Farel avait passé un peu plus d'une année à Aigle lorsqu'il eut la joie d'aller à Berne dans des circonstances mémorables. Les Conseils de la république de Berne avaient décidé le 17 novembre 1527, qu'une dispute publique aurait lieu entre les papistes et les réformés au mois de janvier de l'année suivante. Les évêques, les prêtres, les principaux bourgeois de toutes les villes suisses, enfin les prédicateurs et docteurs évangéliques, furent invités. Chacun des deux partis devait prouver sa foi par des arguments tirés uniquement de la Bible. Il était défendu de s'aider d'aucun autre livre.
Les quatre évêques suisses de Lausanne, Constance, Bâle et Sion alléguèrent divers prétextes pour ne pas répondre à cet appel ; ils refusèrent même d'envoyer des représentants. Les Bernois les avertirent qu'ils perdraient tous leurs privilèges dans les États de Berne s'ils ne venaient pas, mais ils persistèrent dans leur abstention. Les autres évêques ainsi que beaucoup de prêtres, suivirent leur exemple, l'empereur Charles-Quint ordonna d'ajourner la dispute. Le Conseil de Berne répondit que tous ceux qui avaient accepté l'invitation étant arrivés, il n'était pas possible d'attendre le bon plaisir de l'empereur. Reportons-nous par la pensée dans l'antique cité de Berne, en janvier 1528. Qui trouverons-nous présent ? Il y avait naturellement Berthold Haller, le principal prédicateur bernois, puis Zwingli, notre vieil ami Œcolampade de Bâle, Bucer et Capiton de Strasbourg, et beaucoup d'autres venus de près et de loin. Du côté des catholiques il y avait environ 350 prêtres suisses et allemands. La dispute devait se tenir dans l'église des Cordeliers ; Farel ne pouvait comprendre ce qui se disait, le tout se passant en allemand. Mais il était heureux de se trouver au milieu de tant de chers amis et de tant de compagnons de travail.
La dispute s'ouvrit le 6 janvier par la lecture de la règle imposée à la discussion, à savoir qu'aucune preuve ne sera proposée, si elle n'est tirée des Saintes-Écritures. L'explication des Écritures devait se faire par elles-mêmes, les textes obscurs seraient confirmés par ceux qui sont d'interprétation plus facile. Quelle règle inouïe ! Comment, plus d'écrits des Pères, plus de livres de prières ni de canons, rien que la Bible, la Bible sans notes ni commentaires. Les trois cent cinquante prêtres placés en face des Saintes-Écritures et obligés de dire ce qu'ils y trouvent ou n'y trouvent pas. Après la lecture du règlement, on appela les évêques par leur nom, mais personne ne répondit. Ensuite on lut l'article suivant : « La Sainte Église chrétienne dont Christ est le seul chef, est née de la Parole de Dieu et demeure dans cette Parole ; elle n'écoute pas la voix d'un étranger. »
Ici un moine se leva et dit : « Le mot seul n'est pas dans les Écritures, Christ a laissé un vicaire ici-bas. » « Le vicaire que Christ a laissé c'est le Saint-Esprit, » répondit Berthold Haller. Ensuite un prêtre fit ressortir en quelques paroles le contraste entre l'unité de l'Église romaine et les divergences des réformés entre eux. Bucer répliqua : « Nous reconnaissons comme notre frère quiconque prêche que Jésus-Christ est le seul Sauveur. En outre l'unité dans l'erreur n'est pas une chose dont il faille se vanter, les mahométans ont aussi l'unité. Dieu permet les divisions afin que ses enfants apprennent à ne pas regarder aux hommes, mais à la Parole de Dieu et aux enseignements du Saint-Esprit, ainsi voyons ce que dit la Bible. »
Les assistants se mirent en effet à examiner dans les Saintes-Écritures ce que Dieu dit quant à l'œuvre expiatoire de Son Fils ; il fut impossible d'y trouver ni la messe ni le purgatoire, ni l'invocation des saints, ni l'adoration des images. A mesure qu'on lisait les textes de la Bible, les prêtres devenaient de plus en plus impatients. « Si l'on voulait brûler les deux ministres de Berne, dit l'un d'eux, je me chargerais de les porter au bûcher. »
Le dimanche suivant, le peuple s'assembla comme de coutume dans l'église pour entendre la messe. Le prêtre était debout sur les marches de l'autel en vêtements sacerdotaux, ces formes subsistant encore à Berne. Mais avant la messe, Zwingli monta en chaire et lut à haute voix le Symbole des apôtres ; lorsqu'il en vint à ces mots : « Il est monté au ciel et Il s'est assis à la droite de Dieu le Père Tout-Puissant, d'auprès duquel Il reviendra juger les morts et les vivants » ; il s'arrêta, puis après une pause il ajouta : « Si ces paroles sont vraies, la messe est un mensonge ! » Et il continua sur ce ton à la grande surprise de l'auditoire. Mais ce fut bien autre chose quand le prêtre qui était devant l'autel se dépouilla de son costume ecclésiastique et le jeta sur l'autel en s'écriant : « Je ne veux plus rien avoir à faire avec la messe, si l'on ne peut pas me prouver que Dieu l'a instituée ! »
Toute la ville fut remplie d'étonnement à l'ouïe de ces étranges choses. Trois jours après c'était la fête de saint Vincent, le patron de Berne. A cette occasion-là, on célébrait toujours une grand-messe. Les sacristains allèrent comme à l'ordinaire préparer l'encens et allumer les cierges, mais ils attendirent en vain, ni prêtres, ni fidèles ne parurent. A l'heure des vêpres, l'organiste se rendit à son poste, mais personne ne vint ; le pauvre homme avait le cœur plein de tristes pressentiments. Ces beaux services qui faisaient son gagne-pain allaient-ils être abandonnés pour toujours ? La fin arriva encore plus vite qu'il ne s'y attendait, car aussitôt que, lassé d'attendre, il eut quitté l'église, quelques citoyens entrèrent et mirent l'orgue en pièces.
La dispute approchait de son terme ; deux nouveaux prêtres s'étaient déclarés convaincus par les Écritures que la messe est contraire à la foi chrétienne. La dernière discussion devait avoir lieu en latin entre Farel et un prêtre de Paris ; le point que le docteur papiste désirait surtout établir était celui-ci : Les hommes doivent se soumettre à l'Église. Farel lui ayant demandé de prouver cela par la Bible, il cita les paroles de Matthieu 5.25. « Entends-toi promptement avec ta partie adverse. » « L'adversaire c'est le diable, dit-il, donc il nous est commandé ici de nous soumettre au diable, à combien plus forte raison à l'Église. »
La dispute terminée, le Conseil décida que la messe serait abolie, les églises dépouillées de leurs ornements et de leurs images. Une quantité d'idoles et vingt-cinq autels furent immédiatement détruits dans la cathédrale. Zwingli prêcha un sermon d'adieu au peuple assemblé au milieu de ces décombres. Ses dernières paroles furent celles-ci : « Tenez-vous fermes dans la liberté dans laquelle Christ vous a placés et ne vous remettez pas sous le joug de la servitude. »
Au lieu des images, c'étaient de vrais adorateurs du Dieu vivant et vrai, qui remplissaient maintenant la cathédrale de Berne ; mais aux yeux des praires et du pauvre organiste, le bel édifice n'était plus qu'une « étable bonne à tenir du bétail ». Dans l'excès de son indignation, l'un d'eux traversa toute l'église, monté sur un âne. Hélas ! de nos jours ne se fait-on pas souvent, d'un lieu de culte, la même idée que les catholiques du XVIème siècle ? Les sculptures, les vastes galeries, les vitraux peints ne sont-ils pas d'un grand prix aux yeux de bien des gens ? Tous recherchent-ils la présence d'un Christ invisible qu'Il a promise à ses disciples, n'importe où et ne fussent-ils que deux ou trois réunis en son nom ?