La Foire-de-la-Vanité. – Les pèlerins logent chez Mnason. Ils entrent en communication avec les amis de la maison. – Souvenirs.
Nous voici maintenant arrivés en vue de la ville où se tenait la Foire-de-la-Vanité. Lors donc que nos pèlerins se virent si rapprochés du lieu, ils entrèrent en délibération pour savoir comment ils devaient s’y prendre pour traverser la ville. Là-dessus, les uns donnèrent leur avis dans un sens, les autres le donnèrent dans un sens différent.
— Eh bien ! dit enfin M. Grand-Cœur, j’ai fait souvent la conduite des pèlerins au milieu de cette ville, comme vous pouvez vous en convaincre. Je suis en relation avec un nommé Mnason, Cyprien de naissance et ancien disciple, chez lequel nous pouvons aller loger. Si donc vous le jugez à propos, nous nous arrêterons là.
— Nous le voulons bien, répondirent chacun de son côté les pèlerins. Ainsi, ils étaient tous de même avis sur ce point. Il faut vous dire que c’était à la chute du jour qu’ils arrivèrent aux portes de la ville ; mais M. Grand-Cœur connaissait parfaitement le chemin qui devait les conduire à la maison de leur ancien ami. Ils y arrivèrent donc sans difficulté. Ici, le guide appelle le chef de la maison qui, l’ayant reconnu à l’accent de sa voix, vint aussitôt lui ouvrir et les fit tous entrer. Après cela, il leur demanda quelle distance ils avaient parcourue pendant cette journée. Ils lui répondirent : Nous sommes venus aujourd’hui depuis la maison de notre ami Gaïus.
— Holà ! dit-il, vous avez fait une bonne tirée. À ce compte, vous devez être bien fatigués. Sur cela, il les pria de s’asseoir, ce qu’ils firent.
— Eh bien ! Mes bons Messieurs, dit alors le guide en se tournant vers ses compagnons, n’est-ce pas ici un lieu charmant ? Je puis vous assurer que vous serez très bien chez mon ami.
Mnason : – Sur ma parole, vous pouvez être assurés que vous êtes les bienvenus dans ma maison. Vous avez sans doute besoin de prendre quelque chose ; parlez seulement et nous ferons tout notre possible pour bien vous servir.
Franc : – Ce que nous avions de plus pressant tout à l’heure, c’était de trouver un asile et une bonne société. Mais, dès à présent, je crois pouvoir dire, à l’égard du premier point, que notre désir est satisfait.
Mnason : – Quant à l’asile, vous voyez ce qu’il en est ; mais pour ce qui est de la bonne société, l’épreuve que vous en ferez le démontrera.
— C’est bon, dit Grand-Cœur ; voudriez-vous mener les pèlerins dans leur appartement. – Je le veux bien, lui répondit Mnason.
Il les mena donc chacun en son lieu respectif. Il leur montra aussi une belle salle à manger où ils devaient prendre un repas ensemble, et s’asseoir jusqu’à l’heure du coucher.
Après avoir pris chacun sa place et s’être reposés un peu du voyage, ils demandèrent à leur hôte, par l’organe du père Franc, s’il y avait dans la ville beaucoup d’honnêtes gens.
Mnason : – Nous en avons quelques-uns ; ils sont à la vérité en bien petit nombre comparativement à ceux qui leur sont opposés.
Franc : – Mais, ne pourrions-nous pas en voir quelques-uns ? Car, la vue de telles personnes est pour les pèlerins, ce que sont la lune et les étoiles à ceux qui naviguent sur les grandes eaux.
Là-dessus, Mnason se mit à frapper du pied sur le plancher, et aussitôt parut sa fille, Grâce, qu’il chargea d’aller annoncer à quelques-uns de ses amis la venue des étrangers. – Grâce, lui dit-il, va prévenir Contrit, Sans-Reproche, Amour-fraternel, Ne-Ment-point et le Repentant, et leur dire que j’ai ici une ou deux de mes connaissances qui désireraient passer la soirée avec eux. La jeune fille fit la commission, et les amis arrivèrent. Après s’être salués réciproquement, ils vinrent tous s’asseoir autour de la table.
— Mes voisins, dit alors Mnason, j’ai eu, comme vous le voyez, la visite de ces étrangers. C’est une troupe de pèlerins ; ils viennent de loin et s’en vont à la Montagne de Sion. Mais qui pensez-vous, dit-il en montrant Christiana, est cette personne ? C’est Christiana, la femme de Chrétien, ce fameux pèlerin qui, de même que Fidèle, son frère, fut si cruellement persécuté dans notre ville.
— À ces mots, ils se levèrent tout étonnés et dirent : Lorsque Grâce est venue nous appeler, nous étions bien loin de penser que nous verrions aujourd’hui Christiana ; c’est donc une bien grande et agréable surprise que vous nous causez. Se tournant ensuite vers Christiana, ils l’interrogèrent sur ses vrais intérêts, et lui demandèrent si les jeunes gens qui l’accompagnaient étaient ses fils. Sur sa réponse affirmative, ils continuèrent à lui parler ainsi : Que le Roi, que vous aimez et servez, vous rende comme celui qui vous a précédés et vous conduise en paix là où il est lui-même arrivé !
Ensuite chacun se rassit, et M. Franc, s’adressant plus particulièrement à M. Contrit, s’informa de l’état actuel des choses dans la ville.
Contrit : – Je puis vous assurer qu’on y vit au milieu de beaucoup d’agitation, et qu’on y est pressé de tous côtés à cause de la foire qui va grand train. Ce n’est pas chose facile que de garder son cœur et son esprit dans un bon état, quand on est au milieu d’un pareil encombrement. Celui qui habite un endroit comme celui-ci, et qui est obligé d’avoir affaire avec les gens qui y trafiquent, a bien besoin de quelque chose pour l’avertir et le mettre en garde contre tant de pièges qui lui sont tendus, à tout instant du jour.
Franc : – Mais où en sont maintenant vos voisins sous le rapport de la tranquillité ?
Contrit : – Ils sont beaucoup plus paisibles aujourd’hui qu’autrefois. Vous savez comment Chrétien et Fidèle furent traités de leur temps, ainsi que je viens de vous le dire ; mais, je le répète, les adversaires sont aujourd’hui beaucoup plus modérés. Il me semble que le sang de Fidèle a toujours été depuis lors comme un poids sur leur conscience ; de sorte qu’après la mort de ce fidèle martyr ils n’ont plus osé brûler personne. Jadis, nous craignions de nous montrer dans les rues, tandis qu’aujourd’hui nous pouvons y marcher tête levée. La profession de christianisme et tout ce qui en porte le nom, était en ce temps-là une chose odieuse ; maintenant la religion est regardée, surtout dans quelques quartiers, (et vous savez que notre ville est grande) comme quelque chose de très honorable.
Mais, comment vous trouvez-vous de votre pèlerinage ? Comment le monde se montre-t-il disposé à votre égard par ici ?
Franc : – Il nous arrive, ce qui est très commun aux voyageurs : quelquefois notre chemin est bien uni, d’autrefois il est très raboteux ; il nous faut tantôt monter, tantôt descendre. Les temps sont très incertains ; le vent ne souffle pas toujours par derrière, et c’est rare que nous rencontrions un ami en chemin. Nous avons déjà eu bien des difficultés à surmonter, et qui peut dire ce qui nous attend encore ? Ainsi, en plusieurs points nous avons vu s’accomplir cette parole d’un ancien : « Vous aurez de l’angoisse au monde. »
Contrit : – Vous parliez de difficultés : qu’avez-vous donc rencontré ?
Franc : – M. Grand-Cœur, notre guide, peut vous répondre là-dessus mieux qu’aucun d’entre nous. Qu’il veuille donc vous dire ce qui en est.
Grand-Cœur : – Nous avons été assaillis trois ou quatre fois. D’abord, Christiana et ses enfants furent attaqués par deux scélérats qui, si nos craintes sont fondées, avaient l’intention de leur ôter la vie. Nous eûmes à nous défendre contre les attaques de l’homme Sanguinaire, du géant Destructeur et de l’Ennemi-du-Bien. Pour être juste cependant, je dois dire, à l’égard de ce dernier, qu’il a été attaqué par nous plutôt que nous ne l’avons été par lui. Voici du reste comment la chose est arrivée.
Nous avions déjà passé quelque temps chez « Gaïus, mon hôte et celui de toute l’Église, » lorsque nous résolûmes d’aller combattre contre quelques-uns de ceux qui sont reconnus pour être ennemis déclarés des pèlerins ; car nous avions ouï dire que l’un des plus redoutables rôdait par là. Ayant donc pris nos armes, nous essayâmes de le chasser. Gaïus était censé connaître son gîte, mieux que moi parce qu’il demeure dans ces parages. Nous nous mîmes à chercher et à fouiller partout jusqu’à ce que nous eûmes découvert l’entrée de sa caverne. Pour lors, nous fûmes contents, et nos esprits se fortifièrent. Nous étant ensuite approchés de son gîte, nous trouvâmes là le pauvre Esprit-abattu qu’il avait entraîné par force, et qu’il était sur le point de faire périr. Mais aussitôt que ce monstre nous eut aperçus, il laissa là sa proie pour courir sur quelque autre victime, si toutefois il en avait une autre en vue comme nous l’avions d’abord supposé. C’est alors que nous nous précipitâmes sur lui, et lui appliquâmes quelques coups vigoureux ; il finit par être terrassé et par avoir la tête tranchée. Nous l’exposâmes ensuite sur le bord du chemin, afin qu’il servît d’exemple à tous les malheureux qui voudraient plus tard pratiquer une semblable impiété. L’homme que voici peut vous dire si c’est la vérité ; car, de même qu’un agneau que l’on aurait arraché à la gueule du lion, il a été délivré de ce terrible adversaire.
Esprit-abattu : – C’est bien exactement ce qui a eu lieu, et cela, à mes dépens aussi bien que pour ma consolation : à mes dépens, en ce que je me suis vu dépouillé et menacé d’être rongé jusqu’aux os ; et pour ma consolation, parce que j’ai vu venir, les armes à la main, M. Grand-Cœur et ses amis pour me prêter assistance.
Sans-reproche : – Ceux qui vont en pèlerinage ont besoin de deux choses : du courage et une vie sans reproche. S’ils viennent à manquer de courage, il ne leur sera guère possible de persévérer dans le chemin, et s’ils sont relâchés dans leur vie, il arrivera que le nom de pèlerin sera en mauvaise odeur à cause d’eux.
Amour-fraternel : – J’espère bien que vous n’aurez pas besoin de cet avertissement ; mais il est vrai de dire, cependant, que vous rencontrez souvent en chemin des gens qui montrent par leur conduite qu’ils sont plutôt étrangers aux pèlerins qu’ils ne sont étrangers et voyageurs sur la terre.
Ne-ment-point : – Il est certain qu’ils n’ont ni la livrée ni le courage du pèlerin. Ils ne marchent pas droit, mais leurs pieds vont tout de travers ; ils ont un soulier qui penche en dedans, et l’autre en dehors, et montrent des talons tout en désordre ; ici un lambeau, là une déchirure, et tout cela au déshonneur de leur Maître.
Repentant : – Ils devraient au moins s’affliger de toutes ces choses, et c’est ici une qualité qu’ils ne peuvent réellement posséder qu’à la condition de se corriger de leurs défauts, de même qu’ils ne peuvent espérer de faire des progrès dans la vie spirituelle tant qu’ils ne redresseront pas ce qui est tordu, ou qu’ils laisseront subsister de tels obstacles sur leur chemin.
C’est ainsi que, loin des distractions, ils étaient à s’entretenir, jusqu’à ce qu’enfin le moment arriva où il fallut se mettre à table pour souper. Ils se restaurèrent bien, après quoi ils allèrent reposer leurs corps fatigués.