dit-il, au vrai et au beau, et comprendre que les choses intellectuelles sont toutes également saintes. La première victoire philosophique de ma jeunesse fut de proclamer du fond de ma conscience : Tout ce qui est de l’âme est sacré. » Mais, comme plusieurs des partisans des théories dont nous allons faire la critique repoussent cette identité, que les adeptes de la morale indépendante entre autres se refuseraient, avec indignation même, à réduire la catégorie du bien à celle du vrai et du beau, ils auraient le droit de protester contre la tentative de réunir ces trois groupes d’opinions dans une réfutation commune.
Nous avons déjà relevé le fait que l’humanitarisme ou l’utilitarisme peuvent s’emparer soit de la science, soit de l’art, soit même du devoir, pour en faire des applications diverses en accord avec leur principe. L’utilitaire, par exemple, pourra trouver son compte, c’est-à-dire son intérêt, à la poursuite du savoir et il agira en conséquence ; mais, comme nous l’avons déjà établi, il s’agit ici non des applications, mais des principes de l’activité, qui seront intéressés dans un cas, désintéressés ou censés tels dans l’autre.
Le savoir apparaît ici comme la fin suprême de l’existence, comme le principe normatif de toute activité humaine ; l’homme le plus moral sera en conséquence le plus savant, et dans l’impossibilité d’agir efficacement sur le monde, sur ses semblables et sur soi-même, le seul travail restant à l’homme sera l’acquisition du savoir, sa seule royauté, la domination par la science.
« Ma génération, disait M. Zola au banquet de l’Association générale des étudiants, après d’illustres aînés dont nous n’avons été que les continuateurs, s’est efforcée d’ouvrir largement les fenêtres sur la nature, de tout voir, de tout dire. En elle, même chez les inconscients, aboutissait le long effort de la philosophie positive et des sciences d’analyse et d’expérience. Nous n’avons juré que par la science qui nous enveloppait de toutes parts, nous avons vécu d’elle en respirant l’air de l’époque. A cette heure, je puis même confesser que, personnellement, j’ai été un sectaire, en essayant de transporter dans le domaine des lettres la rigide méthode du savant. Mais qui donc, dans la lutte, ne va pas plus loin que l’utile, et qui se borne à vaincre sans compromettre sa victoire ? Puis, quel espoir et quel enthousiasme étaient les nôtres ! Tout savoir, tout pouvoir, tout conquérir ! Refaire par la vérité une humanité plus haute et plus heureuse… »a
a – Le Temps, 20 mai 1893.
Dans cette prédilection du savoir, érigé en fin suprême de l’homme, nous reconnaissons l’influence de l’hégélianisme, dernière conséquence du cartésianisme et de toute cette philosophie idéaliste, selon laquelle l’être ne peut être que l’expression adéquate de l’idée, quand on ne va pas jusqu’à dire que l’idée est identique à l’être. Et comme tout être se réduit à l’idée, toute existence se réduit au savoir absolu, statué sans aucun objet déterminé qui lui enlèverait son caractère d’absoluité.
Nous retrouvons une manifestation de ce principe dans toute métaphysique ou théologie spéculative qui se propose de reconstruire a priori et par la seule virtualité logique l’ensemble de l’être, l’univers tout entier, en réduisant de fait toute l’existence en pensée sans laisser aucune place à l’activité pratique à côté de l’activité scientifique (système de Rothe).
Les variantes populaires de ce principe sont celle » où l’on identifie les lumières avec le progrès, l’instruction avec l’éducation et l’amélioration des mœurs, et où l’on prétend que le savoir est à lui seul un principe d’affranchissement pour l’individu et pour l’humanité.
Si le savoir est la fin suprême de l’homme, il importe assez peu de porter l’effort intellectuel sur un objet plutôt que sur un autre, et la hiérarchie des objets du savoir ne déterminera en aucune façon l’ordre hiérarchique, le degré d’importance des sciences elles-mêmes. C’est le fait seul du savoir qui importe, et l’on n’a pas à demander le savoir de quoi ; c’est la science comme telle qui est le bien suprême. Les sciences physiques occuperont un rang aussi élevé, si ce n’est plus, dans l’échelle des occupations de l’homme, que celles dont l’objet est la réalité supersensible ; l’histoire des polypes sera réputée aussi intéressante pour l’homme que celle de sa propre race, plus sérieuse peut-être que l’étude de sa propre âme, et l’on a vu les sciences de la nature envahir, en s’intitulant la science tout court, le domaine entier du savoir, sous le prétexte qu’il n’y a de réel que le phénomène.
Nous ne nions pas que cet idéal de la science n’ait sa grandeur, comme il a eu ses glorieuses annales, et nous n’avons ni le droit ni le désir de déprécier les dévouements qu’il a provoqués. On a vu avec une juste admiration des hommes sacrifier leur repos, leur fortune et leur vie à la noble — nous ne disons pas encore sainte — ambition d’agrandir le champ des connaissances dans tous les domaines ; et, depuis Pline l’ancien périssant sous les cendres du Vésuve, jusqu’à Augustin Thierry payant de ses yeux sans se plaindre le fruit de ses veilles et déclarant avant de mourir qu’il n’est pas de plus noble occupation que le dévouement à la science, nous oserons affirmer après Pascal que le plus humble savant est plus grand et plus glorieux que le plus illustre conquérant.
Nous allons plus loin, et comme la science est un objet de nécessité pour l’humanité, celle-ci a non seulement le droit, mais le devoir de la cultiver, soit à son degré élémentaire chez les multitudes, soit en la poussant à son degré supérieur par l’organe des hommes qui en ont reçu la vocation spéciale et qui ont le droit d’attendre de la société les ressources et les loisirs nécessaires à l’accomplissement de cette tâche profitable à tous. Le savoir est une force à acquérir ; mais ce que nous affirmons, c’est que cette force, comme toute autre, est neutre en soi, applicable au bien comme au mal, et propre, suivant l’emploi qui en sera fait, à doubler la production soit du bien, soit du mal. Nous posons en principe que l’homme doit non pas rester ou redevenir ignorant, comme d’aucuns le lui conseillent pour lui épargner les chances funestes du savoir, mais apprendre, non pour apprendre, mais pour savoir, et savoir pour agir et pour bien agir. Le savoir n’est réellement bon que lorsqu’il sert au faire et au bien faire.
Pour qu’il fût licite de se proposer la science non comme simple moyen, mais comme but, il faudrait, d’une part, que l’être objectif ou le non-moi n’existât que pour être su, et, d’autre part, que l’être subjectif ou le moi n’existât que pour savoir. Que l’un et l’autre corollaire du principe doive être écarté, c’est ce que nous allons démontrer.
1. L’expérience tout d’abord nous enseigne que toutes les branches du savoir humain, histoire naturelle, histoire de l’humanité, philosophie, métaphysique ou morale, — sans parler de la théologie, — pour être désintéressées de la jouissance individuelle et égoïste, ne sauraient l’être de la pratique dans leurs domaines respectifs. Toute science humaine vise et tend même inconsciemment à une application quelconque, sous peine de déchoir et de déroger, même comme science.
En philosophie d’abord, il est constant que toute opinion et tout principe, pourvu toutefois qu’il soit intelligible, et quelque abstraite que soit sa formule primitive, est appelé à descendre de l’empyrée idéal où il a pris naissance, sur le terrain des faits, où il déploiera toutes ses conséquences, bonnes ou mauvaises. C’est ainsi que la synthèse hégélienne, si abstruse soit-elle, est devenue une des puissances du jour, qui a fasciné la littérature, la science, la philosophie, la théologie et même la politique. Ce phénomène ne pourra que nous frapper à plus forte raison dans les domaines où l’intérêt matériel de l’homme a pu être engagé ou sollicité plus directement encore. La science naturelle, quelque désintéressée qu’ait pu être ou que soit encore son principe, ne tarde pas à léguer à l’industrie le bénéfice des découvertes qui pourraient à l’origine paraître le plus éloignées de l’application pratique ; les théories scientifiques en géologie, en physique, en chimie ou en astronomie, pour autant qu’elles se sont trouvées vérifiées, ont toutes été converties en éléments de progrès matériel pour l’homme, se sont démontrées applicables aux besoins de son existence terrestre. La science pour la science a de toutes parts menti à son programme, tant il est vrai qu’elle ne saurait comme telle, c’est-à-dire comme moyen de satisfaire une curiosité d’un ordre plus ou moins élevé, suffire aux ambitions et aux aspirations de l’homme. Voilà, disons-nous, le fait, mais ce fait répond aussi au droit.
Il ne se peut pas que l’objet n’existe que pour être su, puisqu’il ne peut l’être ni complètement, c’est-à-dire dans la totalité de ses parties, ni parfaitement dans aucune d’elles. Ainsi la science sera nécessairement fragmentaire, en regard de la totalité de l’objet, et imparfaite, dans les domaines même qui lui sont dévolus.
Nous disons d’abord que le savoir de l’homme est inévitablement fragmentaire en ce qu’une grande partie de l’être universel échappe, par sa nature même, à l’investigation scientifique, n’étant accessible qu’à l’action d’un organe autre que la raison, le sens moral, agent d’une certitude d’un autre ordre que la certitude logique, la certitude morale. La plus grande quantité de nos connaissances relèvent de la foi, qui est, comme nous l’avons établi précédemment, l’adhésion volontaire à un témoignage et visant des objets sur lesquels la raison des divers individus prononce des jugements divers. En d’autres termes, l’univers n’est pas un vaste théorème ; mais outre les faits, objets de pensée pure, il y a les faits moraux, objets de foi (noumènes), et les faits matériels, objets de perception sensible (phénomènes)b. C’est par la foi, par l’exercice du νοῦς que nous connaissons le monde moral et tenons pour certains un Dieu dans le ciel, une loi morale dans l’univers, l’âme et la liberté dans l’homme, sans qu’aucun de ces objets se prête à une démonstration rationnelle, ni qu’un raisonnement quelconque puisse forcer en ces matières la conviction de personne. Si ces objets existent réellement, comme nous le croyons, ce ne peut donc être aux fins d’être sus, puisqu’au point de vue purement rationnel ils peuvent être ou niés ou suspectés, qu’ils le sont encore par de très grands savants et de très grands penseurs, et que ceux-ci ont prouvé par leur exemple que le degré de la capacité scientifique ne donne pas la mesure de la certitude dans tous les domaines, ni même dans les plus importants. Nous disons ensuite que même dans les domaines dévolus à la science, le savoir ne saurait être absolu ni continu, c’est-à-dire que dans le champ où la raison, aidée de l’observation, a le droit de s’exercer, la science rencontre à tout propos des solutions de continuité entre les données qu’elle a conquises, qui restent et resteront à jamais irréductibles pour elle. Le moi, c’est-à-dire l’objet le plus voisin de notre savoir, est mystère à soi-même ; notre propre nature recèle des abîmes insondables à notre raison ; le moindre des actes de notre vie, des mouvements de notre corps se rattache à des problèmes sur lesquels on discute encore. Et quand nous aurions réussi à nous rendre parfaitement compte de certains faits, que nous aurions pénétré l’essence de certains êtres, ce qui n’est pas, encore resterions-nous ignorants de leurs rapports, rapport du sujet à l’objet, du moi au non-moi, des représentations subjectives à la chose en soi, rapport intime des causes à leurs effets, des forces à leurs produits. L’expression de tous ces rapports n’est donnée que par des formules recouvrant des inconnues ; ce sont des ponts jetés sur les crevasses qui traversent la surface du glacier. Ce que nous savons de science certaine, ce ne sont donc ni les essences des êtres, ni leurs rapports, ni leur nécessité intrinsèque, mais seulement les conditions logiques, numériques ou matérielles dans lesquelles le fait peut se produire ; les seules sciences absolues et absolument exactes sont la logique et les mathématiquesc.
b – Exposé, tome I. p. 27
c – Exposé, t. I, p. 79.
Mais si l’objet intelligible ne se prête au savoir ni dans sa totalité, ni même, d’une manière absolue, dans aucune de ses parties, ce qui est notre première proposition, il faut en conclure qu’ériger le savoir absolu en fin suprême de la vie humaine, c’est imposer à l’individu une tâche qui, à supposer même qu’elle pût être remplie, ne pourrait l’être par lui seul ; dont il ne pourra qu’inaugurer la réalisation, sans jamais avoir le droit de dire, ni au cours de sa vie, ni à son terme : J’ai fait mon devoir ; j’ai achevé l’œuvre qui m’était dévolue. Le devoir de chacun ne se présentera jamais à personne avec des contours arrêtés et sous une forme concrète, mais engagé dans un devenir indéfini et illimité. Aussi bien, tous les systèmes qui nous présentent la science universelle comme but absolu à atteindre, sont-ils unanimes à reconnaître, d’une part, que la liberté n’est qu’une apparence dans l’univers, régi par la loi de la nécessité ou par la mathématique universelle ; de l’autre, que l’individu et la vie individuelle se consumeront dans la poursuite de cet idéal, sans autre résultat que d’avoir fait avancer d’un degré imperceptible le progrès du savoir ; qu’il faut pour l’atteindre des siècles et des siècles ; que c’est là, par conséquent, l’œuvre collective de l’humanité, à laquelle l’individu doit se sacrifier ; pour cette raison déjà, le principe que nous critiquons sort en fait de la catégorie des principes individualistes.
2. A supposer même que le moi sujet pût savoir tout l’objet, de science absolue, encore serait-il vrai que le sujet n’existe pas essentiellement pour savoir, et c’est ce qu’il nous reste à établir en mettant le principe de la morale intellectualiste en présence des trois critères du bien que nous avons posés.
Dans le cas que nous supposons, celui où l’homme n’existerait sur la terre que pour savoir, l’activité scientifique sera l’activité morale par excellence, celle à laquelle toutes les autres devront être subordonnées, et l’homme moral sera celui qui saura le mieux se désintéresser de tout autre objet, même des misères matérielles et morales qui l’environnent, pour se vouer d’autant plus complètement à la recherche intellectuelle.
Nous demandons d’abord si le principe critiqué satisfait au troisième critère du bien, s’il est susceptible d’occuper ou de réclamer tous les moments de la vie humaine, en ce sens que tous y soient consacrés, soit directement, soit indirectement, et que le manger, le boire et le sommeil, par exemple, ne soient considérés que comme des moyens de réparer des forces perdues en vue de l’étude. Mais il n’y a pas dans la vie que des moments à consacrer à l’étude ou à la réparation des forces nécessaires à l’étude. Il y en a qui non seulement sont inévitablement dérobés à la recherche scientifique, mais qui lui seront directement contraires, comme ceux occupés par la fatigue, les infirmités et la souffrance. Ceux-ci, loin de servir à la réparation de forces intellectuelles perdues, représenteront au contraire des pertes irréparables pour la cause du savoir.
Bien plus, il résulterait de l’application rigoureuse et correcte de ce principe que toute activité volontaire, tout moment dont l’emploi irait à troubler l’économie de l’étude, l’acte, par exemple, de sortir de sa chambre pour donner un morceau de pain à un malheureux, devrait être déclaré immoral, et c’est là une conclusion que la conscience rejette.
Ce principe satisfait-il au second critère, selon lequel toute activité vraiment morale peut et doit solliciter l’homme tout entier, toutes les facultés de l’homme, chacune dans l’ordre de son importance, et sommes-nous autorisés à déclarer que les facultés intellectuelles de l’homme priment toutes les autres ? La question revient à savoir si l’homme est essentiellement un être pensant, c’est-à-dire déterminé et non pas se déterminant soi-même, un être voulant.
Qu’est-ce que mon savoir ? C’est l’intussusception d’un objet quelconque, idéal ou matériel, réel ou fictif, dans le trésor de mon être ; mon savoir est une détermination de ma nature intellectuelle. Cette détermination a été acceptée et voulue par moi dans la plupart des cas, dans tous ceux où j’ai appliqué mon effort à l’acquisition de la connaissance ; dans d’autres, cette connaissance m’a été imposée, cette détermination m’a surpris ; mais, dans un cas comme dans l’autre, dès que j’ai appris quelque chose, fatalement ou par un acte volontaire, il ne m’est pas loisible de ne plus le savoir ; l’objet s’en impose forcément à moi ; il devient bon gré mal gré un élément de ma nature. Si donc ma nature intellectuelle était l’essence de mon être, que le vouloir fût chez moi absolument subordonné au savoir, il s’ensuivrait que, par rapport aux choses désormais sues, je serais absolument passif ; elles me détermineraient sans être déterminées par moi ; je ne serais plus que le reflet, le décalque du non-moi, c’est-à-dire des autres mois et du monde, sans aucune faculté de réaction, ni sur les uns ni sur l’autre ; et c’est ainsi qu’une fois de plus nous pouvons nous convaincre qu’intellectualisme et déterminisme se correspondent.
Mais il y a plus : la conception intellectualiste et par conséquent déterministe du moi a pour corollaire l’irresponsabilité de l’agent et l’indifférence du bien et du mal. Si le but de la vie est l’acquisition de la science, la science du mal acquise par la pratique du mal sera aussi morale que la science du bien acquise par la pratique du bien. Bien plus, la pratique du mal, pour autant qu’elle servira à l’acquisition du savoir, deviendra une vertu préférable à toute pratique qui laisserait l’homme dans l’ignorance. La faculté productive, même dans le bien, devrait céder le pas à la faculté scientifique, quelle qu’en fût la direction.
Sont-ce là des explications suffisantes et satisfaisantes de l’homme et de la vie humaine ? Evidemment non ! Nous sentons en nous la présence d’un principe d’activité qui demande à se déployer, une volonté capable de se déterminer en partie elle-même, puisqu’elle pourra se déterminer en deux sens opposés chez deux hommes possédant la même somme et le même degré de connaissances, sachant les mêmes choses et les sachant de la même manière. Nous éprouvons que c’est la volonté qui, par l’effort exercé sur elle-même, se crée à elle-même ses motifs, puisque les mêmes raisons agissent différemment chez les individus différents ou à des époques différentes chez le même individu. Nous constatons que, tout en subissant constamment leurs actions et réactions réciproques, la pensée et la volonté sont si peu coïncidentes dans le cours ordinaire de la vie, que la plus grande supériorité de pensée peut s’allier chez le même individu à une infériorité pratique caractérisée, ou que les opinions les plus correctes au point de vue d’une saine morale n’empêchent pas toujours une conduite en désaccord avec ellesd. En un mot, le moi n’est pas passif, mais incessamment actif ; il réagit sur sa propre nature, agit sur le non-moi et sur les autres mois, subit de leur part des réactions incessantes, auxquelles il résiste ou acquiesce suivant les cas et selon les individualités. Je ne me contente pas de savoir ; je veux, j’agis, je détermine les autres et moi-même ; c’est là ma dignité et ma grandeur. Agir, c’est-à-dire vouloir, c’est-à-dire me déterminer et déterminer les autres, est évidemment supérieur à savoir, c’est-à-dire à être déterminé par l’objet. L’activité scientifique n’épuise donc pas toutes les facultés de la nature humaine, ni même les principales, et le principe que nous discutons ne satisfait pas plus au second critère qu’au troisième. Répond-il au premier ? La recherche de la science pour la science est-elle accessible à tout homme ?
d – Nous aurons à exposer et à critiquer plus tard et de front, dans le chapitre de la liberté humaine, l’opinion contraire de M. Fouillée, inspirée par un déterminisme idéaliste.
La négative sera plus évidente encore. L’aristocratie intellectuelle ne pourrait se maintenir qu’à la condition que le reste de l’humanité lui fût sacrifié, car encore faut-il que l’homme de science mange, boive, soit vêtu, et l’on peut dire qu’à tous ces égards il dépend plus directement de ses semblables que ses semblables ne dépendent de lui. Si l’activité scientifique est le bien moral suprême, la plus grande partie de l’humanité, vouée aux soins qui assurent l’existence matérielle de tous, sera donc exclue de la tâche morale. L’activité scientifique pure, ayant toute sa fin en elle-même et consommant, pour ainsi dire, sans rien rendre à l’humanité, est condamnée par là même. Elle est plus encore que stérile, elle est coupable et immorale en soi, attirant à elle des forces appelées ailleurs, et funeste dans ses conséquences, en ce que, privée de contenu concret et s’entretenant de sa propre substance, elle fait encore illusion au sujet sur sa propre inanité.
Si c’est de la recherche de la vérité morale, c’est-à-dire de la vérité la plus nécessaire à l’homme, qu’il s’agit, nous ne jugerons que plus sévèrement encore toute méthode qui exigerait, pour être appliquée avec succès, des conditions que certains hommes appelés savants seraient seuls en état de remplir. Nous affirmons avec une énergie redoublée que la connaissance de la vérité religieuse et morale et la démonstration de cette vérité doivent être immédiatement accessibles à tout homme, même au plus déshérité des dons de l’intelligence, si la pratique de la vérité doit être moralement obligatoire pour tous. Il n’y a que les vérités secondaires et non indispensables au bien suprême de l’homme, celles de l’ordre naturel ou les vérités accessoires de l’ordre moral, qui puissent être l’apanage de quelques privilégiés et demeurer ignorées de la multitude ou indémontrées pour elle. Au contraire, les vérités supérieures de la théologie et de la philosophie sont profanées lorsqu’elles sont réduites au rang de théorèmes sollicitant la seule curiosité de l’intelligence et ne servant plus que d’occasion pour la gymnastique de la pensée. Nous dirons que c’est précisément dans ce domaine que la morale intellectualiste offense le plus directement les postulats de la conscience et viole de la manière la plus choquante les principes élémentaires de la saine morale.
A ce degré, la cause de la science pour la science ne tarde pas à démentir la qualité de désintéressée, par laquelle nous l’avons définie ; car l’homme ne saurait à la longue se dévouer à un idéal abstrait et impersonnel. L’expression même de dévouement à la science renferme une illusion ou un mensonge. Ou bien le savant se dévoue à ses semblables ; ou, faute de cet intérêt pratique, sa science finit par dégénérer en une satisfaction intéressée, en un épicuréisme délicat, en un dilettantisme transcendant, et le principe intellectualiste de la morale est allé rejoindre ceux indiqués dans le paragraphe précédent.
Mais c’est en vain que la science s’efforcerait d’accaparer l’homme tout entier et y réussirait çà et là ; c’est en vain qu’elle offrirait à l’homme la satisfaction suprême de ses besoins et l’harmonie définitive de l’existence. Le conflit quelque temps conjuré entre les deux quantités qui se disputent le monde, la nécessité et la liberté, et les deux qui se disputent l’homme, la raison pure et la raison pratique, éclate tôt ou tard, tragique et irréductible.
« Le déterminisme scientifique, écrit M. Sabatier en analysant cette phase de l’existence intime de l’hommee, rend impossible l’activité morale, et l’activité morale rompt le déterminisme de la science. Si le déterminisme mécanique est vrai absolument, ma volonté est nulle ; je ne suis plus qu’un automate. Si ma responsabilité est sérieuse, si mon énergie personnelle n’est pas une illusion, il y a dans le monde autre chose que de la mécanique, et, pour l’être, d’autres lois que les lois mécaniques. Ainsi divisé en moi-même, je ne puis pas faire ce que je sais, et je dois faire ce que je ne sais pas. Je reste flottant entre une science qui n’est point morale, et une morale que je sens ne pouvoir être sue. L’intelligence tue en moi la volonté. Plus et mieux je connais les lois du monde, moins j’ai de raison de vivre et d’agir. Ma morale, à chaque acte, dément ma science, et ma science, à chaque affirmation, réfute ma morale. Tel est le mal profond du siècle, la misère spirituelle des meilleurs de nos contemporains. »
e – Revue de théologie et de philosophie, 1893, p. 204 et 205.
Un de ces meilleurs de nos contemporains, et qui plus est, savant illustre, M. Taine, s’est exprimé à son tour sur le rôle et les effets de la science à l’époque actuelle, dans les termes suivants : « La science exerce actuellement, à cause des erreurs d’une vulgarisation souvent imbécile ou odieuse, une action double et funeste sur les habitudes intellectuelles, morales, physiques de l’humanité. La science ébranle les religions, et en attendant qu’elle puisse les remplacer, elle aboutit chez les esprits de demi-culture à la négation grossière, à l’irréligion. La science, ouvrière de désillusions, a tari chez beaucoup d’entre nous les sources de l’allégresse, rompu l’équilibre intérieur qui nous donnait la force de vivre. D’où l’inquiétude morale, la tristesse, le pessimisme. »f
f – Origines de la France contemporaine, tome II.
Si nous recherchons l’intérêt secret de la morale intellectualiste pour l’homme, et en quoi le cœur naturel peut y trouver son compte, la solution de cette question se trouvera dans le caractère de l’activité scientifique déjà énoncé. La morale intellectualiste satisfait à la fois la paresse de l’homme, qu’elle décharge tout ensemble de ses obligations et de sa responsabilité, et son orgueil, qui méconnaît les limites de son savoir et en exalte la valeur.
La recherche du savoir pour le savoir est condamnée à diverses reprises et sous diverses formes dans l’Écriture ; c’est la fausse science (1 Timothée 6.20), la science qui enfle (1 Corinthiens 8.1-2) ; c’est la philosophie vaine, subtile et séductrice, se nourrissant de sa propre substance (Colossiens 2.8), de ceux qui se disant sages sont devenus fous (Romains 1.22).
La recherche de la science pour la science fut, d’après l’auteur sacré, l’objet de la première tentation. Connaître, c’est là, selon la sagesse infernale, la fin suprême de l’homme, dont la réalisation le mettra au niveau de Dieu même (Genèse 3.5).
La vie éternelle sera une connaissance sans doute (Jean 17.3 ; 1 Corinthiens 13.12), mais une connaissance qui sera l’amour (Jean 17.26).
Le propre de la morale esthétiqueg, qui d’ailleurs, comme la précédente, se présente à nous à l’état de tendance plutôt que de système, est la recherche de l’art pour l’art, comme la morale intellectualiste était celle du savoir pour le savoir.
g – Voir l’article de Fouillée : La morale esthétique, Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1883.
Nous aussi, nous maintenons les droits de l’art et la place du beau dans la vie humaine, comme nous avons réservé ceux du savoir. La différence entre notre point de vue et celui que nous combattons, c’est qu’ici l’art est traité comme but, et par nous seulement comme moyen. Nous disons que le bien est nécessairement vrai et qu’il est nécessairement beau ; mais nous n’en appelons pas moins la proposition inverse que tout ce qui est vrai soit bon et que tout le beau soit le bien, une des principales erreurs du temps. Nous disons avec Platon que le beau est la splendeur du bien, mais nous ajoutons qu’il n’est que cela, qu’il n’est pas le bien lui-même.
Dans l’état normal sans doute, le beau était le bien, le bien était le beau. Ces deux essences se pénétraient l’une l’autre si parfaitement et si exclusivement, qu’il ne pouvait y avoir aucun élément de beauté en dehors du bien, ni de bonté qui ne fût pas associé à la beauté. C’est le péché et la chute qui ont séparé ces entités l’une de l’autre, telles qu’elles se présentent à nous aujourd’hui ; et il se trouve, d’une part, que la beauté peut s’allier à la perversité morale, et que, de l’autre, la bonté morale peut se trouver destituée de la forme qui lui est propre. Ainsi les formes propres soit au bien, soit au mal, sont mélangées dans cette économie comme leurs substances mêmes, et les reflets brisés de la beauté suprême, grandeur, force, noblesse, éclat, effleurent indifféremment les essences bonnes et mauvaises.
Saint Paul nous avertit que le méchant absolu peut prendre le déguisement de la beauté céleste (2 Corinthiens 11.14), et le langage courant lui-même connaît une beauté diabolique, qui, devant le Dieu saint et juste, est sans doute le comble de la laideur, puisqu’elle revêt la perversité morale, mais qui n’en produit pas moins sur nos organes l’illusion qui séduit et qui perd. En réalité le mal relatif, tel qu’il se présente à nous, ne se montre que très rarement dans sa laideur propre et intrinsèque, si ce n’est après la jouissance. Il n’y a pas de vices, même grossiers, qui ne soient les corruptions d’une vertu : l’impureté, de l’amour ; l’avarice et l’ambition, du souvenir de notre royauté déchue. La convoitise des yeux, comprise par saint Jean dans les formes de la mondanité (1 Jean 2.16), n’est autre que le sens esthétique excité et sollicité par la beauté perverse.
Seul sans doute le bien est vraiment beau, grand, glorieux, mais si la perversité se recouvre si souvent dans l’état actuel des formes de la beauté, le bien se cache plus souvent encore sous celles de la laideur. Tel le prophète l’avait contemplé d’avance (Ésaïe 53.2-3), tel il nous est apparu sur le Calvaire, et il faut un tact supérieur et divin, dont Jésus-Christ nous a donné le plus saillant exemple, pour reconnaître le bien sous les formes à lui inadéquates de la laideur ou de l’ignominie, et pour discerner le mal sous les apparences usurpées et dérobées de la beauté ; pour préférer l’humble offrande d’une veuve à toutes les splendeurs du temple d’Hérode-le-Grand (Luc 21.4-5).
C’est sur ce mélange des formes propres au bien absolu, d’une part, au mal absolu, de l’autre, que spéculent la morale et l’art irréligieux pour substituer le beau au bien devant la conscience, et pour faire appeler bien le beau, même détaché du bien ou mis au service du mal ; et comme dans la logique hégélienne l’être et le non-être figurent comme deux antithèses évoluant dans le devenir, ici les deux antithèses du bien et du mal se résolvent dans l’harmonie de l’art. Si donc dans cet échange la catégorie du bien n’est pas formellement supprimée, elle est absorbée ; la morale est réduite à n’être plus qu’une annexe du domaine de l’art.
L’application pratique du principe se rencontre à tout instant aujourd’hui dans la littérature, où les actes et les personnages intéressants sont de préférence ceux que la conscience réprouve.
Le drame et le roman contemporains ne mettent plus aux prises, comme c’était le cas dans les drames antiques ou dans ceux de Corneille et de Racine, la passion et le devoir, mais deux passions coupables l’une et l’autre ; ou si l’on fait intervenir la vertu, dans le roman soi-disant idéaliste, c’est volontiers pour la mettre où elle n’est pas, dans une certaine affectation de grandeur qui enseigne aux personnages des poses, leur crée des obligations imaginaires, portant sur des sacrifices surérogatoires non réclamés par la conscience, mais répondant au besoin d’émotion de l’âme, rachetés d’ailleurs par des licences qui sans cesse jouent avec le feu et côtoient le crime (Octave Feuillet).
Toutes les actions racontées dans les annales de l’humanité, quels qu’en aient été la valeur morale et le principe inspirateur, sont exaltées, pourvu qu’elles donnent la sensation de l’harmonie ou de la grandeur. Tous les personnages de l’histoire, ceux qu’elle appelle grands, fondateurs de religion ou fondateurs d’empire, grands chasseurs d’hommes ou de peuples, grands artistes ou grands saints, figureront côte à côte sur les pages du livre de vie, heureux encore si les saints véritables, si les héros de la Bible, si les hommes de Dieu des anciens temps vêtus de poil de chameau et nourris de sauterelles et de miel sauvage, y trouvent encore une place. La gloire a tout effacé, a dit Lamartineh. Au nom de l’art, tout mal est légitimé, tout grand coupable est absous ; les vertus suprêmes ne sont plus celles connues sous les noms de tempérance, d’humilité, d’obéissance, de support, de patience, de fidélité, mais c’est l’enthousiasme, l’exaltation du sentiment et de l’imagination, l’inspiration qui élève l’homme au-dessus de lui-même, des autres, de sa position et de son devoir, et l’humanité se partage en artistes et en vile multitude.
h – Il serait injuste de ne pas ajouter que le poète a retiré formellement cette parole blasphématoire.
De même que dans la recherche du savoir pour lui-même, le savoir abstrait, sans contenu défini, devenait son propre objet, l’art érigé en fin suprême et unique de l’existence, l’idéal reculant au delà de toute réalité, se vaporise dans l’indéfini ; et le poète qui dit :
Que ne puis-je, porté sur le char de l’aurore,
Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !
ne laisse après lui que l’énervement de l’âme et l’épuisement du désir. Mais cette perte morale n’est pas même rachetée par un profit esthétique. La recherche de l’art pour l’art sera condamnée à perdre le beau comme le bien, et l’idéalisme absolu, qui méprise, ignore ou nie le réel, ne manquera pas de tourner au réalisme absolu qui méprise, ignore ou nie l’idéal, et dont la formule extrême a été : Le beau, c’est le laid.
Selon cette tendance aussi, la religion est transformée en jouissance, et les mouvements dits religieux sont tenus pour des affections du sentiment, pour des vibrations de l’âme produites au contact de l’idéal, mais toutes également indifférentes de leur nature au bien et au mal, au vrai et au faux. Dans cette tendance mystique régnante aujourd’hui et qui s’oppose à la fois au moralisme et à l’intellectualisme, il est facile de reconnaître l’influence de Schleiermacher.
Replaçant le principe esthétique de la morale en présence de nos trois critères, nous demandons d’abord si l’art est accessible à tout homme ; si, chez chacun, le degré de la culture esthétique donne la mesure de la culture morale. Aussitôt la conscience proteste, et l’expérience nous montre ces deux faits qui sont la réfutation absolue de cette doctrine : la présence d’hommes auxquels la conscience rend un bon témoignage et qui sont absolument dépourvus du sens esthétique, et, d’autre part, la présence d’hommes admirablement doués dans l’art et absolument dépourvus du sens moral, absolument cautérisés dans leur conscience, absolument insensibles en présence de la chose ou de l’être saint.
L’art, moins encore que la science, sollicite les facultés maîtresses de la nature humaine, et l’expérience montre même que, cultivée exclusivement, la faculté esthétique, qui est essentiellement une affectibilité du sentiment, finit par amollir le caractère et énerver la volonté. A force d’admirer et de rechercher l’idéal, c’est-à-dire l’irréel, l’homme contracte l’habitude de s’abandonner à la paresse et aux séductions de la nature. La faculté contemplative exercée à l’excès désintéresse des devoirs quotidiens et rend à plus forte raison l’homme inhabile aux grandes actions, sinon aux grandes œuvres.
L’art n’est pas propre non plus à remplir tous les moments de la vie. Il y a des parties prosaïques dans toute vie d’homme, où la réalité grossière réclame ses droits ; et ce conflit incessant entre les réalités très prosaïques de la vie quotidienne et des aspirations transcendantes et toujours inassouvies, cette poursuite constante d’un objet toujours vague et indéterminé, toujours fuyant et insaisissable, est la cause génératrice de ces natures réputées grandes ou exquises, mais que notre génération a connues maladives et ennuyées, ennuyées de tout et d’elles-mêmes, et, pardessus, profondément égoïstes. C’est le genre dit égotique, inauguré par Rousseau, continué par Chateaubriand et Lamartine, qui a créé les types incompris, inutiles et dangereux, excroissances de la vie moderne, des René et des Werther. C’est ce genre enfin qui a consacré l’alliance sophistique des deux termes : désordre et génie.
Tandis que la recherche de la science pour la science aboutit au naturalisme, celle de l’art pour l’art conduit au panthéisme. L’une et l’autre tendance étaient propres à la philosophie grecque, et en faisaient même le vice principal.
Le principe que nous allons examiner paraît marquer le degré culminant des systèmes idéalistes ou désintéressés et être situé par conséquent à l’opposite de l’utilitarisme. La morale impérative prétend ériger le bien, c’est-à-dire l’idéal qui est la norme de la volonté, en but et fin suprême de l’homme, et fonder ainsi le devoir sur les ruines de l’intérêt. Aux deux formules précédentes : la science pour la science, l’art pour l’art, s’ajoute donc : le bien pour le bien.
Ce système n’est pas nouveau, et nous le rencontrons à diverses reprises dans l’histoire de la morale : dans l’antiquité, sous la forme du stoïcisme, dans les temps modernes, sous celle du kantisme, dont l’école de la Morale indépendante, suivie elle-même du Néo-Kantisme, relève directement. Le trait commun à toutes ces écoles, c’est la prétention d’instituer le bien dans son indépendance absolue, en le dégageant avec un soin également jaloux des sollicitations d’en bas, qui sont celles de l’intérêt immédiat et brutal, et de celles d’en haut, qu’elles soient issues de l’ordre religieux ou de l’ordre métaphysique : « L’ordre moral, a dit M. Secrétan, interprétant Kant, brille de sa lumière propre : il ne saurait être mis en question ; le suprême intérêt de la pensée est de le sauvegarder… Le devoir est le garant du monde invisible et son révélateur… Si le devoir est plus certain que tout le reste, ce n’est pas du tout par l’effet d’une nécessité psychologique. Rien au monde ne nous empêche de soupçonner que cette voix de la conscience, souvent importune, est une voix qui nous abuse. Non, ce qui fait la certitude supérieure, originale, du devoir et le vrai fondement de toute certitude, c’est simplement qu’il est le devoir. On peut le mettre en question, mais on ne doit pas le faire, voilà tout le secreti. »
i – La philosophie de Victor Cousin.
« Devoir, mot sublime, s’écrie Kant dans un mouvement d’effusion lyrique, toi qui ne caresses ni ne flattes, qui demandes soumission, mais sans avoir recours pour émouvoir la volonté aux menaces qui répugnent à la nature et qui effraient ; toi qui te contentes d’instituer une loi toute prête à faire son entrée dans l’âme, tout en prétendant au respect là même où elle n’est pas obéie ; une loi devant laquelle se taisent les penchants même les plus secrets ; quelle est ton origine, illustre comme toi-même ? Où trouver les premières traces de ta noble existence qui renie fièrement toute familiarité avec les penchants, et qui conditionne la valeur que les hommes seuls peuvent se donner à eux-mêmes ?j »
j – Kritik der praktischen Vernunft. Edit. Reclam, p. 105.
Sur la question des rapports de la morale et de la religion, la pensée de Kant oscille entre l’absolue indépendance, revendiquée par les prémisses du système en faveur de la morale, et qui est évidemment sa thèse préférée, et la solidarité inévitable qui existe entre l’une et l’autre, et qui est réclamée par la conscience. La religion n’offrira donc à la morale ni appui, ni mobile, ni objet, mais elle lui servira de couronnement. La morale se passe de la religion, mais elle y conduit et la postule : la religion semble être un luxe que la morale s’accorde et qui finit par lui être nécessaire.
« La morale, pour autant qu’elle repose sur la notion de l’homme comme d’un être libre et par là s’obligeant lui-même par sa raison envers des lois absolues, n’a besoin ni de l’idée d’un autre être au-dessus de lui pour lui faire reconnaître son devoir, ni d’un autre mobile que celui de la loi elle-même pour la faire observer. C’est du moins la faute de l’homme, si un besoin semblable se trouve en lui, ce qui est alors sans remède, parce que ce qui ne procède pas de lui-même et de sa liberté ne peut suppléer au manque de sa moralité. La morale n’a donc aucun besoin pour elle-même de la religion, mais, en vertu de la pure raison pratique, elle se suffit à elle-mêmek. »
k – Kant. Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft, Vorrede, p. 3.
Dans le même ouvrage, l’auteur, indiquant le double rapport concevable entre la morale et la religion, — que la religion soit fondée sur la morale ou la morale sur la religion, — et considérant que cette seconde alternative supposerait la crainte ou l’espérance comme mobiles de l’activité morale, se prononce en faveur de la première. En aucun cas la religion ne peut pousser à la vertu, car l’idée de Dieu ne doit jamais devenir ressort moral. Des commandements révélés, c’est-à-dire tirant leur origine de la religion, ne pourraient, selon Kant, que compromettre l’autonomie de la raison.
Mais le point où Kant a accentué le plus crûment l’indépendance de la morale à l’égard de la religion, et où se montre le plus clairement aussi l’insuffisance de son point de vue, c’est celui de la force morale requise pour la réalisation de l’idéal moral ; car, d’une part, l’existence d’un « mal radical » est pleinement reconnue non seulement dans l’individu, mais dans l’humanité ; l’insuffisance d’une réforme partielle, la nécessité d’une « révolution », d’une régénération, d’une nouvelle création, d’un changement du cœur, sont proclamées, appuyées même sur l’Ecriture (Jean 3.5)l ; d’autre part, la force nécessaire pour accomplir cette réforme radicale est attribuée à la raison de l’homme, au nom de la maxime maintes fois répétée qui dérive le pouvoir du devoirm, et la prière, comme invocation d’un secours supérieur, est formellement condamnée.
l – Ibid., p. 49.
m – Ibid., p. 47, 63.
« La prière, si elle est considérée comme acte de culte, et partant comme moyen de grâce, est une superstition et un fétichisme, car elle n’est que la déclaration d’un désir à l’égard d’un être qui n’a besoin d’aucune manifestation des dispositions intérieures de celui qui prie, un acte par conséquent absolument stérile, qui ne sert à remplir aucun des devoirs qui nous incombent sous le titre de commandements de Dieu, par lequel en conséquence Dieu n’est pas servi. Un vœu du cœur d’être agréable à Dieu dans toute notre conduite, la disposition accompagnant toutes nos actions qui nous porte à les faire comme pour le service de Dieu, c’est là l’esprit de la prière qui doit se renouveler « sans relâche ». Mais revêtir ce vœu de paroles et de formules ne peut avoir au plus que la valeur d’un moyen de ranimer cette disposition en nous, mais ne saurait avoir aucune influence sur la bienveillance divine, ne saurait être par conséquent un devoir pour personne. Cet acte tendrait bien plutôt à affaiblir, comme tout ce qui ne vise qu’indirectement à un certain but, l’action de l’idée moralen. »
n – Die Religion innerhalb der Grenzen, etc., p. 212 et suiv.
Mais si telle est l’indépendance de la morale à l’égard des croyances religieuses, on se demande quelle raison le philosophe peut avoir de faire de la religion, de l’existence de Dieu en particulier, le postulat de la morale, nécessaire à la résolution des antinomies de l’existence, à la conciliation parfaite de la félicité et de la moralité, à la réalisation définitive du souverain bien dans l’universo.
o – Kritik der praktischen Vernunft, p. 149 et suiv.
On peut ranger les rédacteurs du journal : La Morale indépendante, parmi les héritiers les plus directs ou du moins les plus bruyants de la critique kantienne.
« Il est une loi par excellence, conforme à la raison, inscrite dans les cœurs, dont la voix nous dicte nos droits et nos devoirs, dont les menaces nous détournent du mal.
De cette loi on ne saurait rien retrancher, rien changer. Il n’est puissance au monde qui nous en puisse affranchir.
Elle n’a besoin ni de commentateur, ni d’interprète. Elle est la même partout : la même aujourd’hui, la même demain ; elle embrasse tous les peuples, tous les temps.
N’y pas obéir, c’est se renier soi-même ; c’est se dépouiller de son caractère d’homme ; c’est s’infliger la peine la plus terrible, alors même qu’on échapperait à tout supplice.
Cette loi qui forme l’unité morale du genre humain, en dépit de toutes les distinctions de cultes, de coutumes, d’institutions, n’est ni un acte d’une volonté extérieure, ni une certaine impression mystérieuse, ni une déduction d’une conception de l’ordre universel. Car, de la sorte, il y aurait eu autant de morales que de révélations, d’impressions diverses, de manières diverses de concevoir l’ordre universel, c’est-à-dire que la morale ne serait point, et que l’unité, sous ce rapport, serait impossible.
La loi morale n’est donc pas, ne peut être une loi dérivée. Pour qu’elle ait les conditions de fixité et d’universalité que nous sentons être son essence, il faut qu’elle repose sur un fait avéré, partant, indéniable, sensible à tous sans exception, au savant comme à l’ignorant, fait que tout individu, à moins qu’il ait cessé d’être homme, constate en lui-même.
Ce fait existe-t-il ? Nous l’affirmons. Ce fait, c’est que l’homme est un être libre et responsable, c’est-à-dire une personne, ou du moins qu’il se conçoit tel ; que, comme tel, tout être humain se révolte contre toute contrainte, toute violence sous quelque forme que ce soit. De là, le sentiment de sa dignité, du respect qu’il se porte à lui-même.
Mais ce respect de soi, l’homme en présence de l’homme l’exige pour sa personne. Par cela même il sent forcément que ce même respect est exigible pour les autres. Telle est l’origine du droit et du devoir, qui n’est autre que le droit reconnu en autrui. Toutes les prescriptions morales envers soi et envers les autres découlent de ce double respect de la personne humaine.
Il y a plus, cette dignité que l’homme affirme devant son semblable et en lui-même entraîne à sa suite un malaise ou une satisfaction intime d’une nature spéciale, selon que sa dignité se trouve blessée ou satisfaite. Cette même dignité, élevée à l’idéal, complète l’ordre moral. Par là, le principe des mœurs n’est plus seulement un principe régulateur, il devient un principe d’action, un principe de dévouement et de transformation universelle ; l’homme poursuit dès lors et partout la réalisation du droit et de la justice. Dès lors aussi la conscience n’est plus une faculté vague, indéterminée, mystérieuse, mais un sentiment et une notion nettement définis. La morale est là tout entière avec son critérium du bien et du mal, son obligation, sa sanction et son efficacitép. »
p – Morale indépendante, N° 1.
Ce n’est pas que la morale indépendante entende nier Dieu, ce qui serait encore affirmer dans un domaine entièrement soustrait à nos investigations.
« Nier Dieu, lisons-nous dans le même journal, nier l’âme immortelle, c’est encore conclure, et d’une façon qui n’est pas neuve, sur des objets dérobés à la connaissance humaine, et que nous ne possédons aucun moyen d’aborder avec quelque chance d’arriver à des solutions démontrables. Quelle que soit l’opinion de chaque homme en particulier sur ces problèmes, nous disons simplement que la morale n’en doit pas dépendre, parce que cette opinion est conjecturale et peut varier à l’infiniq . »
q – Ibid., p. 3.
Plus loin : « Ni les défauts ni les excès des doctrines religieuses ne nous portent à conclure que la sanction donnée à la loi morale par une noble foi en Dieu et en la destinée immortelle de l’homme, soit chose méprisable ou seulement inutile ; mais nous affirmons que celle sanction est accessoire et de peu d’efficacité ; nous affirmons qu’elle est variable de sa nature, et ceci, le regard le plus superficiel jeté sur les religions multiples et mobiles de la terre et sur l’universelle morale du genre humain, suffit pour le constater ; nous affirmons par là même que cette sanction n’est pas nécessaire. La morale doit donc avoir un autre fondement. Elle l’a si bien en effet que le plus grand philosophe des temps modernes, Kant, a fait voir qu’il fallait renverser l’ordre habituel des idées sur ce sujet, et que la foi en Dieu et en l’immortalité n’avait elle-même qu’un fondement et qu’une sanction : la loi morale et son existence dans le cœur de l’homme. »
Avant toute critique de fond, et à ne nous en tenir qu’aux contradictions formelles qui surgissent de l’énoncé des principes du système, nous pouvons déjà constater :
- Que la morale indépendante, tout en répudiant les dogmes de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, est bien obligée d’en accepter un et même deux : celui de la supériorité de l’homme sur tous les autres êtres, et celui de la présence de la liberté dans l’homme lui-même.
- Que la formule : morale indépendante, engendre une contradiction entre l’élément d’obligation absolue que l’on prétend conserver à la morale, et l’autonomie que l’on réclame pour le sujet dans cette dépendance absolue elle-même.
- Qu’en présence de la variabilité des formes de la morale, la morale indépendante n’est pas reçue à arguer contre la religion de la variabilité des formes religieuses.
Une des variantes modernes de la morale indépendante a été le Christianisme dit libéral, qui florissait il y a une vingtaine d’années dans les pays de langue française, et qui dès lors, il est vrai, a plus ou moins disparu de l’affiche. Nous définissons le Christianisme libéral, tel qu’il s’est présenté au monde et fait connaître dans ses divers manifestes : un système de morale indépendante avec inscription au budget des cultes.
En prétendant affranchir le christianisme de tout dogme ou croyance particulière pour le réduire à une formule morale, empruntée d’ailleurs à l’Ancien Testament, le Christianisme libéral se condamne à l’alternative de s’évanouir comme système, ou de recourir à des dogmes ; et la formule d’aimer Dieu et le prochain, que seule il a retenue de l’ensemble des enseignements bibliques, ne signifie rien, ou elle renferme des dogmes parfaitement caractérisés.
Car dire : aimer Dieu, c’est dire qu’il y a un Dieu ; que ce Dieu est digne d’être aimé ; que ce Dieu a aimé l’homme avant que l’homme l’aimât ; sinon il se trouverait que l’homme serait plus moral que ce Dieu même, objet de l’obligation morale. Puis, si nous ne trouvons pas en nous la force d’aimer Dieu, cette même formule implique que nous la trouverons quelque part, que nous saurons où la trouver, et voilà un ensemble de dogmes religieux.
Le second membre de la formule, relatif au prochain, implique tout autant que le premier un dogme ou une croyance déterminée, concernant la nature et les limites de la notion de prochain ; et la définition la plus élémentaire du terme prochain suppose la connaissance des faits se rattachant à l’origine de l’individu et de l’humanité.
Pour rester fidèle à son propos, le Christianisme libéral devait réduire sa formule aux deux premiers mots : Tu aimeras ! demeurant sans régime déterminé ; car tout régime qui serait attribué à ce verbe constituerait un dogme et serait contradictoire à la prémisse. C’est, en effet, à cette conclusion que la secte se vit poussée, lorsqu’elle laissa à ses membres toute faculté d’entendre par le nom de Dieu un être personnel ou impersonnel, la loi, l’ordre universel des choses, la formule abstraite de l’Être universel ou le Dieu vivant. Il ne resta plus de la formule du manifeste que l’amour sans objet.
La morale indépendante vient de trouver en Amérique l’appui de Sociétés pour la culture morale, qui cherchent à propager la doctrine par des conférences et des publications, tandis qu’en Europe l’école ne s’est pas prononcée catégoriquement et universellement sur le fait religieux ; les moralistes américains ont brisé toutes relations avec les traditions religieuses ; ils ne se contentent pas d’intervertir les rapports de la religion et de la morale ; ils remplacent résolument la première par la seconde. « Les hommes, dit M. Adler, commencent à voir qu’il est téméraire, en un certain sens, de dresser une image agrandie de nous-mêmes sur le trône de l’univers et de l’adorer comme si elle était l’Infini. »
En France, la théorie de Kant a été poussée à ses extrêmes limites dans ces dernières années par l’école dont MM. Renouvier et F. Pillon sont les principaux représentants, et qui est connue sous les noms de néokantisme ou néo-criticisme.
Le trait distinctif de cette école, c’est qu’elle abolit la chose en soi, le noumène, que Kant reconquérait par delà le domaine de la raison pure, par l’effort de la raison pratique ; avec une sorte d’acharnement qu’on ne réussit pas à faire partager au lecteur, on s’attaque à toute notion de substance, d’absoluité, de causalité, d’infinitude ; on réduit l’existence du non-moi et celle du moi lui-même à une succession de phénomènes régis par des lois qui seraient, selon l’école, le seul point fixe, la seule réalité persistante au sein de l’écoulement universel. Mais au moment où nous rejoignons le scepticisme de Hume, où nous touchons au nihilisme absolu, où nous y tomberions certainement, l’affirmation morale se relève de toute sa hauteur et nous rend, avec la liberté, le devoir et Dieu même.
Il est permis toutefois de se demander si la démolition qui a précédé n’a pas été trop avancée pour permettre une reconstruction quelconque au sein de tant de ruines ; si les réalités morales à peine retrouvées et reconquises ne vont pas rejoindre le vaste fleuve des phénomènes ; de quel droit on prête aux lois qui régissent ces phénomènes une fixité, une consistance, une objectivité que l’on refuse à tous les autres objets de nos représentations ; quel intérêt enfin il peut y avoir à attacher les attributs de la liberté et de la responsabilité à des sujets qui ne sont que des assemblages de représentations formés et conservés par la mémoire.
Nous souscrivons à l’objection décisive faite par M. de Pressensé au néo-criticisme :
« La foi au devoir implique un théâtre réel pour l’activité qu’il doit régler ; si le monde n’est qu’une représentation, le devoir en est une autre, car il n’est plus qu’un fantôme dans un monde fantastique ; il lui faut prendre pied dans la réalitér. »
r – Les Origines, p. 101 et 102. Le problème de la connaissance.
S’il n’y a plus ni sujet réel, ni objet réel, si le moi n’est qu’un composé de souvenirs agissant au sein d’une succession de phénomènes, il ne reste plus ni substance, ni lois, ni devoir, ni ordre morals.
s – Comparez sur le néo-criticisme trois articles de Schlösing. Revue chrétienne, 1882, p. 206 et suiv., 266 et suiv., 373 et suiv.
L’expression la plus récente du principe de l’indépendance de la morale a été le manifeste de M. Paul Desjardins intitulé : Le Devoir présent, effort généreux mais condamné d’avance à la stérilité, de relever une génération par la présentation d’un idéal sans contenu et sans objet :
« Que cette destinée, au demeurant, chacun à voix basse la désigne de tel nom qui lui plaira : Evolution de l’humanité, ou bien Avènement du Royaume de Dieu, il n’importe ! Que ce devoir soit, dans une conscience, nommé développement de la personnalité libre, dans une autre obéissance à Dieu, dans une autre imitation du Sauveur Jésus, il n’importe encore pas. Ces diverses croyances sont pour nous (comme elles le sont au fond) synonymes ; ne s’expriment-elles pas socialement par les mêmes actes et un égal amour ?… Notre position n’est pas à l’une des multiples sources, catholique, protestante, juive ou philosophique, de la moralité ou du désir de valoir : elle est au confluent…
Trop parler de religion n’est pas un bien ; au public, à nos amis, faisons part seulement de cette foi qui nous est commune, très suffisante, très sûre (quelles qu’en soient les raisons profondes), à savoir que nous vivons pour quelque chose, que nous avons quelque chose à faire sur terre. La possession d’un idéal de vie, ta croyance en un devoir, voilà ce qui nous unit. Et cela déjà suffit pour nous former en confrérie militantet. »
t – Le Devoir présent, p. 45 à 47.
M. d’Haussonville paraît avoir visé M. P. Desjardins dans les paroles suivantes, prononcées le 19 juin 1893 : « D’autres vous disent : Venez… Je n’ai jamais très bien compris à quoi ils vous demandaient de venir. Mais je suis certain que c’est à une foule de choses très nobles ; il me semble cependant qu’elles gagneraient à être précisées, et qu’ils vous convieraient avec plus d’autorité à suivre le chemin qui monte, s’ils vous disaient en même temps où il conduit. »
Avant d’aborder au fond la critique du système de la morale indépendante, nous avons, restant pour le moment sur la défensive, à écarter une fin de non-recevoir, qu’on nous oppose en invoquant, contre l’efficacité et la nécessité du motif religieux en morale, les deux exemples opposés, fournis par une expérience trop fréquente, de l’orthodoxe inconséquent avec sa profession et de l’incroyant moral en dépit de ses opinions ou de ses doutes.
La première question qui se pose ici est celle de savoir quelle est la portée des exemples que l’on nous cite ; s’ils constituent une règle, ou s’ils ne figurent qu’à titre d’exceptions. Or l’expérience, une expérience constante et universelle, nous montre qu’il existe une corrélation étroite et directe entre les doctrines religieuses régnantes et les mœurs générales, comme à l’inverse les mœurs générales ont agi régressivement sur les doctrines.
Tel Dieu, tel homme ; tel homme, tel Dieu, voilà la règle. Les dieux impurs ont autorisé dans la société humaine les vices qu’ils commettaient et sanctionnaient par leur exemple, et les dogmes à leur tour, corrompus après avoir été corrupteurs, étaient de plus en plus accommodés aux mœurs qu’ils avaient servi à transformer et à déformer. Les croyances populaires des premiers temps de la Grèce et de Rome, par exemple, quoique déjà profondément altérées, mais recelant quelques vestiges de la révélation primitive, maintenaient encore quelques freins dans les rapports des hommes entre eux et valaient mieux que rien. Les religions antiques, même dégénérées, valurent mieux pour la morale populaire que l’absence de toute religion. Ce fut lorsque la divinité, complètement avilie, eut été assimilée par l’homme « aux bêtes à quatre pieds et aux reptiles », lorsqu’elle eut enfin disparu de la terre comme du ciel, que l’impiété et le scepticisme se furent emparés du peuple comme des sages, ce fut alors que l’on assista à ce plein débordement de mœurs que nous décrit le chapitre premier de l’épître aux Romains.
Ce même chapitre nous expose, dans l’histoire de la genèse et du développement du paganisme, cette même loi d’action et de réaction réciproques des croyances sur la pratique et de la pratique sur les croyances ; nous y lisons que la notion de Dieu primitivement saine fut d’abord déformée par un principe d’immoralité : l’ingratitude (Romains 1.21-22) ; puis, que cette idée de Dieu une fois déformée réagit à son tour sur les mœurs pour les corrompre toujours davantage (Romains 1.24-32).
Mais ce n’est pas seulement dans les grands contrastes des religions, du paganisme d’un côté, du christianisme de l’autre, que se manifeste l’influence des doctrines et des croyances sur la vie ; dans le cercle plus étroit du christianisme lui-même, dans les contrastes moins saillants des diverses confessions religieuses, cette vérité recevra de nouvelles confirmations. C’est ainsi que le dogme catholique imprime un certain caractère aux mœurs et à la conscience publiques d’une nation ; le protestantisme leur en imprime un autre et ces différences sont de nature à frapper l’observateur le plus superficiel. Dans le sein du protestantisme lui-même, nous ne saurions méconnaître l’influence générale qu’exerce sur les mœurs sociales et domestiques, et jusque sur les lois de l’État, telle ou telle conception religieuse particulière, une fois devenue régnante.
On peut donc établir en règle générale que, dans les sphères supérieures aux cas individuels, il y a action et réaction des dogmes sur les mœurs, et que si ces croyances et ces dogmes sont religieux, cette action et cette réaction en recevront une détermination particulière. Nous concédons provisoirement qu’il a pu y avoir des individus méritant le titre d’incrédules moraux, mais les époques, les générations, les sociétés incrédules ou athées ont été immorales.
L’existence de l’orthodoxe hypocrite, de l’individu dont la conduite est inconséquente avec sa profession religieuse, n’a été que trop fréquemment constatée ; mais les communautés où la pure doctrine est généralement annoncée et connue, se montrent supérieures en moralité à celles où règnent le scepticisme ou la négation.
Cela étant admis, la difficulté, quoique diminuée, subsiste, et il nous reste à rechercher si et en quoi les deux exemples qui nous sont opposés invalident notre thèse et favorisent celle de l’indépendance de la pratique morale et du motif religieux.
Examinons d’abord le premier cas : celui de l’alliance chez le même individu de doctrines religieuses et d’une conduite immorale.
Nous demandons ce qu’il faut conclure de cette alliance. Que savoir et faire sont deux choses indifférentes l’une à l’autre ? Que, selon l’opinion de Kant, le motif religieux ne saurait produire que légalité et non pas moralité ? Non pas ; il en faut conclure seulement que dans son for le plus intime l’homme est libre, libre même à l’égard des influences les plus voisines du moi, connaissances, opinions et croyances acquises ou héritées, à l’égard de celles-là mêmes qui sont passées chez moi à l’état de motifs impérieux et logiquement décisifs ; ni les unes ni les autres ne sont absolument déterminantes pour ce qui constitue en moi la faculté intime et essentielle : la volonté, seule compétente pour engager dans le bien ou dans le mal la personnalité tout entière.
Dire le contraire, supposer le moi essentiel, fatalement déterminé par les faits intellectuels, incapable de se montrer dans sa pratique inconséquent avec ses opinions, ses connaissances et ses croyances, refuser à l’homme le pouvoir d’agir tour à tour contre le motif raisonnable ou sans motifs, ou de substituer de nouveaux motifs aux anciens, ou encore de déclasser les uns au profit des autres, ce serait me supposer assujetti à toutes les causes internes ou externes qui ont contribué à former mon intelligence ; ce serait renier le postulat essentiel de la liberté humaine, indiqué par saint Jacques dans cette parole qui n’a jamais, que nous sachions, soulevé d’objection : Celui-là pèche qui sait faire le bien et qui ne le fait pas (Jacques 4.17).
L’orthodoxie, unie à la perversité de la volonté, ce fut et c’est encore le grand péché du diable, qui rend son état irréparable. Et cette dualité terrible sera le supplice des damnés, que l’Ecriture appelle la mort seconde, savoir le divorce, le conflit désormais irréductible et définitif entre l’intelligence et la volonté ; la connaissance claire et parfaite de la vérité, alliée à l’incapacité absolue et éternelle de la vouloir ; l’adhésion de l’intelligence associée à la révolte du cœur.
Même dans le cas extrême où la pratique n’est pas d’accord avec la croyance, dirons-nous que, dans cette économie du moins, il n’y ait aucune influence du dogme sur la pratique ? Nous ne l’oserions pas. L’influence a existé et elle s’est exercée, mais à l’état latent et sous la forme préventive ; ou, si elle n’a pas été cela, elle a pu être active, mais en sens inverse.
Action latente et préventive, disons-nous d’abord. Qui dira combien d’écarts et d’excès ont été prévenus, soit chez les individus, soit dans les sociétés, par les croyances religieuses, même affaiblies par le doute ? Quelle action a pu exercer sur un individu ou sur une société cette seule réflexion : Et si pourtant c’était vrai !
Mais nous disons en second lieu que la vérité religieuse, lorsqu’elle n’agit pas dans le sens du bien, ne laisse pas, tant il est vrai qu’elle ne saurait rester neutre et oisive, d’exercer une action, mais en sens inverse. La vérité peut convaincre sans convertir, mais alors elle pervertit, elle endurcit, elle démoralise, elle tue. Et c’est là, disons-nous, un effet digne de la vérité et propre à la venger des outrages qu’elle subit, spécialement de l’indifférence que l’homme montre à son égard (Luc 8.10 ; 2 Corinthiens 2.15-16).
Quiconque connaît le bien et ne le fait pas, s’expose à devenir toujours plus incapable de le faire et toujours moins disposé à cela ; car non seulement il a assumé, à raison de ses avantages négligés, une plus grave responsabilité que celui qui ne fait pas le bien qu’il ignore, mais il lui a fallu un effort de plus dans le sens du mal pour se soustraire à l’influence et à la sollicitation du bien. La vérité s’est présentée à moi, revêtue d’une autorité, d’un prestige, et par là même escortée d’une puissance, d’un attrait, d’une présomption en sa faveur qui ne sauraient être méconnus ou repoussés impunément. Elle déclare aux neutres : « Celui qui n’est pas pour moi est contre moi ! » Elle dit aux pharisiens de tous les temps : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez point de péché ; vous prétendez voir, et c’est pour cela que votre péché demeure. » Et l’effort négatif que l’homme a dû faire pour tenir la vérité à distance de son cœur, tandis qu’elle résidait déjà dans sa raison, changera tôt ou tard la neutralité de l’être moral en hostilité déclarée. La croyance orthodoxe ne pourra donc, par réaction, que fortifier sa disposition perverse, d’abord dans un sens préventif quant au bien, puis positif quant au mal.
Aussi bien a-t-on vu plus d’une fois l’orthodoxie morte s’allier à l’incrédulité contre la foi vivante et agissante, dont la présence les gênait et les condamnait l’une comme l’autre, et commettre de concert avec elle les grands crimes de l’histoire.
Il reste donc que la doctrine n’est jamais un poids mort chez l’être moral, et la preuve de son efficacité pour le bien se tire de son efficacité pour le mal.
Mais c’est lorsque l’action du dogme ou de la croyance sur la vie s’est montrée nulle ou anormale, que commence chez l’individu cette réaction, que nous avons signalée déjà sous la forme collective, de la vie sur la croyance, de la pratique sur l’opinion. Il est si vrai qu’il y a une connexité vivante entre les deux sphères de l’existence, soit en raison directe, soit en raison inverse de leurs rapports, que dès que la volonté s’est montrée infidèle à un dogme, elle s’efforce de ramener ce dogme à elle et de rétablir rétroactivement l’harmonie entre les deux fonctions de l’être moral. L’homme qui a commencé par croire instinctivement et passivement ce que ses premières autorités lui ont enseigné, finira par professer ce qu’il préfère. C’est le fait d’expérience mentionné dans la parole de Jésus-Christ à Nicodème : C’est ici le jugement, que la lumière est venue dans le monde, et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises, tandis que celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin que ses œuvres soient manifestées, parce qu’elles sont faites selon Dieu (Jean 3.19-21). C’est ainsi, dit encore l’apôtre saint Paul, que l’homme s’assemble des docteurs et des doctrines selon son cœur, des doctrines qui excusent ou légitiment les écarts de la pratique (2 Timothée 4.3). « L’esprit, a dit à son tour un impitoyable moraliste qui a vu le mal sans le remède, est souvent la dupe du cœur. » Or l’homme finit toujours, lorsqu’il les cherche, par découvrir ces raisons approbatrices, qui, de mobiles secrets et longtemps inavoués, bons seulement à excuser et à rassurer, finiront par s’élever, avec la complicité secrète de la volonté, au rang de motifs déterminants et envahissants ; jusqu’au moment toutefois, indiqué tout à l’heure, où, toute illusion pétant devenue impossible à l’homme et la vérité ayant resplendi enfin sans voile devant les regards de tous, le juste la contemplera telle qu’elle est en soi et en même temps telle qu’elle sera réalisée en lui-même, tandis que le méchant devra reconnaître à son tour qu’elle est évidente et qu’elle condamne son état moral.
La proposition de nos adversaires, portant que les opinions religieuses n’ont pas d’influence sur l’être moral, est donc condamnée par un très grand nombre de faits, qui supposent une corrélation, directe ou inverse, active et réelle en tout cas, entre le savoir et le faire. Que je croie qu’il y a un Dieu ou qu’il n’y en a pas, que ce Dieu s’occupe ou non des affaires de ce monde et des miennes, qu’il m’ait donné des témoignages de sa nature et de ses perfections ou que ces témoignages me soient restés étrangers, que j’admette ou nie l’éventualité d’un jugement et d’une rétribution finale de mes œuvres, je tirerai inévitablement de ces dogmes des motifs de crainte ou d’espérance, de reconnaissance ou de respect, de joie ou de tristesse, d’encouragement ou de désespérance qui me porteront à agir dans tel ou tel sens sans toutefois m’y contraindre, et qui modifieront à un degré quelconque l’état total de mon être.
De ce que la croyance religieuse puisse être associée à l’immoralité, engendrer ou entretenir pour un temps la pure légalité, il ne résulte donc pas que l’activité vraiment morale n’appelle pas la croyance comme son principe. De ce que les motifs transcendants soient insuffisants pour la pratique du bien, il ne s’ensuit point qu’ils ne soient ni efficaces, ni nécessaires à cette pratique.
Nous résumerons comme suit les phases diverses des rapports réciproques de la croyance ou de la connaissance religieuse à l’être ou au faire, suivant les données de l’expérience :
1° La croyance religieuse, présidant à l’éducation intellectuelle et morale du sujet et s’offrant à son intelligence et à sa volonté avec les caractères d’une autorité incontestée, domine ses opinions et ses résolutions. C’est l’état de minorité.
2° Un cas très fréquent est celui où le sujet devenu adulte reste plus ou moins longtemps, toute sa vie peut-être, sous l’empire de cette doctrine traditionnelle, qui passe chez lui à l’état de croyance instinctive et immédiate, sans autre efficacité morale et pratique que celle de prévenir chez lui les grands excès et de maintenir cette moralité extérieure que nous appelons légalité.
3° A force de laisser les croyances se stériliser au-dedans de lui, le sujet en vient, tout en en conservant la formule, à adopter une manière d’agir inconséquente avec les principes qui y sont renfermés ; la réceptivité pour le bien diminue ; l’organe moral se raccornit ; le cœur, l’être moral s’assoupit, s’enlise dans la sécurité, l’indifférence et la cécité, déchoit même dans l’immoralité positive. C’est l’état où la foi de tête prend la place de la foi du cœur, en attendant de l’exclure formellement et ouvertement : c’est le degré de l’orthodoxie morte.
4° Un cas relativement rare est celui où le sujet se dégage de l’empire de la tradition et se pose spontanément en face d’elle, mais dans le but de s’approprier cette croyance comme foi personnelle, vivante et opérante. La croyance vivifiée et liquéfiée est devenue elle-même acte moral, tout en demeurant dans sa forme fait intellectuel. Le sujet a cru parce qu’il a voulu croire et ce qu’il a voulu croire. Le dualisme que nous discutons est ici complètement résolu et dans le bon sens.
5° Le cas contraire est celui où le sujet, se dégageant à son tour de l’étreinte de la tradition, se détachant, pour ainsi dire, du sol qui l’a nourri, prendra position non plus en face du dogme, mais contre le dogme, installera dans son être intellectuel un nouveau dogme, rétablissant ainsi, mais dans le sens contraire au précédent, l’harmonie troublée entre son être moral et sa croyance.
6° Le dernier cas enfin sera l’avènement du schisme, désormais irréductible, entre la conviction de la vérité et la pratique du mal.
Ce n’est pas toutefois l’alliance chez l’individu de doctrines religieuses et d’une pratique immorale, qui est à beaucoup près le fait le plus difficile à analyser. Que l’orthodoxe mente et puisse mentir à sa vocation, cela s’explique suffisamment par la prépondérance de l’attrait du péché sur les meilleures raisons dans notre nature corrompue. Mais que dire du paradoxe de l’homme qui vaut mieux que sa doctrine, et dont les principes autorisent les vices dont il s’abstient ? Cet homme s’est appelé Spinoza au XVIIe siècle, et la génération contemporaine a cru pouvoir parler de « ces saints qui ne croyaient pas en Dieu » en pensant à Littré et à Taine. Nous sera-t-il possible de résoudre l’objection formidable suscitée par l’association de ces deux termes : incrédule et moral ? On se rend compte des fâcheuses inconséquences de l’orthodoxe ; mais comment expliquer les heureuses inconséquences de l’incrédule ? Comment se peut-il que l’homme qui ne croit qu’à la matière vive et se conduise comme s’il croyait à l’esprit, que professant l’impiété, la négation et le doute universel, on le voie capable et, allions-nous dire, coupable de désintéressement et d’abnégation !
Ici encore, nous avons le droit d’en appeler pour commencer au mystère de la liberté et de la spontanéité humaines, se compliquant du fait signalé plus haut que, si l’individu incrédule peut être moral, une génération incrédule ne le sera pas. L’inconséquence heureuse ou malheureuse de la pratique avec les doctrines, qui peut se rencontrer dans la sphère individuelle, disparaît dans le domaine collectif. La conduite d’une foule ne pourra être que la résultante exacte, le produit simple des erreurs régnantes.
Il est permis tout d’abord de rechercher la raison de cette différence que nous nous sommes jusqu’ici contentés de constater. C’est qu’il est impossible que, sur une large surface, les influences capricieuses, les accidents, les résistances individuelles de la liberté ne soient pas neutralisés par l’influence prépondérante des milieux ; que les chances opposées ayant eu le temps et l’espace nécessaires pour se compenser et se détruire, les doctrines perverses ne déploient pas leurs effets dans la direction qu’elles tracent logiquement et naturellement à la pratique. Ainsi la solidarité des principes et des mœurs, que l’individu peut encore briser par un vigoureux effort, dominera la collectivité dans la proportion où celle-ci sera plus nombreuse et plus complète, et offrira pour cette raison aussi moins de prise aux influences isolées.
L’individu, lui, se compose de sa propre individualité plus ou moins riche et puissante, additionnée d’un apport plus ou moins fort du milieu social dont il est sorti et qui le porte encore. Ses principes et sa morale procéderont à doses inégales et variables de cette double origine. Or le personnage de l’incrédule moral peut présenter deux cas opposés : celui où le sujet se trouve placé dans un milieu de croyances étrangères ou opposées à son incroyance, ou au contraire celui où son incroyance particulière serait d’accord avec celle du milieu où il se trouve.
Une expérience assez fréquente nous montre l’incroyant, placé ou plongé dans un milieu religieux et moral, subissant l’influence invisible et enveloppante de l’atmosphère ambiante, communiant avec ou contre son gré avec les principes, les mœurs et les traditions d’un entourage aimé ou respecté, acceptant d’instinct ou par habitude une autorité que sa raison, plus émancipée et plus prompte, a déjà répudiée, et conciliant ainsi, en sa personne, ces deux termes antithétiques : incrédule et moral, sans qu’il y ait de son fait ou, dirions-nous, de sa faute. Et comme la vague ne se retire pas du rivage sans y laisser quelques débris amenés de la haute mer, les croyances collectives et traditionnelles en se retirant de l’individu lui ont laissé des impressions, des préférences, des habitudes, des affections, des préjugés qu’il taxe peut-être à part lui de superstitions, mais qui se traduiront pour lui en une action protectrice et bienfaisante.
Nous avouons que le fait d’un individu demeurant moral par une double inconséquence, savoir en dépit des croyances régnantes et des siennes propres, représente le degré culminant du problème à résoudre ; mais cette difficulté redoublée ne saurait équivaloir à une impossibilité. Aussi bien que le croyant, l’individu incroyant est libre de se montrer inconséquent avec ses principes, et, si cette liberté est sérieuse, je puis admettre qu’il en usera quelquefois.
Tout d’abord nous détachons résolument de la catégorie de ceux qu’on appelle en gros les incrédules moraux, l’homme « observant la règle des mœurs » (comme s’exprimait en 1871 M. Renan dans sa correspondance avec Strauss), mais léger et frivole, et aux yeux de qui la moralité est une matière molle, mise à son service pour être pétrie selon ses convenances et son humeur. Nous avons ici trop manifestement affaire à un utilitaire déguisé, pour que son fait doive nous embarrasser longtemps ; et nous ne retenons que le cas de l’homme sérieux qui, tout en se disant athée, professe de croire à la distinction et à l’opposition du bien et du mal, à la dignité de l’homme et à la sienne, affirme le droit et le devoir de la maintenir, prêt d’ailleurs à s’infliger le blâme, toutes les fois que, par sa conduite et par sa pratique, il aurait menti à ce législateur intérieur.
Or, c’est de l’incrédule moral et sérieux que nous disons qu’il ne saurait en rester là. La morale indépendante place cet homme à mi-hauteur, d’où il doit, soit monter plus haut, soit redescendre. Cette situation est le résultat momentané de forces contraires, d’impulsions d’origines diverses qui se sont rencontrées en lui : l’impulsion religieuse qui, même répudiée et rejetée, se prolonge en lui sous le nom de témoignage de la conscience et, d’un autre côté, l’impulsion de son incrédulité manifeste et avouée.
Nous nous efforcerons de montrer, touchant ce personnage phénoménal appelé incrédule moral, ou qu’il n’était pas absolument incrédule, ou qu’il ne restera pas moral. Nous attendrons de cet homme qu’il remonte à la religion, ou qu’il redescende à l’intérêt.
S’il est en effet absolument consciencieux, je veux dire consciencieux à toute épreuve ; s’il s’abandonne sans aucune réserve à l’impulsion qui, partant de sa propre conscience, le porte en haut et plus haut que sa conscience ; s’il est vraiment docile à cette voix qui proclame au-dedans de lui l’opposition du bien et du mal, qui l’accuse ou le défend ; s’il consulte sa conscience primitive et vierge et non celle qui est déjà subornée par les sollicitations de la chair, nous l’attendons à l’un de ces instants critiques où une question, un doute se fera entendre à son âme : Et si pourtant, au-dessus de cette loi, il y avait un législateur ! si ce témoignage de la conscience était après tout le dernier écho en moi-même de la voix de Dieu !
Et je reste convaincu que l’incrédule sérieux, l’incroyant consciencieux que nous supposons ici, à défaut même de toute autorité extérieure, se laissera déterminer, plus qu’il n’ose nous l’avouer et se l’avouer à lui-même, par une éventualité qu’il ne saurait éloigner absolument de sa pensée ; que, sans le vouloir et le savoir, il se réservera quelque issue pour le cas où cette éventualité redoutable se réaliserait. L’impulsion religieuse agit encore sur lui aussi sous la forme d’une de ces forces d’inertie qui pendant un temps continuent à prévaloir sur la force naturelle de la pesanteur. Le doute, qui plane encore chez lui touchant la réalité de la religion, le retient ; et je m’explique la moralité relative de sa conduite par ce pressentiment persistant et inéluctable. Il n’est pas absolument incrédule.
Que si, en revanche, ce pressentiment était absolument et définitivement éteint chez l’homme, si cet incrédule prétendu moral se trouvait être absolument et irrévocablement athée ; si le premier terme était définitivement avéré, nous disons que ce serait le second qui deviendrait sujet à contestation ; et nous osons affirmer que, si Dieu existe, et que l’incrédule soit véritablement incrédule, il n’est pas véritablement moral et que sa prétendue moralité — le mot de Kant étant retourné à cette occasion — n’est que la légalité.
Car si Dieu existe, s’il est le créateur et le conservateur de l’homme, et que ce Dieu ait donné de lui dans la nature, dans l’histoire et dans le for intime de l’homme des témoignages suffisants de son existence et de son action, il est incontestable qu’il a des droits souverains sur l’homme et sur tout homme, que les premières et suprêmes obligations de l’homme ont Dieu pour objet. Nous ajoutons que tous les autres devoirs de l’homme ne peuvent être que dérivés de ce principe suprême. Or, je vois un homme, se qualifiant moral, qui fait un triage dans l’ensemble de ses devoirs, accepte les uns, ignore ou répudie les autres. Si quelqu’un, a dit avec raison saint Jacques, a observé toute la loi, et qu’il vienne à pécher dans un seul commandement, il est coupable comme s’il les avait violés tous. Car cette unique violation prouve que le motif de l’observation des autres commandements n’est pas puisé dans l’ordre moral, mais dans les propres convenances du sujet, c’est-à-dire qu’il transgresse les commandements mêmes qu’il fait semblant d’observer. Et que sera-ce si celui qu’il retranche est précisément le devoir suprême ?
Nous accusons donc l’incrédule moral qui n’a voulu ni adorer Dieu, ni le reconnaître, ni le chercher, d’être de moins bonne foi que lui-même ne l’a cru. Il a existé chez lui un préjugé, un parti pris contre ce qui pourrait bien être la vérité suprême, en faveur de son propre sens. Le jour où il s’est décidé contre Dieu, il a péché par orgueil, entêtement, amour-propre, gageure téméraire, fausse et secrète honte de se déjuger. Il a délaissé, méprisé la vérité qu’il est à la fois possible et obligatoire de connaître, et il s’est porté fort de racheter cette faute par une prétendue fidélité dans tout le reste. Qu’il soit moral par respect de l’opinion du monde ou de sa propre opinion et de sa propre dignité, par satisfaction d’amour-propre, ou peut-être par la secrète ambition de prouver à Dieu et aux hommes qu’il se suffit à lui-même, dans un cas comme dans l’autre, l’impératif catégorique qu’il lui plaît d’invoquer est devenu un prétexte d’insurrection contre la volonté suprême ; et la loi morale, dont il a fait son Dieu, n’est autre que la généralisation des penchants plus ou moins nobles, des instincts plus ou moins purs de sa nature, le reflet de ses propres aspirations, l’idole de son choix et de sa fabrication.
En vain, révolté et ingrat, s’imposera-t-il en faveur de ce qu’il appelle le bien et le devoir les plus nobles et les plus douloureux sacrifices ; en vain mettra-t-il toutes les chances et toutes les apparences de son côté ; en vain la morale qu’il s’est faite étendra-t-elle ses exigences sur toute la surface visible de l’existence ; en vain le moi aura-t-il paru se réduire au minimum d’importance. Le moi, a dit Vinet, ne tient pas de place ; il lui suffit d’être pour régner. Pour le moi, être quelque chose, c’est être tout. Il est assez subtil pour se satisfaire même en disparaissant ; car il sait que, pareil au phénix, il saura toujours renaître de ses cendres, découvrir et se procurer jusque dans cette mort apparente la compensation qu’il lui faut et qu’il préfère, celle de pouvoir dire : C’est moi qui suis Dieu, et il n’y en a point d’autre que moi.
Notre conclusion est que l’expression incrédule moral implique contradiction dans les termes.
Le verdict que nous venons de rendre a toujours été ratifié par l’incrédule moral lui-même, une fois converti à l’Evangile. Bien loin d’absoudre son passé, il a été le premier à l’inculper. Lui-même a confessé, ratifiant en ce qui le concerne la sentence du prophète, que ses prétendues justices n’étaient que le revêtement de son égoïsme et de son amour-propre, que sa moralité d’autrefois n’avait que l’apparence de la consécration au bien, que sa personne tout entière tombait sous le coup de la déclaration de l’apôtre : « Si quelqu’un pense être quelque chose, quoiqu’il ne soit rien, il se séduit lui-même. »
Telle fut l’expérience de Paul, le plus illustre et le plus respectable des incrédules moraux ; telle aussi, dans les temps modernes, celle que Joseph de Maystre a exprimée dans cette parole fameuse : « Je ne connais pas le cœur d’un scélérat, je ne connais que le cœur d’un honnête homme, mais c’est affreux ! »
Les deux cas qu’on nous oppose, celui de l’orthodoxe inconséquent et de l’incrédule moral étant écartés du champ de la discussion, il nous reste à examiner la morale indépendante dans ses énoncés et ses propres moyens de défense, en l’interrogeant sur ces trois points, fondamentaux dans tout système de morale : l’objet présenté par elle à l’obligation, le mobile offert au sujet, et la sanction instituée au terme de la carrière morale ; et s’il nous est prouvé que sur ces différents points le système se dérobe en se montrant ou vide ou inconséquent avec lui-même, si nous voyons l’école placée dans l’alternative de ne nous servir que des réponses évasives et abstraites ou de recourir à l’un des principes déjà condamnés, la réfutation en sera déjà faite au nom des postulats formels auxquels doit satisfaire tout principe de morale admis à la discussion ; et nous aurons le droit de déclarer celui-ci, avant tout ultérieur examen, hors concours.
Quel est l’objet de l’obligation morale, d’après la morale indépendante ?
Qu’est-ce que le bien ? en quoi le bien, proposé à l’effort de ma volonté, consiste-t-il ? Dans la conformité à la loi. Mais qu’est-ce que la loi commande ? Que me prescrit le devoir, « le devoir présent » que vous me recommandez ? « Nous vivons pour quelque chose, nous a-t-on répondu ; nous avons quelque chose à faire sur la terreu. » Jusqu’ici, on le voit, on ne nous a pas fait sortir des abstractions et des généralités ; et ce que nous nous faisons fort de montrer de prime abord, c’est que, sans commettre d’inconséquences, il n’est pas possible à la morale indépendante d’en sortir.
u – Desjardins, Le Devoir présent, p. 47.
La notion du bien, en effet, est celle non d’une substance, mais d’un rapport. Cette notion est toute relative à un but à atteindre à partir d’un point déterminé. Elle suppose par conséquent deux termes connus : l’un, le sujet, l’agent ; l’autre, le but à atteindre, l’objet à réaliser ; et nous disons que le bien sera le rapport le plus direct de l’un de ces termes à l’autre.
Or la morale indépendante, qui se refuse à tout emprunt à ce qu’elle appelle la transcendance, ne possède évidemment qu’un des termes de ce rapport, le moi ; mais il résulte déjà des considérations qui précèdent que toute formule inventée dans le système pour déterminer le bien et le devoir sera condamnée à rechercher le second terme du rapport, l’objet de l’activité du moi, ou au-dessus de moi, ce qui serait contraire à la prémisse, ou au-dessous de moi, c’est-à-dire dans l’intérêt, ou en moi, en en faisant, aux dépens de toute obligation, le produit arbitraire du sujet lui-même.
L’expérience confirme ces prévisions.
La formule du devoir stoïcien : se conformer à la nature, reprise et appliquée à l’éducation par l’auteur de l’Emile, est le premier exemple saillant de l’inanité de la morale réduite à elle-même. Car pour se conformer à la nature, encore faudrait-il savoir de quelle nature il s’agit, et c’est justement là le point en question. Ou bien on entendra par nature, à l’instar des Stoïciens, la loi, l’ordre, l’idée universelle, et toute la vertu consistera dans une résignation passive à la nécessité qui enserre toute existence ; et là où il n’y a plus de liberté, il ne saurait plus être question d’activité morale ; ou bien, si l’on admet la liberté d’agir et de réagir, la question se pose de savoir si la nature à laquelle la liberté est tenue de se conformer peut être déterminée autrement que par l’arbitraire du moi lui-même, c’est-à-dire par son intérêt ou par ses penchants.
Ainsi cette formule fameuse exprimera tour à tour une règle morale insaisissable, planant dans le désert de l’idée, et la théorie de l’accommodation basse et lâche au fait empirique et brutal ; le stoïcisme n’a échappé ni à l’une ni à l’autre de ces éventualités.
M. Secrétan a cherché à justifier la formule : « Agir conformément à la nature, » en disant que la nature de l’homme, c’est la raison, c’est le devoir : « Deviens ce que tu es (dans ta nature essentielle) ; réalise ton idée, » sont d’autres traductions de la même pensée. Toutes reviennent au fond à donner une forme impérative au principe logique de l’identité. « Je suis ce que je suis » est toute la logique ; « Sois ce que tu es, » c’est tout le devoir.
Il ne nous semble pas que les considérations qui précèdent corrigent l’indécision inhérente à l’obligation d’agir conformément à la nature.
Kant n’a pas été plus heureux que les Stoïciens dans sa tentative de tirer quelque chose de rien. Il a cru pouvoir tirer de cette généralité abstraite le requisitum suprême en ces termes : « Agis de telle façon que la maxime de ta volonté puisse être tenue en même temps pour le principe d’une législation générale ; c’est-à-dire que, de la tentative de concevoir la maxime de ta conduite comme une loi généralement suivie, aucune contradiction ne surgissev. »
v – Kritik der praktischen Vernunft. p. 36.
Cela revient à dire : Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas que les autres vous fissent. Mais 1° Cette règle est partielle ; elle ne vise que les rapports des hommes entre eux, et la morale, même irréligieuse, ne saurait être tout entière exprimée par ces rapports. 2° Elle est purement négative et préventive. Les grands sacrifices et les grands dévouements, les manifestations de la charité qui ne se contentent pas de ne pas susciter de contradictions ni de conflits, les saintes folies de l’amour qui se donne et se sacrifie paraissent exclues de l’obligation morale, comme lui étant étrangères et surérogatoires, sinon positivement opposées. 3° Le critère du bien, d’après la règle énoncée, savoir l’absence de contradiction, est de l’ordre purement théorique, intéressant la logique plutôt que la conscience.
La morale indépendante n’a pas laissé de faire, à l’époque moderne, de nouvelles tentatives d’extraire d’elle-même le contenu du bien, l’objet de l’obligation, la détermination du devoir positif et concret.
L’auteur du livre déjà cité, la Morale indépendante, croit découvrir dans le fait de la liberté l’objet en même temps que la condition de l’obligation morale :
« La liberté morale n’est point un moyen donné en vue d’une fin ; c’est une cause active qui contient en elle-même sa propre fin. Elle ne se rapporte point à un ordre antérieur et ultérieur à l’homme, qu’on appelle la volonté de Dieu ou la loi universelle du monde ; mais elle constitue elle-même l’ordre humain, indépendamment de la métaphysique et du naturalisme… L’homme est libre, parce qu’il est la cause créatrice et l’agent responsable d’une fin qui lui est propre, et qu’il fait servir à cette fin les éléments mêmes de sa nature. Tandis que la plante et l’animal travaillent sur un plan qu’il n’ont pas tracé et en vertu d’une force involontaire, lui, cause, fin, agent de sa propre fin, tire son plan laborieusement de lui-même, et le remplit par son propre effort… La personne humaine, la personne libre et responsable, la personne respectable et obligée au respect, tel est le fondement de la morale pris tout entier dans la réalité. En se saisissant lui-même en tant que cause, en se reconnaissant comme tel, l’homme revêt dans la nature une dignité et une grandeur uniques ; il ne peut plus servir de moyen. La liberté morale consiste dans l’inviolabilité de la personne humaine, elle constitue le droit individuel, droit que la nature ignore, elle qui va à ses fins par le sacrifice permanent des individualités à l’ensemble. »
Que devient dès lors la formule : se conformer à la nature ?
« Or le droit implique le devoir comme une autre face de la liberté ; le droit, en effet, étant inviolable de sa nature, implique l’obligation du respect de cette inviolabilité. Il n’y a donc pas plus de droit sans devoir que de devoir sans droit : et si nous posons l’antériorité de l’un par rapport à l’autre, c’est au point de vue de la raison pure, et non pas au point de vue du fait… Pour nous, le droit et le devoir étant confondus dans le même être, l’antériorité de l’un par rapport à l’autre est purement logique. Le droit est l’objet nécessaire de l’obligation et l’obligation est la condition nécessaire du droit. Le droit sans l’obligation ne serait que l’orgueil et la violence du maître ; l’obligation sans le droit ne serait que l’abaissement et la servilité de l’esclave ; c’est-à-dire que le droit ne serait plus le droit et que l’obligation ne serait plus l’obligation. Tous deux sont donc inséparables, inhérents à la liberté morale, et le droit précède si peu le devoir, que c’est la présence du devoir qui signale l’avènement du droit, le passage de la vie instinctive à la vie morale.
Or cette affirmation primitive, souveraine, qui ne dérive pas d’une opinion ou d’un intérêt particulier, mais qui est donnée par la conscience, ne saurait avoir seulement notre droit pour objet. Elle a le droit d’autrui au même titre que le nôtre. L’identité de conscience et de raison est le fondement de l’égalité morale entre tous les hommes, et étend le droit et le devoir de l’individu à la société.
La morale n’est donc pas une condition du droit, comme on l’a parfois prétendu ; car le droit est antérieur à la société, mais elle en est une conséquence, ce qui est très différent. Le droit et le devoir relevant de l’individu sont absolus et inconditionnels de leur nature ; ils enveloppent les hommes, parce qu’ils enveloppent l’homme ; ils ne font pas d’acception, et nous obligent à reconnaître la grandeur morale et la liberté, même chez ceux qui nous la refusent. Nous sommes également tenus au respect envers ce qui est également respectable. Cette formule est d’une application universelle.
Or le droit reconnu, le devoir accompli enfantent la justice qui se trouve ainsi comprise dans la liberté. La justice est la fin de la liberté, mais une fin qui sort du principe même, et que la raison élève à l’idéal par la perfection.
Le droit, le devoir et la justice idéale sont donc des faces diverses de la liberté, et ils ne constituent pas seulement la personne humaine dans une dignité et une grandeur uniques, mais ils constituent l’égalité de toutes les personnes humaines, parce qu’ils sont identiques en chacune d’elles… Ainsi, tandis que la liberté, considérée comme moyen, n’est respectable que conditionnellement et si elle réalise sa fin, la liberté, considérée comme cause, est respectable en elle-même. Le seul droit de contrainte de la société est un droit de défense, et ce qu’elle défend encore en contraignant la liberté, c’est la liberté même. La liberté, en effet, n’étant point la réalisation de l’ordre, mais l’ordre étant le respect de la liberté, il se trouve que la liberté est cause et fin d’elle-même, et agent de sa propre fin. Tout part donc de la personne humaine, c’est-à-dire de la personne libre, et tout retourne à elle, et la société n’a pas d’autre objet que de la reconnaître, de la garantir et de la développerw. »
w – Morale indépendante, p. 57.
Nous avons prolongé cette citation qui a le mérite de marquer avec précision les principales articulations, de mettre en saillie avec une sorte de candeur les principales pétitions de principe, nécessaires pour donner de la substance à ce qui n’en a pas.
Ces mêmes principes touchant l’objet ou le contenu de l’obligation morale sont exposés et appuyés de nouveaux arguments par le journal La Morale indépendantex.
x – Nous devons à l’obligeance de H. Ernest Naville la communication de la collection devenue assez rare du journal La Morale indépendante, qui n’a d’ailleurs vécu qu’une année.
« Au moment où notre pensée nous semble être ma comprise, ce que nous jugeons le plus opportun, c’est d’affirmer de nouveau nos principes.
Il ne faut cesser de le répéter, dégagée de tout élément étranger, l’idée morale apparaît ce qu’elle est, en effet, une, identique, égale à elle-même dans tous les hommes, hors des variations des temps, des lieux et des tempéraments, parce qu’elle est basée sur la nature humaine toujours la même, parce qu’elle ressort de la notion de personne, c’est-à-dire d’un être capable de s’élever au-dessus de toutes les forces qui le constituent, de les dominer à son gré, de les fixer dans une sphère déterminée : d’un être libre, en un mot ; parce qu’elle repose enfin sur ce fait indéniable, qu’être libre, l’homme, en présence de l’homme, veut être respecté et reconnaît envers son semblable l’obligation de ce respect qu’il lui demande.
Là est la base du droit, du devoir, lequel n’est que le droit reconnu en autrui. Généralisée par l’entendement, approuvée par la raison, appuyée de l’expérience, comme la formule de tous nos rapports que nous avons avec nos semblables, idéalisée par notre faculté esthétique, sanctionnée par notre sensibilité morale, par nos remords et nos intimes satisfactions, cette réciprocité de respect devient, de sentiment individuel, égoïste qu’elle était d’abord, l’idée claire de la justice, le sentiment exalté et impersonnel de la dignité de notre espèce et le commandement de nous-mêmes à nous-mêmes, de respecter et de faire respecter partout cette dignité en soi et en autrui.
Telle est la base de la loi morale dans sa simplicité ; telle est la conscience identique, adéquate à la morale. Née en quelque sorte de l’amour de soi, l’idée morale, la dignité personnelle s’étend au semblable, en se généralisant par l’entendement, qui nous montre dans le prochain l’identité de nature, s’élève par la raison à la hauteur d’une vérité, de la vérité sociale par excellence et s’achève dans l’idéal. »
Relevons en passant la confirmation de nos conclusions précédentes, à savoir que si le motif du respect de soi signifie quelque chose, c’est le principe égoïste et utilitaire. On nous l’a dit dans les mots que nous avons soulignés.
« Ces trois moments, ce procès de l’idée morale, la sagesse vulgaire l’a formulé dans les trois axiomes suivants :
- Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fît.
- Fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fit.
- Fais ce que dois, advienne que pourra.
En résumé, affirmer la dignité humaine en soi, voilà le droit. Reconnaître et affirmer la dignité humaine en autrui, voilà le devoir. Affirmer réciproquement la dignité humaine en soi et en autrui, voilà la justice. Respecter et faire respecter la liberté humaine en toute circonstance, et, s’il le faut, contre soi-même, voilà la vertuy. »
y – Journal La Morale indépendante, N° 19.
Du motif moral d’agir conformément à la nature, qui est liberté et solidarité, M. Secrétan déduit la formule de l’obligation comme suit : Agis librement comme partie d’un tout solidaire, en d’autres termes : Cherche ton bien dans le bien du tout auquel tu appartiensz.
z – Le principe de la morale, p. 126.
Chose curieuse, la morale de M. Secrétan, qui est religieuse, omet la religion dans l’objet de l’obligation ; comme si la religion, une fois affirmée, ne devait pas créer eo ipso des devoirs envers elle-même.
Nous aurons à relever tout à l’heure le caractère abstrait de la formule : le bien de soi, le bien d’autrui.
La citation suivante de Vacherot ne fera qu’accuser mieux encore la nécessité où se trouvent les partisans du système de piétiner sur place dès qu’ils se mettent à la recherche d’un objet concret d’obligation morale.
« Il s’agit de bien poser le problème pour en obtenir une solution facile, juste et pratique. Qu’est-ce que le bien pour un être quelconque ? L’accomplissement de sa fin. Qu’est-ce que la fin d’un être ? Le simple développement de sa nature. Nature, fin, bien d’un être donné, trois questions qui s’enchaînent logiquement, de manière que le bien se définit par la fin, la fin par la nature. Appliquez cette méthode à l’homme et à la morale. Une fois la nature humaine connue par l’observation et par l’analyse, vous en déduirez la fin, le bien, la loi de l’homme, par conséquent, car la notion du bien entraîne forcément celle d’obligation, de devoir et de loi pour la volonté. Tout revient donc à connaître l’homme. Le devoir n’est pour nous qu’un fait de consciencea. »
a – Morale contemporaine.
La prétention d’ériger la liberté, définie comme la faculté illimitée de faire ou de ne pas faire, en cause unique et fin d’elle-même, se heurte de prime abord à un fait d’expérience universelle, savoir que cette faculté, prétendue illimitée, s’aliène au contraire inévitablement en se déterminant par son exercice même, dans l’une ou l’autre des deux alternatives opposées, qui avaient été l’objet d’un libre choix initial. Or la conséquence de la théorie critiquée serait de rendre la pratique du bien et celle du mal également immorales, comme, violant le postulat de la neutralité et de l’intégrité absolues de la liberté morale.
A cette erreur de fait s’ajoutent dans la doctrine critiquée des pétitions de principe qui nous paraissent s’enchaîner l’une à l’autre dans l’ordre suivant :
Première pétition de principe : le passage du droit de respecter sa propre liberté au devoir de le faire.
Nous disons que cette première conclusion dépasse la prémisse. Quoi donc ! la liberté, cause et fin d’elle-même, portant son droit tout entier en elle-même, n’aurait pas le plus élémentaire de tous les droits, celui d’aliéner son droit ! — Non, nous répond-on, parce qu’en s’aliénant elle s’annule, et qu’il est à la fois immoral et absurde de s’annuler. — Mais c’est précisément là le point qui est en question.
Deuxième pétition de principe : le passage du devoir de respecter sa propre liberté au devoir de respecter celle d’autrui ; d’une manière plus générale : de l’obligation envers soi-même à l’obligation envers autrui.
Si, comme on nous l’affirme, la liberté a sa fin en elle-même, il n’existe pas de raison de procurer à un principe déjà satisfait une satisfaction plus étendue ; d’ajouter à cette fin essentielle une fin accessoire dans la liberté d’autrui. Car si ma liberté devait être déterminée par la liberté d’autrui, ce ne pourrait être ou bien que dans son propre intérêt, et parce que le respect de la liberté d’autrui sera la garantie du respect qu’autrui me portera à moi-même, et la morale indépendante introduirait un motif utilitaire ; ou bien au nom d’un principe supérieur à la conservation de ma liberté individuelle, à raison d’une obligation planant sur toutes les libertés individuelles ; et il se trouverait alors que le droit de la liberté ne serait absolu que là où elle n’existe pas en réalité, dans le domaine de l’idée, et que là où elle existe, c’est-à-dire dans les individualités particulières, son droit ne serait que relatif, la liberté n’ayant sa fin ni dans le moi, où elle est en partie déterminée par la liberté d’autrui, ni chez autrui, où elle est en partie déterminée par la mienne.
Mais cette seconde alternative étant un instant admise, et supposé que ma liberté doive au besoin se laisser déterminer et limiter par la liberté d’autrui, à quel genre de spectacle allons-nous être conviés ? A celui d’un ensemble de forces s’exerçant dans toutes les directions et n’ayant pas d’autre but ni d’autre fin que celle de ne pas se contrarier mutuellement. Mais qui dit force et force active, dit application productive de cette force ; sinon, l’exercice n’en est plus qu’un jeu, et ce qui n’est que jeu n’est évidemment que jouissance, satisfaction individuelle ou collective, et ne saurait sérieusement se ranger sous la catégorie de l’obligation morale. L’activité morale ne serait plus qu’une agitation stérile, une gymnastique qui, n’ayant de raison d’être qu’en elle-même, ne pourrait revendiquer un droit supérieur au fait. De quel droit serais-je obligé de respecter soit en moi, soit chez autrui, une force qui ne produit rien que soi, et ne cesserait d’être stérile hors de soi que pour devenir menaçante ou nuisible ? Du jour où tous s’entendront pour la supprimer, elle sera supprimée de fait et de droit ; la liberté se sera suicidée en même temps chez moi et chez autrui au profit de la sécurité ou du repos de tous, et une fois de plus l’anarchie aura tourné au despotisme.
Pour éviter cet extrême, on commet une troisième pétition de principe : le passage du devoir négatif de ne pas léser le droit de la liberté d’autrui, au devoir positif de la seconder ; du précepte de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’ils nous fissent, à celui de faire aux autres ce que nous voudrions qu’ils nous fassent. Or cette troisième obligation ne ressort pas plus de la seconde que la seconde de la première, et à moins d’exclure tous les cas où l’intérêt d’autrui suppose et exige le sacrifice du mien propre, la troisième obligation est en contradiction avec la première.
Mais, supposé même que cette troisième conclusion fût logique, ce qu’elle n’est pas, supposé que l’obligation de procurer le bien d’autrui pût se déduire du devoir de respecter son propre droit et le droit d’autrui, il reste à la morale indépendante à déterminer ce bien d’autrui qu’elle me commande de procurer. Cette définition a souvent été tentée ; dans le siècle dernier déjà, en Allemagne, dans la philosophie dite populaire ; en Angleterre, où Hutcheson entre autres, cherchant à réagir contre l’utilitarisme de ses contemporains, leur proposa la bienveillance, en style moderne la philanthropie, comme la vertu suprême. Cette bienveillance était à tel point, selon lui, la norme de la vie, que la sollicitude pour notre propre bien ne devait pas avoir d’autre fin que d’entretenir le bien d’autrui. Le degré de la vertu était réputé s’élever avec le degré de félicité procuré aux autres et selon le nombre des heureux créés par elle.
Ne voilà-t-il pas l’objet d’obligation déterminé, concret, précis, que la morale indépendante cherchait ? Ne voit-on pas assez d’hommes, d’ailleurs sans principe religieux, toujours accessibles aux nobles sentiments de la pitié, de la compassion, de la générosité, et qui ne refusent ni leur argent, ni leur temps, ni leurs forces au service de leurs semblables.
Quel que soit en effet le motif de cette philanthropie, que ce soit l’orgueil humanitaire qui se sent atteint dans les souffrances de tout homme, ou la recherche de l’approbation publique, ou enfin, ce qui serait un motif vraiment moral, la fidélité à la voix de la conscience ou le désir d’être en paix et en harmonie avec soi-même, de pouvoir de plein droit s’estimer soi-même, quels que soient, disons-nous, les motifs de cette bienveillance ou de cette philanthropie, transformée en objet suprême d’obligation morale, nous faisons quatre objections à cette dernière prétention :
1° Cette application du principe suppose l’existence de la société et les rapports des hommes entre eux ; et, dès lors, l’homme qui, par une circonstance ou par une autre, serait séparé du monde comme prisonnier, exilé ou malade, et qui, comme tel, serait hors d’état de manifester ou de mettre en œuvre cette bienveillance universelle, se trouverait exclu de la tâche morale.
2° Cette règle est incomplète, quant à l’objet, en ce qu’elle laisse hors de toute application la partie de l’humanité qui, à raison soit de la distance, soit de la supériorité de ses ressources, ne réclame pas les effets de notre bienfaisance.
3° Cette application paraîtra aussi abstraite et indéfinissable, dès qu’elle se traduira en pratique. En quoi consiste le bien de l’homme ? C’est ce qu’à tort la théorie suppose connu. Comment connaîtrais-je le bien d’autrui, ignorant encore en quoi consiste le mien propre ?
Le bien d’autrui sera son bonheur ; mais qui ne sait que cette notion est purement relative, que le bonheur de l’un serait ressenti comme souffrance ou comme ennui par l’autre ; que, comme il y a divers ordres de grandeurs, il y a divers ordres de félicité, ordre matériel ou charnel, ordre intellectuel, ordre spirituel, et que la supériorité ne saurait être a priori décernée ni à l’un ni à l’autre, et sera déterminée a posteriori par le degré de satisfaction procurée à chacun ? Faudra-t-il donc procurer à tous cette satisfaction préférée ? Mais l’expérience ne tardera pas à montrer que le bien de l’un sera le mal de l’autre, et que chez le même individu le bien du moment présent sera le mal du moment futur.
Aussi bien est-ce un bonheur essentiellement terrestre, matériel et temporel, palpable en un mot, que la philanthropie s’efforce de procurer à l’humanité ; et comme la souffrance physique y est notoirement le principal obstacle, c’est au soulagement ou à l’abolition de cette cause de malheur qu’elle consacrera tous ses efforts et croira pouvoir borner ses ambitions. Ce but est noble et louable assurément ; mais d’abord il n’est à la portée que d’une faible portion de l’humanité, la classe des privilégiés ; la masse pauvre et souffrante, et tous ceux qui, sans avoir à réclamer le secours de personne, sont tenus de répondre à ceux qui les implorent : « Je n’ai ni argent, ni or, ni puissance de guérison miraculeuse », seraient exclus, faute d’objet, de l’obligation morale. Et quant aux hommes capables de pratiquer la bienfaisance et désireux de le faire, mais ignorant ou voulant ignorer la cause profonde et essentielle des maux qui affligent l’humanité, ils ne sauraient non plus qu’y appliquer les remèdes empiriques qui même, dans plus d’un cas, n’auront d’autre effet que d’agrandir et d’aigrir la plaie. Ceci nous amène à notre dernière considération.
4° La philanthropie est manifestement insuffisante, n’ayant à sa disposition que des moyens absolument disproportionnés à la tâche qu’elle s’est généreusement donnée de faire le bonheur de l’humanité, laquelle est illimitée et se renouvelle sans cesse ; insuffisante à procurer un bien durable et approprié aux véritables besoins de tous et de chacun, elle l’est plus encore à réparer les maux dont — et c’est le plus grand nombre — le patient a été l’artisan résolu et impénitent ; et la principale cause de ses impuissances et de ses mécomptes gît dans l’erreur dont elle ne s’est jamais départie, qui consiste à rechercher le siège et le principe du mal dans les circonstances, plutôt que dans le cœur et la volonté pervertie de l’homme. Dès ce moment le remède peut devenir aussi funeste que le mal lui-même, alors qu’une fausse sagesse s’applique à endormir la conscience de l’homme, en identifiant le péché avec la douleur et en réduisant tous les maux dont l’homme est affligé à la souffrance matérielle.
On voit que cette tentative de tirer d’une notion abstraite l’objet essentiel et concret de l’obligation morale ne peut se faire qu’au prix soit d’une pétition de principe, si le devoir extrait de cette formule se présente comme positif et concret, soit d’une stérilisation du principe moral lui-même. Nous concluons que cet objet d’obligation ne pouvant ni s’extraire de la formule de l’obligation elle-même, puisque ce ne serait pas un objet, ni être puisé au-dessous du principe de l’obligation, c’est-à-dire dans l’intérêt, ce qui serait violer le postulat même de la doctrine, doit être cherché en tout cas au-delà et au-dessus des limites dans lesquelles la morale indépendante a renfermé ses aspirations et les nôtres.
Si en effet le moi ne saurait être obligé uniquement envers soi-même, puisque ce ne serait plus être obligé qu’à son propre intérêt, ni uniquement envers autrui, puisque autrui ne peut revendiquer plus de droits sur moi que je n’en possède moi-même ; que d’ailleurs cette obligation exclusive envers autrui rendrait moralement indifférents tous les moments de ma vie qui ne seraient pas dirigés sur autrui ; que par conséquent cette obligation exclusive envers autrui serait de tout point attentatoire à la dignité et à la valeur morale du moi qui ne serait plus que moyen ; qu’enfin l’objet de l’obligation ne peut se partager entre moi et autrui sans perdre toute unité concrète et toute valeur définie, — il ne reste plus qu’à chercher cet objet absolu d’obligation au-dessus de moi.
L’incertitude de l’objet de l’obligation est d’ailleurs avouée par les partisans même de la morale indépendante.
Nous lisons dans le N° 11 du journal, la Morale indépendante :
« On nous dit : Sortez des généralités ; votre principe est suffisamment exposé, affirmé ; entrez dans la pratique ; faites des applications ; ce sera le vrai moyen de savoir si vous résolvez mieux que les autres tous les problèmes moraux. Nous voudrions savoir ce que pense la Morale indépendante des diverses relations humaines. »
A cette instance, que répond-on ?
« Certes, nous sommes heureux de cette impatience et nous serions heureux de la satisfaire ; mais il est à ce désir une petite difficulté, c’est qu’il nous est bien peu permis et beaucoup défendu. C’est que notre cadre est trop étroit, que les limites où nous pouvons nous mouvoir sont peu étendues… A l’impossible nul n’est tenu ; nous faisons ce que nous pouvons ; notre puissance est au-dessous de nos désirs. Il faut donc de toute nécessité que l’esprit du public nous vienne en aide ; qu’il cherche lui-même à faire les applications ; cela lui sera aisé, pour peu qu’il veuille s’y appliquer et faire effort. »
C’est-à-dire que la tâche de tirer de votre doctrine des applications pratiques et utiles, impossible à remplir à ceux qui sont les initiateurs du mouvement, va devenir tout à coup simple et aisée au public, dont je suis, et qui est en partie indifférent ou hostile !
M. Fouillée a répondu à M. Vacherot à peu près comme nous ; sauf qu’il remplace le principe religieux par la métaphysique :
« Le problème ne nous paraît facile qu’à la condition de ramener la nature, la fin et le bien à une tautologie ; mais si on prend les mots de fin et de bien au sens vraiment moral, le problème nous semble insoluble sans l’intervention de la métaphysique. En effet, qu’entend-on d’abord lorsqu’on dit que la nature d’un être est sa fin ? Veut-on dire simplement qu’en fait un être tend à être ce qu’il est, désire être ce qu’il est, c’est-à-dire au fond s’aime lui-même ou aime sa nature ? Cela revient à reconnaître que l’accomplissement des fonctions naturelles a pour effet, pour terminaison naturelle, le plaisir.
Entre la fin et le bien, même tautologie ou même solution de continuité qu’entre la nature et sa fin, selon qu’on donne aux termes un sens purement psychologique ou un sens vraiment moral. Quand vous dites que la fin d’un être est son bien, entendez-vous simplement le bien naturel et psychologique ? Alors ce bien ne sera autre chose que le plaisir ou le bonheur… Mais si vous soutenez que la fin psychologique d’un être est en même temps un bien moral, un devoir pour cet être, une loi qui s’impose absolument à lui, vous introduisez de nouveau un élément métaphysique, un bien métaphysique sans lequel il n’y aurait pas de bien moral proprement ditb. »
b – Critique des systèmes de morale contemporains, p. 69.
Après avoir constaté l’impuissance de la morale indépendante à déterminer quel est le contenu du bien, nous voulons examiner quel mobile moral statue ce système.
Nous appelons mobile moral la force, interne ou externe, qui nous aide à agir dans un sens déterminé ; et, suivant l’exemple de nos adversaires, nous confondons pour le moment dans notre critique deux termes que nous nous réservons d’opposer plus tard l’un à l’autre, le mobile et le motif. La morale indépendante réduit en effet le mobile ou la force d’agir au motif d’agir, et fait de ce motif la répétition pure et simple de l’obligation elle-même.
Kant opposait une fin de non-recevoir à la supposition d’un mobile distinct de la volonté du sujet lui-même, par la formule : Tu dois, donc tu peux ! Mais l’expérience à son tour dément cette formule orgueilleuse, en opposant à tout propos l’idéal, c’est-à-dire le bien proposé, à la réalité, c’est-à-dire à la force disponible pour réaliser cet idéal (Romains 8.13-25). Ou bien donc le fait est nié au nom du droit ; ou bien, au contraire, le droit sera ramené aux proportions du fait, à la mesure de mon impuissance ; la loi sera accommodée à ma nature ou à mon penchant.
Mais si la loi est violée, quelles seront les conséquences de cette violation ? En d’autres termes quelle est la sanction de la loi dans le système de la morale indépendante. Cette sanction est immanente et non transcendante à l’obligation elle-même.
Commençons par définir le mot de sanction au point de vue de la morale indépendante et au nôtre.
« Pour nos adversaires, lisons-nous dans le journal déjà cité, l’idée de la sanction contient toujours celle d’une récompense ou d’une peine, et même la plupart entendent que cette peine ou cette récompense leur vienne non de l’intérieur, du cœur, mais du dehors.
Quel rôle jouent donc principalement et au point de vue de l’individu, chez le catholique, le paradis et l’enfer ? Le rôle du motif déterminant pour l’exécution de la loi. Quel rôle jouent au même point de vue chez le déiste la satisfaction de la conscience et le remords ? Le même rôle, toujours le même.
Tel est donc le caractère de la sanction : c’est de considérer le motif déterminant à l’exécution d’une loi.
Par conséquent, lorsqu’on accuse la morale indépendante de n’avoir pas de sanction, c’est comme si on l’accusait d’agir sans motifs, de pratiquer le bien et d’éviter le mal, sans avoir aucune raison de le faire… Eh bien non ! la morale indépendante, quand elle fait le bien, n’est pas dépourvue de motifs. Elle fait le bien parce que c’est le bien. Elle pratique la justice parce que c’est la justice. Donc elle est fondée à dire que la justice, pour un vrai moraliste, porte en elle-même sa sanctionc. »
c – La Morale indépendante, n° 3.
Résumons donc : Qu’est-ce que le bien que je dois faire ? — Nous n’avons pas le temps d’y répondre. — Où est la force d’accomplir le bien ? — Dans l’obligation du bien lui-même. — Par quel motif dois-je le faire ? — Parce que c’est le bien. — Et quelle est la sanction du bien ? — Encore le bien ! — Objet, mobile, motif, sanction, tous ces termes se confondent ici dans un seul qui répond à tout : le bien !
Nous distinguons, quant à nous, le motif de la sanction en ce que l’un est un facteur subjectif et antécédent à l’action, tandis que la sanction, qu’elle se produise en moi ou hors de moi, est un fait objectif et consécutif à l’action. En outre, bien que le motif de l’action puisse se tirer de la prévision de la sanction, d’autres éléments y figurent très fréquemment, s’ajoutent à celui-là, le fortifient ou même le suppléent, le souvenir par exemple, ou la réflexion suggérée par la circonstance présente.
La sanction, telle que nous l’entendons ici, d’accord en cela, croyons-nous, avec le dictionnaired, est le sort qui attend le sujet, agent de la loi morale violée par lui ou observée. C’est la conséquence méritée de l’acte moral ; et dans ce sens là nous avons le droit de dire que, d’après son propre aveu, la morale indépendante n’a pas de sanction et qu’elle professe même de s’en passer !
d – Dans Littré, le mot de sanction signifie : la peine ou la récompense qu’une loi porte, décerne pour assurer son exécution. Sanction pénale. Sanction rémunératrice.
Nous demandons si cette dernière instance se justifie mieux que les précédentes ; si réellement la morale peut se passer de la sanction que la religion apporte à la loi, soit observée, soit violée.
Dans le premier cas, on pourrait encore admettre que le bonheur qui réside dans l’accomplissement du bien suffit ou doit suffire à l’agent moral, et qu’ainsi la sanction du bien se confondrait avec son accomplissement même. Mais ce cas, l’expérience encore nous le prouve, est fort rare. Tout d’abord, l’accomplissement fidèle du bien est rarement, dans cette économie, accompagné d’une satisfaction proportionnée, et souvent même l’est-il d’une souffrance intense et imméritée. L’heure où la sainteté a resplendi du plus vif éclat au ciel et sur la terre est celle où le juste crucifié s’est écrié : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Mais cet accomplissement lui-même est chose très rare. Par toutes ses voix la conscience déclare que les violations de la loi sont plus fréquentes que ses triomphes. Mais où se trouvera la sanction de la loi violée, si elle ne se trouve pas dans la religion ? Ce ne pourra être que dans les conséquences naturelles et extérieures de ces violations, ou bien dans les conséquences intérieures et morales, appelées le repentir et le remords. Examinons successivement ces deux alternatives.
Les conséquences naturelles de la faute, demandons-nous d’abord, procurent-elles à l’ordre moral une sanction proportionnée au préjudice causé par la violation de la loi ? Nous répondons : Non ! D’abord parce que les peines naturelles ne se distribuent pas d’après des règles fixes, et que cette première répartition de peines et de récompenses dont la nature est l’agent, serait absolument inique et immorale, si elle devait être définitive. D’une part, en effet, certains vices d’une gravité relativement moindre que d’autres, ceux qui sont appelés grossiers et tenus pour particulièrement déshonorants au point de vue de la morale humaine, l’incontinence et l’intempérance, sont affectés des conséquences naturelles les plus graves ; tandis que les vices de l’ordre spirituel, qui sont moralement plus coupables, échappent totalement à ces conséquences, pour ne pas dire qu’ils valent fort souvent à ceux qui les portent de la bonne façon et en usent avec habileté un tribut de succès et d’honneurs. D’autre part, entre les vicieux eux-mêmes et de la même catégorie, se produisent des inégalités non moins choquantes. C’est tous les jours que l’on voit la victime de la séduction frappée cruellement dans sa personne et son honneur, et le séducteur mis par la nature même des choses au bénéfice de l’impunité. Ces inégalités dans la rétribution ne sont supportables que dans la supposition d’une répartition finale et souveraine des peines et des récompenses.
Nous répondons : Non ! encore, parce que cette répartition, fût-elle dès maintenant parfaitement équitable, serait indépendante, de l’aveu du système lui-même, de la loi ou de l’idée morale universelle qui suppose la liberté, puisque la force naturelle, destinée à effectuer cette rétribution, resterait un facteur inconscient, aveugle et fatal en lui-même ; que la loi morale devrait attendre sa sanction de l’ordre qui lui serait inférieur.
On répondra que la morale se procure sa sanction à elle-même dans le repentir et le remords de la conscience qui accompagnent le coupable. Cette seconde instance pourrait se formuler en ces termes : Les conséquences morales de la faute procurent-elles à l’ordre moral une sanction suffisante ?
Nous répondons premièrement que le repentir et le remords ne sont pas des faits ressortissant exclusivement à l’ordre moral, que du moins il n’est pas possible de l’établir ; que ce sont, selon nous, les témoignages de la religion dans le domaine moral.
Le repentir ne peut signifier que la douleur d’avoir offensé quelqu’un, accompagnée du désir et de la demande d’être pardonné par l’être offensé. Si nous n’entendons par ce mot que la douleur de s’être offensé soi-même, ou de s’être frustré du plaisir de bien faire, il n’y a plus repentir, mais seulement regret du dommage que je me suis porté à moi-même et à ma propre dignité.
De même le remords, qui est le repentir sans espoir, a son principe et puise sa vitalité terrible dans l’appréhension d’une Némésis divine que le coupable pressent, prévoit, s’attend à rencontrer à tout instant sur sa route. Supposons donc le remords chez un sectateur de la morale indépendante. Cela ne pourrait prouver qu’une chose, que ce sujet ne serait pas encore guéri de la religion. Que la morale indépendante, qui ignore Dieu dans l’univers, exclut la pensée de sa sainteté, de sa justice, de sa colère, finisse par prévaloir, réussisse à se légitimer devant toutes les facultés de l’homme, sa raison et surtout sa conscience, dont il doit reconnaître d’ailleurs qu’il n’est pas le maître absolu, le repentir et le remords, transformés en pures illusions subjectives, iront s’évanouir aux clartés de la science qui révéleront au coupable que le seul inconvénient d’avoir mal fait, c’est de s’être frustré du plaisir de bien faire.
Ceci nous amène à la seconde raison qui nous empêche de considérer le remords comme une sanction suffisante en elle-même, ou comme une satisfaction équivalente à la violation de la loi. C’est que, comme la rétribution naturelle, cette rétribution purement morale serait partielle et partiale ; elle se ferait au profit des plus coupables et en raison inverse de la dépravation du sens moral. Le pécheur le plus endurci étant aussi le plus inaccessible au remords, tandis que l’homme le plus vertueux est pour cette raison même celui qui connaît le mieux ses fautes et se condamne le plus sévèrement, il suffirait de pousser le mal à sa dernière limite pour échapper à la punition. L’on dira sans doute que le remords se réveille parfois soudain chez les plus endurcis, et ne leur laisse pas de repos jusqu’à l’expiation de la faute. Mais ces cas exceptionnels et relativement rares, bien loin de diminuer l’inégalité que nous signalons, ne font que la rendre et plus capricieuse et plus choquante.
D’ailleurs à toutes les époques de l’histoire on a constaté l’inégalité des rétributions dans cette économie, la prospérité des méchants, la prime qui semble accordée à l’audace ici-bas, les succès insolents des violents et la mauvaise chance qui s’attache bien souvent au contraire aux existences les plus vertueuses ; c’est là un refrain universel que nous font entendre dès les temps les plus reculés les sages de la littérature hébraïque et profane, les poètes et les historiens, et qui confirme tout simplement notre thèse, savoir que non seulement les rétributions naturelles et morales, telles que nous les connaissons dans cette économie, ne satisfont point au postulat légitime de la conscience, mais qu’elles lui causent un scandale permanent et toujours renouvelé ! Une pareille justice, livrée au hasard des forces naturelles ou au caprice du sujet lui-même, bien loin de restituer à la loi morale outragée sa majesté et son droit, nous inciterait au contraire, comme tant d’autres avant nous, à blasphémer et à nous détourner avec colère du spectacle qu’elle nous offre, en répétant après Brutus : O Justice, tu n’es qu’un nom !
Aussi bien le sage stoïcien, accablé par cette contradiction criante du postulat moral et du fait naturel, entraîné dans une de ces collisions inévitables, où la nature retombe de tout son poids sur l’homme, se croyait-il autorisé à chercher son refuge dans le suicide. C’était la dernière protestation de l’ordre moral offensé contre la fatalité impersonnelle et impassible.
Ou bien, me conseillera-t-on, avec les rédacteurs de la Morale indépendante, de me contenter de posséder la vertu pour elle-même et pour la jouissance que sa pratique me procure ? Soit, répondrai-je ; mais je vois en même temps une multitude d’hommes courir après des jouissances tout opposées et les trouver dans le vice et dans le crime. Sont-ils coupables ou ne sont-ils que malheureux ? S’ils ne sont que malheureux, la vertu n’est donc plus qu’un calcul juste ; et, encore une fois, la morale indépendante, si fière, si catégorique, fera retour au culte de l’intérêt. S’ils sont coupables, qu’ils soient punis, ou je déclare la loi injuste et immorale.
Aussi Kant, se fondant sur les inégalités dont nous avons parlé et la disproportion choquante qui existe actuellement entre la vertu et le bonheur, finit-il par postuler la religion comme pouvant seule résoudre et réduire ces conflits et ces antinomies. La religion apparaît là, au terme de la morale, pour achever ce que celle-ci n’a pu entreprendre avec succès, ce qui revient à dire que Kant donne la religion pour sanction finale à la morale. Mais, dirons-nous, si la religion est au terme, elle est aussi au principe. Si elle est, elle n’est pas à prendre, à laisser et à retrouver au besoin ; si elle donne sa sanction à la morale, c’est qu’elle lui a proposé son objet et procuré ses motifs et ses mobiles. Si elle est, elle est obligatoire et non facultative ; si elle est quelque part, elle est partout ; et si elle n’est pas partout, elle n’est nulle part.
La citation suivante, par laquelle nous terminerons ce développement, prêtera aux considérations qui précèdent, l’autorité de la parole de Vinet. Le stoïcisme, que nous pouvons considérer comme le type le plus sérieux et le plus illustre de la conception critiquée, lui inspire les réflexions suivantes :
« Le stoïcisme, c’est l’homme qui, pour avoir un Dieu, se fait Dieu lui-même. Le stoïcien parle quelquefois des dieux, mais dans un sens sur lequel il ne faut pas se tromper. Ils sont un autre nom de son idéal, non la règle, ni la raison première de sa volonté. Le stoïcien a conçu la vertu sous la notion de la force, non sous celle de l’obéissance. Elle ne se présente pas à lui sous l’aspect du devoir, mais sous celui de la dignité soit personnelle, soit collective. Sans doute que, dans le lointain, le sentiment obscur du devoir se cache à lui-même cette origine ; et si, dans cette religion de l’orgueil, le mot de devoir se prononce encore, c’est d’un devoir envers soi-même qu’il est question, et le respect envers soi-même est le motif et la substance de tout bien. Il y a dans cette religion les apparences d’une hostilité permanente, d’une guerre à mort contre la volonté, mais seulement les apparences, car s’obéir à soi-même, ce n’est plus obéir, et des devoirs dont on est le premier et le dernier terme ne sont pas des devoirs. Encore ici, la volonté propre est déifiée ; on l’exalte à la vérité ; on l’élève en quelque manière au-dessus d’elle-même, afin de pouvoir plus convenablement l’adorer ; on la rend presque inaccessible, afin de pouvoir se figurer dans la volonté quelque chose d’autre et de plus grand que la volonté ; mais tous ces artifices involontaires sont inutiles, et voici ce qui arrive : ou bien, l’on rabaisse enfin jusqu’à soi-même la règle, afin de pouvoir y atteindre ; ou bien on la maintient à sa première hauteur, et l’orgueil sévèrement averti de son impuissance devient du désespoire. »
e – Essais de philosophie morale, p. 31.
Ailleurs encore : « Considérée dans, sa nature, la morale est l’obéissance à la voix du devoir.
L’idée de devoir emporte nécessairement celle d’obligation envers une autorité en dehors et au-dessus de nous.
Maintenant, à quelle autorité obéissons-nous, si nous n’obéissons pas à Dieu ?
- A l’intérêt, c’est-à-dire à nous.
- A l’instinct, c’est-à-dire à nous.
- A l’habitude, c’est-à-dire à nous.
- C’est-à-dire que nous n’obéissons plus.
- Pardonnez-moi, nous dit-on ; il y a la conscience ; nous obéissons à la conscience.
- Et obéissant à la conscience, vous reconnaissez que vous êtes obligés ; mais envers qui ?
- Envers Dieu ou envers vous ?
- Si envers vous, nous avons déjà vu que ce n’est point obligation.
- Si néanmoins vous continuez à vous sentir serré par l’obligation, il faut que cette obligation cherche un objet, et cet objet n’est autre que Dieu.
On se récrie, on insiste : Non, dit-on, l’objet de notre obligation, ce n’est ni nous, ni Dieu, c’est le bien. Pourquoi substituer Dieu au bien ? Pourquoi introduire dans la morale un élément qui lui est étranger ? Pourquoi la transformer en religion ? D’abord, parce que dans la supposition de l’existence de Dieu, il faut nécessairement admettre ou que le bien n’existe pas ou qu’il est en lui ; parce que concevoir un Dieu, c’est concevoir un centre où toute volonté gravite ; parce que, si nous refusons à Dieu ce caractère, d’être la source et le principe du bien, nous ne le dépouillons pas seulement de sa gloire, mais de sa nature, mais de son être ; parce qu’un Dieu vers qui tout ne tend pas n’est rien.
Nous substituons Dieu au bien, pour mettre une réalité à la place d’une idée ; car le bien n’est qu’un attribut, une qualité, un mode de l’être, lequel suppose un sujet.
Nous substituons Dieu au bien, parce qu’il n’est pas dans l’ordre des choses d’être obligé envers une idée ; parce que la substance vivante de l’idée, l’être qui porte l’idée comme une qualité, venant à disparaître, toute sanction de cette idée, toute garantie de cette idée disparaît en même temps ; parce que, si la substance de cette idée n’est pas hors de moi, elle est notre moi lui-même, et que la source du bien étant adorable, dans toute la force du terme, il en résulte clairement qu’il n’y a pas de milieu entre nous adorer nous-mêmes et adorer Dieuf. »
f – Essais de philosophie morale, p. 59.
Réduisons le dilemme à ses deux termes essentiels : Dieu est ou n’est pas. Si Dieu n’est pas, ou si, étant, il est comme s’il n’était pas, ayant laissé son existence et son action incertaines, nous abandonnons la partie à la morale indépendante, à l’incrédule moral ou immoral ; mais nous, de notre côté, nous nous réservons le droit d’abolir toute morale quelconque, toute obligation, toute distinction du bien et du mal. S’il n’y a ni Dieu vivant ni religion, nous réclamons le droit de dire, avec ou sans le consentement de la morale indépendante, et jusqu’à l’extrême limite marquée par le code pénal : Mangeons et buvons, car demain nous mourrons.