Pour Kant17, la loi du devoir est inflexible. Quand elle ordonne, il ne reste qu’à résister ou à se soumettre. Entre les deux il n’y a pas de milieu. Ou bien donc l’homme est bon, ou bien il est mauvais. Or c’est la seconde alternative qui, en fait, se réalise dans notre vie. Le mal est radical, l’homme est radicalement mauvais. Quoique foncièrement mauvais, nous avons cependant en nous l’idéal de la perfection (impératif catégorique) et, si nous connaissons cette règle, nous sommes tenus de la suivre. Nous le devons, donc nous le pouvons, selon le principe qui est à la base de la morale kantienne (et de tout individualisme moral absolu). D’un autre côté, l’homme, en tant que radicalement mauvais, ne peut faire le bien que s’il renonce à lui-même. Une révolution radicale doit s’opérer dans son être. C’est ce que les chrétiens appellent la conversion ou la nouvelle naissance.
17 – Voir Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft (1794 ; traduction de G. Trullard, 1811). — Comparez l’étude remarquable de Ph. Bridel, La philosophie de la religion d’Emmanuel Kant (1876).
Mais ici surgit une difficulté nouvelle. Ce changement radical, cette conversion, tout en transformant l’activité morale ultérieure du sujet, ne supprime pas le mal commis précédemment par lui. Que devient vis-à-vis du péché antérieur la justice souveraine? Il faut que satisfaction lui soit donnée. Sur ce point Kant est aussi rigide que lorsqu’il relève l’inflexibilité de l’impératif. Une loi catégorique réclame inflexiblement une satisfaction, autrement elle ne serait plus catégorique. Le pécheur converti laisse derrière lui une faute infinie, parce qu’elle est radicale. Donc une peine, correspondante est requise pour l’expier. Cette peine expiatoire, Kant la place dans le renoncement même au mal qu’implique la conversion, sorte de crucifixion qui ne s’opère pas sans douleur, puisqu’il faut rompre avec la vie passée, mourir à soi-même pour renaître dans une activité nouvelle. Cette mort et cette souffrance ne sont pas l’affaire d’un instant ; elles s’étendent jusque là où, semble-t-il, elles devraient cesser, puisqu’elles suivent la conversion du coupable jusqu’à ce que le coupable soit devenu un saint, jusqu’à ce que cette conversion ait accompli tous ses effets. Qu’est-ce à dire ? Sinon que l’homme nouveau souffre, c’est-à-dire expie pour le vieil homme et ressent cette peine comme infligée par la justice divine. Chaque être humain, d’après cette théorie, expie donc sa faute à lui-même. C’est là ce qui le justifie. Que cet idéal se soit ou non réalisé dans la personne historique d’un homme comme Jésus de Nazareth, Kant estime que cela n’importe guère. Si même Jésus a été tel que le représentent les évangiles, ses souffrances et sa mort n’ont qu’une valeur symbolique. Elles dépeignent sous une forme concrète l’idéal qui doit se réaliser chez quiconque se convertit et change de vie. Entre Jésus-Christ et les fidèles, le rapport n’est ni essentiel, ni organique, mais accidentel et symbolique seulement. Car chacun vit soi-même et par soi-même sa propre vie morale. Ainsi le veut l’individualisme moral absolu.
Il est impossible de ne pas rendre à cette conception un sérieux hommage. Elle a tout ce qui manquait à la conception socinienne : de la profondeur, de la rigueur, de la moralité au sens le plus élevé du mot. Elle est aussi grande et aussi juste qu’elle peut l’être dans son genre. Le bien est le bien pris au sérieux, le mal est le mal pris au sérieux ; le passage de l’un à l’autre est une conversion sérieuse ; l’expiation du nouvel homme est sérieusement comprise. Il y a là plus de substance morale et même de vérité religieuse que dans bien des déclamations soi-disant chrétiennes que l’on entend aujourd’hui. La théorie kantienne de l’expiation est le type accompli de l’expiation dite morale, comme celle d’Anselme de Cantorbéry était le type accompli de l’expiation dite juridique. Et s’il fallait choisir entre Anselme ou Kant, s’il n’y avait pas d’autre alternative, je choisirais la théorie de Kant comme supérieure, offrant plus de réalité psychologique et morale, et par là même plus effective. Heureusement qu’un tel choix n’est pas nécessaire et qu’il y a un tiers-parti, tertium datur. Car, malgré tout, l’expiation kantienne est insuffisante et suscite de nombreuses et de graves objections. Voici les trois principales.
a) La conception d’une peine soufferte par l’homme nouveau, proportionnée à la faute de l’homme ancien dans la conversion morale est une conception théorique ; elle correspond au système de Kant, elle ne correspond pas aux faits. Or les faits sont ici régulateurs et normatifs. Il n’y a pas de proportion entre la coulpe (radicale) et la peine (infinie). Sans doute, en général en gros, et pris d’une manière collective, le péché est vengé par lui-même et par ses conséquences ; la souffrance, et le châtiment du pécheur sont dans son péché. On peut soutenir qu’il en est ainsi collectivement et, qu’à condition de ne pas briser la chaîne des générations humaines et de la solidarité collective, il y a une proportionnalité entre la coulpe et le châtiment ; par conséquent expiation. Individuellement parlant cela est faux. La rétribution n’atteint pas d’ordinaire, atteint rarement l’individu qui la mérite. Elle tombe sur un autre qui en paraît innocent, et le pécheur souffre moins de sa faute à lui que de celle de ceux qui le précédent ou l’entourent. Individuellement parlant, et c’est ainsi que parle Kant, il n’y a pas d’expiation ; la justice n’est pas satisfaite18. Elle ne l’est donc pas non plus dans le cas particulier de la conversion individuelle telle que Kant la conçoit. La faute est bien radicale, et en cela nous sommes d’accord avec le philosophe de Kœnigsberg ; mais la peine ne l’est pas, puisque l’individu n’en est point anéanti, comme il devrait l’être. La peine radicale (ou infinie) serait la mort ; or l’individu subsiste. Non seulement il subsiste, mais il s’affranchit du mal, donc du péché, donc de la peine. Il diminue cette peine dans la mesure de sa sanctification ; d’absolue qu’elle devait être, il la fait relative. A la base de ce système qui prétend à la rigueur morale absolue, qui fait de l’impératif un impératif catégorique, de la satisfaction une satisfaction inflexible, qui parle d’une loi infrangible, se glisse un facteur incontrôlable, inappréciable, qui manque de rigueur et qui varie d’un cas à un autre ; disons le mot, un élément d’injustice qui détruit la conception en tant que fondée sur la pure justice. La relation entre les angoisses de l’homme nouveau et ses désobéissances passées n’est pas fixe dans l’individu. Tel en subit la peine davantage que tel autre. Dès lors l’expiation n’est ni suffisante, ni juste, ni réelle.
18 – La loi violée reste violée, elle cesse donc d’être loi.
b) La deuxième objection, la plus grave, c’est que la conversion radicale dont parle Kant et qu’il suppose possible chez tout homme, n’est au contraire pas possible et ne se réalise pas, en fait, en dehors du christianisme. « L’homme peut puisqu’il doit », c’est la devise de Kant. La réalité et l’expérience lui donnent un éclatant, un constant démenti. La vérité est que l’homme ne peut pas ce qu’il doit ; qu’il est incapable de tout le devoir, et, en particulier, de cette conversion radicale, de cette nouvelle naissance, dont le mot n’est resté dans la terminologie chrétienne que parce que la chose n’est réalisée que par l’Evangile.
c) La troisième objection, c’est que cette théorie de l’expiation, si elle pouvait se soutenir, ne serait en tout cas pas chrétienne. Or c’est dans le point de vue du christianisme que nous envisageons la question. Le christianisme est la négation formelle de l’autonomie absolue de l’individualité morale. D’après le christianisme (l’expérience chrétienne) l’individualité morale est dans une relation quelconque, mais dans une relation réelle avec Jésus-Christ. Les conceptions les plus rationalistes admettent que l’homme est chrétien lorsque Jésus-Christ a renouvelé sa vie. Il peut ne le faire que par l’exemple ou par l’idée ; il n’importe, la relation existe. Or Kant nie précisément cette relation. Sa conception ne nous est donc d’aucun secours au point de vue chrétien. Elle ne rend pas compte de la nécessité de la mort de Christ, ni de son rôle chez le croyant, ce qui est l’objet propre de notre étude. Il est donc impossible de l’employer ici.
Ainsi la conception de Kant sur l’expiation morale est non seulement moins sérieuse qu’elle n’en a l’air, elle est encore irréelle au premier chef. Serait-elle même sérieuse et réelle, toujours resterait-il que, se réalisant en dehors et indépendamment de l’Evangile, elle ne répond pas aux questions que nous nous posons ici.