[L’usage que fait l’apôtre St-Paul de l’histoire des patriarches, montre qu’on a le droit d’y chercher des types. Mais depuis Philon jusqu’à Ewald, on a souvent abusé de ce genre d’interprétation. Le philosophe juif voit dans Abraham le symbole de l’esprit de l’homme qui fuit Caran, le pays des plaisirs grossiers, pour se rendre dans le pays de Canaan, le pays de l’esprit. A un autre point de vue, il voit dans Abraham le type de la vertu obtenue par la fidélité, dans Isaac, celui de la vertu innée, dans Jacob, celui de la vertu péniblement acquise par l’épreuve. Cela est moins superficiel que la page de « l’histoire du peuple d’Israël » où Ewald rapetisse ces grondes figures au point de ne voir en Abraham que le modèle du père de famille ; en Sara, celui de la mère de famille ; en Isaac, celui de l’enfant, etc.]
Docile à la voix de l’Éternel, Abram quitte la Mésopotamie avec Lot, qui deviendra le père des Aramonites et des Moabites, et il se rend dans le pays de Canaan, ainsi nommé d’après les peuplades cananéennes qui l’occupent déjà (Genèse 12.6). Au chapitre 15e, Dieu lui apparaît, et, dans un acte qui n’est pas à proprement parler un sacrifice, mais qui doit plutôt rendre palpable la condescendance dont Dieu use envers les hommes quand il fait alliance avec eux, il forme avec Abram un accord solennele. L’Éternel fait à Abram diverses promesses, et Abram, de son côté, s’engage par la circoncision (ch. 17) à être fidèle à l’alliance que Dieu a conclue avec lui.
e – Nous verrons plus tard le sens du mystérieux chap. 15.
Les promesses que Dieu a faites à Abram sont au nombre de trois : le pays, où il va passer toute sa vie comme étranger et voyageur, où il devra même acheter un tombeau (Genèse 23.4 ; Actes 7.5), l’Éternel le donnera à sa postérité pour jamais (Genèse 13.15)f ; il atteint un âge fort avancé sans avoir d’enfant, et pourtant il aura une innombrable postérité ; cela lui est garanti par le changement de son nom ; Abraham signifie : Père d’une multitude ; et ce n’est pas Ismaël, le fils d’Agar, l’enfant qu’Abraham obtient par combinaisons humaines, mais c’est Isaac (Romains 9.8), le fils qui naît en vertu des plans de Dieu et non pas d’une manière naturelle, qui sera le porteur et l’héritier de la promesse ; ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse qui sont comptés comme postérité (Romains 9.8). Les promesses ne sont que pour les enfants d’Abraham selon l’esprit. — Enfin, la postérité d’Abraham sera en bénédiction à tous les peuples de la terre (Genèse 22.18), ou, selon la vraie traduction de ce passage, toutes les nations de la terre chercheront leur bénédiction dans la postérité d’Abraham, parce qu’il a obéi à la voix de l’Éternel. Toutes les nations envieront la bénédiction qu’Abraham aura en partage, et elles chercheront à l’obtenir par l’entremise de sa postérité.
f – L’A. T. ne perd jamais de vue cette promesse et la terre promise est toujours à ses yeux le théâtre où s’accompliront dans les derniers temps les desseins de Dieu à l’égard de son peuple. Je regarde comme une erreur regrettable la manière en laquelle Hengstenberg spiritualise tous les passages de l’A. T. qui rattachent au pays de Canaan les destinées les plus lointaines du royaume de Dieu.
[Le texte hébreu porte littéralement : « Toutes les nations se béniront en ta postérité. » La plupart des exégètes modernes réduisent ces mots à signifier : « Toutes les nations te souhaiteront le bonheur d’Abraham. » Mais il y a un passage qui condamne absolument cette interprétation. C’est Jérémie 4.2 : « Les nations se béniront en l’Éternel. » Cela veut-il donc dire que les nations envieront la félicité de l’Éternel ?]
Le Dieu qui fait ces promesses est l’Éternel, le Dieu de l’alliance. Mais il prend aussi le nom de Tout-Puissant, El-Schaddai, (Genèse 17.1) pour rappeler qu’il peut faire contribuer la nature elle-même à la réalisation de ses desseins.
Aux promesses divines, Abraham répond par la foi ; il ne regarde pas à la marche naturelle des choses ; il s’en tient à ce que Dieu lui a dit (Romains 4.18 ; Hébreux 11.8-19). Il se montre prêt à sacrifier celui de ses fils par lequel doivent se réaliser les promesses de Dieu, et sa foi remporte ainsi la plus belle de toutes ses victoires.
Cette foi lui est imputée à justice. Il mérite d’être appelé l’ami de Dieu (Ésaïe 41.8 ; Jacques 2.23). Il est digne du nom de prophète (Genèse 20.7), car Dieu lui fait part de ses intentions : « Cacherais-je à Abraham ce que je m’en vais faire », se demande l’Éternel au moment de châtier les villes de la plaine (Genèse 18.17), et, à l’entendre intercéder en faveur des coupables, on sent que c’est là un homme qui a libre accès auprès du trône de la grâce (Genèse 18.23 ; 20.17). Enfin, il est le père des croyants (Rom. ch. 4 ; Gal. ch. 3), et, effectivement, les trois religions monothéistes, le Judaïsme, le Christianisme et le Mahométisme, quoique à des titres divers, se réclament chacune de son grand nom.
Mais on ne peut être initié aux desseins de Dieu, sans être par là même tenu de s’y conformer, « Marche devant ma face et en intégrité », lui dit l’Éternel (Genèse 17.1), et un peu plus loin : (Genèse 18.19) « Je le connais, afin qu’il commande à ses enfants et à sa maison après lui de garder la voie de l’Éternel pour faire ce qui est juste et droit, afin que l’Éternel fasse venir sur Abraham tout ce qu’il lui a dit. » Je le connais afin qu’il commande ? Oui, telle est la traduction exacte de ce passage, qu’on a singulièrement affaibli quand on l’a ainsi rendu : « Je le connais et je sais qu’il commandera… » Il s’agit ici d’une connaissance efficace, créatrice, dont nous parlerons au § 81. Ainsi donc, dès le principe, le peuple de Dieu est appelé à l’obéissance de la foi, et c’est à cause de cela que les descendants d’Abraham selon la chair, ne seront pas tous de vrais enfants d’Abraham.
Il nous reste maintenant à considérer Abraham dans ses rapports avec les païens et le paganisme dont il était entouré. Deux récits entreront ici en ligne de compte : l’histoire de Melchisédec, dont nous n’avons rien dit encore, et celle du sacrifice d’Isaac, que nous avons simplement mentionnée en passant.
Melchisédec était roi de Salem, c’est-à-dire de Jérusalem (voyez Psaumes 76.3), et non pas de Salim, quelque part vers le nord du pays, comme on l’a prétendu récemment encore. Il est vrai que plus tard, du temps des Juges, Jérusalem est appelée Jébus, mais il n’y a rien là qui s’oppose à ce que le nom primitif de cette antique cité ait été Salem. Le nom de Jébus lui est venu des Jébusiens, qui s’y sont établis après Melchisédec. En faveur de l’identité de Salem avec Jérusalem milite le fait qu’il y a une grande ressemblance entre le nom de Melchisédec et celui d’Adonisédec, qui est roi de Jérusalem du temps de Josué (Josué 10.1-3). Eh bien ! ce Melchisédec, roi de Jérusalem, qui, aux yeux du psalmiste (Psaumes 110.4) et de l’apôtre (Hébr. ch. 7), est le type du souverain sacrificateur devenu prêtre en vertu de sa valeur personnelle et non pas par droit de naissance, — ce Melchisédec nous est représenté comme le sacrificateur du Dieu souveraing (Genèse 14.18) ; Abraham lui donne la dîme de tout le butin qu’il vient de faire, et il accepte sa bénédiction. Evidemment, en agissant ainsi, Abraham ne rend pas hommage à Melchisédec seulement, mais aussi au Dieu dont il est le prêtre. Il y a ici un indice de l’identité du Dieu d’Abraham et du Dieu souverain des Cananéens, qui plus tard nous apparaît chez les Phéniciens sous la forme de Saturne. Il est vrai qu’au verset 22e, Abraham maintient séparés l’un à côté de l’autre les deux noms d’Éternel et de Dieu souverain : néanmoins ils servent à désigner le même Dieu. Voici donc sur sol cananéen la trace d’un monothéisme relativement pur. Cela étonne au premier abord, car d’ordinaire il y a opposition complète entre la religion de l’ancienne alliance et les faux cultes des Cananéens. Mais Movers a prouvé que le culte du Saturne phénicien a une autre origine que celui de Bahal et des autres faux dieux de ces contrées. Peut-être le souvenir du Dieu souverain ne s’était-il conservé chez les Cananéens que grâce à la présence au milieu d’eux de quelque peuplade sémitique, car de douter avec plusieurs savants modernes que les Cananéens fussent vraiment des Garnîtes, j’avoue que je ne le ferai jamais, estimant que l’auteur de la Genèse était mieux placé que nous pour connaître ces choses.
g – El Elejôn, אל עליון.
Quant au sacrifice d’Isaac, les théologiens qui n’aiment rien tant que de faire de l’Éternel une sorte de Moloch, se plaisent à y voir la preuve que les sacrifices humains étaient une partie intégrante de la religion de l’A. T. ; et cependant le but de cette histoire est manifestement de montrer que l’Éternel ne veut pas de sacrifices humains dans son culte. — Maintenant, j’accorde qu’il y a une difficulté dans ce récit : le Dieu qui finit par refuser le sacrifice d’Isaac, a commencé par le demander. Mais il faut observer que c’est Dieu (Eloïm) qui l’a demandé, tandis que c’est l’Éternel (Jéhovah) qui l’empêche et qui substitue un animal à Isaac, tout en louant la foi d’Abraham. Ce changement de nom est significatif. Schelling, le premier, dans sa Philosophie de la révélation, en a tiré parti pour chercher à expliquer cette histoire. Et il en avait le droit, car s’il est dans la Bible un chapitre qui soit tout d’une venue, c’est bien le chapitre 22e de la Genèse. Impossible de n’y voir qu’une combinaison de pièces rapportées, dont les unes seraient le fait d’un auteur jéhoviste, et les autres le produit d’une plume éloïste. Cependant il suffit d’exposer le résultat auquel Schelling est arrivé, pour s’assurer que de prémisses justes il n’a pas tiré la bonne conclusion. « Le Dieu, dit-il, qui après le déluge a annoncé qu’il redemanderait la vie de l’homme à quiconque y aurait attenté, ne peut être le même que celui qui demande à Abraham de lui sacrifier son fils. Aussi bien, n’est-ce pas l’Éternel qui parle alors au patriarche, mais bien la même Divinité qui induisait les peuplades cananéennes à offrir des enfants en sacrifice. » Hengstenberg n’a pas été plus heureux. Il pense que c’est bien l’Éternel qui donne à Abraham l’ordre de lui offrir Isaac. Mais l’Éternel se sert à dessein de ce terme vague qui n’impliquait pas nécessairement l’immolation. Au dernier moment, Abraham se figure que c’est Moloch qui lui a parlé, et qu’il lui a ordonné d’immoler son fils. Alors l’Éternel intervient, pour prévenir les suites funestes qu’allait avoir le malentendu qu’il avait favorisé !… Kurtz, dans son « Histoire du l’ancienne alliance, », me paraît, au contraire, être dans le vrai quand il dit que la vue des Cananéens sacrifiant leurs enfants avait dû amener Abraham à se demander s’il aurait la force d’immoler Isaac au cas où son Dieu le lui demanderait, et que tel fut chez Abraham le sentiment auquel vint répondre l’ordre de l’Éternel ; car une fois qu’Abraham s’était posé cette question, elle ne pouvait pas demeurer dans son cœur sans recevoir une solution. Il fallait également qu’Abraham sût à quoi s’en tenir sur l’habitude des Cananéens de sacrifier des enfants à Moloch. Etait-ce bien ? Etait-ce mal ? L’histoire du sacrifice d’Isaac montre qu’il y a dans cette coutume quelque chose de bon et quelque chose d’horrible. Un père doit consacrer ses enfants à Dieu, les lui sacrifier en son cœur, mais non point les immoler.
Plus que quelques lignes, que nous pourrions intituler : Abraham et les auteurs profanes de l’antiquité. Josèphe nous a conservé le passage suivant de Bérose : « Dix générations après le déluge, il y eut chez les Chaldéens un grand prince, fort versé dans la connaissances des astres. » Et Nicolas, un historien de Damas également cité par Josèphe, parle d’Abraham et d’Israël comme de deux rois de Damas, et il dit positivement qu’Abraham, roi de Damas, était venu de Chaldée s’établir dans cette ville avec une armée. — Ainsi donc, il n’est pas aussi facile qu’on se l’est figuré parfois, de se défaire de l’histoire des patriarches et de la reléguer dans le domaine des mythes.