Toutefois, la paix ne pouvait pas être de longue durée entre les deux partis réconciliés autour de la formule d’Antioche. Cette formule était un compromis, et, comme tous les compromis de ce genre, elle ne pouvait satisfaire entièrement personne. Les deux opinions contraires s’y trouvaient juxtaposées d’une manière artificielle, elles ne s’y trouvaient pas conciliées et ramenées à une synthèse supérieure. Certains articles étaient même contradictoires : ainsi les deux expressions ἕνωσις φύσεων et ἑπὶ δύο φύσεων. Chacun des partis en présence reprochait à bon droit au formulaire d’Antioche de faire trop de concessions au parti contraire.
Les Nestoriens rigides, nous l’avons vu, avaient refusé d’y adhérer, et par là ils avaient consommé le schisme. Mais à côté de ce parti extrême, qui s’était séparé de l’Église, et constituait désormais une Église schismatique, ayant son organisation et sa hiérarchie distinctes, il y avait des partisans plus modérés de la théologie syrienne, qui, tout en étant décidés à ne pas rompre leur communion avec l’Église, ne pouvaient admettre qu’avec des réserves importantes le formulaire d’Antioche. Ils ne pouvaient accepter, par exemple, l’unité de natures — φύσεων ἕνωσις — affirmée par ce formulaire. Cette unité avait pour résultat, à leurs yeux, de compromettre et d’effacer l’humanité du Sauveur, et de conduire à l’apollinarisme et au docétisme.
Les Égyptiens, de leur côté, les adeptes conséquents de la théologie de Cyrille et de l’unité hypostatique des deux natures avaient contre le symbole d’Antioche des griefs plus graves encore. Ils n’admettaient pas que l’on pût distinguer, après l’incarnation, ainsi que le faisait la formule d’Antioche, ce qui appartient à l’une des natures de ce qui appartient à l’autre. Ils n’admettaient à aucun degré la distinction des deux natures. C’était là, à leurs yeux, une hérésie grave, qui avait pour résultat de briser en deux la personne du Christ, en sorte qu’on avait deux Christs au lieu d’un — ὁ δύο φύσεις λέγων, disaient-ils, δύο λέγει υἱούς. — « Pour nous, ajoutaient-ils, nous ne séparons pas les natures, afin de ne pas couper en deux le Christ — non dividimus naturas ab invicem, non in duos incidimus Christum, sed unum asserimus Filium, unnam naturam Verbi incarnatam. — Nous reconnaissons dans ces derniers mots l’expression d’Athanase : μίαν φύσιν τοῦ θεοῦ λόγου σεσαρκωμένην.
La lutte continua donc entre les deux tendances hostiles, et elle donna lieu à une controverse nouvelle, la controverse eutychéenne, qui ne fut que la continuation de la controverse nestorienne. Eutychès, en effet, ne fît que formuler les conséquences extrêmes de la théologie égyptienne. Il continua Cyrille en l’exagérant, et il fut conduit par là à compromettre la foi de l’Église, comme l’avait fait avant lui et en sens inverse la théologie syrienne, poussée à ses dernières conséquences par Nestorius. Aussi l’Église se prononça-t-elle contre Eutychès comme elle s’était prononcée contre Nestorius. Le dogme ecclésiastique, après avoir incliné à Éphèse du côté de la théologie égyptienne, inclina à Chalcédoine du côté de la théologie syrienne, tout en s’efforçant d’éviter les exagérations de l’une et de l’autre et de se faire une route moyenne entre toutes deux.
Eutychès était archimandrite (abbé) dans l’un des nombreux couvents qui s’élevaient aux environs de Constantinople. On ne sait que fort peu de chose sur sa personne et sur sa vie. On ignore, en particulier, la date précise de sa naissance et l’histoire de ses premières années. On sait seulement qu’il entra de très bonne heure dans la vie monastique, qu’il ne sortait presque jamais de son couvent, qu’il fut bientôt élevé à la dignité d’archimandrite, et qu’il se fit remarquer par la rigueur de son ascétisme et le tour mystique et exalté de sa piété. C’était un homme ardent et austère, d’une intelligence assez médiocre, fort peu instruit d’ailleurs, et assez étranger aux études exégétiques, comme aux spéculations de la théologie. Vénéré comme un saint par les moines et par le peuple de Constantinople, il avait beaucoup de crédit à la cour, où l’eunuque Chrysaphius, dont il était le parrain, était alors tout-puissant.
Eutychès s’était montré l’ardent adversaire de Nestorius. Il avait excité contre lui la haine des moines fanatiques et superstitieux qui étaient fort nombreux à Constantinople. Il avait épousé avec ardeur le parti de Cyrille et était bientôt devenu, dans la capitale de l’empire, le chef reconnu du groupe le plus exalté de ce parti, composé surtout de moines, et dont le représentant le plus illustre en Egypte, depuis la mort de Cyrille, était Isidore, abbé de Péluse. Il partageait, en les exagérant, et en en tirant les conséquences les plus extrêmes, les opinions de Cyrille. Partant de ce principe, qu’après l’incarnation il n’y a pas en Jésus-Christ deux natures, mais une seule, il absorbait entièrement l’humanité de Christ dans sa divinité, et il se rendit par là suspect de docétisme.
Il est, du reste, assez difficile de se faire une idée précise des opinions théologiques d’Eutychès. D’abord, les documents originaux font défaut : nous n’avons rien de lui, et, comme Nestorius, il a été beaucoup calomnié par ses adversaires. Ensuite, il ne semble pas s’être rendu à lui-même un compte bien exact de sa propre pensée. Il s’est plusieurs fois désavoué et contredit dans ses interrogatoires. Ses idées ont quelque chose de flottant et d’indécis. Un point toutefois demeure acquis, c’est qu’il niait que le corps de Jésus fût de la même substance que le nôtre. Le corps de Christ était, à ses yeux, une sorte de corps céleste et divin. En vertu de l’unité substantielle des deux natures, l’humanité, la chair même de Christ était en quelque sorte complètement divinisée. De là la formule qu’il paraît avoir employée ou approuvée : μεταβόλη τῆς σαρκὸς εἰς θεότητος οὐσίαν (Eranistes, dial. II, 104 ; III, 101, 109). Ses adversaires prétendaient que, dans ses entretiens intimes avec ses amis, il avait affirmé que le corps de Christ avait été formé dès le commencement par Dieu d’une substance céleste et divine et que le Verbe l’avait apporté du Ciel avec lui au moment de son incarnation. Il aurait ainsi reproduit les opinions de Saturnin et de Basilide, d’après lesquels Christ serait né, non pas de Maria, mais per Mariam. Mais, comme nous le verrons plus loin, Eutychès repoussa devant le concile ces imputations comme calomnieuses.
Les idées d’Eutychès trouvèrent une grande faveur parmi les moines de Constantinople et d’Egypte. Mais elles furent combattues par les théologiens de Syrie, Théodoret de Cyrrhe et Ibas d’Edesse. Ils les accusaient, non sans raison, de conduire au docétisme et de compromettre la parfaite humanité du Sauveur. Théodoret, en particulier, les dénonça et les combattit d’une manière habile dans un dialogue resté célèbre, qu’il intitula ἐρανιστης. L’archevêque de Constantinople, Flavien, n’approuvait pas non plus ces opinions. C’était un homme, qui inclinait plutôt du côté de la théologie syrienne, mais qui croyait sincèrement une conciliation possible entre les deux tendances rivales. Il était d’ailleurs ennemi du bruit et des querelles ; et il aurait sans doute fermé les yeux sur les opinions d’Eutychès, s’il avait été laissé à ses propres inspirations. Il faut ajouter qu’il était mal vu à la cour, où Eutychès avait grand crédit.
Une dénonciation publique portée contre Eutychès, contraignit Flavien à agir. Eusèbe, évêque de Dorylée, celui qui, n’étant encore que simple avocat, avait interrompu Nestorius en pleine cathédrale, se fit le dénonciateur d’Eutychès. Il suivait le parti de Cyrille, mais il désavouait les exagérations auxquelles se laissaient entraîner les ardents de ce parti. Etant allé voir dans son monastère Eutychès, dont il avait été autrefois l’ami, il fut scandalisé des opinions étranges et malsonnantes qu’il l’entendit formuler sur la personne et sur le corps de Jésus-Christ. Comme il assistait, peu de temps après, en 448, à un synode provincial, présidé à Constantinople par le patriarche Flavien, il crut devoir dénoncer les opinions d’Eutychès comme hérétiques et dangereuses. Flavien aurait voulu étouffer l’affaire ; mais Eusèbe insista et ses instances furent appuyées par celles d’un certain nombre d’évêques. Flavien dut céder, et Eutychès fut cité devant la concile.
Eutychès refusa de comparaître, alléguant le vœu qu’il avait fait de ne jamais sortir de son couvent. Le concile dut renouveler jusqu’à trois fois sa sommation. Enfin Eutychès, après avoir cherché vainement de nouveaux prétextes pour se dispenser d’obéir, se décida à y paraître. Mais il s’y rendit accompagné par une foule tumultueuse de moines et escorté par des soldats que Chrysaphius lui avait envoyés pour le protéger.
Son attitude devant le concile parut embarrassée. Il se déclara prêt à signer tous les symboles orthodoxes œcuméniques, mais il ne répondit aux questions qui lui furent adressées que d’une manière brève et évasive. Son interrogatoire nous a été conservé : on en trouve le texte dans le VIe volume de la collection des Conciles de Mansi. C’est là qu’on peut puiser les renseignements les plus certains sur les doctrines d’Eutychès. Il vaut donc la peine de nous y arrêter un instant.
On lui demanda s’il confessait que le même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, est consubstantiel à son Père quant à sa divinité — ὁμοούσιον τῷ Πατρὶ κατὰ τὴν θεότητα, — et consubstantiel à nous quant à son humanité — ὁμοούσιον ἡμῖν κατὰ τὴν ἀνθρωπότητα.
Il répondit qu’il n’avait pas dit jusque-là que Notre Seigneur Jésus-Christ fût consubstantiel à nous, et qu’il n’avait pas dit non plus que le corps du Seigneur fût consubstantiel au nôtre ; mais il reconnaissait que la sainte Vierge Marie est consubstantielle à nous, et que c’est d’elle que Notre Seigneur a pris sa chair mortelle.
Comme on lui faisait remarquer que, si Marie, la mère de Notre Seigneur, est de la même nature que nous, le Fils qui est sorti d’elle doit être aussi de la même nature que nous, attendu que le Fils est toujours et nécessairement consubstantiel à sa mère, il répondit : « Jusqu’à ce jour, je ne l’ai point dit. Que si je dois dire que le corps de Jésus-Christ, né de la Vierge, est de la même substance que le nôtre, je le dirai, puisque vous le dites, mais je ne l’ai pas dit jusqu’ici. — Tu le dis donc par nécessité, ou par complaisance, s’écria le patriarche Flavien, et non par conviction ! — C’est ma disposition présente, répondit Eutychès ; mais le confessant pour mon Dieu et pour le Seigneur du ciel et de la terre, je ne me suis pas permis jusqu’aujourd’hui de raisonner sur sa nature — ὁμολογῶν θεόν μου καὶ κύριον οὐρανοῦ καὶ γῆς, ἕως σήμερον φυσιολογεῖν ἐμαυτῷ οὐκ ἐπιτρέπω.
On lui demanda alors s’il reconnaissait en Jésus-Christ deux natures après l’incarnation : « Dis-tu que Notre Seigneur est de deux natures après l’incarnation, ou ne le dis-tu pas ? — Je confesse, répondit-il, que Notre Seigneur a été de deux natures avant l’union ; mais après l’union, je ne confesse qu’une seule nature — ὁμολογῶ ἐκ δύο φύσεων γεγεννῆσθαι τὸν κύριον ἡμῶν πρὸ τῆς ἑνώσεως μετὰ δὲ τὴν ἕνωσιν, μίαν φύσιν ὁμλογῶ.
Comme on lui reprochait d’avoir dit et enseigné que le Verbe divin avait apporté avec lui du ciel son corps formé d’une substance divine, de telle sorte qu’il n’était pas né de Marie, mais à travers Marie, il déclara qu’il n’avait jamais rien dit de semblable, et que ceux qui l’affirmaient étaient des calomniateurs.
On revint encore une fois à la charge pour obtenir de lui qu’il confessât la distinction des deux natures après l’incarnation, et qu’il prononçât l’anathème contre toute doctrine s’écartant d’une formule lue devant le concile par le patriarche Flavien, laquelle était la reproduction presque textuelle de la formule d’Antioche, et dont voici le passage important : « Je crois que Jésus-Christ, fils de Marie, est Dieu parfait et homme parfait, composé d’une âme raisonnable et d’un corps, consubstantiel à son Père selon sa divinité, consubstantiel à sa mère selon son humanité, et que ces deux natures, unies en une seule personne, forment après l’incarnation un seul Jésus-Christ. » — Eutychès refusa de faire ce qu’on lui demandait.
Dès lors, il fut déclaré hérétique et le concile prononça contre lui la sentence suivante : « Attendu qu’Eutychès est notoirement convaincu de l’hérésie d’Apollinaire et de Valentin, le Synode, avec beaucoup de larmes versées sur sa chute profonde, le déclare dépouillé de sa dignité de prêtre, de sa charge d’archimandrite, et exclu de la communion de l’Église. »
Eutychés, après sa condamnation, sut mettre habilement à profit la faveur dont il jouissait à la cour, grâce au crédit de Chrysaphius. Il demanda et il obtint de l’empereur qu’une commission fût nommée pour réviser son procès. Mais cette commission, après une enquête minutieuse, dut constater la parfaite régularité de la procédure suivie.
Eutychès écrivit alors au patriarche d’Alexandrie et à l’évêque de Rome pour les gagner à sa cause : c’est l’une des circonstances où l’on saisit sur le fait l’importance croissante du siège romain.
Le patriarche d’Alexandrie était alors Dioscure, qui venait de succéder à Cyrille. C’était un homme de la même trempe que son prédécesseur, mais plus violent et plus passionné que lui, et en outre, cruel et débauché. Il poussait jusqu’à leurs dernières conséquences les principes de la théologie égyptienne. Très jaloux de son autorité patriarcale, il l’exerçait avec une hauteur impérieuse et tyrannique qui lui avait fait beaucoup d’ennemis. Il avait d’ailleurs épousé avec ardeur les querelles déjà anciennes des patriarches d’Alexandrie contre le siège de Constantinople : l’archevêque Flavien était pour lui un rival détesté. Eutychès n’eut donc pas de peine à le gagner à sa cause. Outre qu’il partageait ses doctrines, il était son allié naturel dans sa lutte contre le patriarche de Constantinople.
Eutychès n’avait pas aussi beau jeu avec l’évêque de Rome, Léon le Grand, homme de talent, d’opinions modérées, et qui joignait à beaucoup de sens pratique une culture théologique très étendue. Eutychès s’efforça de le gagner à sa cause en lui montrant le nestorianisme relevant partout la tête en Orient et triomphant à Constantinople, et en se donnant lui-même comme le martyr de la foi orthodoxe, telle qu’elle avait été proclamée au concile d’Ephèse. Mais Flavien écrivit de son coté à l’évêque Léon en lui présentant les choses sous leur vrai jour, et en lui démontrant la légitimité de la condamnation prononcée contre Eutychès au concile de Constantinople. Il lui fit remarquer qu’à la vérité, Eutychès pouvait invoquer, avec quelque apparence de raison, l’autorité de Cyrille et du concile d’Ephèse, parce que la doctrine de l’unité des natures après l’incarnation avait été professée par Cyrille et implicitement sanctionnée à Ephèse ; mais Eutychès, ajoutait-il, dépasse et contredit la doctrine de Cyrille et celle du concile, lorsqu’il nie que le corps de Jésus soit de la même nature que le nôtre, ou que le Christ soit consubstantiel à nous quant à son humanité.
Léon donna raison à Flavien et se prononça contre Eutychès. Il écrivit à Flavien une lettre demeurée célèbre et qui est un des documents les plus importants de l’histoire du dogme christologique. Cette lettre est datée du 13 juin 449 ; elle est la 28e du recueil des lettres de Léon. Elle contient une exposition suivie, très précise et très complète, de ce que l’évêque de Rome estime être la foi orthodoxe au sujet de l’incarnation. Elle vaut la peine d’être connue, car elle servit plus tard de base au symbole de Chalcédoine.
Après avoir constaté que les symboles de Nicée et de Constantinople suffisent à renverser toutes les machines de l’hérésie, Léon en développe la doctrine touchant le Christ. Le Christ, dit-il, est consubstantiel au Père selon sa divinité ; il est né de la Vierge Marie par le Saint-Esprit, et il est consubstantiel à nous quant à son humanité. Le Verbe divin a pris notre nature et l’a faite sienne pour notre rédemption. Il a pris tout ce qui est en nous, tout ce qu’il y a mis lui-même en nous créant, mais il n’a point pris ce que le Trompeur (le Diable) y a mis. Il a pris la forme de serviteur sans la souillure du péché. Une nature n’est point altérée par l’autre. Chacune demeure en son entier, et toutes deux ont été unies en une personne, afin que le même médiateur pût mourir pour nous, tout en demeurant d’ailleurs immortel et impassible.
Léon s’efforce ainsi de tenir une voie moyenne entre les deux conceptions en présence, celle des théologiens d’Antioche et celle des théologiens d’Alexandrie, et il évite avec soin les exagérations et les erreurs auxquelles chacune peut conduire. Il affirme avec une égale énergie la distinction des natures et l’unité des personnes.
Quant à la distinction des natures, « les deux natures, dit-il, subsistent après l’incarnation. Elles ne se fondent pas en une seule, elles demeurent distinctes et conservent chacune ses attributs respectifs — tenet sine defectu proprietatem suam utraque natura, et sicut formam servi Dei forma non adimit, ita formam Dei servi forma non minuit. Qui enim verus est Deus, idem verus est homo. » — Et encore : « Salva proprietate utriusque naturæ et substantiæ et in unam cocunte personam, suscepta est a majestate humilitas, a virtute infirmitas, ab æternitate mortalitas. »
Quant à l’unité de la personne, il affirme que, si les deux natures demeurent distinctes, si chacune conserve les attributs et l’activité qui lui sont propres, elles forment ensemble une personne unique, de telle sorte que chacune des deux natures accomplit, dans une étroite communion avec l’autre, les choses qui sont de son propre ressort : agit utraque forma cum communione alterius quod proprium est, Verbo scilicet operante quod Verbi est, et carne exsequente quod carnis est. Il faut donc distinguer dans la vie du Christ deux séries d’actes, dont les uns doivent être attribués à sa nature divine, les autres à sa nature humaine, mais qui sont indissolublement liés entre eux par l’unité de sa personne. Il en résulte que l’on peut affirmer indirectement du Fils de Dieu ce qui n’est directement vrai que du Fils de l’homme, et réciproquement.
Il est à remarquer que Léon ne mentionne pas l’hérésie ni le nom de Nestorius, mais qu’il nomme Eutychès, et condamne formellement sa doctrine. Il est aisé de voir aussi que, malgré son désir de se tenir à une égale distance des deux conceptions rivales, il se rapproche plus de la théologie syrienne que de la théorie égyptienne.
Eutychès demandait un concile général, et le patriarche d’Alexandrie, Dioscure, insistait auprès de l’empereur pour que ce concile se réunît à Ephèse. Il avait pour cela les mêmes raisons que Cyrille ; il espérait que, dans une ville comme Ephèse, il lui serait facile de de faire proclamer l’orthodoxie et la réhabilitation d’Eutychès. Flavien et Léon ne désiraient pas un concile. Ils estimaient que les symboles formulés à Nicée et à Constantinople suffisaient à établir la vraie foi et à légitimer également la condamnation de Nestorius et celle d’Eutychès. Mais l’influence de Dioscure et d’Eutychès était en ce moment toute puissante à la cour, tandis que Flavien, au contraire, était tombé dans une sorte de demi-disgrâce. L’empereur Théodose Il convoqua un concile général à Ephèse pour cette même année 449.
Le concile s’ouvrit en effet à Ephèse, le 8 août 449. Flavien et Eutychès s’y rendirent, ainsi que les légats de Léon. Mais la majorité des évêques était hostile à Flavien, qu’ils accusaient de tendances nestoriennes. Dioscure, qui était arrivé l’un des premiers, avait amené avec lui toute une armée de prêtres et de moines fanatiques, très animés contre tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin au nestorianisme. Parmi ces moines se trouvait un certain Barsumas, homme violent, grossier, taillé en hercule et à demi-sauvage, nous disent les contemporains, lequel, à la tête d’une poignée de fanatiques aussi forcenés que lui, avait entrepris une véritable campagne contre ce qu’il restait encore de partisans de Nestorius en Asie. Il s’était fait un nom par ses déprédations et ses violences. Ce personnage avait reçu de Dioscure l’autorisation de siéger au concile, et il s’était rendu à Éphèse escorté de toute sa bande.
Dioscure s’attribua la présidence, laquelle cette fois lui appartenait de droit, puisque Flavien était seul directement en cause. Il parla en maître au concile. Eutychès y parut beaucoup moins en accusé qu’en accusateur et en juge. Quant à Flavien et à Eusèbe, on leur permit à peine d’ouvrir la bouche pour justifier les actes du synode de Constantinople et la condamnation d’Eutychès. On ne permit pas non plus aux légats de Rome, malgré leurs instances réitérées, de lire la lettre de Léon à Flavien. On se borna à lire les actes du concile de Constantinople et à entendre les déclarations d’Eutychès. Ce dernier fut déclaré orthodoxe et rétabli dans sa charge et dans la communion de l’Église. Flavien et Eusèbe, ainsi que les principaux évêques qui avaient pris part à la condamnation d’Eutychès, ou l’avaient approuvée, furent déposés et frappés d’anathème. On allégua contre eux, et contre Flavien en particulier, qu’ils avaient, violé le canon du concile d’Éphèse de 431, interdisant de publier ou d’employer aucune confession de foi autre que les symboles de Nicée et de Constantinople.
Au moment de procéder au vote pour prononcer ces condamnations, quelques évêques, amis de Flavien, entourèrent Dioscure pour intercéder en faveur du patriarche de Constantinople. Dioscure s’écria qu’on en voulait à sa vie et appela à son aide les soldats et les moines de Barsumas qui se tenaient à la porto de l’église. Ceux-ci pénétrèrent aussitôt, l’épée ou le bâton à la main, et alors commencèrent les scènes de violence les plus scandaleuses. Les soldats et les moines menaçaient de frapper les évêques pour les forcer à voter la condamnation de Flavien. Il y eut même, dit-on, du sang versé. Le tumulte devint si grand que les secrétaires du concile ne pouvaient plus rédiger les procès-verbaux ; il fallut faire signer en blanc les actes du concile, et ici encore on employa la force. On maltraita cruellement tous ceux des membres de l’assemblée qui tenaient pour l’archevêque Flavien. Flavien lui-même ne fut pas respecté. Il fut renversé, frappé et traîné tout meurtri hors de l’église. Trois jours après, au moment où il prenait le chemin de l’exil, Flavien mourait des suites des émotions et des mauvais traitements qu’il avait endurés.
Dioscure fit également condamner par le concile Théodoret de Cyrrhe et Domnus d’Antioche, qui avaient combattu la doctrine exposée par Cyrille dans ses douze anathèmes. Il lança enfin l’anathème contre Léon pour avoir professé, par la bouche de ses légats, des doctrines hérétiques, comme celle de la distinction des deux natures. — Puis, sans perdre un instant, aussitôt après la clôture du concile, Dioscure part pour Constantinople, où il ordonne archevêque, à la place de Flavien, un égyptien, Anatolius, qui était son apocrisiaire à Constantinople, après avoir été diacre à Alexandrie.
Théodose II sanctionna tout ce qui s’était fait à Ephèse ; il exila les évêques condamnés, en sorte que Dioscure semblait tout-puissant. Mais les choses ne tardèrent pas à changer de face. Pendant la tumultueuse séance du concile, où Flavien avait été si indignement traité, il avait eu le temps d’en appeler, de l’injuste sentence qui le frappait, au pape Léon et aux évêques d’Occident. Il avait même rédigé cet appel par écrit sur ses tablettes et l’avait remis entre les mains du diacre Hilaire, l’un des légats de Rome. Hilaire était parvenu, non sans peine, à quitter Ephèse et à regagner l’Italie. Il avait remis à Léon l’appel de Flavien, et lui avait raconté en détail tout ce qui s’était passé au concile. Léon écrivit aussitôt à Théodose II une lettre très vive, dans laquelle il protestait avec indignation contre ce qu’il appelait le brigandage d’Éphèse — latrocinium ephesinum, — et déclarait nul ce qui s’y était fait, à cause des violences qui y avaient été commises. — Le nom par lequel Léon flétrissait dans sa lettre le concile d’Éphèse lui est resté : on l’appela désormais le concile du brigandage, ou le concile des brigands — σύνοδος ληστρική.
En même temps que la lettre de Léon, arrivait la nouvelle, tenue d’abord cachée, de la mort tragique de Flavien. Cette nouvelle porta à son comble l’indignation dans la ville de Constantinople, et l’empereur, cédant à la pression de l’opinion publique et aux instances de sa sœur Pulchérie, allait désavouer Dioscure et ses complices, lorsque la mort vint le surprendre. Il succomba aux suites d’une chute de cheval, en 450. L’empire revint, après sa mort, à sa sœur Pulchérie, qui prit pour époux et pour collègue le sénateur Marcien, ancien soldat plein de bravoure, et très attaché comme elle à l’orthodoxie.
Pulchérie et Marcien rappelèrent les bannis. Ils firent rapporter à Constantinople et inhumer en grande pompe les restes de Flavien, dont le peuple fit un martyr et un saint. En même temps, ils demandèrent la réunion d’un concile œcuménique pour réparer les maux causés par le faux concile d’Éphèse. Léon redoutait l’agitation qui accompagnait toujours les conciles, et il aurait voulu que celui-ci se réunît à Rome ; mais il céda aux raisons de Marcien et de Pulchérie, qui croyaient le concile nécessaire et voulaient, puisque le scandale avait eu lieu en Orient, que la réparation se fît aussi en Orient.
Le pape avait posé à son acceptation les conditions suivantes :
- Que l’empereur fût là pour prévenir le retour des désordres ;
- Que l’assemblée fût présidée par ses légats ;
- Que sa lettre à Flavien fût lue et insérée aux actes du concile ;
- Que Dioscure ne siégeât pas comme évêque.
Le concile devait s’ouvrir à Nicée, le 1er septembre 451. Les évêques y furent exacts, mais non pas l’empereur. Il était retenu dans sa capitale par la gravité des événements politiques. C’était le moment où Attila, battu par Aëtius, s’avançait vers le Danube. Comme l’absence de l’empereur aurait amené la retraite des légats, on transporta le concile à Chalcédoine, vis-à-vis de Constantinople, sur la côte asiatique du Bosphore.
L’ouverture eut lieu le 8 octobre. Six cent trente ou six cent trente-six évêques assistaient au concile. Léon y était représenté par quatre légats et l’empereur par six commissaires. Dès le début, la présence de Dioscure souleva un incident ; à la requête d’Eusèbe, et malgré les légats, on lui accorda le droit de siéger provisoirement comme évêque, jusqu’au moment où il serait mis en accusation.
On procéda ensuite à la lecture des actes du faux concile d’Éphèse. Cette lecture provoqua l’annulation du concile et la mise en accusation de Dioscure. Des scènes violentes mirent aux prises, mais seulement en paroles, les Orientaux et les Égyptiens. Dioscure refusa de comparaître comme accusé devant le concile. Il fut jugé par contumace et condamné, non pas comme hérétique, mais à cause des violences dont il s’était rendu coupable à Ephèse, et aussi à cause d’immoralités. Il fut exilé à Gangra, où il mourut peu de temps après.
Eutychès fut de nouveau condamné, déposé et exilé. On ne sait rien de précis sur sa mort, mais il y a lieu de penser qu’il ne survécut pas longtemps à la sentence qui l’avait frappé.
La confession de Flavien, lue au concile de Constantinople en 448, fut approuvée ; la mémoire du patriarche martyr fut réhabilitée, honorée, et même canonisée. On loua aussi Cyrille et sa lettre à Nestorius, qui fut recommandée aux fidèles comme la meilleure réfutation de l’hérésie nestorienne : lui aussi fut canonisé. Enfin, on accorda la même approbation et les mêmes louanges aux écrits de Théodoret de Cyrrhe et d’Ibas d’Édesse, qui contenaient la réfutation des erreurs d’Eutychès. Il est à remarquer que Théodoret avait réfuté les douze anathèmes de Cyrille : c’était donc les désavouer, tout en canonisant leur auteur.
Quant à la lettre de Léon à Flavien, elle fut lue tout entière en présence des membres du concile, et elle fut accueillie par une approbation unanime et d’universelles acclamations. Les six cents évêques présents s’écrièrent, après l’avoir entendue : « C’est la foi des Pères ! c’est la foi des apôtres ! nous croyons tous comme Léon ! » Aussi, lorsqu’il s’agit de formuler au nom du concile, c’est-à-dire au nom de l’Église, la foi orthodoxe sur les points controversés, les légats romains crurent-ils pouvoir proposer que l’on adoptât simplement la lettre de Léon à titre de symbole. Mais la majorité du concile trouva préférable que l’assemblée rédigeât elle-même un symbole, et la rédaction de ce symbole fut confiée à une commission de vingt-deux membres.
La commission prit pour base de son travail la confession de Flavien (qui n’était guère que la reproduction de la formule d’Antioche), et la lettre de Léon à Flavien. Après divers amendements apportés à la rédaction primitive, le symbole fut solennellement approuvé par le concile. Ce symbole de Chalcédoine est le troisième symbole œcuménique (le troisième concile œcuménique, celui d’Éphèse, en 431, n’avait pas rédigé de symbole nouveau).
Il commence par rappeler, en les approuvant, les symboles de Nicée et de Constantinople. Puis il condamne ceux qui refusent à la Vierge Marie le nom de θεοτόκος, comme aussi ceux qui confondent les deux natures de Jésus-Christ en une seule — λέγοντας μίαν εἰναι φύσιν τῆς σαρκὸς καὶ τῆς θεότητος. — Enfin, il formule de la manière suivante la doctrine de l’incarnation et des deux natures (c’est le passage capital de ce document) :
Symbole de Chalcédoine
Ἑπόμενοι τοίνυν τοῖς ἁγίοις πατράσιν ἕνα καὶ τὸν αὐτὸν ὁμολογεῖν υἱὸν τὸν κύριον ἡμῶν Ἰησοῦν Χριστὸν συμφώνως ἅπαντες ἐκδιδάσκομεν, τέλειον τὸν αὐτὸν ἐν θεότητι καὶ τέλειον τὸν αὐτὸν ἐν ἀνθρωπότητι, θεὸν ἀληθῶς καὶ ἄνθρωπον ἀληθῶς τὸν αὐτὸν, ἐκ ψυχῆς λογικῆς καὶ σώματος, ὁμοούσιον τῷ πατρὶ κατὰ τὴν θεότητα, καὶ ὁμοούσιον τὸν αὐτὸν ἡμῖν κατὰ τὴν ἀνθρωπότητα, κατὰ πάντα ὅμοιον ἡμῖν χωρὶς ἁμαρτίας. πρὸ αἰώνων μὲν ἐκ τοῦ πατρὸς γεννηθέντα κατὰ τὴν θεότητα, ἐπ᾽ ἐσχάτων δὲ τῶν ἡμερῶν τὸν αὐτὸν δἰ ἡμᾶς καὶ διὰ τὴν ἡμετέραν σωτηρίαν ἐκ Μαρίας τῆς παρθένου τῆς θεοτόκου κατὰ τὴν ἀνθρωπότητα, ἕνα καὶ τὸν αὐτὸν Χριστόν, υἱόν, κύριον, μονογενῆ, ἐν δύο φύσεσιν, ἀσυγχύτως, ἀτρέπτως, ἀδιαιρέτως, ἀχωρίστως γνωριζόμενον. οὐδαμοῦ τῆς τῶν φύσεων διαφορᾶς ἀνῃρημένης διὰ τὴν ἕνωσιν, σωζομένης δὲ μᾶλλον τῆς ἰδιότητος ἑκατέρας φύσεως καὶ εἰς ἓν πρόσωπον καὶ μίαν ὑπὸστασιν συντρεχούσης, οὐκ εἰς δύο πρόσωπα μεριζόμενον ἢ διαιρούμενον, ἀλλ᾽ ἕνα καὶ τὸν αὐτὸν υἱὸν καὶ μονογενῆ, θεὸν λόγον, κύριον Ἰησοῦν Χριστόν. καθάπερ ἄνωθεν οἱ προφῆται περὶ αὐτοῦ καὶ αὐτὸς ἡμᾶς ὁ κύριος Ιησοῦς Χριστὸς ἐξεπαίδευσε καὶ τὸ τῶν πατέρων ἡμῖν παραδέδωκε σύμβολον.
Il n’y a dans ce symbole rien d’absolument nouveau : on ne fait que formuler avec plus de précision ce qui avait été la foi commune de l’Église, en prenant aux deux conceptions théologiques rivales ce qu’elles renferment de vrai, et en écartant et condamnant les exagérations qui conduisaient à des erreurs contraires et qui compromettaient également la pureté de la foi.
De là, la partie négative du symbole, qui est assez développée. On condamne à la fois Nestorius, dont la doctrine compromettait l’unité de la personne du Christ, et Eutychès qui effaçait la distinction des natures. Contre Nestorius, on confesse un seul et même Christ, Fils et Seigneur : l’expression τὸν αὐτόν revient sans cesse. Et l’on affirme que l’unité de sa personne est indivisible — ᾽διαιρέτως, ἀχωρίστως. — Contre Eutychès, on affirme que cette personne unique se compose de deux natures distinctes — ἐκ δύο φύσεων — et que l’union de ces deux natures est une union sans confusion et sans mélange — ἀσυγχύτως — οὐδαμοῦ τῆς τῶν φύσεων διαφορᾶς ἀνῃρημένης — c’est-à-dire que cette union laisse subsister chacune des natures dans son intégrité. On condamne aussi ceux qui affirment, comme l’avaient fait Cyrille et la plupart des théologiens d’Alexandrie, que les deux natures se transforment l’une dans l’autre, échangeant mutuellement leurs attributs et se pénétrant tellement l’une l’autre, que tout ce qui est attribuable à l’une peut être également attribué à l’autre. L’union se fait, dit le symbole, sans transformation — ἀτρέπτως, — chaque nature conservant ses caractères, ses attributs et son activité propre — σωζομένης δὲ μᾶλλον τῆς ἰδιότητος ἑκατέρας φύσεως. — Les quatre adverbes négatifs, placés à la suite l’un de l’autre, ἀσυγχύτως, ἀτρέπτως, ἀδιαιρέτως, ἀχωρίστως, sont remarquables, en ce qu’ils condamnent brièvement et formellement ces trois conceptions différentes du problème de l’union des deux natures.
Quant à la doctrine positive du symbole, elle n’est que la confirmation sous forme directe de la théorie formulée déjà sous forme indirecte ou négative. Elle peut se résumer en ces mots : une seule personne en deux natures — ἐν πρόσωπον ἐκ δύο φύσεων, ou ἐν δύο φύσεσιν. — C’est l’unité de la personne qui forme le lien vivant et indissoluble entre les deux natures ; quoique chacune demeure distincte et conserve ses attributs et sa sphère d’activité propre, elle agit toujours en communion avec l’autre, et sans que l’unité de la personne soit brisée.