Ce qui précède nous fournit déjà quelques lumières pour apprécier l’idée que M. de Gasparin se fait du mysticisme, et notamment sa distinction entre une règle extérieure et une règle intérieure. Toutefois ce point capital sera plus loin l’objet de notre examen. Occupons-nous maintenant des cinq caractères qu’il a indiqués.
M. de Gasparin ne veut pas qu’on lui reproche de se renfermer dans des termes trop généraux. Il établit donc des signes plus précis auxquels d’après lui, on doit reconnaître le mysticisme. « Nous pourrions, dit-il, compter parmi eux le langage. Il y a un style mystique qui se distingue à première vue, style de haut goût auprès duquel la simplicité des apôtres semble dépourvue de saveur. » Toutefois M. de Gasparin ne poursuit pas autrement cette remarque, et passe à des caractères moins extérieurs dont il énumère les cinq suivants :
- Le mysticisme établit une opposition entre le dogme et l’amour.
- Il accorde à toutes les doctrines religieuses, sans égard pour leur vérité scripturaire, une sorte de légitimité.
- Il applique spécialement aux questions d’Église son principe d’indifférentisme et d’oubli de la règle biblique.
- Il substitue plus ou moins à l’expiation par le sang de Christ, l’union de l’homme et de Dieu en Christ.
- Enfin il subordonne en toutes choses l’autorité des Écritures, et voit qu’on s’appuie plutôt sur ce qu’on sent que sur ce qu’on lit.
On devrait s’attendre à ce que M. de Gasparin, pour établir la justesse de ces caractères, apportât des preuves puisées chez les mystiques. Mais il s’est dispensé de cette peine. En retour il se livre à de vives descriptions de ses thèses, dans lesquelles il sème çà et là des citations empruntées à la littérature moderne française, et en particulier à des articles de M. Trottet. Il n’aperçoit nulle part la mystique réelle, et ce sont toujours de tout autres choses qui brillent à ses yeux. Ses développements se groupent surtout autour de deux points qui semblent le préoccuper vivement, d’abord la différence qu’on fait aujourd’hui entre la doctrine de Paul et celle de Jean, puis l’admission, dans l’histoire de l’Église, de quelques périodes dont chacune aurait spécialement développé une face du christianisme. M. de Gasparin trouve dans ces deux idées la ruine de tout solide fondement scripturaire. A l’en croire, elles n’ont pu être enfantées que par une manière de penser qui ne reconnaît plus de vérité positive, et cette manière, c’est le mysticisme.
La distinction que nous avons établie entre le mysticisme et la Mystique est une réponse générale aux caractères de M. de Gasparin. La part de vérité que ces critères peuvent renfermer, s’applique non à celle-ci, mais à celui-là que nous ne venons pas défendre. Cela dit, nous avons à ajouter quelques justifications essentielles.
Et d’abord pour ce qui regarde le langage, nous dirons qu’il diffère chez les mystiques comme chez les autres écrivains, et qu’on peut dire d’eux aussi : le style c’est l’homme. Il y a parmi eux des orateurs et des écrivains distingués, comme il y en a de médiocres. Mais cependant, à en juger d’après leur caractère général, ils se distinguent tout juste par les qualités que M. de Gasparin leur refuse, je veux dire, par l’intimité, par la chaleur d’âme, par la candeur naïve et enfantine. C’est-à-dire par tout ce qui rapproche de la simplicité apostolique. Si le livre célèbre du mystique pratique Thomas-à-Kempis n’avait pas cette forme qui porte le cachet de l’esprit le plus simple et d’une piété sans fard, serait-il, après la Bible, l’écrit le plus lu et le plus imprimé ? Et Luther qui ne recherchait pas pourtant un haut goût dans le langage, n’a-t-il pas loué le livre capital de la mystique, la Théologie allemande, à cause même de sa simplicité, lui qui disait : « Que personne ne se scandalise de ce mauvais allemand et de ces paroles sans ornement ? » Et la mystique allemande n’est-elle pas précieuse à tout homme impartial par la beauté particulière de son langage si vrai, si simple, empreint d’un esprit si loyal et si pur, et d’une piété si intime, si profonde et si enfantine ? Qui donc a jamais lu ses meilleurs écrits sans y respirer, à cause même de leur langue, un parfum délicat, pur et vivifiant, comme celui d’un bouquet de fraîches fleurs des bois ? Si le langage de Luther ressemble si souvent à un orage et à une bataille, celui de nos mystiques des siècles qui l’ont précédé peut être comparé au souffle suave du printemps. N’est-ce pas ces mystiques qui les premiers firent entendre abondamment au pauvre peuple, et dans sa langue, la Parole de l’Évangile ?
Quant aux autres caractères, voici ce que nous dirons.
1° La mystique, comme telle, n’a proprement rien à faire directement avec le dogme. Sa mission consiste non à l’établir ou à le développer, mais à le faire passer dans l’âme et à l’y vivifier. Elle en suppose l’existence préalable, et elle dégage les éléments de vie qu’il contient ; mais elle ne lui est point hostile. Elle ne veut pas le chasser et le remplacer par l’amour, et par cette vie intérieure qu’elle accentue, il est vrai, fortement ; mais elle aspire à le compléter, et à s’opposer au dogmatisme soit imminent, soit établi. M. de Gasparin semble ne pas savoir ou du moins avoir oublié qu’il est des systèmes mystiques qui, loin d’exclure le dogme, s’y rattachent très exactement, ou même font prédominer l’intérêt intellectuel. Déjà dans Augustin nous voyons les éléments mystique, dogmatique, et spéculatif, intimement unis, quoique d’une union immédiate et non réfléchie. Plus tard, au moyen âge, ils se séparent et forment la Scolastique et la Mystique. Et quels sont les hommes qui essayèrent, non sans grandeur, de relier, en les remaniant, le dogme ecclésiastique et la mystique ? Ne sont-ce pas les grands docteurs de l’école de saint Victor à Paris, et le célèbre chancelier de Paris, Gerson, le docteur très chrétien ? Et serions-nous plus embarrassés de citer des exemples très saillants d’une mystique intellectualiste ? Mais qui n’a déjà pensé, d’un côté, à Jean Scot Erigène qui vivait à la cour de France, et de l’autre au maître allemand Eckart ? Sans doute ces mystiques spéculatifs détruisent en partie le dogme, et tombent dans des tendances défavorables à l’Église ; mais leur exemple prouve que la Mystique n’est pas par elle-même hostile à l’activité intellectuelle comme l’admet M. de Gasparin, et qu’elle peut s’allier même à un amour ardent pour la spéculation.
2° et 3° M. de Gasparin blâme vivement la distinction du paulinisme et du johannitisme, ainsi que cette appréciation historique de l’Église qui reconnaît un droit relatif à ses diverses périodes. Mais d’abord ce blâme n’atteint pas la Mystique, parce que ces idées sont loin de lui être absolument propres ; et d’ailleurs elles ne le méritent pas. M. de Gasparin est évidemment ici préoccupé de tout autre chose ; et c’est à coup sûr la théologie nouvelle, et en particulier notre manière à nous, Allemands, de traiter la théologie biblique et l’histoire de l’Église, qui offusquent sa pensée, et alarment son esprit. Certes, nous ne voulons pas nous faire meilleurs que ce que nous sommes ; mais nous ne pouvons pas davantage méconnaître le bien qui est en nous. Oui, nous l’avouons, il existe parmi nous une critique biblique qui, ne tenant pas compte de l’unité dans la variété, grossit les différences qui se trouvent dans l’Écriture, au point d’en faire des antithèses, prétend que le fils de l’homme dans les synoptiques, et le Fils de Dieu dans saint Jean, s’excluent réciproquement — parle très volontiers de la doctrine de Pierre, de Paul, de Jean, et trouve plaisir à les mettre en contradiction. Oui, il existe parmi nous telle histoire des dogmes qui, sous prétexte de développement, aboutit à leur destruction, et telle histoire de l’Église qui s’attache surtout à faire ressortir ses misères et ses laideurs, ou bien ses éléments accidentels. Mais nous avons aussi, et M. de Gasparin le saura, s’il nous accorde un jour son intérêt et sa sympathie, nous avons une théologie biblique qui s’empresse de montrer que le même fond éternel de vérité révélée se trouve dans les phases de son développement, et qu’une unité profonde sert de base à la diversité des types doctrinaux. Nous avons une histoire des dogmes qui proclame que leur développement est conforme à leur contenu biblique. Nous avons une histoire de l’Église qui n’aspire qu’à être le témoignage le plus éloquent rendu à l’énergie divine du christianisme, à travers tous les siècles, et qui sait tenir compte, dans ses appréciations, des conditions du temps et de l’enchaînement naturel des choses, il est vrai, mais aussi de la règle absolue de vérité que lui fournit la révélation chrétienne. Les résultats de cette théologie, consignés dans des ouvrages nombreux, ont été conquis sur l’esprit de doute et sur l’incrédulité de notre temps, par des hommes sérieux qui ont travaillé à la sueur de leur visage, et M. de Gasparin ferait bien, avant de les condamner, d’apprendre à les mieux connaître. Car cette théologie, quoique inachevée encore, offre pourtant à tous indistinctement beaucoup de choses bonnes à savoir dans l’intérêt de la vie et de la pensée chrétienne.
Si M. de Gasparin veut, non pas un christianisme fabriqué, mais le christianisme réel, il sera bien obligé d’en venir à une conception historique, car l’Évangile est par nature essentiellement historique ; et il est devenu, en outre, le principe interne le plus puissant de l’histoire universelle. Ce caractère ne saurait être nié ; et il en résulte forcément deux choses. La première, c’est que, quelque divin et surnaturel que soit le premier tableau qui nous a été fait de l’Évangile, et dont nous admettons la valeur normative pour tous les temps, il a reçu le concours de la vie individuelle et personnelle, de cette vie que Dieu a lui-même créée, et que le christianisme est venu sanctifier et non détruire, à moins qu’on ne veuille recourir à l’intervention d’une cause magique et contre nature. La seconde, c’est que le christianisme, dans tous ses développements postérieurs, n’a pas échappé au mélange du bien et du mal qui caractérise notre économie terrestre, parce que le péché, quoique vaincu en principe, n’est absolument détruit nulle part ; à moins qu’on ne veuille admettre que le bien et le mal sont absolument opposés ici-bas comme le blanc et le noir, et que le jugement final s’exerce dans le temps. Voilà ce que l’histoire nous enseigne sans réplique, et il nous faut bien l’accepter, si nous tenons à connaître le christianisme et la théologie, tels qu’ils sont, et non pas à les fabriquer. Ce qui ne veut pas dire le moins du monde ni que l’Évangile ne soit une œuvre de Dieu, par son origine et par son essence, ni qu’il ne nous fournisse une mesure absolue de vérité pour juger tous les phénomènes de son ressort.
4° Je reconnais que la Mystique relève tout spécialement l’union de Dieu et de l’homme en Christ, et celle du fidèle avec l’un et l’autre ; mais détruit-elle pour cela la réconciliation fondée par Jésus ? Nullement, à moins qu’elle ne s’égare dans le spiritualisme et dans le panthéisme. Par elle-même elle réclame autant le Christ pour nous, que le Christ en nous. Seulement, elle insiste pour qu’on ne conçoive pas la doctrine du Christ réconciliateur d’une manière trop extérieure, et pour qu’on accorde une juste place à ce que l’Écriture appelle être en Christ, être implanté et enraciné en Lui, vivre de son esprit et de sa vie. N’est-ce pas là ce que démontrent les mystiques qui se placent d’emblée sur le terrain dogmatique de l’Église ? Et ceux-là même qui sont moins dogmatiques, ne restent pas en dehors de l’expiation et de la réconciliation, à moins qu’ils ne soient hérétiques. Dans ce cas, la Bible et l’Église sont là pour les redresser, de même que la Mystique sert de correctif à ceux qui inclinent à négliger les vérités concentrées dans cette expression : Christ en nous.
5° Enfin, ce n’est pas un caractère de la Mystique de subordonner toujours l’Écriture et de rejeter son autorité. Il n’y a que le mysticisme spiritualiste, fantastique, et surtout visionnaire et apocalyptique qui méprise la Parole écrite. La bonne et saine Mystique s’est toujours rattachée, quoiqu’à des degrés divers, à l’Écriture. Elle a même plus fait. Elle l’a en divers temps tirée de la poussière, et mise dans la main du peuple et des théologiens. Elle en a approfondi l’interprétation spirituelle, et vivifié l’application pratique. Pendant tout le moyen âge et surtout vers la fin, ce furent les mystiques, ou du moins les hommes et les partis qui représentaient cette tendance, comme Jean Gerson, Gerhard Groot, Jean de Goch, Jean Wessel, Staupitz, les Vaudois, les frères de la vie commune, et beaucoup d’autres qui, en lutte avec la scolastique et la hiérarchie hostiles à la Bible, mirent celle-ci en honneur, la traduisirent dans leur vie, la répandirent dans le peuple, et furent les hérauts les plus vivants de la vérité scripturaire. La théologie mystique et la théologie biblique se fondirent l’une dans l’autre pour former ce torrent de vie d’où sortit la réformation. Et même après la réformation qui eut sa scolastique, ne sont-ce pas des mystiques, dans le meilleur sens du mot, tels que Jean Arndt, Spéner et ses disciples, qui replacèrent la Parole sur le chandelier, et qui insistèrent tant pour qu’on l’étudiât et qu’on la pratiquât ? Il en est de même de nos jours, et il en sera ainsi de tout temps, toutes les fois que le philosophisme et la fausse orthodoxie mettront l’Écriture dans l’ombre.
Voilà donc ce qu’il en est de ces cinq caractères. Ils sont sans valeur et sans force pour le but que M. de Gasparin se proposait. Et s’ils ne résistent pas à l’examen, l’idée générale qu’on voulait soutenir par leur concours tombe avec eux.