La communauté de Herrnhout, régie par des institutions dont l’expérience démontrait tous les jours la salutaire influence, commençait à recueillir abondamment les fruits des prières et du dévouement de son fondateur. Aussi n’est-ce pas sans surprise que l’on verra Zinzendorf sur le point de renverser de ses propres mains un édifice qui lui avait coûté tant de peines. On se rappelle qu’en 1728 il avait été question parmi les Frères de supprimer la communauté de Herrnhout pour se fondre dans l’église luthérienne, et l’on se souvient aussi de l’ardeur et de l’énergie avec laquelle le comte avait combattu cette proposition. Un peu plus de deux ans après, au commencement de 1731, nous le voyons reprendre de lui-même ce projet abandonné. On se demande ce qui avait pu donner lieu à ce revirement inattendu.
Certes, ce n’était point la crainte de la persécution, ce n’était point qu’il se laissât intimider par les attaques de ses ennemis. Et pourtant ces attaques n’avaient pas cessé. La malveillance avait tenté d’abord de jeter une ombre sur la sainteté de sa vie ; elle n’avait pu y parvenir, mais elle ne s’était pas découragée et avait pris prétexte de cette sainteté même pour accuser Zinzendorf de se complaire en sa propre justice et de vouloir racheter par des œuvres légales l’hétérodoxie de sa doctrine. Zinzendorf n’avait jamais répondu aux interpellations contradictoires qu’on lui adressait de toutes parts ; il s’en remettait au jugement de Celui qui seul sonde les cœurs. Une fois seulement, ayant lu un pamphlet d’un certain Weidner qui lui reprochait, entre autres choses, de rejeter le baptême des enfants, il s’empressa d’y répondre par un billet de faire-part annonçant à l’auteur que la comtesse venait d’accoucher heureusement d’une fille dont il le priait de bien vouloir être le parrain.
Mais un sacrifice que Zinzendorf n’eût jamais fait à la crainte, il pouvait le faire à la charité. Il pouvait, suivant le précepte de saint Paul, renoncer à ce qui risquait d’être un sujet de scandale pour des âmes faibles ou peu éclairées. Et puis, s’il savait se mettre au-dessus des attaques de ses ennemis, il était encore à cette époque sujet à se laisser influencer par l’opinion des personnes qu’il estimait. Ce ne fut que beaucoup plus tard et après bien des expériences qu’il arriva à formuler cette règle de conduite, toute pareille à celle du meunier de la fable : « Soit que les gens nous blâment, soit qu’ils nous louent, la meilleure manière de faire, c’est de laisser entrer par une oreille et louanges et reproches, et de les laisser sortir par l’autre. »
Cette condescendance de Zinzendorf pour l’opinion d’autrui, ce désir d’avoir, autant qu’il était en lui, la paix avec tous les hommes, furent-elles les seules causes qui l’amenèrent à une nouvelle manière de voir ? Il est difficile de le dire. Le mobile premier qui nous fait agir n’est jamais connu que de nous. Qui sait quels doutes ou quels scrupules traversèrent l’âme délicate de Zinzendorf ? Dans l’accomplissement de toute grande œuvre, il y a toujours un moment où le caractère le plus décidé, la volonté la plus énergique s’arrête pour regarder en arrière, et se demande s’il faut avancer encore ou reculer pendant qu’il en est temps. Il n’en est point autrement pour l’homme qui marche par la foi. La foi la plus ferme et la plus pure a ses irrésolutions ; le fanatisme seul les ignore.
Le comte communiqua d’abord aux anciens les pensées qui l’agitaient ; puis, dans une assemblée convoquée à cet effet, il proposa formellement aux Frères d’abandonner leur constitution pour se fondre dans l’église luthérienne, afin d’éviter que leur communauté, destinée à être un instrument de conciliation entre les chrétiens, ne devînt une source de discordes. Cette proposition trouva peu d’écho chez les Frères. Leurs institutions leur étaient devenues chères, elles avaient été pour eux le canal de bénédictions nombreuses, et ils étaient moins que jamais disposés à les abandonner. Le comte leur avait fourni lui-même, deux ans auparavant, des arguments pour le combattre. La discussion se prolongea longtemps entre lui et l’assemblée, sans qu’on parvînt à se convaincre. De part et d’autre cependant, on appréciait la valeur des raisons contraires, de sorte que ni les Frères ni Zinzendorf ne se sentaient disposés à assumer la responsabilité d’une si grande décision. On résolut donc de remettre l’affaire au Seigneur. Le sort était, on le sait, le moyen employé en pareil cas. On jeta dans l’urne deux bulletins. L’un, représentant la proposition du comte, portait ces mots : A ceux qui sont sans loi, soyez sans loi, quoique vous ne soyez point sans loi quant à Dieu ; mais soyez sous la loi de Christ, afin de gagner ceux qui sont sans loi (1 Corinthiens 9.21). Sur l’autre bulletin on lisait : Frères, demeurez fermes et retenez les enseignements que vous avez appris (2 Thessaloniciens 2.15). On pria avec ferveur, puis le fils du comte, Chrétien-René, enfant de trois ans, plongea sa main dans l’urne et en tira le bulletin par lequel, selon ce dont on était convenu, le Seigneur décidait le maintien de la constitution de Herrnhout : Frères, demeurez fermes.
Cet arrêt coupa court à toute irrésolution. Cette manifestation expresse de la volonté de son Maître avait plus de prix pour Zinzendorf que n’en eussent eu les arguments les plus éloquents ; à dater de ce moment, il eut la ferme et pleine persuasion que Dieu était avec l’église des Frères et avait de grands desseins sur elle. On le pria de parler à l’assemblée, ce qu’il fit avec une vivacité et une chaleur toutes particulières. Avant de se séparer, on lut, suivant l’usage, la parole du lendemain. C’était un verset de cantique commençant ainsi : « Jérusalem, Jérusalem demeurera, même sous la croix, joyeuse et tranquille ! »