La vie du Sauveur dans son essence intime et profonde, reste à jamais pour nous un mystère impénétrable. Nous ne pouvons en connaître que ce que lui-même a bien voulu nous révéler. Tout ce qu’il nous dit sur ses rapports avec le Père tend à nous les représenter comme un acte de pénétration et d’appropriation. Si nous cherchons à nous rendre compte de la manière dont s’accomplit cet acte, à la fois divin et humain, nous ne pouvons nous le représenter que sous la forme de la contemplation du Père par le Fils. Lorsque l’apôtre saint Jean nous dit que personne jamais n’a vu Dieu que le seul Fils unique qui est dans le sein du Père et qui nous le fait connaître (Jean 1.18), c’est autant que s’il nous disait, que celui qui est appelé à annoncer et à présenter aux hommes le Dieu que nul ne peut voir, doit lui-même l’avoir vu et le voir d’une vision qui sans cesse se fait plus intime et plus vivante. Christ ne veut rendre témoignage que de ce qu’il a vu auprès de son Père. Et le Père se révèle à lui, non seulement dans le miroir de la nature, dans le spectacle que peuvent lui offrir les scènes diverses de l’activité humaine, dans les livres saints, mais dans une communion de tous les instants, qui le fait être dans le Père et qui fait que le Père est en lui. Lorsque nous revoyons les longues années qui préparent son ministère, sa jeunesse attentive et soumise dans l’humble et obscure retraite de Nazareth, la ville sise sur la hauteur, aux lointains horizons, ce long temps ne nous apprend qu’une chose, c’est qu’il a grandi en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes (Luc 2.40, 52). Cette existence pour nous ne peut être qu’une contemplation qui sans cesse se recueille et par laquelle les phénomènes de la nature, les accidents de la vie humaine, deviennent tout autant de paraboles qui révèlent les mystères du Royaume de Dieu. Et en même temps, les saintes Ecritures se révélaient à lui comme autant de promesses et de prophéties qui ne pouvaient trouver qu’en lui leur accomplissementa. Les moments de cette vie de contemplation, l’Évangile nous les fait voir dans ces heures de retraite dans ces nuits tout entières consacrées à la prière et au recueillement (Luc 6.12).
a – Que le Christ se soit exclusivement formé par l’étude et la méditation des saintes Ecritures ; qu’elles aient été pour lui le sanctuaire où il aimait à se recueillir ; qu’il ait été en un mot le fils de l’Ancienne Alliance, c’est là, nous le croyons, une vérité que l’apologétique contemporaine n’a pas encore su mettre en évidence. Et cependant quelle merveilleuse glorification de la loi et des prophètes que cette vie de Jésus ! Elle a su en faire l’idéal de la conscience humaine sous la forme la plus pure et la plus vraie. (N. du T.)
Ce sont elles qui nous apprennent que Dieu se révèle à ceux qui conversent seuls à seul avec lui pour se préparer ainsi dans une communion vivante avec le Seigneur, à se faire ses témoins auprès du peuple. L’Ecriture, à parler ainsi, veut évidemment nous rappeler que ce n’est que dans la solitude que se préparent les témoins du Dieu vivant et que l’on devient capable d’entendre la voix de Dieu. C’était à l’heure du silence le plus profond que Dieu parlait à ses prophètes, aux Elie, aux Moïse, aux saint Jean Baptiste ; c’est ainsi qu’à son tour, dans la solitude, le Fils unique a discerné et recueilli la voix du Père. Mais entre le Christ et les prophètes, il est une différence. Pour les prophètes, les enseignements de Dieu se rattachent à une révélation momentanée, à une vision, à un moment d’extase, à une parole exceptionnellement entendue, mais pour Jésus, toutes les communications avec son père ne sont jamais que le résultat d’une communion ineffable et permanente du fils avec le père. C’est dans la conviction, la réalité de cette communion ineffable, que celui qui est un avec le père a pu nous dire : « Ce que j’ai entendu de mon père, je le dis au monde » (Jean 8.26), et encore : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même à moins qu’il ne le voie faire par le Père » (Jean 5.19). Cette communion avec le père telle que seul le fils unique du père peut la connaître, cette solitude qui fait l’intimité toujours plus profonde entre le père et le fils, ce repos dominical qui jamais ne cesse et que rien ne peut troubler, Jésus, dans son ministère, au milieu de la foule, toujours le retient dans son immortelle pureté. Il est seul au milieu des multitudes qui l’assaillent tout aussi réellement que dans l’intimité la plus recueillie avec ses disciples, ou avec les affligés qui se donnent à lui en invoquant son secours. Il est toujours le grand solitaire au sein de la foule humaine. Et les voix qui l’accusent, le blasphèment ou l’acclament, ne peuvent pas plus l’empêcher d’entendre celle de son père que les spectacles les plus divers de ce monde ne peuvent lui ravir la vision du monde éternel.
Mais tout autres que les visions du père étaient celles que le monde le contraignait de contempler. Dans un esprit d’obéissance, il dut constamment les repousser et les combattre, car elles ne voulaient que le tromper et par impossible le séduire. Tel est l’enseignement que nous donne l’histoire de la tentation. A ce moment, dans la solitude, il dut combattre la lutte suprême, repousser toutes les fausses rêveries messianiques, et à chaque assaut du tentateur, invoquer contre lui, comme l’armure au travers de laquelle il ne pouvait l’atteindre, le commandement de la parole écrite, attestant ainsi hautement qu’il ne connaît que le décret de Dieu dont il doit et ne veut être que l’exécuteur. A cette obéissance toujours attentive et entière qui se prépare dans le recueillement, correspond la foi que nous devons distinguer de la contemplation, car sans la foi, le Seigneur Jésus ne saurait être celui qui, pour nous la prépare et la consomme (Hébreux 12.2). Car, quoique dans le sein du père, il contemple les réalités célestes, le monde ne l’enveloppe pas moins d’une multitude de visions toutes contraires, toujours changeantes et séductrices qui toutes voudraient lui faire croire qu’elles sont la véritable réalité, tandis que celles du ciel ne sont qu’illusions. Nous devons également le remarquer, son union avec le père et par conséquent son intuition des choses d’en haut, n’est point, dès le début, ce qu’elle sera plus tard, lorsqu’il sera lui-même arrivé à la consommation de sa perfection personnelle. Aussi longtemps que dure son abaissement, il faut que pour accomplir son œuvre, il regarde, non point aux choses visibles mais aux invisibles. Malgré l’imprévu de chaque jour, il devra s’attacher à la certitude des choses qu’il voit et qu’il entend dans l’intimité avec le père. Il faudra qu’il reste toujours plus convaincu qu’il est, lui, le fils unique du père, que de toutes les choses qu’il entend et qu’il voit, pas une seule ne doit tomber en terre sans rencontrer son accomplissement. On voit quelle décisive signification retiendra pour lui cette certitude, lorsque à l’heure de la passion, le monde s’élèvera tout entier contre lui et que contre tous, il restera seul en présence de son œuvre, pour toujours anéantie, si seules les choses visibles restaient les maîtres de la vie.
Mais la vie du Sauveur n’est pas seule la vie qui toujours plus contemple et croit, elle est encore celle qui prie. Or, la prière véritable est l’appropriation vivante des choses de Dieu dans leur plénitude divine. Celui qui prie véritablement, avant toutes choses, c’est Dieu qu’il demande et avec lui ses vrais biens, les influences et les forces de son Esprit. La prière du Christ est celle de l’intercesseur, du médiateur ; dans cette prière, il demande donc l’amour de Dieu pour lui-même, mais aussi pour les siens qu’il est venu racheter et sauver. Et lorsqu’il nous est dit du Christ que Dieu l’oignait de l’Esprit-Saint et de puissance (Actes 10.38), cette sainte onction pour celui qui a été conçu du Saint-Esprit, qui est la Parole faite chair (Jean 1.1), en qui habite corporellement la plénitude de la divinité, nous ne pouvons nous la représenter que comme un développement qui incessamment se continue pour être toujours plus l’Esprit du Père se communiquant à lui dans toute sa force. Cette communication n’exclut pas la possibilité d’une effusion extraordinaire du Saint-Esprit descendant sur lui avec éclat au moment de son baptême (Matthieu 3.16), pas plus qu’elle n’exclut la prière. C’est la prière, au contraire, qui en est l’expression la plus haute et la meilleure, parce qu’elle n’est, après tout, que l’obéissance du serviteur de Dieu toujours plus complète. Car la prière ne rencontre son exaucement que pour autant qu’elle est l’ardent désir qui s’assimile Dieu et s’unit à lui ; elle n’est donc elle-même que si elle est le sacrifice de la volonté personnelle à la volonté de Dieu. Prier, c’est sacrifier. Le véritable sacrifice, c’est le don de nous-mêmes, au sens profond et vrai ; c’est l’immolation de notre volonté, de notre être tout entier.
Plus nous entendrons la prière dans cette véritable signification, et plus pour nous elle sera exaucée. La prière du Christ étant toujours le sacrifice de sa volonté propre, l’acte par lequel il fait abandon de son moi pour se revêtir de la volonté de son Père, il a été possible au Père de se glorifier dans son Fils. Au moment du baptême, alors qu’il sortait de l’eau, qu’il venait de faire abdication de toute volonté propre et que tout entier il se consacrait pour porter le péché du monde, ce fut alors, pendant qu’il priait, que les cieux s’ouvrirent et que la voix se fit entendre : « C’est ici mon Fils bien-aimé en qui j’ai trouvé mon bon plaisir ». Et au récit de la transfiguration, l’Évangile nous rappelle encore que ce fut pendant qu’il priait, que Jésus fut transfiguré, que son visage devint resplendissant comme le soleil et ses vêtements blancs comme la neige. Le grand sacrifice de la prière en Gethsémané amène les mêmes glorieuses conséquences. Dès qu’il eut dit dans sa prière : « Que ta volonté soit faite et non la mienne », l’histoire de la Passion, pour quiconque sait la lire à la lumière de l’Esprit Saint, devient celle de sa glorification (Jean 12.28 ; 17.1).
Tout ce que le Fils voit dans le Père et tout ce que le Père lui communique, le Fils ne le retient pas dans sa vie intime comme un trésor qui ne serait que pour lui, mais comme un bien qui ne lui est départi que pour servir au monde entier. Cette vie qui aime le Père, le contemple et le prie, devient pour lui la puissance qui veut aimer et sauver tous les hommes. Si la vie du Christ n’était que la vie de la prière et de la contemplation, le repos sur le sein de Dieu, elle ne serait un idéal que pour les mystiques et les théosophes. Mais le Dieu qui s’est révélé en Christ n’est pas le Dieu de l’idée et de la contemplation, il est le Dieu du décret souverain et créateur, le Dieu qui agit et règne, et au milieu des royaumes de cette terre, veut faire toute grande la place pour établir son Royaume à lui : « Voici, je viens, ô Dieu ! pour faire ta volonté. — Je veux faire ta volonté, ô mon Dieu ! » (Psaumes 40.9 ; Hébreux 10.7). Cette parole qui désigne à l’avance le serviteur de l’Eternel, trouve son accomplissement dans le sacrifice de la prière que chaque jour offre le Seigneur, et dans celui que représente son travail de toutes les heures : « Je dois accomplir l’œuvre de celui qui m’a envoyé tandis qu’il est jour, car la nuit vient dans laquelle personne ne peut plus travailler. » Telle est si bien la conscience de l’idéal qui le saisit et le pénètre, que tous les instants de sa vie sont consacrés à un labeur qui n’a jamais connu le repos quand il s’est agi de l’intérêt du Royaume de Dieu. Il sait que son temps est court et que ce n’est que pour quelques instants que les siens pourront jouir de sa lumière. Aussi avec quelle ardeur il s’applique à saisir l’heure propice, le moment convenable ! La journée de travail qui fut accordée à notre Seigneur ne fut que deux ou trois années ; mais dans ce court espace de temps, quelle œuvre que la sienne ! Et quel travail aussi que celui que représente une seule des journées du Seigneur ! Suivez par exemple les récits de Marc et de Matthieu (Marc 1.32 ; Matthieu 8.16) : C’est sur le soir, le soleil vient de se coucher ; on lui apporte des possédés et des malades. Par sa parole, il chasse les esprits impurs et guérit les souffrants ; et ce n’est là qu’un moment de la journée qui tout entière a été consacrée à l’enseignement, à l’exhortation, à la consolation, à l’assistance pour plusieurs de ses concitoyens ! Et après cette journée, il en vient une autre dont il nous est dit qu’avant qu’elle eût commencé, alors qu’il faisait encore obscur, il se levait, se retirait à l’écart dans un lieu désert pour se livrer à la prière. Et les disciples sont à sa recherche et lui disent : « On te cherche », et Jésus de leur répondre : « Allons dans les bourgades des environs ; il faut qu’elles soient aussi évangélisées, car c’est pour cela que je suis venu » (Marc 1.35-38). A de pareils traits, nous reconnaissons le serviteur de l’Eternel qu’a prophétisé Ésaïe 42.4. « Il ne se découragera point et ne se lassera point ! » On n’a pas de terme de comparaison pour mesurer ce qu’a été la véritable grandeur de l’œuvre de charité surhumaine que sans jamais se lasser, incessamment poursuit le Christ, avec un enthousiasme que rien ne peut abattre. Malgré toutes les contradictions, ce travail est toujours pour lui le fardeau qui lui est léger et le joug qui lui est doux. Quand nous contemplons cette sérénité céleste, ce saint apaisement dont on retrouve l’impression dans son attitude tout entière, nous pouvons dire que l’idéal de la vie véritable nous est apparu. Quelle ardeur que celle que reflète ce mouvement incessant de l’œuvre et de la pensée ! Quelle calme et souveraine possession de lui-même dans cet esprit toujours prêt pour repousser l’attaque qui à chaque instant le menace ! Et il n’est pas un seul de ses actes qui trahisse le moindre mouvement d’inquiétude, au milieu des conflits et des collisions de la vie de chaque jour. Et cependant, à chaque instant, autour de lui vont et viennent les foules assourdissantes : tantôt ce sont des adversaires, tantôt des disciples ! Sous ses pas on dissimule des pièges, contre lui on trame des complots, et toujours le même, à tous il oppose la simplicité de la colombe et la ruse du serpent.
Au milieu de cette activité qu’inspire le renoncement le plus complet, l’obéissance qui toujours s’immole, sa patience est durement mise à l’épreuve par les pièges que lui tendent ses adversaires, mais surtout par la grossière inintelligence de ses disciples, par les intentions charnelles qu’ils voudraient lui suggérer (Hébreux 12.3). Le peuple veut d’autres preuves de sa divine mission que celles que sans cesse il lui prodigue. Il veut un signe venant du ciel qui, s’il lui était accordé, le dispenserait de croire (Luc 11.16). Jean-Baptiste lui-même du fond de sa prison, dans une heure de découragement, lui demande de laisser là l’attitude du serviteur qui souffre et s’abaisse, et de revêtir enfin celle de l’exécuteur de la haute justice de Dieu : « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » (Matthieu 11.1). Mais toujours obéissant, toujours résigné, il ne veut que servir et se renoncer lui-même, et il poursuit son œuvre. Il refuse de se rendre aux désirs impatients et charnels des hommes, pour n’entendre que son Père et lui obéir à lui seul. Et c’est parce qu’il écoute ce que dit le Père et qu’il subordonne complètement sa vie au décret divin, qu’il comprend si bien ce que doit être son époque, pour répondre à la pensée de l’éternité.
Ses actes sont tous et toujours en parfait accord avec les vrais moments et les circonstances voulues. Tous ils arrivent à leur heure ; car Jésus sait toujours quelle est l’heure pour le Royaume de Dieu et quel temps il doit faire pour hâter sa venue. Ainsi qu’il en a été pour tant de grands hommes de l’histoire, les temps ne le surprennent jamais et jamais ne le prennent au dépourvu. Il est toujours dans la réalité qui a provoqué la situation et il en reste le maître. Cette observation surtout peut s’appliquer à l’histoire de la Passion. A la voir se dérouler, on dirait que ce sont ses ennemis qui sont les maîtres et en dirigent tous les moments ; mais en réalité, c’est lui seul qui accomplit le décret éternel de Dieu. Toutes les fois que dans sa vie il lui faut prendre une décision, il la prend toujours à l’heure voulue. Il sait que cette heure est venue et qu’il faut l’attendre. Un jour que ses frères insistent pour qu’il monte à la fête à Jérusalem et se fasse connaître au peuple : « Pour moi, leur dit-il, le temps n’est pas encore venu, mais pour vous il est toujours temps (Jean 7.6). Il veut évidemment leur dire que pour tous ceux qui ne marchent pas à la lumière de l’éternité et qui n’ont aucune œuvre à remplir de la part du Père, tous les temps et tous les moments sont également indifférents, parce que leurs œuvres, dépourvues de valeur, n’ont par elles-mêmes aucune signification. Pour eux, une heure n’a pas plus de valeur qu’une autre, et pour l’œuvre qu’ils ont à remplir, tous les temps sont également bons et également indifférents. Quelles que soient les circonstances, ils peuvent toujours se produire en public, parce qu’ils n’ont qu’à se laisser conduire par le courant des événements et du temps et ne peuvent jamais rien faire pour provoquer la contradiction des hommes ou de l’opinion. Pour lui, au contraire, appelé à rendre témoignage contre le monde, les moments sont de la plus haute importance : ils ne valent que par le rapport qui les rattache à l’éternité et à l’œuvre qu’il veut accomplir au nom de son Père. Il apprécie et utilise le moment seulement d’après sa signification véritable pour le Royaume de Dieu ; aussi jamais l’impatience ne lui fait devancer les temps, pas plus que la négligence ne les laisse passer.
L’idéal que le Christ nous donne à contempler dans sa propre personne résout une antinomie que bien souvent nous avons rencontrée dans l’histoire que nous avons nous-mêmes déjà signalée, mais qu’ici nous voulons étudier plus attentivement. Cette antinomie est celle qui oppose les hommes d’action et les natures contemplatives. Il en est, en effet, et ce ne sont ni les moins austères ni les moins sérieux, qui soutiennent que la vie véritable n’est possible que dans le recueillement et la méditation, car toutes les fois, disent-ils, que l’homme veut mettre la main à l’œuvre, il est obligé de contredire à l’harmonie de sa vie intérieure, en subissant le courant qui emporte et dissipe. Son action une fois accomplie, il est obligé d’en subir les conséquences, et au lieu d’être l’affranchi du monde, ainsi que précédemment il l’était, il n’en est plus que l’esclave. Le plus heureux et le meilleur pour un homme serait donc de ne rien faire, de ne pas se produire au dehors, de rester toujours sur les hauteurs de la pensée, dans la contemplation de Dieu et des choses éternelles. Tel est, disent-ils, le seul moyen de respecter et de conserver la parfaite harmonie de notre être moral, la paix intérieure, et de réaliser la vie qui rapproche le plus de Dieu, et qui le plus conforme notre existence à la sienne. Cette théorie chère aux mystiques de l’antique Orient, nous la retrouvons de nos jours en plein Occident, chez tous nos mystiques contemporains. Contre elle, il en est, et il sont nombreux, qui soutiennent que le meilleur ou le plus sûr est d’agir ; que, seule, l’action garantit et prouve notre liberté et que la véritable ressemblance avec Dieu consiste dans la victoire à remporter sur le monde, à créer, à répandre la vie et les germes de vie.
A prendre l’une ou l’autre de ces assertions, on ne retient qu’une partie de la vérité. Celui qui fait consister la vie dans la contemplation et dans la méditation, et considère l’action comme un mal nécessaire auquel nul ne peut absolument se soustraire, se réduit à n’être au regard de Dieu que celui qui reçoit et jouit. Mais la réceptivité ou l’appropriation n’est qu’un des côtés de la communion avec Dieu ; sous un autre aspect, il faut qu’elle soit l’acte qui s’approprie la grâce reçue, afin d’en faire sa propriété, non point pour la retenir mais pour la répandre. En d’autres termes, on ne peut être en communion avec Dieu qu’à la condition de se considérer comme son économe et son serviteur, pour la glorification de sa volonté dans ce monde périssable dont il ne dédaigne pas d’être le créateur et le conservateur. D’un autre côté, il faut bien cependant le reconnaître, celui qui ne voudrait qu’agir et dédaignerait la vie contemplative, en viendrait à produire des actes complètement dépourvus de vérité et de grâce. On ne saurait en effet le contester, l’amour de Dieu qui prie ou qui contemple possède par lui-même une si réelle valeur, que ce n’est que quand on en a été rendu participant que l’on peut posséder les énergies divines qui font l’homme d’action véritable ; car, pour agir en pleine conformité avec la volonté de Dieu, il faut être d’abord en pleine communion avec lui. La conciliation de cette antinomie, l’harmonie de ces deux contraires, l’action et la contemplation, plus d’une fois a été proclamée comme une vérité nécessaire, malheureusement plus souvent dans la théorie que dans la vie pratique. Il n’en est qu’un seul qui ait jamais fait de cette vérité la vérité vivante dans toute sa pensée et dans tous ses actes. L’amour qui l’unissait à son père, plus vers lui l’élevait, et plus, en même temps, le ramenait vers les hommes pour toujours plus complètement les aimer et les servir. Déjà pour lui, dans le moment de la contemplation, on trouve celui de l’action, car il est celui de la prière et dans la prière, il est toujours pour lui le ferme propos qui est un acte et le plus décisif de tous. Aussi, dans tous ses actes, on retrouve toujours la pensée qui contemple et la prière qui toujours travaille. Le Christ étant celui qui ne connaît pas le péché, le juste et le saint, ses actes jamais ne troublent sa pieuse contemplation, et jamais non plus ils ne l’entraînent dans le conflit avec les intérêts et les préoccupations de ce monde, pas plus qu’ils ne peuvent faire rejaillir contre lui la moindre souillure. Au reste, ceux qui prétendent qu’un acte trouble toujours la communion avec Dieu ne peuvent avoir raison que si cet acte, ainsi que l’enseigne l’Ecriture, n’est pas accompli en Dieu (Jean 3.21). Pour que nos actes nous entraînent vers le monde qui trouble et qui corrompt, il faut qu’au préalable, ils ne soient conçus et voulus que pour le motif de notre gloire ou de notre intérêt personnel. C’est malheureusement ce que nous ne voyons que trop chez la plupart des hommes d’action. Ce qu’ils ont accompli, ce n’est, le plus souvent, que ce qu’ils ont ambitionné comme la fin de leur désir ou de leur intérêt. La plupart de ces héros et de ces puissants de la terre en sont la preuve, car ils n’ont jamais voulu que la gloire des royaumes de ce monde. Leur vie a été constamment dominée par les événements et les intérêts de la chose publique, et les événements et les intérêts n’ont jamais valu pour eux qu’à la condition de se ranger sous leur commandement et de servir à leur gloire personnelle. En vue de ce résultat, il n’est pas d’entreprises qu’ils n’aient osées. Mais ce résultat une fois conquis et quand il a fallu le conserver, il n’est pas de compression qui les ait fait reculer. On retrouve les types de ce genre d’hommes d’action dans Alexandre, César et Napoléon. Si dignes d’admiration que puissent être pour l’histoire les œuvres qu’ils ont accomplies, elles n’en portent pas moins l’empreinte servile dont le monde flétrit tout ce qui se fait à la seule intention de le conquérir. On peut dire d’elles toutes qu’elles sont des chaînes et des souillures qui toujours asservissent leur héros à la toute puissance de ce monde. En présence de ces œuvres et de toutes celles qui, comme elles, ne savent que nous entraîner dans le courant qui trouble et dissipe, nous retenant asservis aux choses d’ici-bas, le mystique a certainement raison de prétendre qu’il vaut mieux ne pas agir et rester inactif sur les hauteurs de la contemplation. Mais celui, au contraire, qui agit en Dieu, ne peut connaître aucune action qui ne soit pour sa gloire.
Tout ce qu’il poursuit est en vue du royaume qui n’est pas de ce monde. Quoique ici-bas et pour cette vie, il ne puisse pas être sans des devoirs et des intérêts qui le rattachent à la terre et des affections et des biens qui ne sont que pour le temps, il les possédera comme ne les possédant pas (1 Corinthiens 7.29). Il ne permettra jamais qu’elles envahissent et possèdent son cœur et deviennent le but de son existence au lieu d’en être le moyen. Il ne s’appliquera à les posséder qu’en se préparant à les sacrifier pour le Royaume de Dieu. Même en dehors de l’Eglise de Christ, on trouve de nobles âmes pour annoncer et pressentir la possibilité d’une pareille manière d’être et de faire. Ce sont tous ceux qui, dans l’accomplissement du devoir, n’ont jamais cherché d’autre satisfaction que celle du devoir accompli, et qui, pour assurer la paix et l’harmonie de leur être moral, se sont contentés de remettre à la providence le soin de faire valoir la bonne action qu’ils venaient d’accomplir et de les garantir contre les conséquences dangereuses qu’elles pourraient provoquer. Mais du Christ seul on peut dire que ses œuvres sont faites en Dieu et qu’il n’en est pas une seule d’entre elles qui n’ait la valeur d’un exemple à suivre. Il n’est pas une seule d’entre elles qu’il ait faite en son nom, toutes ont été pour lui les œuvres du père. Aussi malgré toutes les agitations du monde, toujours il reste en parfaite union avec le père ; au milieu des plus violents tourments, il est toujours dans le sein du père et sa demeure est toujours le ciel. Aussi il a pu se dire « le Fils de l’homme qui est dans le ciel » (Jean 3.13). Dans ses discours, il dit indifféremment « faire la volonté de son père, l’entendre ou le voir ». Aussi au milieu même des ardeurs dévorantes du supplice, jamais n’a pu s’interrompre le travail de sa pensée. Toujours éprise de la contemplation du père qui est au ciel, maîtresse d’elle-même, elle compte une à une toutes les douleurs qui l’oppressent et, toutes, il les accepte comme l’accomplissement des Ecritures. Et même alors que déjà les ombres de la mort l’enveloppent, il cherche encore, ainsi que le prouvent les sept paroles de la croix, à mesurer la durée et l’intensité de sa douleur aux déclarations de la prophétie. Car, ainsi qu’on l’a dit, il est au-dessus de toutes les défaillances, celui qui sait voir le temps dans l’éternité et l’éternité dans le temps.