Dialogue sur Luc 9.43-56.
Hermas (lisant). – En vérité, c’est trop fort !
Onésime (qui écrit, s’interrompt pour dire) : – Qu’est-ce qui est trop fort ?
Hermas. – La stupidité de ces hommes-là.
Onésime. – De quels hommes voulez-vous parler ?
Hermas. – Je suis fâché de vous le dire : ce sont les apôtres.
Onésime. – Les apôtres ! non pas après la Pentecôte, j’espère.
Hermas. – Non ; mais quand ce serait avant ?
Onésime. – Si c’était avant, c’est-à-dire avant que le rayon de l’Esprit de Dieu fût descendu dans la nuit, ou, si vous l’aimez mieux, dans le demi-jour de leur âme, je passerais condamnation sur leur stupidité, me rappelant ces paroles de saint Paul : Quand j’étais enfant, je parlais en enfant, je jugeais en enfant, je pensais en enfant.[y]
Hermas. – Mais ce n’est pas de l’enfance, c’est de la stupidité, vous dis-je ; et je ne connais pas un homme du monde, pas un incrédule qui ne parlât et ne jugeât mieux. Pensez à l’endroit que je viens de lire : c’est Luc 9.43-56.
Onésime. – Oh ! que vous voilà bien, concordance vivante ! Je ne suis pas si habile, et j’avoue à ma honte que rarement les chiffres d’un chapitre et d’un verset m’en rappellent aussitôt le contenu. Vous épargnerez du temps en me lisant l’endroit.
Hermas. – Eh bien, écoutez :
Et comme ils étaient tous dans l’admiration de tout ce que Jésus faisait, il dit à ses disciples : Pour vous, écoutez bien ces paroles ; le Fils de l’homme doit être livré entre les mains des hommes. Mais ils n’entendaient point cette parole ; elle était si obscure pour eux qu’ils n’y comprenaient rien, et ils craignaient de l’interroger sur ce sujet.
Et il survint une dispute parmi eux, lequel d’entre eux serait le plus grand. Mais Jésus, voyant les pensées de leur cœur, prit un petit enfant et le mit auprès de lui, et il leur dit : Quiconque recevra ce petit enfant en mon nom, me reçoit ; et quiconque me recevra, reçoit celui qui m’a envoyé. Car celui qui est le plus petit parmi vous tous, c’est celui-là qui sera grand.
Et Jean, prenant la parole, dit : Maître, nous avons vu quelqu’un qui chassait les démons en ton nom ; et nous l’en avons empêché, parce qu’il ne te suit point avec nous. – Et Jésus lui dit : Ne l’empêchez pas ; car celui qui n’est pas contre nous est pour nous.
Or, comme le temps auquel il devait être enlevé du monde approchait, il se mit en chemin, résolu d’aller à Jérusalem. Et il envoya devant lui des messagers, qui, étant partis, entrèrent dans une bourgade des Samaritains, pour lui préparer un logement. Mais les Samaritains ne le reçurent pas, parce qu’il paraissait aller à Jérusalem. Et Jacques et Jean, ses disciples, voyant cela, lui dirent : Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu du ciel descende sur eux et les consume, comme Elie le fit ? – Mais Jésus, se tournant vers eux, les censura et leur dit : Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés. Car le Fils de l’homme est venu, non pour faire périr les hommes, mais pour les sauver. Et ils allèrent dans une autre bourgade. »
N’y a-t-il pas de quoi confondre ?
Onésime. – Je ne suis pas confondu ; je suis confus seulement… et pour mon propre compte.
Hermas. – Quoi ! vous jugeriez-vous capable de donner à gauche sur tant de points à la fois, et sur des points si graves ! Il y aurait là, vraiment, plus que de l’humilité !
Onésime. – Il n’y aurait là que de la réflexion et de la bonne foi ; et, je vous connais bien, cher ami, vous ne tarderez pas à parler comme moi. Pour le moment, vous me paraissez dans l’erreur, non sur un seul point, mais sur deux à la fois.
Hermas. – Eh bien, soit : redressez-moi ; je ne demande pas mieux.
Onésime. – Je le sais bien ; et je me recommande pour la revanche : vous ne tarderez guère. Pour en venir au fait, il me semble voir dans votre étonnement au sujet du passage en question, que vous ne savez pas jusqu’où va l’aveuglement de l’homme naturel, ni quel peut être, dans bien des cas, celui d’un chrétien sincère. Vous prétendez marquer la limite des égarements du premier ; la sagesse ou la puissance spirituelle du second vous paraît sans bornes. Et je dis, moi, que le premier est plus stupide, et le second moins infaillible, que vous ne le supposez.
Hermas. – Ne disputons pas sur le premier point : je vous l’accorde. Dieu est la lumière des esprits ; quiconque ne marche pas avec lui marche dans les ténèbres ; toutes les chutes sont possibles sur une route qu’aucun rayon n’éclaire ; et c’est une pure grâce de Dieu que tous ne roulent pas dans l’abîme. Il y a longtemps que, dans ce genre, je ne m’étonne de rien. Rien ne m’étonne surtout en fait de grossièreté morale de la part d’un Juif contemporain de notre Seigneur. Pharisiens et sadducéens, scribes et docteurs, tous ne semblent faire usage de leur esprit (et certes, ils n’en manquaient pas) que pour montrer mieux, pour mieux faire éclater leur folie. Mais pensez qu’il s’agit ici des apôtres de Jésus-Christ, des témoins ordinaires de sa sagesse, des auditeurs assidus de ses enseignements, de ceux à qui lui-même avait dit : Avec les autres, je parle par similitudes, parce qu’il vous est donné de connaître les mystères du royaume des cieux, et que cela ne leur est point donné[z]. Comment accordez-vous avec cette éclatante distinction, avec cet éminent privilège, des pensées aussi basses, des sentiments aussi durs que ceux auxquels ils donnent essor, comme à l’envi, dans l’endroit singulier qui m’a fait, tout à l’heure, me récrier ? Peut-on enfermer dans un moindre espace plus d’erreurs, et des erreurs plus graves ? Peut-on, sur plus de points à la fois, et sur des points plus importants, donner un démenti plus direct à la doctrine et à l’esprit de l’Evangile ? Si peu de souci de leur Maître et de la vérité, tant de préoccupation d’eux-mêmes, tant d’intolérance, tranchons le mot, tant de fanatisme allié avec tant d’indifférence ! Qui pourrait, à cette vue, n’être pas surpris, affligé et scandalisé ! Qu’avaient donc appris les disciples à l’école de leur Maître ? Que leur était-il revenu d’un privilège sans égal, que tout chrétien leur envie ? et à quoi bon Jésus-Christ a-t-il voulu, pendant les jours de son ministère, être sans cesse accompagné de ces hommes qui semblent avoir eu des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne point entendre, et une bouche pour contrister leur Seigneur par des paroles sans sagesse ? Je ne m’étonne pas qu’à leur sujet il s’écrie une fois : Jusqu’à quand serai-je avec vous, et vous supporterai-je ?[a] mais je m’étonne d’autant plus qu’il les ait supportés si longtemps.
[z] Matthieu 13.11
[a] Luc 9.41
Onésime. – A votre tour, cher ami, vous êtes véhément et dur. Je crois pourtant que je pourrais vous laisser le soin de répondre à vos propres objections. En y réfléchissant, vous ne tarderiez pas à vous dire que Jésus a eu sans doute, pour supporter ses disciples et pour les garder auprès de lui, de bonnes raisons qu’après tout vous n’avez pas besoin de connaître ; vous vous diriez que, destinés à continuer sur la terre les enseignements de leur Maître, ce n’était pas peu de chose pour les apôtres que de les avoir entendus ; que ces enseignements, enfouis pour ainsi dire dans leur mémoire, et morts en apparence, comme la semence dans le sol pendant les mois de l’hiver, devaient, au soleil du printemps (divin printemps de la grâce !) sortir de terre, et manifester alors leur vie longtemps cachée ; que, vivifié, sanctifié par l’Esprit, le souvenir d’avoir vécu avec Jésus-Christ et d’avoir entendu sa voix remplirait leurs âmes d’une douce et bienfaisante chaleur et serait pour tous un précieux héritage ; que la vie de Jésus-Christ, comme sa résurrection, demandait des témoins, ses paroles un écho, son caractère une empreinte exacte et vivante, et que les souvenirs des compagnons du Fils de l’homme sont, à cet égard, la richesse de l’Eglise ; enfin vous vous diriez qu’il n’est point sûr qu’ils n’eussent rien appris ; que des erreurs graves ne sont pas absolument incompatibles avec de grandes lumières ; que le jour augmente par degrés dans l’horizon de l’âme comme dans l’horizon terrestre ; qu’ils avaient appris, pour le moins, à se confier en leur Maître ; qu’ils l’aimaient, sinon de cette affection spirituelle qui renouvelle entièrement le cœur, mais d’une affection cordiale et sincère ; qu’à les comparer eux-mêmes avec eux-mêmes à deux époques différentes, on peut sans doute être frappé de leur ignorance et de la dureté de leur cœur avant la résurrection de leur Maître et l’effusion du Saint-Esprit, mais qu’il est plus juste de les comparer avec ceux de leurs compatriotes qui repoussaient ou méconnaissaient Jésus-Christ ; et que cette comparaison peut faire ressortir le côté lumineux d’un caractère dont vous ne considérez pour le moment que le côté sombre. Vous vous diriez, je crois, tout cela ; mais je vous en tiens quitte ; j’abandonne ces pauvres disciples à votre mauvaise humeur du moment ; je renonce à les excuser ; je veux moi-même les voir tels que vous les voyez ; je dis plus, je suis bien aise qu’ils se soient trahis, que leurs misères se montrent à nu dans le récit qu’ils nous en ont eux-mêmes laissé ; enfin, que l’homme naturel paraisse en eux dans toute sa crudité.
Hermas. – Expliquez-vous mieux.
Onésime. – Je m’explique. Il nous est très bon d’apprendre, par cet exemple, combien il y avait loin de la façon de penser et de sentir communément répandue autour de Jésus-Christ, à l’esprit et à la pensée de ce divin docteur, et quelle puissance il a exercée sur le cœur de ses disciples, puisque c’est d’eux que nous avons reçu les enseignements et les exemples les plus propres, après ceux de Jésus-Christ, à nous faire juger sévèrement la conduite et les discours de ces mêmes disciples avant le renouvellement de leur intelligence par la vertu de l’Esprit divin ; jusqu’alors, ayons le courage de le dire, ils appartenaient à la race incrédule et perverse[b] ; ils en conservaient les maximes ; ils en parlaient le langage ; Jésus-Christ ne devait les attirer, comme il ne devait rassembler son Eglise qu’après qu’il aurait été élevé[c], c’est-à-dire attaché au bois maudit ; la plénitude de sa puissance spirituelle, envers eux comme envers le reste du monde, ne devait se déployer qu’alors ; et ce n’était (car il en est du Seigneur comme de ses serviteurs), ce n’était qu’en devenant faible qu’il pouvait devenir fort[d]. Le langage, les sentiments des disciples ne doivent donc point vous étonner ; et vous devez être bien aise que l’empreinte de ce qu’ils étaient avant la Pentecôte nous ait été si loyalement transmise et si exactement conservée. Recevez-en de l’édification au lieu d’en prendre du scandale ; et servez-vous de l’histoire que vous venez de lire comme d’un miroir pour vous y regarder.
[b] Luc 9.41
[c] Luc 12.32
[d] 2 Corinthiens 12.10
Hermas. – J’avoue que je ne vous entends plus. Je ne saurais, quel que je puisse être, voir ma face dans ce miroir, et nul chrétien n’y peut voir la sienne. Les principes par lesquels nous condamnons les disciples de Jésus-Christ sont les éléments mêmes, l’a b c du christianisme, et l’on n’est pas chrétien au plus faible degré quand on peut penser et sentir comme nous les voyons penser et sentir en cette occasion.
Onésime. – Cher ami, vous vous laissez trop préoccuper par des formes, et vous tenez trop peu de compte de la différence des temps. Les disciples sont rudes et naïfs ; rien ne les avertit de dissimuler et de se contenir ; ne sachant pas ce que nous savons, ils ne sont pas sur leurs gardes ; nous y sommes, nous ; nous savons très bien ce qu’on peut dire et ce qu’il faut taire : aujourd’hui l’homme naturel se déguise de manière à en imposer, non seulement aux autres, mais tout d’abord à soi-même ; mais il faut voir le fond à travers la forme ; l’Evangile lui-même nous met en état de reconnaître le vieil homme sous les livrées de l’homme nouveau, et alors ces énergiques manifestations de la nature corrompue qui nous frappent dans la personne des disciples, deviennent pour nous autant de révélations de notre propre état. Nous pouvons, à l’instant même, en faire l’épreuve. Chargez-vous, à l’aide du passage qui vous a offusqué, de peindre les disciples tels que vous les voyez ; et laissez-moi le soin de chercher les pendants.
Hermas. – Où prétendez-vous les chercher ?
Onésime. – Quand vous m’aurez entendu, vous le direz vous-même.
Hermas. – La tâche que vous m’abandonnez n’est que trop facile ; mais elle est peu agréable.
Onésime. – Celle que je me réserve l’est moins encore. Au reste, vous en jugerez. Commencez par vous acquitter de la vôtre : vous avez accusé, il vous reste à prouver.
Hermas. – Je le ferai, mais avec douleur. Je n’aime point à trouver en défaut ces grands hommes… Vous souriez ? Et bien ! oui, ces grands hommes ; grands tout au moins par la mission qu’ils ont remplie, plus grands par leur sainteté. Ils ne sont, pour le moment, ni grands ni saints, il faut que j’en convienne. Ils sont même désespérément vulgaires. D’où arrivent-ils ? Du Tabor. Ils viennent d’être témoins de la gloire de leur Maître. La porte du ciel leur a été, pour ainsi dire, ouverte. Le passé, le présent, l’avenir se sont donné rendez-vous, à leurs yeux, sur la sainte montagne. Tous les temps confondus en un seul, et la voix de Dieu retentissant dans la lumière, leur ont donné un avant-goût de l’éternité. Au bas de la montagne, la misère de leur propre nature ne s’est manifestée à leurs yeux, dans la personne d’un malheureux enfant, que pour faire éclater la puissance et la bonté du Fils de l’homme. La multitude, par ses acclamations, leur donne l’exemple de la foi et le signal de l’adoration. Cet exemple, voyez comme ils le suivent ; ce signal, voyez comme ils le comprennent !
Jésus-Christ, qui ne veut pas qu’ils prennent le change sur la valeur de son triomphe momentané, leur dit : Entendez-vous ces discours ? Ils sont remplis d’admiration et de respect pour moi ; et ceux qui les prononcent semblent m’être acquis pour jamais. Cela n’empêche pas que le Fils de l’homme ne doive être livré entre les mains des hommes. De quels hommes ? De ceux-ci peut-être ; tant l’empire qu’un miracle vient de me donner sur eux est mal assuré. Et savez-vous ce que c’est que de tomber entre les mains des hommes ? David se soumettait à tous les fléaux qui viennent de Dieu immédiatement, pourvu, disait-il, qu’il ne tombât point entre les mains des hommes[e]. S’il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant[f], c’est à l’heure de la dernière et définitive rétribution, alors que les simples châtiments de cette vie font place aux punitions de l’autre (car, de ce côté de la tombe, le Seigneur châtie, et c’est de l’autre qu’il punit). Mais, ici-bas, c’est entre les mains de l’homme qu’il est terrible de tomber. Or, tel est le destin réservé au Fils de l’homme. Infailliblement il sera livré aux hommes ; il faut qu’il le soit ; et de même que personne ne peut ravir de sa main ceux qu’il aime[g], personne aussi (Dieu l’a permis) ne peut ravir le Fils de l’homme de la main de ceux qui le haïssent.
[e] 2 Samuel 24.14
[f] Hébreux 10.31
[g] Jean 10.28
Ces disciples ne comprennent rien à cela, et je ne leur en veux pas ; mais…
Onésime. – Permettez-moi de vous interrompre pour vous dire que vous avez raison sans doute de ne leur en point vouloir ; mais que, leur pardonnant ceci, il faut leur pardonner tout le reste ; car tout le reste vient de là, ou s’explique par là. Cette erreur retranchée emporterait toutes les autres ; cette vérité acceptée et comprise leur eût fait accepter et comprendre toutes celles qu’ils méconnaissent. Qui ne croit qu’à Jésus glorieux, ne sait rien ; qui croit à Jésus humilié, à Jésus anéanti, sait tout. Il en est ainsi aujourd’hui, et vous en convenez : il n’en était pas autrement alors. Cela soit dit en passant. Pardonnez-moi cette interruption, et veuillez poursuivre.
Hermas. – J’y suis engagé. Au reste, je recueille avec soin votre observation. Voyez, de votre côté, si cette observation peut rendre compte de ce qui suit, et si les disciples avaient besoin d’être éclairés sur le mystère de la croix pour éviter les chutes déplorables que tout à l’heure nous leur verrons faire.
Je disais donc que je ne leur en voulais pas d’avoir vainement cherché à comprendre cette première parole de Jésus-Christ ; mais ils pouvaient l’interroger, et ils s’en gardent. C’est que si l’idée de Jésus-Christ traité en criminel surpasse leur intelligence et trouve leur foi en défaut, une chose du moins ressort bien clairement pour eux des paroles de Jésus-Christ : au lieu du maître puissant et glorieux que les transports de la multitude leur avaient fait espérer, il faut qu’ils s’accommodent d’un maître persécuté et méprisé. Ils voudraient en douter ; ils ont peur d’arrêter leur esprit sur cette idée ; ils se réservent peut-être intérieurement de croire qu’ils ont mal entendu ; et c’est pour cela qu’ils n’interrogent pas.
Onésime. – Vous êtes sévère. Un autre dirait peut-être que c’est l’affection qui ferme la bouche des disciples, et que, s’ils ne questionnent pas Jésus-Christ, c’est qu’ils craignent de voir en face les souffrances et la mort de Celui qu’ils aiment.
Hermas. – Oh ! qu’ils sont bien préoccupés d’autre chose ! Ils se mettent à disputer entre eux. Et sur quoi donc peuvent-ils disputer dans un pareil moment ? Personne, s’ils ne nous l’avaient appris eux-mêmes (et croyez que nul n’admire plus que moi une aussi noble candeur), personne, dis-je, ne l’imaginerait. Il s’agit de savoir lequel d’entre eux est le plus grand ! Le moment, certes, est bien choisi ! La question est à sa place au pied de ce Tabor encore illuminé de la gloire de Jésus ! Le sujet en est intéressant au moment où Jésus vient d’annoncer le mystère de sa passion ! Disputer à qui sera le plus grand ! Que ne disputez-vous à qui sera le plus petit ? Voilà ce qui vous sied ; voilà ce qui convient à l’heure présente ! Donnez-vous le loisir d’approfondir votre néant : vous n’aurez pas fini de sitôt.
Onésime. – Quant à nous, mon cher ami, nous trouverons mieux notre compte à approfondir, autant que nous en sommes capables, la sagesse du Maître que la petitesse des disciples. N’oublions pas que le but principal de ce récit est de faire éclater, à l’occasion de leur aveuglement et, si vous voulez, de leur dureté de cœur, l’équité, la bonté, l’incorruptible justice, la divine prudence de Jésus-Christ, toutes ces vertus, en un mot, qui, chez lui, sont autant de perfections. Qu’il est doux de s’arrêter à la leçon qu’il leur donne ! qu’on se met volontiers à la place de ce petit enfant qu’il leur présente comme l’image et le modèle du véritable adorateur ! et qu’on s’empare avec empressement (par l’esprit du moins, car la chair n’est pas si prompte[h]), de ce titre de petit, qui a toutes les préférences de notre humble Roi, et de cette dernière place, qui, la dernière en effet au jugement des hommes, est la première dans son cœur !
[h] Matthieu 26.41
Hermas. – Rendez-moi la justice, cher ami, d’être bien persuadé que, sur ce sujet-là, je pense et je sens comme vous ; mais à votre tour, n’oubliez pas de quoi, pour le moment, il s’agit entre nous. La tâche que je remplis, vous me l’avez imposée. J’ai à faire le procès aux disciples ; c’est mon sujet ; j’en aimerais mieux un autre, mais chaque chose a son temps.
Onésime. – Eh bien, soit ; continuez : je vous écoute.
Hermas. – Nous avons vu l’orgueil des disciples, nous allons voir leur intolérance. Ils ont rencontré un homme qui chasse les démons, c’est-à-dire probablement qui guérit les maladies, au nom de Jésus-Christ. L’évangéliste ne dit pas que cet homme essayait de chasser les démons, mais qu’il les chassait en effet. Qui ne se serait réjoui de voir des malheureux délivrés de leurs maux ! Les disciples, tout seuls probablement, ne s’en réjouissent pas. Est-ce, peut-être, que ces guérisons s’opèrent par de mauvais moyens, par la puissance et au nom du prince des ténèbres ? car enfin, rien n’empêche que le démon n’exerce quelquefois un pouvoir bienfaisant, et qu’il ne séduise les âmes par l’appât d’un bien temporel : il a fait, en tout temps, des merveilles dans ce genre ; il en fait encore, et plus que nous ne pensons ; mais non, cette œuvre d’humanité s’accomplit au nom du Seigneur Jésus, et l’effet suivant la promesse ne permet pas de douter que Dieu n’ait pour agréable le ministère tout spontané de cet inconnu. Cette circonstance importante, l’invocation du nom de Jésus, nous la connaissons par les disciples eux-mêmes, qui la rapportent naïvement à leur Maître. Tout les obligeait donc à se réjouir, avec surprise, de voir qu’une telle puissance eût été donnée aux hommes et fût attachée à l’invocation du nom de Jésus. Loin de là, ils s’opposent à ces guérisons. Et sous quel prétexte ? sous le plus frivole de tous : cet homme ne suit point Jésus avec eux, ou, pour mieux dire, cet homme n’est point des leurs. Il fait ce qu’eux seuls s’arrogent le droit de faire. Ah ! disons mieux, entrons mieux dans leur secrète pensée : il fait ce qu’ils ne font pas. N’avez-vous pas vu, tout à l’heure, qu’au pied de la montagne, ils se sont trouvés impuissants, eux qui suivent Jésus-Christ, à guérir un démoniaque ? Ils s’en souviennent, et ils voudraient réduire tout le monde à la même incapacité.
Onésime. – Vous êtes un peu amer, et vous supposez peut-être plus de choses que vous n’en pouvez prouver. Il faut être ménager des suppositions de cette nature ; c’est là une règle générale du bénéfice de laquelle je ne vois pas pourquoi nous exclurions les apôtres. Mais enfin, de mon côté, je ne prétends pas les justifier. La réponse de Jésus-Christ renferme quelque sorte de blâme ; tenons-nous-en, si vous le trouvez bon, aux termes de cette réponse.
Hermas. – Je puis vous abandonner beaucoup ; je ne suis que trop riche. Que me direz-vous de ce qui suit ? Des Samaritains fanatiques, mais pas plus que les disciples, cela ne se peut pas, ont refusé l’hospitalité à Jésus. C’est un grand tort, encore qu’ils ne connussent pas Jésus pour le Christ ; mais du moins ils ne le repoussent pas du milieu d’eux à coups de pierres ; nous ne voyons pas même qu’ils l’aient insulté. Vous ne devez pas vous étonner que j’insiste là-dessus. Ne faudrait-il pas qu’ils eussent fait tout cela, et pis encore, je ne dis pas pour justifier, c’est impossible, mais pour excuser l’horrible suggestion des disciples ? Que font ceux-ci ? Ils proposent à Jésus-Christ de faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains et de les consumer. Jonas, cet homme de l’Ancien Testament, n’avait pas été, dans son cœur, plus rigoureux envers Ninive[i]. Et les deux vieillards qu’un poète païen fait figurer dans une de ses fables, se montrèrent plus miséricordieux envers cet « habitacle d’impies », envers cette race perverse au milieu de laquelle ils avaient la douleur de vivre[j]. Les disciples veulent une punition immédiate, éclatante, horrible : ni plus ni moins que le feu qui détruisit Sodome. Ce n’est pas tout : comme si la vengeance leur appartenait[k], ils prétendent eux-mêmes attirer sur la terre les foudres du ciel ; incapables tout à l’heure d’opérer un miracle de miséricorde, ce miracle de rigueur ne leur paraît pas au-dessus de leur foi : ils n’en eurent pas assez pour guérir, ils en ont assez pour détruire. Cette coupable espérance les élève à leurs propres yeux ; être l’instrument d’une justice impitoyable leur paraît une dignité ; et, confondant tous les temps et toutes les circonstances, ils osent prononcer le nom d’Elie, et s’assimiler à ce prophète que tout à l’heure ils ont vu dans la gloire du Tabor, avec Moïse et Jésus-Christ ! Que pensez-vous de tant de dureté, de fanatisme et d’orgueil ? Trouvez-vous qu’il y manque rien ?
[i] Jonas 4.1
[j] Philémon et Baucis. Ovide a raconté cette histoire, le fabuliste La Fontaine l’a mise en vers français.
[k] Hébreux 10.30
Onésime. – Dieu me garde de défendre de pareils sentiments et une pareille demande ! Je vous prie seulement de prendre garde, ici comme dans tout ce qui précède, aux paroles et à la conduite du Maître : Il les censura, dit simplement l’évangéliste. Et comment ? en quels termes ? Voici toute la censure : Vous ne savez de quel esprit vous êtes. Parle-t-il de l’esprit dont il les voyait animés ? Parle-t-il de l’esprit de son propre Evangile ? Peu importe. Ce qui reste clair, c’est qu’il les traite d’ignorants. Ils l’étaient en effet. Ils ignoraient ce que l’homme oublie sans cesse, ce qu’après eux encore on a souvent méconnu, ce que l’un d’eux nous a lui-même enseigné, mais plus tard, que la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu[l]. Ils ne pénétraient point encore le caractère de la nouvelle économie, qui est celle de l’obéissance libre, et où l’homme marche par la foi et non par la vue : or, des châtiments immédiats appartiennent à l’économie de la vue et non point à celle de la foi. Jésus-Christ les censure au sujet de leur ignorance, parce que sans être précisément volontaire, elle n’était pas innocente. En même temps il établit une grande vérité, c’est que, sur cette terre, son règne n’est pas un règne de rigueur, non pas même, prenons-y garde, envers ceux qui refusent de le recevoir et qui s’opposent à lui. Le Fils de l’homme, dit-il, n’est point venu pour faire périr les hommes : il est venu pour les sauver. Dans l’endroit où cette déclaration se trouve, et à considérer ce qui l’amène, elle renferme évidemment la condamnation de toute rigueur temporelle exercée au nom de Jésus-Christ et dans l’intérêt de sa doctrine. Jésus-Christ n’inflige aucune peine aux Samaritains, ni celle qu’imaginait le zèle amer des disciples, ni aucune autre, si légère qu’elle soit ; et vous verrez dans ce même chapitre[m] que tout ce qu’il enjoint à ses apôtres, alors qu’une ville ou qu’une maison aura refusé de les entendre, c’est de secouer la poussière de leurs pieds en témoignage contre cette maison ou contre cette ville. Elles se puniront elles-mêmes : Votre paix, dit plus loin Jésus à ses apôtres, votre paix reposera sur tout enfant de paix, c’est-à-dire sur quiconque vous recevra ; sinon, elle retournera à vous[n]. Si les disciples, en appelant des rigueurs sur les Samaritains, commirent une faute, ce que je reconnais avec vous sans marchandement, et ce que je ne veux point excuser, convenez que c’est bien le cas de répéter avec ce grand docteur du quatrième siècle[o] : « Heureuse faute ! » Elle nous a valu, de la part de Jésus-Christ, la leçon la plus nécessaire et la plus claire tout à la fois. Toute violence, toute contrainte, toute menace même, dont l’intérêt de la cause chrétienne serait le motif ou le prétexte, est désormais condamnée, et l’Eglise de Jésus-Christ ne saurait persécuter sans désobéir à son époux. – Voilà, de nouveau, une bien longue interruption, pardonnez-moi, je vous prie.
[l] Jacques 1.20
[m] Luc 11.5
[n] Luc 10.6
[o] Augustin, évêque d’Hippone, en Afrique.
Hermas. – Vous ne m’avez pas interrompu ; j’avais fini : vous avez la parole. Souvenez-vous maintenant de ce que vous m’avez promis.
Onésime. – Je m’en souviens. – Tout ce que nous rapporte le texte, tout ce qu’il nous montre à la distance de dix-huit siècles et de mille lieues, je l’ai vu de mes yeux, je le vois tous les jours. Le fond est tout pareil, la forme seule n’est pas la même. Vous m’avez montré les apôtres tout interdits lorsqu’ils apprennent, de la bouche même du Fils de l’homme, quel traitement lui est réservé, et vous avez, avec raison, insisté sur ce trait : Ils craignaient de l’interroger. Nul, aujourd’hui, n’a plus rien à apprendre sur les terribles conditions de la venue en chair de Jésus-Christ : il y a longtemps qu’à cet égard tout est consommé. Mais ce qui ne l’est pas, c’est la passion de l’Eglise, qui est le corps de Christ. Elle aussi, d’époque en époque, est livrée entre les mains des hommes. Christ l’avait prédit, et nous le voyons. Mais tel qui connaît cette prophétie, tel qui convient que le serviteur n’est pas plus que le maître et que le bois sec ne peut s’attendre à échapper au feu qui a consumé le bois vert[p], s’étonne néanmoins à chaque nouvel accomplissement de la prophétie, comme si Christ avait pu se tromper, comme si l’Evangile avait cessé d’être l’Evangile, comme si l’homme n’était plus l’homme ! Il ne s’étonne pas seulement des persécutions sanglantes, ou des outrages excessifs, ou des mauvais traitements qui atteignent l’Eglise entière ; il s’étonne même, que dis-je ? il s’étonne surtout des moindres contradictions qu’il essuie en sa qualité de chrétien…
[p] Luc 23.31
Hermas. – Vous ne voulez rien me laisser à deviner. Le mot est lâché : c’est aux chrétiens que vous intentez procès. Au reste, vous n’avez rien à me cacher ; dès le commencement de cet entretien, j’étais averti.
Onésime. – Sans doute ; et je ne devais pas faire semblant de me défier de votre pénétration. Laissons cette feinte inutile. Oui, c’est à des chrétiens que je reproche ce que tout à l’heure vous reprochiez aux apôtres. Il en est qui s’étonnent, jusqu’à n’en pouvoir revenir, des plus légers inconvénients auxquels les expose leur qualité de chrétiens. Il en est même qui, trouvant fort naturel que Christ ait souffert, que les martyrs aient souffert, que des troupeaux tout entiers aient enduré les supplices, la captivité, l’exil, ne peuvent concevoir ni supporter, de la part des ennemis de l’Evangile, un regard de malveillance ou un sourire de mépris. Tout ce qui les atteint est grave, exorbitant ; toute injustice s’explique, hormis celle qui les touche ; et les plus légères épreuves que leur Maître peut leur envoyer, confondent leur intelligence. Il leur semble qu’ils ont dû, par privilège, hériter la paix, la plus entière paix, de Celui qui est venu apporter dans le monde l’épée et non la paix. Quels héritiers ! quels successeurs ! quels continuateurs de Jésus-Christ ! quels héritiers bien plutôt et quels continuateurs de l’incrédulité des premiers disciples ! Et cette crainte d’interroger, cette peur de connaître la vérité, quoi de plus commun parmi ces témoins de la vérité ! (car c’est le nom qu’on peut donner à des chrétiens). La nécessité d’interroger Jésus-Christ se représente sans cesse dans la vie de tout chrétien, et Jésus-Christ, toujours disposé à se laisser interroger, est toujours prêt à répondre. Bien souvent, pour entendre sa réponse, ils n’auraient qu’à descendre dans leur propre cœur. Le font-ils ? Osent-ils, quand il y va d’une opinion qu’il faudrait désavouer ou d’un devoir qu’il s’agit enfin de prendre au sérieux, osent-ils aller au bout de leur pensée, où se trouverait, s’ils s’aventuraient jusque-là, la réponse de Jésus-Christ ? Consentent-ils toujours à examiner ? Acceptent-ils volontiers une discussion nécessaire ? Ne les voit-on jamais éviter une rencontre, éluder un entretien qui pouvait les éclairer ? Ne dirait-on pas qu’à une certaine époque de leur vie, ils ont réglé compte avec la vérité, et décidé qu’à partir de là ils n’avaient plus rien à apprendre, ou, pour mieux dire, ils n’apprendraient plus rien ? Vous avez entendu parler de cet écrivain qui refusa des renseignements nouveaux sur un siège fameux dont il avait écrit l’histoire. « Mon siège est fait », répondit-il. Le leur est fait aussi ; et soit lâcheté, soit orgueil, soit paresse, ils se gardent d’interroger Jésus-Christ, et se tiennent, le plus qu’ils peuvent, hors de la portée de sa voix. De cette manière, ils ne savent que ce qu’ils veulent savoir ou ce qu’ils n’ont pu s’empêcher d’apprendre. Croyez-vous qu’il n’y ait point de ces hommes parmi les chrétiens ? N’en connaissez-vous aucun ?
Hermas (soupirant). — J’en connais un, du moins.
Onésime. – Il y en a un probablement dans chaque chrétien. Mais verrons-nous des chrétiens se disputer entre eux à qui sera le plus grand ? Il n’y a pas d’apparence. Non ; ils ne le feront guère à la vue du monde, en face de leur Maître, comme les disciples, ni chacun en son propre nom. Mais à toutes ces réserves que perd le malin ? peu de chose. Qu’on s’élève soi-même franchement, ou qu’on défende avec obstination, avec hauteur, son sentiment comme le seul bon, son système comme le plus parfait, sa secte comme la meilleure, son homme enfin comme le plus grand, qu’importe ? c’est déguiser seulement, et déguiser assez mal, l’idée qu’on a de ses propres avantages, et ce besoin de voir quelqu’un au-dessous de soi et sous ses pieds, dont la satisfaction est le plus savoureux des contentements de l’orgueil, – si toutefois l’orgueil se contente jamais. Il me suffit, je pense, d’avoir cité cet exemple. Vous ne direz ni que le cas est rare, ni que la vanité des disciples et celle dont je parle diffèrent essentiellement : la première est plus naïve ou plus franche, voilà tout. Les disciples se vantent les uns aux autres d’une grandeur propre et personnelle ; nous en savons trop pour faire de même ; nous n’oserions. Mais tout ce que nous pouvons, nous l’osons ; et, quoi qu’il en soit, il reste toujours que nous nous faisons grands d’une autre grandeur que de celle de notre Sauveur, que nous nous parons d’autre chose que d’humilité, et que nous essayons de nous élever en face de Celui-là même, qui, pour nous réconcilier avec son Père, s’abaissa et s’anéantit. Qu’ont fait de plus et de pis les apôtres au pied du Tabor ? Encore faut-il ajouter que nous avons, grâce à eux, une leçon qu’ils n’avaient pas eue. Cet enfant que Jésus leur présenta, et qui probablement les fit rentrer en eux-mêmes, est un perpétuel reproche à notre présomption. Nous savons mieux que les disciples ne pouvaient le savoir alors, et ce que vaut, et combien est essentielle au christianisme, cette humilité, vertu toute nouvelle, dont il fallait qu’un Dieu nous donnât l’exemple pour que nous en eussions seulement l’idée. Nous pensons mieux que les apôtres, et nous faisons pis. Que vous semble de nos progrès ?
Hermas. – Prenez garde, mon ami ; vous vous emportez, ce me semble. Seriez-vous bien aise d’avoir entièrement raison ? est-il possible même que vous ayez entièrement raison ? L’humilité ne serait-elle donc qu’un mot de plus, ajouté par Jésus-Christ à nos vocabulaires ? N’y a-t-il point d’humbles dans le monde ? Dans ce cas, il n’y aurait point de chrétiens ; et qu’est-ce que le christianisme sans les chrétiens ?
Onésime. – N’ai-je pas dit, en vous reprenant, que vous ne tarderiez pas à prendre votre revanche ? Oui, vous me reprenez avec raison. Mes termes sont trop absolus. Ce que j’ai vu, je l’ai bien vu sans doute, et je le rapporte fidèlement ; mais je parle mal quand je parle de manière à faire entendre que ces disputes de préséance sont le fait de tous les chrétiens, et que leur foi n’a pas brisé leur orgueil. Non, j’ai devant les yeux un tort qui n’est pas rare, mais qui n’est pas universel, et que les chrétiens qui s’en rendent coupables ne tardent pas, s’ils sont chrétiens, à se reprocher vivement. C’est bien le moins qu’ils se distinguent en cela du reste des hommes ; et certainement ce n’est pas uniquement en cela qu’ils s’en distinguent. Je me garderai d’être ingrat envers Dieu lui-même en méconnaissant les victoires que Jésus-Christ remporte chaque jour par son Esprit dans l’âme des chrétiens sincères. Ce n’est donc pas à tous, ni même à aucun sans quelque réserve, que j’appliquerai ce qui suit, dans l’histoire que nous avons lue. Rejeter, empêcher de chasser les démons ceux qui ne suivent pas Jésus-Christ avec nous, c’est-à-dire exclure de la communion de l’Eglise universelle, que dis-je ? exclure même de la communion civile, frapper d’anathèmes et de châtiments ceux qui, chrétiens aussi bien que nous, ne le sont pas comme nous ; ceux qui, à leur manière et non à la nôtre, font ici-bas l’œuvre de Jésus-Christ, c’est une faute qu’on ne peut imputer à tous les chrétiens, encore moins, d’une façon particulière, à ceux de notre temps ; mais enfin, des chrétiens l’ont commise et s’en sont fait un honneur ; des chrétiens, encore aujourd’hui, en sont à regretter de ne la pouvoir commettre ; ils la répètent du moins autant qu’il est en eux ; non contents de se préférer témérairement à d’autres, qui, comme eux, confessent Jésus-Christ venu en chair, ils les condamnent, ils les renient ; ils épuisent leurs meilleures forces à les combattre et à les décrier ; et, chose triste mais véritable, ils font plus d’accueil, dans les occasions, aux ennemis du nom de Jésus-Christ qu’à ceux de ses amis qui ont le malheur, si j’ose m’exprimer ainsi, de ne pas prononcer comme eux ce saint nom, ou de l’orthographier différemment. Oui, fort souvent, entre eux et ceux qu’ils excluent de leur communion, la différence vaut à peu près celle de l’orthographe entre deux écrivains, et peu s’en est fallu, en certain temps, que l’histoire du schibboleth hébreu ne se renouvelât dans l’Eglise, au grand déshonneur des chrétiens[q].
[q] Juges 12.6
Hermas. – Ces temps sont passés ; et l’esprit qui prévaut aujourd’hui dans l’Eglise évangélique est l’opposé de cet esprit-là.
Onésime. – Ne croyez pas que je méconnaisse la différence des temps et les grâces dont, à cet égard, Dieu semble avoir fait le privilège de nos jours. Mais cette racine d’amertume est loin d’être extirpée ; elle pousse de terribles jets en des âmes d’ailleurs fidèles ; et nous n’en sommes point encore à adopter dans sa simplicité et à répéter sans arrière-pensée cette parole de bénédiction d’un grand apôtre : La grâce soit avec tous ceux qui aiment le Seigneur Jésus-Christ[r].
[r] Ephésiens 6.24
Quant à l’horrible proposition que les disciples, dans leur fanatisme (j’adopte vos expressions), ont osé faire à leur divin Maître pour punir un autre fanatisme, plus excusable que le leur, je confesse que je n’ai trouvé sa pareille dans la bouche ni dans les écrits d’aucun chrétien, par la bonne raison qu’on ne saurait la faire et passer pour chrétien. Nous savons un peu mieux, Dieu soit loué, de quel esprit nous sommes ; et puis, après tout, nul de nous apparemment ne se flatte de voir, à son ordre, le tonnerre docile tomber sur la tête des ennemis de son Dieu. Mais, tout compte fait de la différence des temps et des circonstances, nous nous trouverons, dans certains moments, les tristes émules de ceux que nous condamnons.
Souffrez que je m’adresse à vous-même. Vous êtes d’un naturel doux et d’une humeur tempérée. Mais si jamais vous avez dû être témoin des triomphes, et des triomphes prolongés de l’injustice et du mal, rappelez-vous ce que vous avez éprouvé. Le précepte apostolique qui recommandait à des chrétiens sous le glaive et sous la croix d’élever à Dieu des mains pures, sans colère et sans contestation[s], devait être présent à votre mémoire, et vous avertissait de prier pour ces coupables heureux. L’avez-vous fait ? l’avez-vous fait de cœur ? La pensée qu’ils étaient les déplorables instruments d’une trop juste dispensation, et que Dieu, qui vous châtiait par eux, les châtiait d’un même coup par leur bonheur même, a-t-elle été votre pensée dominante ? Quels sentiments avez-vous nourris ? quels vœux avez-vous formés ? de quoi vous êtes-vous affligé ? de quoi vous êtes-vous réjoui ? Quel a été le sujet, quelle a été l’inspiration, quel enfin l’agrément et le sel de vos entretiens ? N’avez-vous pas mille fois souhaité ce que vous n’osiez demander ? et avec une mesure de connaissance égale à celle des apôtres, à l’époque où nous les prenons pour leur faire leur procès, ce que vous osez souhaiter, ne l’auriez-vous pas demandé ? Répondez-moi non si vous le pouvez ; vous me ferez plaisir. Dans ce cas, je resterai seul sur la sellette ; car, en pensée, je m’y suis mis, et j’y étais en vous parlant. J’ai eu tort de vous y mettre ; mais y suis-je seul ? n’y en a-t-il pas bien d’autres avec moi ? le ressentiment, la colère, la haine, qui est un meurtre, seraient-ils donc si rares ? la charité serait-elle si commune ? la chair serait-elle complètement vaincue ? Dieu le veuille ; mais je ne le croyais pas, et je ne le crois pas encore. Le moment n’est pas venu, ce me semble, de se taire entre chrétiens sur le devoir de la miséricorde et sur celui de l’intercession, qui tient au premier de si près. Je crois, je sens que l’amertume est toujours prête à déborder dans un cœur d’homme ; elle coule à son aise dans le lit que lui creuse l’indignation ; il faut avoir été longtemps à l’école et dans la compagnie de Jésus-Christ, il faut avoir appris de lui à mettre bien des choses sous ses pieds ; il faut, assis auprès de lui, voir de bien haut les intérêts et les agitations de cette vie, pour ne risquer plus de prendre le change, et de haïr en croyant s’indigner. Pour le moins, grâces à Dieu, nous savons de quel esprit nous sommes, de quel esprit nous devons être ; nous savons qu’en notre qualité de chrétiens, nous ne pouvons point haïr. Sachons-le mieux encore ; pensons-y plus souvent ; avertissons-nous sur ce point nous-mêmes et les uns les autres ; et demandons à Dieu ce que lui seul peut nous donner, des entrailles de miséricorde, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience[t].
[s] 1 Timothée 2.8
[t] Colossiens 3.10