Un formulaire de rétractation avait été rédigé par l’ordre du concile, et fut envoyé le lendemain à Jean Hus par le cardinal de Viviers. Il était conçu en ces termes : « Moi, Jean Hus, outre la protestation que j’ai faite, et que je répète, je proteste encore que, quoiqu’on m’impute beaucoup de choses auxquelles je n’ai jamais songé, néanmoins, pour toutes celles dont on m’accuse, soit qu’on les ait tirées de mes livres ou obtenues de la déposition de témoins, je me soumets humblement à la miséricorde, au jugement, à l’explication et à la correction du saint concile général, pour les abjurer, les révoquer, les rétracter. Je subirai la pénitence et je ferai tout ce que le saint concile décidera dans sa miséricorde pour mon salut, m’en remettant à sa grâce et me recommandant à elle avec une entière discrétion. »
Le caractère de Jean Hus se montra ouvertement alors sous son plus beau jour, et la distinction à établir entre lui et la plupart des grands hérésiarques est toute à sa louange. Plusieurs étaient morts avant lui pour défendre de nouveaux dogmes et des doctrines qu’eux-mêmes avaient mises en lumière, et peut-être les aiguillons de l’amour-propre étaient-ils venus en aide à leur fermeté ; mais Jean Hus n’avait proclamé aucun dogme nouveau ; c’était en général beaucoup plus sur l’abus de certaines doctrines que sur les doctrines mêmes qu’il opposait l’autorité de l’Écriture à celle de l’Église ; et à cet égard encore Wycliffe l’avait devancé. Il avait expliqué, comme l’Église romaine, la doctrine sur l’Eucharistie, et modifié, d’une manière satisfaisante, son opinion touchant le pouvoir spirituel des mauvais prêtres. Son amour-propre n’avait donc aucun intérêt dans son obstination, et il était évident qu’il s’offrait à la mort pour la vérité telle qu’elle était comprise par sa raison. Il lutta et grandit au milieu de ses contemporains et de la postérité par l’inébranlable fermeté de son âme, et ce qui fit sa force fait aussi sa gloire. « Je ne puis signer ce formulaire, dit-il, d’abord parce qu’il faut condamner comme impies diverses propositions que je tiens pour vraies, et ensuite parce que je donnerais un scandale au peuple de Dieu à qui j’ai enseigné ces vérités. »
Un homme que les uns ont cru être le cardinal de Viviers, président du concile, et d’autres, avec plus de raison, un docteur polonais, ami de Hus et nommé Jean Cardinal, insista vivement auprès de lui pour qu’il abjurât. Hus lui répondit :
« Si Éléazar, homme de l’ancienne loi, refusa de mentir en avouant qu’il avait mangé des viandes prohibées par la loi, craignant d’agir ainsi contre Dieu et de laisser un mauvais exemple à la postérité, comment moi, prêtre de la loi nouvelle, quoique indigne, voudrai-je, par la crainte d’une peine de courte durée, transgresser gravement la loi de Dieu, en m’écartant de la vérité, en me parjurant, et enfin en scandalisant mon prochain ? Certes, il m’est plus avantageux de mourir… Et, comme j’en ai appelé à Jésus-Christ, au juge tout-puissant, je m’en tiens à sa sentence, sachant qu’il jugera tous les hommes, non sur de faux témoignages ou selon les erreurs des conciles, mais selon la vérité. »
Hus persévéra jusqu’à la fin dans les mêmes dispositions, n’affirmant point que ses écrits fussent exempts d’erreur, mais refusant d’en avouer aucune des lèvres avant de l’avoir reconnue dans sa conscience.
Alarmés de l’impression que produirait en Bohême, en Allemagne, en Europe, le supplice d’un homme si célèbre et dont la vie sainte présentait un si grand contraste avec celle de la plupart de ses juges, les cardinaux et les évêques n’épargnèrent aucun effort pour obtenir une rétractation de sa bouche. « Le concile, dirent plusieurs, est arbitre suprême dans les cas de conscience, et si l’acte qu’il demande est un parjure, lui seul en sera responsable devant Dieu. »
Jean Hus voulait bien admettre que le concile était juge souverain sur les points de droit, mais il soutenait qu’il ne l’était pas également sur les points de fait. Il disait que l’auteur d’un livre devait savoir mieux que personne s’il avait ou non enseigné dans ce livre et publié les doctrines qui lui étaient imputées. Il défendait exactement contre le concile la cause que soutinrent en France, trois siècles plus tard, des hommes aussi recommandables par la science que par la vertu : il succomba comme eux. Le concile, comme le pape, prétendait être infaillible sur le fait autant que sur le droit, et un docteur imperturbable dans ses déductions, cherchant à ébranler Jean Hus, poussa l’inflexible rigueur de son principe jusqu’à employer cet argument aussi étrange que logique. « Quand bien même, dit-il, le concile prétendrait que vous n’avez qu’un œil, quoique vous en ayez deux, encore faudrait-il convenir que le concile n’a pas tort. — Quand le monde entier, répondit Jean Hus, affirmerait une telle chose, aussi longtemps que j’aurai l’usage de nia raison je ne pourrais en convenir sans blesser ma conscience. »
Il n’avait alors d’autre pensée que de se préparer à la mort, en adoucissant pour les siens l’amertume d’une séparation cruelle, et par l’espoir en Dieu. Dans une lettre qu’il écrivit en Bohême à ses fidèles disciples : « Je vous conjure, dit-il, d’obéir à Dieu, de glorifier sa parole, et de vous élever vous-mêmes en l’écoutant… Si quelqu’un de vous, soit dans des assemblées publiques, soit dans des entretiens particuliers, a entendu de moi quelques paroles qui fussent contre la vérité, je vous conjure de ne point vous y attacher. Je supplie quiconque aura pu remarquer quelque légèreté dans mes paroles ou dans mes actes de ne point m’imiter en cela. Je vous conjure aussi de rendre grâces aux dignes seigneurs de Bohême, de Moravie et de Pologne, qui se sont montrés les défenseurs de la vérité et ont lutté courageusement contre tout le concile pour ma délivrance, et surtout à Wenceslas Duba et à Jean de Chlum ; ajoutez foi à tout ce qu’ils vous rapporteront ; car ils étaient présents dans le concile pendant les jours où j’ai répondu… J’écris cette lettre dans ma prison et de ma main enchaînée, attendant après-demain ma sentence de mort, avec pleine et entière confiance que Dieu ne m’abandonnera pas, qu’il ne permettra point que je renie sa parole ou que j’abjure des erreurs qui m’ont été méchamment attribuées par de faux témoins. Lorsque nous nous retrouverons dans l’heureuse éternité, vous saurez avec quelle clémence le Seigneur daigne m’assister dans mes cruelles épreuves. Je ne sais rien de Jérôme, mon fidèle ami, si ce n’est qu’il est détenu dans une dure prison, attendant la mort comme moi-même à cause de cette foi qu’il faisait éclater si courageusement en Bohême. Hélas ! des Bohémiens, nos adversaires implacables, nous ont tous deux livrés à nos ennemis. Priez Dieu pour eux. Je vous conjure surtout, habitants de Prague, d’aimer ma chapelle de Bethléem, d’employer tous vos soins, aussi longtemps que Dieu le permettra, pour que sa parole y soit prêchée… Aimez-vous les uns les autres ; ne détournez personne de la vérité divine, et veillez à ce que les bons ne soient point opprimés par la violence. »
On voit par cette lettre et par beaucoup d’autres que cet homme, qui étonnait et désespérait le grand concile par sa fermeté, joignait à l’intrépidité d’un cœur héroïque toute la tendresse d’une âme chrétienne et aimante. Aucun souvenir ne lui était plus amer que celui de son amitié trahie. Pour se fortifier contre cette pensée, il cite dans une de ses lettres cette prédiction du Sauveur, rappelée à sa mémoire par Jérôme : « Vous serez trahis par vos frères, par vos proches, par vos amis, et ils vous livreront à la mort. Jérôme dit aussi : « Les maux que nous recevons des personnes qui nous sont étrangères sont moins cruels ; nos souffrances sont d’autant plus amères que nous espérions davantage de ceux qui nous les infligent ; car nous souffrons non seulement dans notre corps, mais aussi dans notre âme, de la charité détruite… et moi, dit Jean Hus, c’est de Paletz surtout que provient ma douleurg.
g – Lettres de Jean Hus, 2e série lettre xxii. Paletz avait été l’ami de Jean Hus.
Il faut connaître tout ce qu’il y a de poignant dans une semblable douleur pour apprécier à quel point Hus porta l’oubli des injures et l’humilité. Beaucoup d’autres ont pardonné en mourant à leurs ennemis ; Hus est le seul peut-être qui ait choisi, pour l’absoudre devant Dieu, celui à qui lui-même avait tant à remettre devant les hommes. « Paletz, dit-il, est mon plus grand adversaire ; je veux me confesser à lui. » Cette demande fut rejetée ; les évêques lui envoyèrent pour confesseur un moine dont il se loue, et qui, après l’avoir absous, lui conseilla la soumission sans la prescrire.
Paletz s’était récusé ; il avait reculé devant la tâche pénible que lui imposait l’humilité de Jean Hus. Cependant il fut vaincu par tant de grandeur d’âme, et vint visiter sa victime. Hus lui adressa la parole d’un ton triste et doux. « Paletz, dit-il, j’ai prononcé devant le concile quelques paroles offensantes pour toi… Pardonne-moi. » Paletz alors, ému lui-même, le supplia d’abjurer.
« Je t’en conjure, lui dit-il, ne considère pas la honte d’une rétractation, mais seulement le bien qu’il doit en résulter. — L’opprobre d’être condamné et brûlé est plus grand que celui d’abjurer sincèrement. Quelle honte craindrais-je donc en abjurant ? Mais dis-moi, Paletz, que ferais-tu si tu étais assuré que des erreurs te sont imputées à tort ! Voudrais-tu les abjurer ? — Cela est dur en effet, » répondit Paletz ; et il pleura.
« Est-il possible, ajouta Jean Hus, que tu aies dit de moi en plein concile : Cet homme ne croit pas en Dieu ? » Paletz le nia. « Tu l’as dit pourtant, répéta Jean Hus ; tu as dit encore : Depuis la naissance de Christ, il ne s’est vu aucun hérétique plus dangereux. Oh ! maître Paletz, quel tort tu m’as fait ? »
Paletz répondit en l’exhortant à se soumettre, et il pleura encore !
Parmi tous ceux qui s’employèrent à obtenir une rétractation de Jean Hus, nul ne s’y porta plus vivement que l’empereur. Lorsque l’accès de la colère fut passé, et surtout lorsqu’il fut sorti de ce concile qui l’exhortait à sévir et dont il partageait la superstitieuse intolérance, il rentra en lui-même, et il se souvint que Jean Hus était venu au concile sur sa parole et sous sa sauvegarde. Il craignait, en le livrant aux flammes, non seulement les sourds reproches de sa conscience, mais le cri des peuples indignés. Si, au contraire, il le couvrait de sa protection, après l’avoir abandonné à ses juges, et le sauvait du supplice après avoir permis qu’il fût condamné, il soulevait contre lui tout le concile, dont ses étroits préjugés, ainsi que son titre de défenseur de l’Église, lui ordonnaient de faire exécuter les volontés. L’abjuration de Jean Hus pouvait seule tirer l’empereur de peine ; aussi n’épargnât-il, pour l’obtenir, ni instances, ni séductions, ni menaces. Tout fut vain. Ses efforts n’inspirèrent à Jean Hus qu’une pitié douloureuse.
Il rappelle à ses chers Bohémiens cette parole : « Ne vous confiez pas aux princes » Et ailleurs il ajoute : « On m’avait bien dit que Sigismond lui-même me livrerait à mes adversaires ; il m’a condamné avant eux… »
Jean Hus, par sa fermeté, força l’empereur à subir la honteuse conséquence de la violation de sa foi, et se vengea de lui, pour ainsi dire, en lui ôtant le pouvoir de le soustraire au bûcher. Il est digne de remarque, et ce n’est pas une des preuves les moins frappantes de la justice de la cause de Hus, que dans le temps même où ses ennemis, comme épouvantés de leur triomphe, lui demandaient de vivre et de se dérober à la sentence qu’eux-mêmes avaient prononcée, ses amis l’exhortaient à persévérer et à mourir. L’empereur, dans l’espoir que leurs vœux seraient d’accord avec les siens et qu’il céderait à leurs instances, pria Jean de Chlum et Wenceslas Duba d’accompagner quatre évêques chargés par lui de disposer Jean Hus à se soumettre. Ils se rendirent au réfectoire des Frères Mineurs, où Hus fut amené en leur présence. Jean de Chlum lui adressa le premier la parole.
« Cher maître, lui dit-il, je ne suis point un homme docte, je ne puis vous aider ici de mes conseils ; c’est donc à vous de savoir ce que vous avez à faire, et si vous êtes coupable, ou non, de ces crimes dont le concile vous accuse. Convaincu d’erreur, n’hésitez pas, n’ayez pas honte de céder ; mais, si dans votre conscience, vous vous reconnaissez innocent, prenez garde, en vous calomniant vous-même, de vous parjurer devant Dieu, et de quitter le sentier de la vérité par la crainte de la mort. »
Hus répondit en versant un torrent de larmes : « Généreux seigneur, ô mon noble ami, je prends à témoin le Dieu tout-puissant que, si je savais avoir enseigné ou écrit quelque chose qui fût contraire à la loi ou à la doctrine orthodoxe de l’Église, je me rétracterais de grand cœur ; maintenant même, je désire vivement être mieux instruit dans les saintes lettres. Si quelqu’un donc veut m’enseigner une meilleure doctrine que celle que j’ai enseignée moi-même, qu’il le fasse ; je suis prêt, et, abandonnant la mienne, j’embrasserai l’autre avec ardeur. — Croyez-vous donc, dit un des évêques, être seul plus sage que tout le concile ? — Je vous en conjure au nom du Dieu tout-puissant, répondit Jean Hus, donnez-moi pour m’instruire, selon la divine parole, celui qui est le moindre dans le concile, et je souscrirai à ce qu’il dira, et de telle sorte que le concile en sera satisfait. »
« Voyez, dirent les évêques, comme il est opiniâtre dans son hérésie. » Ils s’éloignèrent, et Jean Hus fut, sur leur ordre, replongé dans son cachot.
Jean de Chlum ne cessa point d’exhorter, de consoler son ami qui, avant même d’être condamné, lui avait écrit ces lignes touchantes : « Seigneur Jean, mon généreux et fidèle ami, je vous conjure de ne pas vous retirer que vous n’ayez vu tout consommé. »