Nous sommes obligés d’abréger beaucoup l’étude de ce sujet, qui a été fort à l’ordre du jour ces derniers temps et qui a fait l’objet d’importants travauxa. Il eût été intéressant d’examiner de près quelques-uns de ceux-ci. Contraint d’être bref, nous nous abstiendrons, dans la mesure du possible, de toute polémique, et presque de toute citation. Nous tenterons cependant de procéder de telle manière qu’en suivant notre exposition, il soit possible de se reconnaître dans le dédale des discussions pendantes, et de s’y frayer un chemin.
a – Le lecteur trouvera dans l’ouvrage de Paul Chapuis, Du surnaturel (Lausanne, 1898), l’indication de plusieurs travaux en langue française qui venaient de paraître au moment où Frommel rédigeait son cours. Quelques-unes des citations de ce chapitre sont empruntées au même livre. Nous nous dispenserons d’en avertir chaque fois le lecteur. — (Éd.)
Ceux d’entre vous qui ont compris l’importance que nous avons donnée au chapitre précédent ne seront pas surpris de voir surgir, à la suite du problème du mal, la question du surnaturel. Ces deux points sont connexes et complémentaires. On ne saurait parler de surnaturel qu’en partant au préalable d’une notion précise du naturel : tel sera le naturel, tel sera le surnaturel ; et l’on ne saurait obtenir une notion précise du naturel que par une étude sérieuse des éléments qui se manifestent dans la nature en général, mais surtout dans la nature humaine. Or, la nature est susceptible d’être étudiée, et par suite interprétée, à deux points de vue fort différents : au point de vue scientifique et au point de vue moral. Le point de vue scientifique n’apprécie pas ; il constate et il enregistre ; les faits, les phénomènes sont ce qu’ils sont ; ils sont légitimes et normaux par cela même qu’ils existent. De ce point de vue, parler du surnaturel, d’un surnaturel quelconque, c’est nécessairement parler du magique et du fantastique. Le surnaturel, en science, n’a pas de raison d’être : la nature, c’est tout ce qui arrive. Il ne subsiste qu’à titre d’inexpliqué ; et cet inexpliqué lui-même, reste, par hypothèse, toujours explicable. En face d’un fait quelconque, que l’on suppose donné comme surnaturel ou miraculeux, même s’il est parfaitement attesté, la science ne pourra jamais statuer qu’il soit en effet surnaturel. Elle cherchera toujours à l’expliquer par des causes naturelles ; ou bien elle y parviendra et fera rentrer dans l’enchaînement naturel ce fait prétendu surnaturel ; ou bien elle n’y parviendra pas, et alors elle restera dans l’expectative, et rangera le fait en question dans la grande série de ceux qu’elle n’a pas encore expliqués, mais avec l’espoir de le pouvoir expliquer un jour.
Pourquoi cela ? Pour une raison très simple qui peut se formuler de plusieurs manières : 1° parce que la science travaille sous l’hypothèse du déterminisme universel, qui rend seule la science possible, et que le déterminisme exclut le surnaturel par définition ; 2° parce que la science ne s’occupe que des causes secondes ou phénoménales telles qu’elles se manifestent aux sens et à la raison, et que le surnaturel est, par définition, ce qui est supérieur au phénomène, ce qui transcende les causes secondes ; 3° parce que la science part de ce postulat implicite, qui est la condition même de son existence, que tout fait dans la nature a sa cause dans la nature, et que, par définition, le surnaturel ébranle la certitude de ce postulat.
Pour ces trois motifs, qui ne sont que le triple aspect d’une seule et même raison, la science ignore le surnaturel. Elle est donc incompétente soit pour le nier, soit pour l’affirmer. C’est à tort qu’on attendrait de la science des preuves en faveur du miracle, et c’est à tort également qu’on attendrait de la science une négation définitive et concluante du surnaturel. Elle ne lui est par elle-même, ni hostile, ni favorable : elle lui est étrangère. Elle ne s’en occupe pas comme tel.
Si d’une part, elle peut lui paraître hostile, en ce sens qu’elle cherche invariablement à expliquer tous les faits d’une manière naturelle et par suite nécessaire, c’est-à-dire à l’exclure ; de l’autre, elle doit confesser que sa prémisse fondamentale (la nécessité universelle) n’est qu’une hypothèse, et que le domaine où elle est souveraine étant celui des apparences, des causes secondes ou phénoménales, son verdict n’atteint pas le fond des choses. La science est donc incompétente et nous n’avons rien à lui demander sur le sujet. Et la raison dernière, profonde, de cette incompétence, c’est que la science est un point de vue, un point de vue spécial, particulier : l’esprit humain en fonction de connaissance, une fonction humaine, mais non point la fonction humaine essentielle. Le savant travaille en fonction de l’homme, mais il n’est pas l’homme lui-même, ni l’homme tout entier. L’homme est plus que le savant. Car tandis que le savant se borne à connaître, l’homme vit. Or, la vie, but de la connaissance, est plus large, plus profonde, que la connaissance ; elle enveloppe plus de réel, elle touche au-delà du phénomène, elle s’appuie sur le fond des choses, elle est le fond des choses. Le savant est donc subordonné à l’homme, comme la science à la vie.