hLe correspondant parisien du journal suisse Evangile et Liberté commençait son compte rendu de la séance dans laquelle M. le professeur Sabatier a lu le travail auquel je vais répondre, en disant : « Après avoir signalé les inconséquences et les contradictions du vénéré professeur de Neuchâtel… » Je dois avouer qu’en lisant ces mots, tout vénéré qu’on me dit être, je fus saisi d’un sentiment d’anxiété. Ma conscience (logique) ne me reprochait rien ; mais pour cela je n’étais pas encore justifié. Il fallait attendre l’heure du jugement, celle de la lecture. Cette heure est venue, et avec elle la tranquillité d’esprit. Puisque la direction de la Revue chrétienne veut bien m’accorder la place nécessaire pour répondre à M. Sabatier, je m’efforcerai aujourd’hui de déblayer le terrain, en examinant deux questions préliminaires et en établissant nettement le point du débat. Dans un article subséquent je traiterai le sujet au fondi.
h – Paru dans la Revue chrétienne de 1892.
i – Ce travail, tel que je l’ai envoyé à la Revue, contenait une partie destinée à justifier l’emploi que j’ai fait du quatrième évangile. M. le Directeur m’ayant demandé quelques abréviations sur la longueur de l’article, j’ai préféré retrancher toute cette partie. J’espère que plus tard il voudra bien m’accorder la place nécessaire pour combler cette lacune. F. G.
Je dois d’abord expliquer le terme de dogmes bibliques, dont je m’étais servi dans le travail qu’a critiqué M. Sabatierj. Ce terme est dû indirectement à M. Sabatier lui-même, Dans son discours sur la Vie intime des Dogmes et leur puissance d’évolution, tenu à l’ouverture des cours de la Faculté de Paris en 1890, il avait démontré la transformation incessante que subit la pensée chrétienne dans son effort pour saisir et pour formuler toujours plus parfaitement, sous forme doctrinale, le contenu de la vie et de l’expérience religieuse de l’Eglise.
j – Dans le Chrétien évangélique, mars 1891, pp. 97-110, sous le titre : Le Nouveau Testament contient-il des dogmes ? titre qu’a repris textuellement M. Sabatier.
Il n’y avait rien à objecter à l’exposé d’un fait historique aussi évident. Mais M. Sabatier ne se contentait pas d’appliquer cette loi de transformation au développement du dogme ecclésiastique ; il y faisait rentrer également l’enseignement biblique, celui des apôtres, celui de Jésus lui-même. Et voilà ce que j’ai essayé de combattre en opposant au dogme ecclésiastique, produit toujours perfectible de la vie chrétienne, ce que j’ai appelé le dogme biblique, facteur permanent de cette vie. De là la question qui a servi de titre à mon travail : Le Nouveau Testament contient-il des dogmes ?
Avais-je le droit d’employer le terme de dogme dans ce sens non usité ? J’ai cru y être autorisé par l’emploi biblique du mot grec dogma. On rencontre cinq fois ce terme dans le Nouveau Testament, chaque fois dans le sens dans lequel je l’ai pris moi-même en parlant de dogmes bibliques.
Deux fois (Luc 2.1 et Actes 17.7)k, il est appliqué aux décrets rendus par l’empereur romain. Une fois (Actes 16.4)l, il désigne les décisions prises par l’Eglise de Jérusalem dans le but d’affranchir les Eglises de la gentilité du joug des prescriptions mosaïques ; deux fois enfin il désigne les prescriptions légales elles-mêmes, telles que l’Eternel les donna en Sinaï au peuple d’Israël (Éphésiens 2.5 ; Colossiens 2.14)m.
k – « Il fut publié dans ces jours un décret (dogma) de César Auguste, ordonnant un dénombrement de toute la terre. » « Ces gens (Paul et Silas) qu’a reçus Jason agissent contre les décrets (dogmata) de César, en disant qu’il y a un autre roi, nommé Jésus. »
l – « Ils enjoignaient aux frères d’observer les décisions (dogmata) rendues par les apôtres et les anciens à Jérusalem. »
m – « Il est notre paix, ayant abattu le mur de séparation et aboli dans sa chair la loi des commandements, qui consiste en ordonnances (dogmata). » « Il a effacé la lettre d’obligation consistant en ordonnances (dogmata), qui nous était contraire. »
Dans chacun de ces cas nous retrouvons trois éléments identiques, qui constituent le dogme au sens biblique du mot :
- Une autorité compétente et reconnue qui rend une décision (l’empereur ; les apôtres et les anciens ; l’Eternel) ;
- un fait, objet de cette décision (le dénombrement et la fidélité à l’empereur ; les clauses fixées par l’Eglise ; les commandements sinaïtiques) ;
- un cercle de personnes pour lesquelles la décision rendue est valable (l’Empire, l’Eglise, le peuple d’Israël).
Partant de là, j’ai demandé s’il y avait dans le Nouveau Testament des déclarations émanant d’une autorité compétente, portant sur certains faits accomplis ou à accomplir, et reconnues valables dans le cercle soumis à cette autorité. J’ai trouvé qu’il en était réellement ainsi ; que le Nouveau Testament renferme un certain nombre d’affirmations données comme émanant de l’autorité divine, portant sur des faits de l’ordre supersensible et valables pour tout le cercle des croyants ; et ce sont ces affirmations auxquelles je me suis permis d’appliquer le terme de dogmes bibliques. Y a-t-il en cela sujet à critique, « impropriété de terme », comme le prétend M. Sabatier ? Pour parler meilleur français, aurais-je dû dire : « enseignement religieux », « doctrines », « vérités », comme il me le suggère ? Mais d’abord ces termes vagues eussent émoussé la pointe de la polémique que j’entendais diriger contre M. Sabatier ; et en second lieu ils eussent exprimé une idée tout à fait différente de ma véritable pensée. C’est assez dire que M. Sabatier n’a rien compris au but de mon travail. Je crois même pouvoir l’assurer que, s’il m’eût lu avec plus d’attention, il se fût dispensé d’écrire un bon tiers de sa réponse.
En effet, je n’ai pas songé un instant à envisager les affirmations que j’appelais dogmes bibliques, comme des révélations de « doctrines », de « vérités abstraites ». Je l’ai dit expressément : « Ces affirmations ont pour contenu, non des idées métaphysiques, mais des faits du domaine supersensiblen. » Appliquant cette assertion à renseignement de Jésus-Christ, j’ai dit, comme M. Sabatier l’a fait lui-même dans son article de l’Encyclopédie des sciences religieuses, intitulé Jésus-Christ, article qui, à côté de bien des choses que je déplore, en renferme tant d’autres admirables, j’ai dit que l’enseignement de Jésus est tout au service de son œuvre ; qu’il n’est nullement un troisième degré d’enseignement, une nouvelle couche de vérités religieuses superposée à la révélation juive, pas plus que celle-ci n’est un simple enseignement nouveau ajouté à la révélation naturelle. L’enseignement de Jésus-Christ est l’interprétation d’un fait, celui de sa venue, l’explication d’une œuvre, celle du salut. La parole de Jésus est la révélation de ce qu’il est et de ce qu’il est venu faire ici-baso. J’ai dit encore que Christ a créé sur la terre une nouvelle histoire, y a fondé une divine monarchie, qui doit absorber les monarchies terrestres ; que son enseignement est comme la charte de cette monarchie, le programme de cette histoire, l’interprétation authentique des actes divins destinés à réaliser cette œuvre nouvellep. J’ai montré en particulier qu’on ne comprend rien aux paraboles, si on ne les envisage que comme « des tableaux destinés à illustrer un certain nombre de vérités religieuses et de devoirs moraux » ; que leur destination a été de dévoiler sous toutes ses faces l’ordre de choses nouveau que Jésus est venu inaugurer ; que, si on les prend dans le premier de ces deux sens, on ne peut plus expliquer raisonnablement la manière dont Jésus rend compte aux apôtres du but qu’il se propose en employant de préférence dès ce moment ce mode d’enseignement. J’ai rappelé encore combien, par le fait qu’ils considéraient l’enseignement de Jésus comme la révélation de vérités religieuses abstraites, les apologètes du siècle dernier s’étaient mis dans une position difficile pour répondre aux déistes du temps, qui prétendaient que les instructions religieuses et morales de Jésus en définitive ne renfermaient rien que n’eussent enseigné avant lui les sages de l’antiquité juive et païenne.
n – Chrétien évangélique, 1891, p. 100.
o – Chrétien évangélique : Sur l’autorité de Jésus-Christ, pp. 155, 156.
p – Même article, pp. 156,157, où j’ai développé cette pensée en l’appliquant aux déclarations de Jésus sur la divinité de sa personne, sur sa mort expiatoire, sur son retour futur, sur l’activité de Satan, etc., et en montrant le rapport intime de chacune d’elles avec son œuvre de salut.
Et c’est à celui qui a écrit ces choses que M. Sabatier croit devoir rappeler, d’un bout à l’autre de son travail, qu’une révélation de dogmes, dans le sens d’idées doctrinales, de théorèmes métaphysiques, « est à la fois religieusement inutile et psychologiquement impossible » ; que « le Nouveau Testament est à proprement parler l’histoire et le document de l’œuvre de Dieu ». C’est de moi qu’il pense pouvoir dire : « Il croit encore que l’essence de la réalité est dans les idées générales ; il est resté platonicienq. » Peut-on plus complètement se battre contre des moulins à vent ?
q – Revue chrétienne, 1892, pp. 36 et 38.
Pour caractériser ce que j’ai appelé dogmes bibliques, en opposition aux dogmes formulés plus tard par l’Eglise et la théologie, j’ai employé l’expression de dogmes implicites. Cette expression aussi choque l’oreille française de M. Sabatier. Un dogme sans formule dogmatique, c’est comme un cercle sans circonférence. Si vous eussiez dit : enseignement religieux, vérités, doctrines, tout le monde eût approuvé. — Tout le monde, excepté moi-même, dont ces expressions auraient complètement faussé la pensée, ainsi que je viens de le faire voir.
Un ou deux exemples feront clairement comprendre l’idée que j’ai attachée à cette expression de dogmes implicites.
Le Nouveau Testament affirme l’incarnation d’un être divin en la personne humaine de Jésus. La pensée chrétienne s’est appliquée à ce fait révélé et s’est efforcée de montrer comment l’humanité et la divinité ont pu coexister en une seule et même personne. Eutychès et Nestorius ont présenté sur ce problème des solutions différentes, opposées même ; le concile de Chalcédoine en a donné une formule qui longtemps a paru suffire. L’Eglise luthérienne et l’Eglise réformée ont présenté de nouvelles solutions qui, à leur tour, diffèrent entre elles ; enfin on a avancé dans les derniers temps l’hypothèse du dépouillement ou, pour employer un terme paulinien, de la Kénosis. Mais il est clair qu’au-dessus de tout ce travail de la pensée chrétienne plane l’affirmation simple et permanente du fait lui-même, tel qu’il est énoncé dans ces déclarations : « La Parole a été faite chair. » « Lui qui était en forme de Dieu, il s’est anéanti lui-même. » Est-ce faire du mauvais français que d’appeler ces déclarations sommaires un dogme implicite, en l’opposant aux déterminations dogmatiques par lesquelles on a cherché à préciser plus tard le mode et la nature de ce fait mystérieux ? J’en dis autant du dogme de la prédestination. Le Nouveau Testament énonce le fait du décret divin touchant la destination glorieuse des élus à revêtir l’image du Fils de Dieu (Romains 9.29)r. Ce décret éternel, la pensée chrétienne l’a tourné et retourné en tous sens, dans le but de le formuler sous ses diverses faces et de le justifier. J’ai beau ouvrir Boiste, l’Académie, Littré : je ne trouve aucun terme plus propre à caractériser la simple affirmation biblique de ce décret divin, en opposition au travail systématique qui a suivi, que celui de dogme implicites.
r – Ceux qu’il a préconnus, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils.
s – M. Sabatier me fait observer (p. 19) qu’Athanase et les Réformateurs, en formulant le dogme de la divinité coessentielle du Fils et celui de la prédestination, identifiaient certainement leur conception avec l’affirmation biblique, ce qui détruit la distinction que je fais entre dogme biblique et dogme ecclésiastique. Je ne puis pas bien comprendre la force de cette objection. S’il est certain qu’Athanase croyait reproduire fidèlement la pensée biblique, il ne pouvait cependant se dissimuler qu’avec son Lumen de lumine, Deus de Deo, etc., il ajoutait quelque chose à la formule trinitaire du baptême dans saint Matthieu, formule qu’Arius admettait aussi bien que lui. Il y a dans cette tendance polémique de la formule nicéenne, destinée à écarter une affirmation opposée, toute la distance qui sépare le dogme biblique primitif du dogme explicite postérieur.
Du reste, peu importe, dans la grande question qui se débat, le plus ou moins de propriété ou de justesse des termes dont je me suis servi pour définir ma pensée. Ce qui importe, c’est de savoir si le fait que j’ai voulu signaler est réel, c’est-à-dire si antérieurement au travail dogmatique de l’Eglise on doit admettre dans le Nouveau Testament la présence d’un certain nombre d’affirmations données comme émanant d’une révélation divine, et ayant pour objet des faits divins inaccessibles à la pensée de l’homme, par lesquels Dieu a trouvé bon d’opérer le salut de l’humanité et la fondation de l’Eglise. C’est uniquement l’existence de pareilles affirmations que j’ai voulu signaler en opposition à M. Sabatier, qui paraît disposé à livrer le Nouveau Testament tout entier au torrent de l’évolution.
Ce ne sont là que des discussions préliminaires ; cherchons maintenant à dégager le vrai point du débat.
Serait-ce la question théopneustique ? Non, car pas plus que M. Sabatier je n’envisage la Bible, le Nouveau Testament en particulier, comme le produit d’une dictée révélatrice continue. C’est précisément pour démontrer le contraire, tout en maintenant le fait d’une révélation divine accordée à l’apôtre Paul, que je me suis livré à cette analyse des cinq premiers chapitres de la deuxième épître aux Corinthienst, qui a si désagréablement affecté M. Sabatier. Ce travail en a attristé d’autres dans un sens opposé. D’une troisième classe de lecteurs j’ai reçu en échange de chauds remerciements. Ne puis-je pas conclure de là que l’essai n’a pas tout à fait échoué ?
t – Explication en réponse aux questions d’un « laïque curieux », le Chrétien évangélique 1891, pp. 388-391.
Quelle a été l’intention de ce travail ? En analysant ce morceau, l’un des plus caractéristiques des épîtres de Paul, j’ai voulu montrer qu’il y a dans cet écrit tout un fond de connaissances naturellement acquises, puisées dans sa propre histoire et ses expériences personnelles, ainsi que dans ses relations avec l’Eglise à laquelle il écrit, et, d’autre part, qu’à travers ce fond de connaissances purement humaines percent de temps en temps, comme les coulées éruptives du granit au travers des couches sédimentaires, des jets d’une lumière supérieure, procédant soit de la révélation générale des faits du salut qui avait accompagné l’appel de l’auteur à l’apostolat, soit des communications particulières qui lui furent accordées dans le cours de son ministère. Ces éléments surnaturels ne se trouvent pas dans l’écrit apostolique juxtaposés aux éléments naturels, de sorte qu’on puisse tirer entre eux une ligne de démarcation. Les intuitions venant d’en haut, avec le souffle divin qui les accompagne, pénètrent les connaissances purement humaines comme le levain pénètre la pâte ; et ce sont elles qui communiquent à la substance entière de l’écrit cette saveur unique que chacun sent et qui le distingue de tous les produits du génie humain.
Voilà ce que j’ai cherché à mettre en lumière. Même après l’accès de mauvaise humeur que j’ai causé à M. Sabatier, je suis disposé à maintenir ce résultat et vis-à-vis de la droite et vis-à-vis de la gauche. Toutefois, je suis d’accord avec lui en ce point, que la théorie théopneustique, telle qu’elle a régné depuis le xviie siècle dans l’Eglise et qu’elle a été éloquemment exposée et défendue par M. Gaussen, doit faire place à une autre conception de l’inspiration.
Serait-ce la question de canonicité qui nous divise ? Assurément il existe de grandes différences entre nous sur ce point. Et d’abord, sur l’origine du recueil canonique : « Qui a fait le Nouveau Testament ? écrit M. Sabatier… L’histoire de cinq siècles répond : C’est l’ancienne Eglise catholique, en sorte que le canon dogmatique du Nouveau Testament, ce dogme des dogmes d’après M. Godet, ne repose en dernière analyse que sur l’autorité de l’Eglise. » Conséquence : Ou je dois accepter la tradition de l’Eglise catholique tout entière, avec toutes ses erreurs, ou bien je dois renoncer, avec M. Sabatier lui-même, à attribuer au canon une autorité doctrinale quelconque.
En premier lieu, je fais observer que le terme de dogme des dogmes, appliqué à l’autorité du canon, m’est tout à fait étranger, et que l’idée elle-même est contraire à mon point de vue. Car j’ai défini le dogme, au sens biblique du mot, une manifestation de l’autorité souveraine, autorité qui dans l’Eglise ne peut être que Dieu lui-même. Or je ne connais aucune manifestation divine qui ait jamais sanctionné le canon traditionnel. Le témoignage du Saint-Esprit, accompagnant la lecture des écrits sacrés, est un fait d’un tout autre ordre.
Mais voici mon observation essentielle : Ce n’est point l’Eglise de la fin du ive siècle qui, en prononçant la clôture du canon, a donné aux livres qui le composent un caractère d’autorité. Elle n’a fait que reconnaître celui dont ces écrits étaient déjà marqués durant les trois siècles précédents en vertu de leur origine apostolique. Cela est si vrai que pour légitimer l’admission dans le canon d’écrits tels que l’épître aux Hébreux et celles de Jacques et de Jude, on s’efforça d’attribuer la première à Paul (treize et une épîtres de Paul, dit le synode de Carthage), et de faire des auteurs des deux autres, en réalité frères de Jésus, ses cousins et ses apôtres. On cherchait aussi dans le même but à faire remonter la composition de l’évangile de Marc à l’apôtre Pierre, et celui de Luc à saint Paul. Tout le Nouveau Testament devenait l’œuvre de l’apostolat. Ces faits, ainsi que d’autres que je renonce à citer, prouvent clairement que ce n’est pas l’admission de ces écrits dans le canon qui leur a conféré l’autorité, mais que c’est au contraire l’autorité dont ils jouissaient dès le commencement, comme ouvrages apostoliques, qui a déterminé leur admission. L’autorité existait, l’Eglise l’a simplement constatée et confirmée. L’autorité des écrits apostoliques repose donc non « sur l’ancienne Eglise catholique », mais sur l’autorité universellement reconnue des apôtres, laquelle repose à son tour sur l’autorité souveraine de Christ, qui a donné à ces hommes charge et don pour paître et diriger son Eglise. Voilà le dernier fondement de l’autorité des écrits dont on a formé le canon. On peut la reconnaître sans accepter l’autorité de l’Eglise qui les a réunis en recueil canonique.
Mais, cela posé, une question de fait s’élève d’autant plus redoutable : Existe-t-il réellement des écrits apostoliques, et pouvons-nous les reconnaître avec certitude ? M. Sabatier répond nettement : « Personne ne peut garantir que l’un quelconque des livres du Nouveau Testament provienne de l’un des douze apôtres immédiats du Seigneur et mis en charge par lui durant sa vie terrestre. » En s’exprimant ainsi, il réserve, il est vrai, l’apôtre Paul ; mais, en fait d’autorité, l’on n’y gagne rien, car sa doctrine, ajoute-t-il, est toute personnelle, élaborée par sa propre dialectique, établie par son exégèse rabbinique, et nullement un don objectif de la révélation. Cependant M. Sabatier laisse subsister l’authenticité de ses écrits. Contentons-nous de cela pour le moment. Il faut donc qu’il croie avoir des moyens de la constater. Quant aux livres du Nouveau Testament, en général, nous croyons pouvoir montrer que l’Eglise n’est point dépourvue des moyens nécessaires pour constater l’origine apostolique d’autres écrits que ceux de Paul.
Il y a deux sortes d’indices qui peuvent servir à former la conviction de l’Eglise sur cette question de fait : les uns sont externes ; ils consistent dans le sentiment général des Eglises primitives et dans le témoignage de leurs chefs, qui ont été les interprètes de ce sentiment ; les autres sont internes ; ils résultent du contenu des écrits eux-mêmes. Lorsque les résultats de ces deux espèces de critères concordent, on arrive ainsi au plus haut degré de certitude historique auquel il soit possible de prétendre. C’est là la fides humana ou foi historique, comme on dit. Après cela reste l’expérience intime de l’efficacité divine du contenu de ces livres, de laquelle seule peut résulter la fides divina ou foi religieuse, qui donne la certitude absolue.
Arrêtons-nous un moment aux deux espèces de moyens que nous venons d’indiquer.
1° A l’égard de la première classe d’indices, la petite leçon d’histoire du canon que nous donne M. Sabatier, me paraît jeter plus d’obscurité que de lumière sur le sujet. En la lisant on pourrait se figurer que telle Eglise possédait certains livres, telle autre certains autres, selon que ces écrits leur étaient accidentellement parvenus, jusqu’à ce que l’Eglise se décidât à mettre fin à cet état anarchique et composât le recueil du Nouveau Testament : « La collection ne se fit qu’assez tard et varia longtemps avec les provinces et les siècles… Chaque grande Eglise avait son canon du Nouveau Testament. » Chose singulière, les mêmes faits, ou à peu près, peuvent être présentés sous un jour différent et, me paraît-il, plus vrai. Les écrits apostoliques qui se trouvaient entre les mains des Eglises auxquelles ils avaient été adressés, avaient d’abord été déposés dans leurs archives chez l’un des presbytres, afin de pouvoir les consulter et les relire en commun de temps à autreu. Bientôt un échange s’établit tout naturellement entre elles ; ainsi, dès la fin du premier siècle, Clément se sert à Rome de la 1re aux Corinthiens, de celle aux Hébreux, probablement de celle à Tite, enfin, des évangiles synoptiques. Dans son voyage d’Antioche, au commencement du second siècle, Ignace emploie Matthieu, Jean, les épîtres aux Romains et aux Ephésiens, la 1re aux Corinthiens et la 2e à Timothée. Polycarpe peu après, cite Matthieu et les Actes, les Romains, les deux aux Corinthiens, Ephésiens, Galates, Philippiens, la 2e aux Thessaloniciens, la 2e à Timothée, 1 Pierre et 1 Jean. Il avait tous ces livres, et peut-être d’autres encore qu’il ne cite pas, dans les archives de son Eglise de Smyrne. Par cet échange mutuel, toutes les Eglises eurent bientôt en commun un certain nombre d’écrits apostoliques universellement reçus et employés. C’étaient nos quatre évangiles, treize épîtres de Paul, 1 Pierre et 1 Jean ; vingt livres sur nos vingt-sept. Peu après le milieu du second siècle, ils figurent tous dans la version syriaque à l’extrême Orient et dans la version latine en Occident, ainsi que dans le catalogue du Fragment de Muratori, et au commencement du iiie siècle dans les versions égyptiennes. La diversité n’existait que pour les sept autres livres, dont cinq ne se trouvaient pas dans la version syriaque (Jude, 2, 3 Jean, 2 Pierre et l’Apocalypse), et dont trois probablement manquaient dans la version latine (Hébreux, Jacques et 2 Pierre). Comme, dans le but de varier les lectures publiques sans doute, on s’était laissé aller à admettre dans certaines Eglises des écrits qui ne possédaient pas l’origine apostolique, l’auteur du Fragment dit de Muratori s’éleva contre cet abus et exclut de la lecture publique le Pasteur d’Hermas, livre aimé cependant dans quelques Eglises. Quand donc l’on procéda à la réglementation définitive, aucune question ne put s’élever à l’égard des vingt livres universellement admis et employés ; on ne discuta que sur les sept livres restants et quelques autres moins connus qui étaient comme sur le seuil du canon. Ces derniers furent écartés, les premiers admis par décision synodale.
u – Voici comment s’exprime Irénée (Cont. Hær., IV, 32, 2) : « Toute parole sera fermement établie pour celui qui lira soigneusement les Ecritures chez les presbytres établis dans l’Eglise. » Tertullien parle ainsi à celui qui veut s’affermir dans la vérité (De Præscr, C. 36) : « Toi qui désires t’instruire, en t’appliquant à faire ton salut, parcours les Eglises apostoliques [fondées par les apôtres], dans lesquelles sont encore dressés et président en leur lieu les sièges des apôtres, dans lesquelles leurs lettres authentiques sont lues, faisant retentir leurs voix et apparaître leurs figures. » Il me paraît difficile de penser que ces expressions désignent autre chose que les exemplaires originaux des écrits apostoliques conservés autant que possible dans les archives des Eglises auxquelles ces écrits avaient été adressés.
Voilà les faits ; ils nous garantissent, autant que cela peut se faire historiquement, l’origine apostolique des vingt livres qui forment le noyau du canon, tout en laissant la question ouverte pour les sept autres. 2o Quant à l’autre classe d’indices, ceux qui ressortent des livres eux-mêmes, l’un des plus importants est la manière dont se désigne l’auteur. S’il se nomme, comme dans les épîtres de Paul et dans celles de Pierre, ou se désigne plus ou moins clairement dans le cours du livre, comme dans l’évangile de Jean, dans sa première épître et peut-être dans l’Apocalypse, c’est une question de bonne foi. L’Eglise n’a pas hésité à la trancher affirmativement pour la plupart ; à l’égard d’un seul écrit, la 2e de Pierre, son sentiment a été profondément partagé durant les deux siècles qui ont précédé la décision synodale rendue en sa faveur à la fin du ive siècle. Le désaccord n’en a pas moins persisté. Les épîtres de Jacques et de Jude, en vertu de leur titre même, ne sont point apostoliques et ne peuvent par conséquent occuper dans le canon qu’une place secondaire. Il en est de même de l’épître aux Hébreux, dont l’auteur ne se nomme point. Quant aux trois synoptiques, c’est l’Eglise qui, en les réunissant, les a pourvus d’un titre. Mais ce qui importe ici, ce n’est pas le nom des auteurs, c’est la source à laquelle ceux-ci ont puisé ; et il est incontestable que cette source est pour tous trois les narrations du ministère de Jésus émanées du cercle apostolique. L’un d’eux, dans un préambule dont personne ne suspecte la parfaite loyauté, le déclare expressément, par rapport non à lui seulement, mais aussi à tous ceux qui ont rédigé dans les premiers temps le récit du ministère de Jésusv. Cette origine commune de nos trois synoptiques ressort clairement, d’ailleurs, des rapports de fond et de forme qui les unissent, de sorte que nous n’avons pas besoin de la tradition qui met celui de Luc en relation avec Paul et celui de Marc en relation avec Pierre, pour envisager ces écrits comme réellement apostoliques par leur contenu.
v – « Puisqu’un grand nombre ont entrepris de rédiger un récit touchant les faits qui se sont accomplis parmi nous, selon que nous les ont transmis ceux qui en ont été dès le commencement les témoins oculaires et qui sont devenus les serviteurs de la Parole, il m’a paru bon à moi aussi… »
Cet exposé très abrégé des faits les plus essentiels est propre à laisser, je pense, une impression très différente de celle que peut avoir produite le tableau tracé par M. Sabatier. Il prouve qu’au moyen de ces deux classes d’indices l’Eglise peut arriver à se convaincre de l’origine apostolique des écrits les plus importants et les plus nombreux du recueil canonique.
Il est vrai que ces moyens ne nous conduisent qu’à une conviction humaine, simplement historique, et M. Sabatier nous rappelle avec raison qu’il n’y a pas de proportion entre cette fides humana et la fides divina, la foi religieuse, que nous leur accordons. Mais s’il faut distinguer avec soin la foi qui porte uniquement sur la réalité des faits, de la foi religieuse qui s’approprie leur sens divin et leur efficacité spirituelle, il faut se garder de les opposer. Elles se confirment et se complètent l’une l’autre, car chacune repose sur sa propre base. Il n’y a pas de proportion entre elles, il est vrai, parce qu’un facteur supérieur, Christ lui-même, intervient pour fonder la seconde ; mais la première sert le plus souvent d’acheminement à l’autre. Plus que cela, elle peut lui devenir nécessaire. La foi religieuse laissée à elle-même peut dans certains moments être tellement déprimée qu’elle en vienne à se demander si elle ne se nourrit pas de faits fictifs, nés, dans l’imagination de quelque romancier, des besoins mêmes qu’ils paraissent destinés à satisfaire. Dans ce moment n’y a-t-il pas en Hollande une école qui enseigne que le personnage appelé Jésus n’a jamais existé, que ce n’est là qu’un idéal enfanté par le cœur humain sous l’empire de certaines circonstances particulières ? Ce n’est pas à tort que l’on a prétendu que, d’après le système de Bruno Bauer sur la vie de Jésus, toute cette histoire se réduisait à ceci : « En ce temps-là il arriva… que rien n’arriva. » Assurément la foi historique toute seule laisse l’âme plongée dans la mort ; mais, d’autre part, la foi religieuse sans cet appui risque par moments de sombrer dans le vide.
L’Ecriture renferme un exemple frappant de la relation entre ces deux espèces de foi et de la transition normale de l’une à l’autre. C’est celui que l’on cite souvent aujourd’hui, assez maladroitement, pour les opposer. A la suite des deux jours que Jésus avait passés à Sychar, les habitants de cette ville disent à la femme dont le rapport les avait fait accourir auprès de Jésus : Nous ne croyons plus à cause de ta parole ; car nous-mêmes l’avons entendu, et savons que c’est lui qui est vraiment le sauveur du monde. La foi historique, provenant du récit de la femme, avait commencé l’œuvre en les mettant en relation avec Jésus, et la foi religieuse, résultant du contact avec Jésus lui-même, l’avait achevée en leur faisant trouver le salut. Nous voyons là le type de ces milliers de cas subséquents dans lesquels la lecture des écrits sacrés a rempli et remplira encore le rôle joué cette première fois par le récit de la Samaritaine et où, l’Esprit divin glorifiant Jésus dans le cœur venu à lui, fera ce que le Seigneur lui-même avait opéré chez les habitants de Sychar.
Aurai-je, par ces explications plus longues que je n’aurais désiré, réussi à convaincre M. Sabatier que je ne suis pas condamné, ou plutôt que le vrai protestantisme n’est pas condamné à chercher un abri sous l’autorité du Vatican pour ne pas tomber dans un subjectivisme sans fond ? Mais, malgré toutes ces différences dans la manière d’envisager le canon et le fondement de son autorité, il reste un point sur lequel je suis entièrement d’accord avec M. Sabatier : c’est l’impossibilité, en face des faits, d’admettre la théorie du canon providentiel et indiscutable. Cherchons donc plus profond encore le véritable point du débat.
D’après un passage, M. Sabatier semblerait croire que la divergence porte au fond sur une question de psychologie : « Ce qui est entre nous, dit-il, c’est une théorie de la connaissance. » La religion, selon lui, précède la pensée religieuse ; les dogmes sont une émanation de la vie ; le Nouveau Testament commence par ressusciter spirituellement, de là jaillit la lumière ; tandis que d’après moi ce serait l’inverse, ce serait d’une connaissance intellectuelle que naîtrait la vie religieuse. Je ne pense pas que le désaccord signalé existe réellement. Je ne conteste nullement qu’une révolution religieuse opérée dans l’âme n’y éveille des idées toutes nouvelles, n’y crée une nouvelle manière de comprendre et d’apprécier toutes choses. Mais s’il y a une lumière qui naît de la vie, il faut certainement aussi une lumière pour créer la vie. Ce second côté de la vérité, M. Sabatier ne peut pas plus le contester que je ne songe à contester l’autre. « La religion, dit-il, produit les dogmes comme un arbre les fleurs et les fruits. » Très bien ; mais n’oublions pas la racine. L’arbre ne sort pas du sol, mais d’un germe vivant. « Les dogmes, dit-il, sont l’effort soutenu et progressif de la conscience religieuse se rendant compte de son propre contenu. » Bien ! Voilà certainement l’origine des dogmes ecclésiastiques. Mais ce contenu de la conscience chrétienne, d’où vient-il ? N’est-ce autre chose que la loi morale naturelle ? Dans ce cas, la vie chrétienne n’en saurait sortir. Si le dogme chrétien a son antécédent dans la vie de la foi, la vie de la foi, chez un être intelligent et qui ne se donne que librement, doit avoir le sien dans une connaissance antérieure quelconque. Pour que je m’abandonne à un maître, il faut que je sache non seulement qu’il est, mais ce qu’il est, et par quelles qualités il mérite ma confiance. Si M. Sabatier doit reconnaître ce côté de la vérité, comme je reconnais celui qu’il aime à faire ressortir, je conclus de là que ce n’est pas non plus dans la théorie de la connaissance que se trouve l’origine réelle de la différence qui nous sépare.
Où gît-elle donc ? M. Sabatier dit lui-même dans un autre passage : « C’est la nature de la Révélation qui fait le fond du débat. » Oui, enfin, nous y et même d’une double révélation divine, l’une extérieure, celle de la nature qui nous environne (Romains 1.19-20), l’autre intérieure, celle de l’ordre moral au-dedans de nous (Romains 2.14-15), et que ces deux témoignages combinés font naître en nous le sentiment de la divinité ; ainsi il faut, pour faire naître cette forme toute nouvelle de la vie religieuse qui s’appelle la vie chrétienne, une nouvelle révélation spéciale qui, par une commotion profonde, prépare l’enfantement d’un nouvel homme.
La question est de savoir en quoi consistera, ou plutôt en quoi a consisté cette révélation nouvelle. M. Sabatier, d’après son discours sur la Vie des dogmes et son dernier article dans la Revue chrétienne, paraît n’admettre à l’origine de la vie chrétienne qu’une révélation extérieure, celle qui consiste dans la personne terrestre de Jésus-Christ, dans sa vie en Dieu et dans le rayonnement de sa conscience filiale. La question sera donc de savoir si une telle révélation suffit pour expliquer les faits, si elle suffit surtout pour opérer le salut de l’homme pécheur. Voilà le vrai sujet du débat. J’examinerai cette question dans un autre article, si M. le Directeur de la Revue veut bien m’accorder encore pour cela la place nécessaire.
Très honoré Collègue,
La correspondance que j’ai eue avec vous à l’occasion du travail qui va suivre, m’engage à vous l’adresser à vous-même comme une suite des explications que nous avons échangées. Peut-être, en revêtant la forme d’un entretien, la critique que j’ai à faire de votre notion de la révélation, prendra-t-elle un caractère plus cordial et plus détendu. Tout en me donnant sur votre manière de voir les éclaircissements qui vous ont paru nécessaires, vous m’avez demandé d’exercer mon rôle de critique « en toute rigueur ». Je ne manquerai pas de le faire, sans oublier que l’amour est aussi nécessaire à l’entendement qui discerne, que la chaleur vitale à la clarté du regard.
Vous avez bien voulu formuler vous-même en vue de cette discussion votre notion de la révélation : « Je fais, m’écrivez-vous, consister la révélation dans la production, d’après un plan providentiel, apparent surtout en Israël, de consciences religieuses où éclate en fait une vie religieuse ascendante, jusqu’à la conscience du Christ où la vie religieuse parfaite apporte du même coup la l’élévation suprême. »
Vous approuverez vous-même que, dans ce sommaire si nettement formulé, j’attire l’attention particulière de nos lecteurs sur les termes de consciences religieuses, de vie religieuse ascendante, de vie religieuse parfaite, et que je rappelle ici, comme commentaire authentique de ces expressions, quelques propositions tirées de votre discours sur la Vie intime des dogmes, et de votre Réplique dans le numéro de janvier de ! cette Revue. Vous dites : « Ce qui constitue la révélation, c’est l’expérience religieuse créatrice et féconde faite tout d’abord dans l’âme des prophètes, du Christ et des apôtres. » Puis : « Dieu entrant en commerce et en contact avec l’âme humaine lui fait faire une certaine expérience religieuse, d’où ensuite par réflexion sort le dogme… Point n’est besoin que l’on nous révèle des pensées abstraites ; notre esprit est parfaitement apte à les produire… On ne nous aide pas en nous donnant une idée abstraite de plus, mais en nous ressuscitant. » « L’erreur que j’ai voulu combattre, dites-vous encore, est que la religion est essentiellement une théorie métaphysique, une connaissance. La religion existe à l’état d’émotion, de sentiment, d’instinct vital, avant de se traduire en notions intellectuelles et en rites. » L’axiome psychologique sur lequel vous faites reposer cette théorie, est celui-ci : « L’éveil du sentiment précède toujours celui de la pensée… »
Je pense que depuis Schleiermacher tout le monde est d’accord avec vous sur le côté négatif de ces assertions. L’ancien supranaturalisme pensait que le contenu de la révélation était un ensemble de vérités religieuses. Je me joins à vous pour rejeter, avec le savant que je viens de nommer et duquel date le renouvellement de la théologie moderne, cette ancienne manière de voir ; et, dans ce sens, je pourrais accepter cette espèce d’axiome que j’entendis un jour sortir de la bouche d’un homme éminent que bien vous connaissez : « L’Esprit de Dieu n’a jamais communiqué une pensée à l’esprit de l’homme. » Je puis l’accepter, dis-je, à condition que par pensée nous entendions une vérité religieuse abstraite, dogmatiquement formulée.
Mais faut-il conclure de là, comme vous le faites, que l’acte révélateur consiste uniquement dans la production d’émotions religieuses, dans l’accroissement de l’instinct vital, et que toutes les connaissances précises qu’apporte la révélation ne soient que les produits de la réflexion appliquée à cette expérience ? C’est là ce qui me paraît une grave erreur, dont je vais rechercher le principe et étudier les conséquences.
Avant tout, une question de mot, qui est bien aussi une question de chose. Ce que vous appelez révélation, ne mérite-t-il pas plutôt le nom d’inspiration ? On inspire une vie ; on révèle un fait. L’inspiration est un souffle qui enfle les voiles de l’être moral ; la révélation, une longue-vue qui fait discerner les objets lointains que l’œil n’apercevait pas. Si l’action de l’Esprit divin dont vous parlez, s’exerce directement sur le sentiment, en y éveillant des impressions religieuses et une vie nouvelle, cette action me paraît mériter le nom d’inspiration plutôt que celui de révélation.
Cependant, comme vous ajoutez que les modifications du sentiment ainsi produites agissent sur l’intelligence et la poussent à formuler des pensées et des jugements, vous pouvez répondre que c’est dans ces pensées et ces jugements que consiste la révélation au sens propre du mot. Malgré cela l’expression serait peu correcte. Car de deux choses l’une : ou bien ces concepts et ces jugements, tirés de l’émotion éprouvée, sont vrais. Et pourquoi le sont-ils ? Parce qu’ils sont conformes à la nature de la cause à laquelle est dû l’ébranlement qui s’est produit dans le sentiment. Ils sont sortis de l’émotion ressentie parce qu’ils y étaient virtuellement renfermés, et cela en vertu de leur relation logique avec le fait qui a été la cause de l’émotion. De même que l’un de nos plus profonds penseurs a dit : « Si Platon est sorti de la cellule, c’est que Platon était dans la cellule, » de même nous pouvons dire : Si l’idée qui s’est dégagée de l’émotion est vraie, c’est qu’elle n’y a pas été arbitrairement importée, mais qu’elle était virtuellement renfermée dans le fait qui a remué l’âme ; et ce qui en conséquence mérite le nom de révélation, ce n’est ni l’émotion ressentie, ni les idées qu’elle a fait naître, c’est la vue intérieure et subite de ce fait qui m’a ému. Ou bien, l’idée que ma réflexion a dégagée est fausse, c’est-à-dire que dans ma déduction intellectuelle j’ai suivi une fausse piste ; et c’est bien alors qu’il ne faut pas parler de révélation. Dans les deux cas donc, ce serait un abus de mots que d’appeler révélation l’idée religieuse que l’esprit se forme à lui-même en prenant le sentiment pour point de départ.
Mais vous objecterez que je n’ai nul droit de postuler, pour la production de l’émotion religieuse ou de l’accroissement de la vie intérieure, une cause quelconque à côté de l’Esprit divin. Cet Esprit ne peut-il pas, sans aucun intermédiaire et par sa propre puissance, exciter dans le cœur de l’homme des sentiments d’adoration, de confiance, de soumission, de reconnaissance, et communiquer ainsi à l’âme une vie nouvelle ? Penser ainsi, ce serait méconnaître la différence qu’il y a entre la vie physique et la vie spirituelle. La première se transmet à un être plongé dans un état d’inconscience et de passivité absolue. La communication de la seconde suppose l’active réceptivité et par conséquent l’état conscient et libre de celui qui la reçoit. Or la réceptivité intelligente de l’âme ne peut être éveillée et mise en jeu que par une communication intelligible, et si cette communication n’est pas celle d’une vérité abstraite (espèce de révélation dont nous avons reconnu qu’il ne saurait être question), ce ne pourra être que celle d’un fait, et, puisqu’il s’agit d’une émotion religieuse, d’un fait appartenant au domaine divin ; autrement il ne pourrait affecter l’âme religieusement. Si cette connaissance préalable, par laquelle l’âme devient apte à recevoir l’action vivifiante de l’Esprit, n’était pas indispensable, pourquoi cet Esprit ne communiquerait-il pas immédiatement à tous les hommes cette vie supérieure qui est leur destination finale ? Pourquoi Jésus aurait-il eu besoin de préparer par deux années, non seulement de saints exemples, mais aussi de saintes leçons, l’effusion de la vie nouvelle à la Pentecôte ?
Pour donner un exemple du processus par lequel, selon vous, les idées et les jugements naissent du sentiment, vous citez le cas d’un homme qui, saisi par l’un des grands spectacles de la nature, tire de l’émotion profonde qu’il ressent, ce jugement exclamatif’ : Dieu est grand ! — Oui, certes, le jugement est le produit de l’émotion. Mais l’émotion elle-même, d’où vient-elle ? Est-elle née spontanément ? N’y a-t-il pas derrière elle le grand spectacle dont l’aperception a été pour l’âme de cet homme une révélation nouvelle de la grandeur divine ? Si le jugement énoncé par cet homme est vrai, sa vérité repose précisément sur ce que la grandeur de Dieu était réellement dans ce spectacle et en rayonnait. C’est ce fait divin, qui, perçu par le sens interne, a produit l’émotion ; il y reste présent comme toute cause dans son effet ; et c’est là ce qui donne sa valeur au jugement énoncé. Ce jugement ne fait que reproduire sous la forme de la pensée ce qui était dans l’émotion sous forme de fait réel.
Cet exemple, choisi par vous, me paraît donc très propre à faire toucher du doigt le défaut de votre théorie. Vous parlez de la production de la vie religieuse, de l’éveil de la conscience religieuse, comme si l’Esprit divin opérait tous ces phénomènes sans aucun intermédiaire et d’une manière purement magique ; vous oubliez le moyen à chaque fois mis en œuvre pour produire de tels effets. Là me paraît être la lacune de votre théorie. Toutes ces expressions de vie religieuse, d’expériences religieuses, de conscience religieuse, dont vous aimez à vous servir, ont l’inconvénient de faire miroiter aux yeux de vos lecteurs des effets sans causes ; elles pèchent contre le principe de raison suffisante.
Vous vous trompez, me répondez-vous. J’admets avec vous que la vie chrétienne n’est point créée dans l’âme par le Saint-Esprit sans une révélation préalable. Mais cette révélation a été d’une tout autre nature que la révélation à laquelle vous pensez. C’est un fait historique, positif ; c’est le plus grand spectacle qu’ait présenté l’histoire, celui de la conscience de Jésus et de sa vie filiale. Cette apparition en fait d’une relation si unique avec Dieu est la révélation, la révélation absolue. L’Esprit-Saint n’en réclame pas d’autre pour produire dans une âme la vie chrétienne. — Cette réponse renferme certainement une part de vérité ; elle n’est pourtant pas la vérité. Vous mettez assez fréquemment sur la même ligne, quant au phénomène psychologique de la révélation, les prophètes, Jésus, les apôtres, et même implicitement tous les chrétiens. Car, quand vous dites, dans une phrase déjà citée, que ce qui constitue la révélation, c’est l’expérience religieuse faite tout d’abord dans l’âme des prophètes, du Christ et des apôtres, ce tout d’abord fait entendre qu’il y a une suite, et cette suite ne peut être que l’Eglise chrétienne. Eh bien ! l’explication tirée de l’apparition historique de Jésus ne convient qu’en partie à l’Eglise et aux apôtres, et pas du tout à Christ et aux prophètes.
Les prophètes : comment prétendre que l’éveil de leur conscience religieuse soit due à l’apparition historique de Jésus-Christ, ou bien à quelque autre apparition analogue, à moins que vous n’en appeliez à la vue anticipée du Messie dans les visions prophétiques ? Mais vous vous garderez de le faire ; car ce serait passer de votre système dans le mien.
Jésus-Christ : nous analyserons tout à l’heure le phénomène de la révélation relativement à la personne de Christ. Je me contente ici de vous rappeler que ce n’est certainement pas le spectacle de sa propre vie filiale qui a servi à produire en lui le sentiment filial, mais que c’est le contraire qui est vrai.
Les apôtres : s’il s’agit des Douze, la réponse est relativement vraie. Oui, cela n’est pas douteux, la contemplation de la vie terrestre de Jésus a été le grand moyen d’éveil de leur vie religieuse et de leur expérience chrétienne. Mais il n’en est pas moins vrai que, quel que soit le rôle que la contemplation de la vie terrestre du Seigneur ait rempli dans leur vie et dans leur ministère, le point saillant, décisif de leur prédication a été le témoignage rendu à la mort et à la résurrection de Jésus, à son élévation céleste et à son glorieux retour. Veuillez relire dans les Actes les trois discours de Pierre, à la Pentecôte, à la suite de la guérison de l’impotent et chez Corneille (ch. 2, 3, 10), surtout, dans ce dernier discours, les paroles finales. v. 40-43, et vous vous convaincrez du fait que je rappelle ici. Luc lui-même résume ainsi le témoignage primitif des Douze : Et les apôtres rendaient témoignage avec une grande force à la résurrection du Seigneur Jésus, et une grande grâce était sur eux tous (Actes 4.33). Quant à Paul, lui qui a travaillé plus qu’eux tous, le fait est plus évident encore. Vous ne contesterez pas que le témoignage rendu, à la vie filiale de Jésus n’a été — et cela s’explique facilement — qu’un point très secondaire dans son enseignement apostolique. Quand il rappelle aux Corinthiens ce qu’il leur a transmis ἐν πρώτοις, en tout premier lieu, qu’est-ce ? La mort de Christ pour nos péchés, son ensevelissement et sa résurrection le troisième jour (1 Corinthiens 15.1-4).
L’Eglise enfin : il est notoire que si le récit de la vie de Jésus a toujours été le sujet principal de l’instruction chrétienne élémentaire, et que si les évangiles sont un aliment indispensable et journalier pour chaque fidèle, la puissance de la prédication évangélique, ce qui a enfanté les Ignace, les Augustin, les Luther, les Zinzendorf, les Livingstone, c’est la contemplation de ces grands faits : l’abaissement volontaire du Fils de Dieu, son sacrifice sanglant pour le pardon de nos péchés, la victoire sur la mort par la résurrection et l’attente de son retour et de son triomphe final. Voila les faits divins dont la proclamation a enfanté à la foi, a enflammé d’amour, a fait tressaillir d’espérance tous les héros de la vie chrétienne depuis les premiers temps jusqu’à nos jours.
Ils auraient pu mieux faire, direz-vous peut-être. La vie terrestre du Seigneur, mise plus décidément à la première place, leur eût fourni une nourriture plus saine encore. Peut-être, je ne discute pas ce point ; je constate un fait. Vous voulez de l’expérience ; en voilà une qui ne manque pas d’ampleur.
Mais arrivons au point capital : la conscience filiale de Jésus. C’est ici que la question acquiert, si j’ose ainsi dire, toute son acuité. D’après votre théorie, c’est ce qu’il y a de purement religieux et de réellement vital dans la conscience du Christ, qui a été le produit de la révélation : « Le sentiment intime que Jésus a eu de sa relation filiale avec Dieu, voilà le contenu de la révélation qu’il a reçue. » Par contre tout ce qui s’y est ajouté plus tard, comme élément rationnel, intellectuel, métaphysique, provient de la réflexion de Jésus lui-même sur cette expérience intime. Or, selon vous, ces deux éléments, « l’élément mystique » et « l’élément intellectuel », restent essentiellement différents de nature. Il importerait donc beaucoup de faire le départ de ces matériaux hétérogènes qui se combinent dans l’enseignement de Jésus. Mais cela est-il possible ? Tenons-nous-en à ce qu’il y a de plus essentiellement religieux, à ce que vous appelez le germe vital et créateur, la conscience filiale de Jésus. En l’analysant, pourrons-nous faire abstraction d’une certaine connaissance des traits qui constituent la notion de Dieu, et qui font que le Père, qui se révélait à lui, était pour sa conscience l’être divin, et non point un autre ? Vous direz que, même en supprimant dans cette révélation tout élément intellectuel, il restait toujours la figure d’un être saint et bon. Mais cela ne suffît point. Supposez que je me sente aimé de Dieu comme d’un ami dont je reçois les bienfaits sans le connaître, que, aimé de lui, j’ignore absolument quel il est, quel est son mode d’exister, s’il peut être partout avec moi, s’il peut me suivre de son regard, s’il peut m’entendre quand je lui parle, s’il peut m’exaucer quand je le prie, — comment pourrai-je entretenir avec lui une relation vraiment filiale ? Ne faisons pas sans doute des attributs divins l’objet d’une révélation dogmatique ; mais reconnaissons-y pourtant les traits indispensables de la figure divine de Celui qui parlait au cœur de Jésus en lui disant : « Je t’aime comme mon fils. » Dans cette communication intime il n’y avait pas seulement le verbe et l’objet ; il y avait le sujet : Je, qui ne pouvait rester pour le cœur de Jésus un x indéfinissable, qui, afin d’être pour lui Dieu, devait se distinguer nettement de tout être borné, relatif, dépendant, et qui ne pouvait le faire sans que la notion de sa personne fût fixée dans l’esprit de Jésus au moyen de certains caractères intellectuels, dites métaphysiques, si vous voulez. La conscience de la paternité divine ne se conçoit qu’à cette condition. Si ces caractères distinctifs du mode d’être divin que Jésus a attribués au Père dont il sentait l’amour, n’étaient que des produits de sa propre réflexion, la révélation paternelle de Dieu, même au point de vue religieux, serait dans son essence restée incomplète. Jésus n’aurait pas connu Celui qui lui parlait de la sorte, et cette conscience filiale que Christ avait de Dieu, et qui devait être la révélation absolue, n’aurait été qu’un foyer obscur.
J’ai essayé de vous montrer par où pèche, à mon avis, votre notion de la révélation : c’est l’absence de la communication de certains faits et traits divins propres à produire l’émotion religieuse. Je vais examiner maintenant avec vous quelles sont les conséquences de cette lacune ; conséquences de droit, qui sont déjà en partie des conséquences de fait. Elles sont plus graves qu’on ne le croirait au premier coup d’œil.
Nous avons vu que, s’il n’y a pas de faits divins révélés à la base de l’émotion religieuse, les idées que la réflexion tire de celle-ci n’ont plus de fondement solide. Car elles n’ont de vérité que dans la mesure où elles sont, sous la forme de la pensée, la reproduction généralisée des faits particuliers qui ont religieusement ému le cœur. Cette remarque est décisive pour ce qui va suivre.
Si tout le contenu intellectuel de l’enseignement de Jésus n’est, comme vous le pensez et comme le pense également M. Léopold Monodw, qu’un ensemble de conclusions déduites de son sentiment filial, nous nous voyons forcés de soumettre à un certain contrôle la valeur logique de ces conclusions.
w – « L’enseignement de Jésus tout entier n’a-t-il pas été puisé dans sa conscience filiale ? » Revue chrétienne, mars, p. 180.
Jésus ne s’est pas seulement déclaré fils ; il s’est nommé le Fils, absolument parlant. Sur quel fondement ? En vertu de son sentiment filial ? Mais ce sentiment l’autorisait-il à tirer une conclusion pareille ? Connaissait-il assez la relation de Dieu avec tous les autres êtres humains, présents, passés ou futurs, pour s’attribuer une position aussi spéciale et aussi unique ?
Il a enseigné l’amour du Père pour tous les hommes : D’où concluait-il cet amour universel ? De son propre sentiment filial ? Cette conclusion était-elle logiquement assurée ? L’amour de Dieu pour un juste prouve-t-il nécessairement son amour pour les injustes ?
Jésus a déduit de cet amour universel la certitude du pardon universel, et sur ce fondement il a adressé un « Tes péchés te sont pardonnés » au paralytique, à la femme pécheresse, et à bien d’autres sans doute. Une simple déduction logique peut bien donner à un homme le droit d’espérer pour un autre le pardon divin, mais non celui de lui dire : « Va en paix ! » et surtout de s’exprimer ainsi : « Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre l’autorité de pardonner les péchés… ! »
Ici vient s’ajouter une nouvelle considération très importante que vous avez vous-même fait valoir avec beaucoup de force dans votre discours sur la Vie intime des Dogmes : Jésus était juif, élevé dans le milieu juif. Il a donc dû être imbu des son enfance d’idées juives, et celles-ci ont pu influencer d’une manière notable le travail par lequel sa réflexion a déduit de son sentiment filial les concepts religieux qui remplissent son enseignement. Vous énumérez à cette occasion un certain nombre de « ces concepts héréditaires dans lesquels a été enfermé l’Evangile primitif palestinien » (celui de Jésus). Voici ceux que vous indiquez : « La notion de justice, la notion métaphysique de Dieu, le messianisme, les espérances apocalyptiques. » Sans doute, d’après les éclaircissements que vous avez bien voulu me donner, vous n’identifiez pas ces deux choses : notion judaïque et notion fausse. Entre les concepts judaïques de Jésus vous en distinguez un certain nombre qui étaient susceptibles d’être spiritualisés et qui ont pu ainsi demeurer dans l’Evangile. Le dernier des quatre que vous avez cités, est le seul que vous condamniez expressément. Vous vous servez dans un autre endroit de cette expression : « le scénario de l’eschatologie messianique » ; c’est ainsi que vous désignez l’idée de la parousie « telle qu’on la trouve dans l’Apocalypse et dans les derniers discours de Jésus ». Dans ce cas, comme dans celui de la croyance aux anges et aux démons, l’imagination de Jésus s’est donc laissé surprendre par les rêveries judaïques. Vous ne vous arrêtez pas là. Vous jetez comme en passant cette phrase qui pourtant donne beaucoup à penser : « Nous parlons toujours de l’inspiration des prophètes et des apôtres, de l’expiation, de la Trinité, de la divinité du Christ, du miracle ; mais nous les entendons, peu ou prou, autrement que nos pères. Le fleuve coule toujours. » Quel fleuve ? celui des idées doctrinales, des concepts intellectuels ; c’est là l’élément « essentiellement variable ». Il coule toujours, ce fleuve doctrinal, se transformant, se purifiant, se spiritualisant depuis sa source sur les bords du lac de Génézareth, jusqu’à son embouchure actuelle boulevard Aragox. Et qui sont ces pères dont vous parlez, avec qui nous ne nous entendons plus, nous leurs enfants du xixe siècle ? Luther et Calvin ? Je me console. Augustin et Athanase, Polycarpe et Ignace ? Je me console encore. Saint Jean, saint Paul ? Ici je ne me console plus si aisément. Jésus-Christ ? Cette fois, je ne me console plus du tout, et même je tremble, quoiqu’on nous ait interdit la peur. Quoi ! nous entendrions autrement que lui l’inspiration des prophètes et des apôtres ? Eh bien, passe encore ! Mais l’expiation, le sens de sa propre mort ? Il a établi un lien étroit entre son sang versé et la rémission de nos péchés. C’est à revoir. La Trinité ? La notion de Dieu qu’il appelait son Père, et duquel il disait : « Nul ne connaît le Fils que le Père, ni le Père que le Fils et celui à qui le Fils voudra le faire connaître ! » La divinité du Fils ? La notion que, d’après la narration de ses disciples, il nous a donnée de sa propre personne ! Le miracle ? Ces faits qu’il envisageait comme des témoignages du Père en sa faveur et que l’on sait aujourd’hui n’avoir été que des effets bienfaisants et naturels de sa personnalité ! Oui, peu ou prou, nous entendons tout cela — et d’autres choses encore, dont je ne parle point ici — autrement que lui. Et quand on a retranché toute cette « fécule hébraïque » pour ne conserver que « le germe vital », il reste « la conscience du Fils de Dieu, qui a été placée au milieu de l’histoire et au sein de l’humanité comme une puissance de vie capable d’engendrer la vie après elle ». Pour moi, ce qui me frappe dans tout cela, c’est qu’au lieu de posséder, comme je le croyais, un plein dans le Christ des Evangiles, je vois se former devant moi un vide dans lequel disparaît le Jésus de l’Eglise, le Jésus de Jésus lui-même.
x – Adresse de la Faculté Protestante de Paris, où siégeait Sabatier… L’octogénaire de Neuchâtel savait encore décocher un de ses traits à l’humour irrésistible et ravageur. (C. R.)
Mon cher collègue, je ne vous reproche aucune de ces hardiesses ; je ne vous accuse ni de rationalisme, ni de manque de foi : vous êtes simplement logique. Toutes ces conséquences étaient renfermées dans votre premier principe : la négation de la révélation, au sens vrai du mot ; et ces conséquences, il faut vous rendre le témoignage que vous les avez vaillamment et loyalement déduites. Nous devons vous en avoir gré. Car par là vous avez puissamment contribué à éclaircir la question.
Il résulte de ce qui précède que vous avez raison de distinguer entre le sentiment religieux et l’idée religieuse, mais que votre tort consiste à confondre deux ordres tout différents d’idées religieuses : celles qui précèdent le sentiment et celles qui le suivent. Les premières communications de certains faits divins à des interprètes choisis, par une révélation progressive qui a déterminé les phases de ce développement ascensionnel esquissé par vous (p. 1) ; et les secondes, produits de la réflexion cherchant à formuler le contenu de ce développement accompli.
Vous avez oublié les premières, ou plutôt vous les niez ; car si vous y croyiez, vous ne les oublieriez pas. A cette négation j’opposerai les affirmations suivantes que je chercherai à expliquer et à justifier.
1° Une révélation (telle que je l’entends) est-possible. Dieu ne communiquera pas à l’homme une doctrine formulée. Mais je ne vois pas pourquoi, voulant librement sauver l’homme, il ne l’initierait pas aux actes par lesquels il veut accomplir cette œuvre de divin sauvetage, afin que, ces actes divins étant proclamés, l’homme puisse en accepter le bénéfice avec intelligence et liberté et s’en assimiler l’efficace.
Est-il impossible à un ami de communiquer un projet à son ami, à un père d’annoncer une nouvelle à son fils, à un souverain de faire part de ses plans à son ministre ? Et cependant il y a entre ces deux hommes qui communiquent si aisément, une cloison, celle des deux corps dans lesquels sont emprisonnés leurs esprits. Et le Père des esprits de toute chair, esprit lui-même, ne pourrait pas communiquer avec les esprits émanés de lui et qui reçoivent incessamment de lui la vie, le mouvement et l’être !
La question n’est pas de savoir s’il le peut, mais s’il le voudra. C’est à l’expérience seule de donner la réponse ; et elle l’a donnée.
2° Il y a eu des révélations de faits particuliers. Le tableau de la résurrection des os secs annonçant à Ézéchiel le rétablissement d’Israël à la suite de la captivité de Babylone, et celui du Serviteur de Jéhova, dans lequel Dieu a fait passer devant les yeux du prophète la mort expiatoire du Messie, sa résurrection et la justification du monde qui en résultera, sont entre les plus frappants exemples de la révélation prophétique. Citons encore ici quelques traits plus particuliers ; je les puise en quelque sorte au hasard dans l’Ecriture sainte. « Va vers Pharaon et délivre mon peuple, » dit l’Eternel à Moïse. Si Moïse avait obéi docilement à cette injonction, on pourrait penser qu’elle n’est qu’une simple fiction destinée à illustrer la foi et l’obéissance de ce grand serviteur de Dieu ; mais elle ne rencontre chez lui que résistance et incrédulité. Il est peu probable qu’on l’ait inventée, en vue d’amener le récit de cette conduite du législateur.
Dans Esaïe, le Messie se plaint, par la bouche du prophète, d’avoir « en vain consumé sa force » en s’efforçant de sauver le peuple de Dieu. « Israël refuse de se rassembler » à son appel. Dieu lui promet alors de lui donner en dédommagement « les bouts de la terre ». La prévision de l’incrédulité d’Israël et de la foi des païens à l’égard de l’œuvre du Messie est trop étonnante pour qu’on puisse la croire inspirée au prophète par son seul instinct moral.
Jéhova dit dans Malachie ; « J’envoie mon messager devant moi pour me préparer la voie. » Le dernier des prophètes annonce par là l’envoi d’un précurseur qui précédera l’avènement messianique de l’Eternel et qui aura la tâche d’y préparer le cœur du peuple. La prévision de cet envoi préparatoire serait-elle un simple pressentiment moral ?
Jésus répond à la femme samaritaine : « Tu as bien dit : Je n’ai point de mari ; car tu as eu cinq maris, et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari ! » Cette femme est pour lui une inconnue ; il n’a certainement pas eu le temps de prendre des informations à son sujet ; car il vient d’arriver dans la contrée. Et il connaît déjà tous les détails de sa vie domestique ! Le fait d’une révélation prophétique (je ne parle point de toute-science) ne peut être contesté que si on fait de tout ce récit une fiction. Mais remarquons que toute cette histoire du séjour de Jésus en Samarie est par sa nature même ininventable. Elle tourne tout entière autour de cette parole de Jésus à la femme : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait, » qui est le nœud du récit (v. 29, 39, 42).
« L’un de vous me trahira. » On pourrait voir là un simple effet du discernement moral dont Jésus était doué. Mais la menace terrible qui suit : « Il vaudrait mieux pour cet homme qu’il ne fût jamais né, » et cet ordre : « Va et fais au plus tôt ce que tu as à faire, » indiquent une certitude d’une autre nature.
Que de paroles de Jésus supposent une connaissance des choses célestes supérieure à la nôtre et devraient être taxées de charlatanisme, si ce n’étaient que des inspirations de son sentiment propre ! « Abraham s’est réjoui de voir mon jour, et il l’a vu et il en a tressailli d’allégresse. » « Il y a de la joie parmi les anges de Dieu pour un pécheur qui se convertit. » « Satan a demandé à vous cribler comme on crible le blé, mais j’ai prié pour toi… »
« En vérité je te dis que cette nuit même, avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois. » La prédiction du reniement en elle-même pourrait être attribuée à la connaissance qu’avait Jésus de l’imprudence et de la présomption de Pierre ; mais ces détails : cette nuit même, le chant du coq, trois fois, caractérisent une vue plus précise qui n’appartient qu’à la prophétie. Ce fait est un de ceux qui sont racontés dans les quatre évangiles et il est trop peu à l’honneur du chef des apôtres pour avoir été inventé.
« Prends, tue et mange ! » Pierre s’y refuse, et cela par trois fois. Toute sa conscience proteste contre cet ordre. Ce n’est donc pas d’elle qu’il est sorti.
« Va à Damas, là on te dira ce qu’il faut que tu fasses. » « Tu me rendras témoignage à Rome, comme tu l’as fait à Jérusalem, » « L’ange du Dieu que je sers m’est apparu et m’a dit : Je t’ai donné tous ceux qui naviguent avec toi. » Voilà trois communications divines précises. De la première est résulté l’apostolat de Paul ; de la seconde probablement son appel si important au tribunal impérial ; de la troisième les énergiques mesures qui ont sauvé l’équipage. Ce dernier trait est raconté par un témoin oculaire (voir le nous dans tout le récit).
Si tous ces traits sont fictifs, il faut désespérer de l’histoire évangélique. Si un seul d’entre eux est authentique, l’expérience a parlé : il y a eu révélation, ne fût-ce qu’une seule fois.
3° Il y a une révélation générale du plan de Dieu pour le salut.
Comme tous les miracles se rapportent à un grand miracle général, celui du salut, toutes les révélations particulières, du genre de celles que nous venons de citer, appartiennent à un grand tout qui est la révélation de ce salut.
Le dessein du salut existe en Dieu. Jésus en indique le terme final : « Venez, vous les bénis de mon Père ; possédez le royaume préparé pour vous dès la fondation du monde. » Il a choisi, préparé, instruit ses apôtres en vue de l’exécution de ce plan : « C’est à vous qu’il a été donné de connaître les mystères du royaume de Dieu. » Les faits divins qui doivent concourir à l’exécution de ce plan, sont ces choses célestes que Jésus, dans l’entretien avec Nicodème (Jean ch. 3), oppose aux simples vérités morales, émanant de la conscience naturelle. Ces faits, affirme Jésus, ne peuvent être connus et révélés aux hommes que par la parole de Celui qui seul est descendu du ciel et les connaît de visu (v. 13). Ce sont, ajoute-t-il, l’incarnation, la rédemption par la mort ignominieuse du Messie, l’amour du Père qui a donné au monde son Fils unique pour opérer un salut universel (quant à sa destination) (v. 13-16). Tandis qu’il connaît les « choses terrestres » par les moyens naturels, les célestes lui sont connues au moyen d’une vue supérieure. « En vérité, je te dis que nous annonçons ce que nous connaissons et que nous témoignons de ce que nous avons vu » (v. 11). Jésus n’a pas puisé ces faits célestes dans son sentiment filial ; la connaissance qu’il en avait était intuitive, non déductive.
Quant aux apôtres, nous venons de voir qu’il les a initiés durant sa vie aux mystères du royaume, c’est-à-dire à la vraie nature spirituelle de ce royaume, aux lois toutes nouvelles de son développement, à son lent accroissement, à son terme magnifique, ainsi qu’à leur tâche au service de cette grande œuvre. Mais cette révolution par sa parole n’était qu’un commencement d’éducation ; il leur en promit une autre qui devait suivre son départ et qu’il leur donnerait par son Esprit : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire ; quand l’Esprit que je vous enverrai sera venu, il vous conduira dans toute la vérité, en vous rappelant les choses que je vous ai dites et en vous en enseignant de nouvelles » (Jean 16.12-13).
Cette action révélatrice de l’Esprit s’est exercée d’une manière beaucoup plus intense encore chez Paul ; car chez lui tout était à créer. Vous avez déclaré que vous envisagiez la conception de l’Evangile, tel que Paul l’a prêché et exposé dans ses épîtres, comme « une doctrine personnelle, sortie de ses expériences particulières, élaborée par sa propre dialectique, et non comme un don de la révélation ». Il faut dans ce cas que saint Paul se soit fait de bien graves illusions sur ce qui s’était passé en lui. Car il déclare précisément le contraire : Je vous ai fait connaître, frères, que l’Evangile qui vous a été annoncé par moi n’est pas selon l’homme, car il ne m’a point été transmis et je n’en ai point été instruit par un homme, mais par la révélation de Jésus-Christ. (Galates 1.11-12). Lorsqu’il plut à Dieu, qui m’avait choisi dès le sein de ma mère, de révéler en moi son Fils (Galates 1.16). Tout fut tellement foudroyant dans cette conversion, la part de l’homme y fut tellement réduite au minimum, que nous avons là une garantie de la vérité du sentiment de saint Paul sur ce point. L’illumination intérieure, qui fut le lien entre ces deux faits divins : sa conversion et son apostolat, ne peut être moins divine qu’eux.
Paul a exposé dans un autre passage son sentiment sur l’origine de sa connaissance évangélique : Nous annonçons le mystère caché en Dieu, la sagesse décrétée dès avant les siècles pour notre gloire…, choses que l’œil n’a point vues et qui ne sont point montées à l’esprit de l’homme… Mais Dieu nous les a révélées par son Esprit. Car l’ Esprit sonde les profondeurs de Dieu et nous avons reçu l’Esprit de Dieu pour connaître les grâces qui nous ont été accordées par Dieu. (1 Corinthiens 2.6 et suiv.).
L’Apôtre fait remarquer à celle occasion que, comme l’esprit de l’homme seul connaît les choses qui se passent dans l’homme et peut les révéler à un autre, ainsi l’Esprit de Dieu seul sonde les profondeurs de Dieu, ses sentiments et ses décrets émanant de sa libre souveraineté, et peut les faire connaître à l’homme. C’est là une théorie de la révélation, mon cher collègue, qui vaut bien les nôtres, n’est-ce pas ? J’espère n’en être pas aussi éloigné que vous.
Au chap. 5 de la 2e aux Corinthiens, Paul se représente comme l’ambassadeur de Dieu chargé d’offrir de sa part et pour la cause de Christ la main de réconciliation à tout pécheur. Un ambassadeur est pourvu d’un message de la part du souverain qui l’envoie ; voici celui de Paul : Dieu a mis en nous la parole de la réconciliation. En effet, si réellement Dieu a conçu et arrêté un plan pour accomplir le salut de l’humanité, il a dû pourvoir, en le révélant à quelques hommes choisis par lui, à ce que tous en eussent connaissance et pussent avec pleine conscience et liberté accepter ou rejeter la main de réconciliation qu’il voulait leur tendre. S’il y a un salut divin, il doit être révélé, à moins que Dieu ne veuille le réaliser par un acte de sa toute-puissance excluant l’acceptation libre de l’homme, ce qui est moralement impossible.
4° La révélation est accompagnée de l’inspiration, mais elle en diffère.
Dans la révélation Dieu parle à l’homme ; par l’inspiration, l’homme, qui a reçu la révélation, la communique aux autres hommes. Cette relation est celle qu’établit saint Paul, d’après sa propre expérience, entre ces deux faits divins ; après avoir décrit la révélation comme nous venons de le dire, il ajoute (2 Corinthiens 2.13) : Et ces choses (révélées), nous les annonçons, non en des discours qu’enseigne la sagesse humaine, mais ou discours enseignés par le Saint-Esprit.
Mais, si différents que soient ces deux phénomènes, le second ne peut pas ne pas accompagner le premier. L’acte révélateur, en incitant l’homme en contact immédiat avec le monde divin, l’élève au-dessus de lui-même, le ravit en Dieu et le plonge dans l’adoration ; à mesure que Dieu paraît, l’homme disparaît. L’Esprit qui a révélé, devenant inspirateur, donne alors à la voix humaine un timbre nouveau, exempt de toute nuance de satisfaction vaniteuse ; l’homme psychique est comme absorbé par l’homme pneumatique ; tout intérêt humain s’évanouit devant l’intérêt divin qui a envahi l’âme. La parole, prononcée ou écrite, se forme en lui exempte de tout alliage impur, ne cherchant qu’à s’adapter aussi fidèlement que possible au contenu divin qu’elle doit énoncer ou chanter. Elle prend alors ce caractère à la fois saint et doux, sobre et puissant, absolument unique, qui est celui de nos écrits bibliques.
Ce domaine de l’inspiration est beaucoup plus large que celui de la révélation. La révélation est, chez celui qui la reçoit, un état momentané, quoique son résultat demeure. L’état d’inspiration, du moins dans la nouvelle alliance, demeure chez la personne qui a une fois reçu le souffle d’en haut. Il peut varier d’intensité, mais il ne cesse point complètement. Le croyant est devenu une foi pour toutes un homme spirituel. Le souffle divin ne le quittera que s’il s’attire lui-même ce châtiment par une série d’infidélités.
De là vient qu’il est dit : Toute l’Ecriture est divinement inspirée, lors même que son contenu n’est point tout entier l’énoncé d’une révélation.
Dans l’enseignement de Jésus lui-même, tout est inspiré, mais tout n’est pas révélé. Quand il parle du prix des petits oiseaux sur le marché, des trois mesures de farine qu’une ménagère met à sa fournée, de la manière dont il ne faut pas rapiécer de vieux habits, évidemment il n’énonce pas des choses qui lui aient été révélées d’en haut. Ce sont là des choses terrestres que l’expérience de la vie et l’exercice de ses sens lui ont apprises. Il n’en est pas moins vrai que l’usage qu’il fait de ces connaissances est inspiré par le même Esprit qui le tient constamment élevé au-dessus de la terre et par lequel il consacre tout ce qu’il est, tout ce qu’il sait, au grand travail qui lui est confié.
Quand Paul décrit aux Corinthiens les angoisses par lesquelles il a passé récemment ou le regret qu’il a éprouvé au premier moment après leur avoir écrit une certaine lettre : quand il remercie les Philippiens du secours qu’ils lui ont envoyé, ou quand il recommande à Timothée l’usage du vin, il est clair qu’il n’a pas eu besoin pour cela de la lumière de révélations spéciales. Il puise tout cela dans son souvenir, dans son cœur reconnaissant, dans l’observation des faits. Ces paroles sont-elles moins animées pour cela de l’Esprit de Christ ? Non ; le souffle de vie chrétienne dont elles sont pénétrées est le même que celui qui a inspiré les plus sublimes pages de l’épître aux Romains.
Quelle sera donc la limite qui, en dedans du domaine général de l’inspiration scripturaire, circonscrira le cercle plus restreint de la révélation ? Quant à son enseignement. Jésus a lui-même délimité ce cercle en opposant les choses célestes, qu’il connaît seul et par une vue supérieure, aux choses terrestres qu’il reproche à Nicodème de ne pas connaître aussi bien que lui : « Si vous ne croyez pas quand je vous parle des choses terrestres (touchant lesquelles vous pourriez vous-mêmes contrôler la vérité de mes assertions), comment croirez-vous quand je vous parlerai des choses célestes (qu’il faut connaître et accepter par la foi et par la foi seule) ? » Avis en passant à ceux qui repoussent l’idée de l’autorité.
Quant aux apôtres, en particulier Paul, nous voyons clairement que ce salut divin qu’ils proclament, ils ne songent pas à s’en attribuer à eux-mêmes la découverte, et qu’ils sont convaincus de ne donner en le prêchant que ce qui leur a été communiqué. Les Douze étaient par nature réceptifs vis-à-vis du Maître, et Paul, lui, avait été rendu tel malgré lui.
Or la base énoncée ou latente de tous les écrits du Nouveau Testament, c’est le salut par la mort et la résurrection de Christ, la mort expiatoire impliquant sa vie sainte, et la résurrection inaugurant son élévation souveraine. Outre cela, il est fait souvent allusion à certaines révélations particulières, comme celle de la conversion future d’Israël (Romains 11.25-26) et de la transmutation, des chrétiens vivant au moment de la parousie (1 Thessaloniciens 4.15-17 ; 1 Corinthiens 15.51). Paul range encore parmi les commandements venant du Seigneur certaines règles pour l’administration de l’Eglise (1 Corinthiens 14.37).
C’est donc à l’enseignement de Jésus et à toutes ces matières, signalées comme pensées du Seigneur et non de l’homme, que s’attache, du moins pour celui qui admet la révélation et qui ajoute foi aux narrations et aux déclarations des apôtres, le caractère de l’infaillibilité.
Quant au domaine scripturaire, que nous disons simplement inspiré, l’Apôtre lui-même concède à ses frères le droit de libre examen : « Je vous parle, comme à des personnes intelligentes : jugez vous-mêmes de ce que je dis, » écrit-il aux Corinthiens. Et au sujet d’un conseil de vie pratique, il dit à ces mêmes Corinthiens : « Or je pense que j’ai aussi l’Esprit du Seigneur. » Il y a sans doute quelque ironie dans ce aussi. Mais enfin il résulte de là que, dans sa pensée, le produit de l’inspiration ne s’impose pas avec la même autorité que celui de la révélation. A l’égard des faits révélés, obéissance de la foi, selon l’expression employée par Paul ; à l’égard de ce qui est simplement inspiré, c’est-à-dire pénétré du souffle chrétien, libre examen et obéissance d’assimilation.
Je ne m’arrêterai pas, autant que je voudrais pouvoir le faire, à une autre différence, très importante aussi, entre la révélation et l’inspiration. Il est dans l’essence de la première de ne pouvoir point être répétée, tandis qu’il est dans la nature de la seconde de se perpétuer au sein de l’Eglise. Le plan du salut une fois révélé au monde, il est clair qu’il ne saurait l’être une seconde fois ; il ne reste plus qu’à le proclamer jusqu’au dernier hameau de la dernière peuplade qui habite le globe. L’Esprit, une fois qu’il a été accordé à l’Eglise, ne se retire point d’elle. C’est, comme l’a dit Jésus, « le soutien qui demeure toujours avec vous ». Sans doute, puisqu’il y a une relation étroite entre révélation et inspiration, ceux qui ont été jugés dignes d’être instruits directement du salut de Dieu, ont reçu au degré le plus éminent le souffle de l’inspiration par lequel ils devaient l’annoncer au monde. Mais ce n’est là, entre leur inspiration et celle des simples chrétiens, qu’une différence de degré, non de nature. A mesure que ceux-ci reçoivent le salut, ils sont aussi les objets d’une révélation secondaire qui n’est que l’appropriation personnelle de la révélation primordiale et générale ; et un phénomène d’inspiration ne manque pas d’accompagner chez eux cette révélation particulière, à un degré d’intensité correspondant au degré d’énergie avec lequel le cœur a senti son péché et embrassé le salut. C’est pourquoi saint Paul donne à tout vrai chrétien le titre d’homme spirituel, et saint Jean écrit aux chrétiens d’Asie : « Vous avez reçu l’onction du Saint. » Voici le cas, mon très honoré collègue, d’appliquer avec une pleine justesse votre parole : « Le fleuve ne cesse de couler. »
Au terme de cette discussion, je dois encore me demander et vous demander ce qui arriverait de l’Eglise et de la chrétienté si vos idées venaient à prévaloir.
Vous dites quelque part que dans l’enseignement de Jésus « la fécule » est réduite à un minimum. Il me paraît au contraire que, selon votre manière de voir, la fécule est au maximum, et que c’est ce que vous appelez le germe vital qui est réduit à un minimum. Ce qui doit faire désormais la force régénératrice du christianisme dans notre société et dans le monde, c’est cette conscience filiale de Jésus qui a éclaté dans sa vie et dans sa parole et à laquelle il ne nous reste plus qu’à nous associer. Mais serait-ce réellement par ignorance de la paternité divine que nous péchons, et peut-on raisonnablement espérer que dès que le monde la connaîtra, le monde sera gagné, et que les hommes deviendront des fils de Dieu à l’image de Jésus ? Se figurer que ce doive être là le mode du salut et que nous puissions être ramenés au bien par le moyen qui a soutenu Jésus dans le bien, c’est faire comme un père qui, ayant un enfant difforme et un enfant bien né, croirait pouvoir redresser le premier par les mêmes moyens qu’il emploie pour travailler à la croissance et au développement du second ; ou bien comme un médecin qui croirait pouvoir traiter un malade dont le corps est envahi par un cancer en se bornant à le nourrir comme un homme bien portant. La révélation de la paternité divine au cœur innocent et parfaitement ouvert de Jésus a pu suffire pour le former à la vie filiale et l’y maintenir.
Mais quand on connaît son propre cœur, occupé déjà par des sentiments tout opposés à celui de l’amour de Dieu, rempli de l’amour du moi, endurci par l’orgueil, disposé a tout pour se satisfaire lui-même, on comprend qu’il y a un autre traitement à appliquer à un tel malade que celui qui a fait grandir Jésus dans le bien. Il n’y a pas seulement en nous quelque chose à faire vivre ; il y a quelque chose à faire mourir, et pour cela il faut des moyens plus puissants, ou même, si vous voulez, plus violents.
Croyez-le bien : Dieu n’a pas fait du luxe dans le traitement de l’humanité. Si, comme le dit l’épître aux Hébreux, il a, pour nous sauver, « remué les cieux et la terre », si, pour briser notre orgueil, il a fait descendre de son propre trône, dans une vie de dépendance et d’humiliation, le Fils qui l’occupait avec lui ; si, pour nous faire sentir toute l’horreur du péché et toute la sainteté de ses droits contre le pécheur, il a présenté au monde le spectacle de ce Fils portant le poids de nos fautes et réalisant en sa personne la loi immuable qui veut que le péché appelle la souffrance ; si, pour nous donner la certitude du pardon, il a étendu la main jusque dans les profondeurs du sépulcre pour en retirer vivant et glorieux ce corps brisé pour nous sur la croix ; si, enfin, pour nous donner l’assurance de la victoire finale de la vie sur la mort, il a élevé ce ressuscité, comme homme, sur le trône en nous promettant son retour pour opérer eu nous le même miracle, — tout cela il l’a fait parce que l’état où nous sommes tombés l’exigeait impérieusement. Et vous voilà maintenant, vous médecin Tant Mieux, qui venez et qui dites : De tels moyens ne sont pas nécessaires ; peut-être convenaient-ils à nos pères ; mais nous sommes plus avancés, plus cultivés, plus délicats ; tout cela ressemble trop à des instruments chirurgicaux. Il suffit, selon moi, que Dieu suscite un messager exceptionnel qui dise aux hommes : Dieu est votre Père, aimez-le comme des fils ; imitez-moi, et associez-vous à moi pour le servir. Et à cette voix les morts ressusciteront, et le cortège des fils de Dieu se formera et gravira joyeux la montagne sainte !
Pardonnez-moi de tomber dans l’ironie. Mais comment, en face des abîmes d’égoïsme, d’ingratitude, de méchanceté diabolique, de cupidité, de souillure qui s’ouvrent chaque jour à nos regards, peut-on s’imaginer que le moyen que vous proposez aura une prise sérieuse sur cet état de choses ? Dieu a bien su qu’à la tragédie épouvantable du péché il fallait opposer une tragédie correspondante de saintes souffrances, capables de nous suffoquer de remords et de honte, de pitié et de reconnaissance jusqu’à nous faire mourir et revivre.
Mon cher et honoré collègue, votre savoir, vos talents, votre piété vous assurent une légitime influence et vous imposent aussi une responsabilité proportionnée. J’aurais désiré vous convaincre de ce que m’ont appris une étude toujours plus approfondie de mon cœur et une expérience toujours plus réelle de l’Evangile : que ce n’est pas ce vieil Evangile qui a besoin d’être renouvelé, mais que c’est nous, le monde, l’Eglise, vous et moi, qui avons besoin d’être renouvelés par lui. Je ne me flatte point d’avoir réussi. Beaucoup m’accuseront d’intransigeance dogmatique. Spectator d’Evangile et Liberté ne verra dans ce débat qu’une passe d’armes théologique plus ou moins intéressante. Vous-même peut-être, vous vous plaindrez encore des cris d’alarme dont on ne cesse d’assaillir l’Eglise. Mais, au risque de faire sourire quelques personnes, je puis vous dire, et je le fais avec tout le sérieux dont je suis capable, que garder le silence en cette circonstance n’eût pas été pour moi le moyen de me procurer une mort tranquille.