On rangeait autrefois Marcion parmi les gnostiques : appréciation fort contestable, car Marcion n’est pas mû dans ses recherches par le même intérêt théorique que les gnostiques ; son système n’offre rien des spéculations et des rêveries que les leurs présentent, et si l’on y trouve des traits qui semblent l’en rapprocher, on peut croire qu’ils viennent non de Marcion lui-même mais du syrien Cerdon que Marcion connut à Rome et qui fut quelque temps son maître (vers 138-139)a. Aussi en traitons-nous à part.
a – Sur Cerdon, voir Irénée, Adv. haer., I, 27, 1 ; III, 4, 3 ; Pseudo-Tertulien, 16 ; Philastrius, 44 ; S. Épiphane, Haer. xli, ces trois derniers moins sûrs.
Marcion a été avant tout frappé de l’opposition des deux Testaments, de la Loi et de l’Évangile. On ne met pas, répétait-il, le vin nouveau dans les vieilles outres ni une pièce neuve à un vieil habit. Dès lors, comment l’Église et ses écrivains depuis les apôtres, et y compris les apôtres, se sont-ils obstinés à rattacher le Nouveau Testament à l’Ancien, la grâce à la Loi, le christianisme au judaïsme ? Marcion n’y voit qu’une explication : la méprise universelle dans laquelle tous sont tombés, sauf saint Paul. Car saint Paul seul a signalé, dans l’épître aux Galates, ces docteurs judaïsants qui corrompent l’Évangile en y voulant mêler la Loi. Il a donc été l’homme suscité de Dieu pour rétablir le vrai sens du christianisme faussé par les Douze. Encore a-t-on depuis altéré ses écrits, et faut-il les expurger des erreurs qu’on y a introduites.
Qu’est-ce en effet que la Loi ancienne ? Une loi juste sans doute, mais seulement juste, et d’ailleurs sévère, dure, inflexible. L’Évangile, au contraire, n’est que bonté, amour, liberté. Deux économies si opposées ne sauraient avoir le même auteur ; et en conséquence, la gnose aidant, Marcion admet deux principes, deux dieux : l’un créateur du monde et législateur de l’Ancien Testament, non pas mauvais en soi, mais rigoureux, inconstant, connaissant uniquement la justice et la force, de qui viennent toutes les souffrances de l’humanité ; l’autre, supérieur au premier, révélé par Jésus, bon, miséricordieux, plein de douceur. Bien que le monde ne le regardât pas, puisque ce monde n’était pas son œuvre, il a voulu néanmoins, par pitié, le secourir.
C’est en Jésus-Christ et par Jésus-Christ que se manifeste le Dieu suprême. Jésus-Christ est l’Esprit sauveur (Spiritus salutaris). Quel est au juste son rapport avec Dieu ? Marcion ne le définit pas rigoureusement : ordinairement il identifie Dieu et Jésus. En tout cas, Jésus ne réalise nullement les traits du Messie donnés par l’Ancien Testament ; il n’a rien du guerrier annoncé qui devait établir le règne du Dieu juste. Son corps d’ailleurs n’a été qu’apparent ; il n’a rien emprunté à l’œuvre du démiurge — le docétisme est strict — ; il n’a pas même passé par Marie comme par un canal ; brusquement, la quinzième année de Tibère, le Christ a paru en Judée, sans avoir semblé naître et grandir. Sa prédication a été une perpétuelle contradiction de la Loi, des Prophètes, de toute l’économie du démiurge. Aussi ce dernier ne lui pardonne-t-il pas, non plus que ses partisans. Jésus est saisi et crucifié. Chose singulière ! Marcion qui enseignait le docétisme accorde — sur l’autorité de saint Paul sans doute — à la mort de Jésus une signification et une valeur particulières pour notre Rédemption. Le Dieu bon nous achète du démiurge. Puis le Sauveur descend aux enfers afin d’y prêcher l’Évangile et d’y annoncer le salut. Mais les justes de l’ancienne loi, Abel, Énoch, Noé, etc., le supposant envoyé par ce démiurge qui les a si souvent tentés, ne répondent pas à son appel. Seuls les méchants, Caïn, les Sodomites, les Égyptiens écoutent sa parole, et sortent avec lui des enfers.
La prédication de Jésus-Christ devait être continuée sur la terre par les apôtres, mais, on l’a dit, ils ne l’ont point comprise : elle n’a trouvé d’interprète véridique que saint Paul. En y adhérant nous sommes justifiés et faits enfants de Dieu ; il s’y joint toutefois, en pratique, une morale sévère. Marcion donnait l’exemple de l’austérité (sanctissimus magister), et imposait à ses disciples un ascétisme rigoureux, l’abstention des plaisirs, la mortification de la chair, la privation de certains aliments, et surtout la continence et le célibat. Ils devaient vivre συνταλαίπωροι καὶ συμμισούμενοι, commiserones et coodibiles dans le monde, et souffrir courageusement le martyre, s’il le fallait. A cette condition seulement, ils éviteraient le feu du démiurge qui, à la fin des temps, dévorera ceux qui se perdent — et c’est le plus grand nombre. Ici, Marcion tronquait nécessairement l’eschatologie chrétienne : la résurrection de la chair, la parousie, le jugement proprement dit étaient supprimés. Le Dieu bon ne punissait pas précisément les méchants : il les écartait simplement de lui, et ceux-ci retombaient dès lors en la puissance du démiurge qui les châtiait.
Telle était la doctrine de Marcion. Elle était accompagnée, on l’a vu, d’une critique hardie de l’histoire des origines chrétiennes et des écrits apostoliques. Marcion repoussait l’exégèse allégorique, et par là même tout l’Ancien Testament dont elle lui semblait pouvoir seule justifier l’économie. Du nouveau Testament il conservait seulement l’évangile de saint Luc, dont il retranchait cependant la généalogie du Sauveur et où il pratiquait de nombreuses coupuresb, et dix épîtres de saint Paul (les Pastorales et l’épître aux Hébreux exclues) dans lesquelles il supprimait également ce qui était à ses yeux des interpolations postérieures. Enfin, il avait composé lui-même des Antithèses où il avait mis en relief les oppositions de la Loi et de l’Évangile, de la Nature et de la Grâce, du Dieu juste et du Dieu bon, et qui, jointes aux épîtres de saint Paul et à l’évangile mutilé de saint Luc, constituaient les livres autorisés, le canon du marcionisme.
b – Irén., Adv. haer., I, 27, 4 ; Tertull., Adv. Marc, IV, 2, 3, 4. Marcion l’appelait simplement εὐαγγέλιον Κυρίου : on lui donnait aussi le nom d’Évangile de Marcion. La meilleure restitution qu’on en ait faite, aussi bien que de son Apostolicum, est celle de Zahn, Geschichte des neutest. Kanons, II, 2, pp. 403-529 ; cf. I, 2, pp. 585-718.
Ainsi équipé à la légère, celui-ci se répandit rapidement et fit des recrues en grand nombre. La sévérité même de sa morale lui valut des partisans en un temps où la juste mesure en cette matière n’était pas toujours aperçue. Marcion, du reste, était un esprit organisateur et pratique. Chassé de l’Église, il fonda lui-même ouvertement des églises indépendantes, avec une hiérarchie calquée sur celle des communautés orthodoxes. Elles eurent leurs martyrs, et témoignèrent d’une force peu ordinaire de résistance aussi bien aux tentatives des missionnaires catholiques qu’aux violences des persécuteurs. Quelques-unes semblent avoir subsisté jusqu’au xe siècle.
Des divisions doctrinales ne tardèrent pas d’ailleurs à s’introduire parmi les disciples de Marcion, surtout à propos du nombre des premiers principes, mais sans affaiblir beaucoup la puissance d’action de l’hérésie. Nous connaissons un certain nombre de ces disciples, Potitus, Basiliscus et Syneros signalés par Rhodon (H.E.5.13.3-4) ; Prépon qui, comme Syneros, admettait trois principes des choses, un bon, un mauvais et un juste tenant le milieu entre les deux autres ; Hermogènes réfuté par Théophile d’Antioche et Tertullien ; Lucanus, dont le même Tertullien dit qu’il enseignait la résurrection d’un tiers élément qui n’était ni le corps ni l’âme ; l’auteur du livre de Leucius Charinus, docète absolu ; d’autres encore indiqués par les Philosophoumena (x, 19) et partisans de quatre premiers principes, ἀγαϑόν, δίκαιον, πονηρόν, ὕλη. Théodoret y ajoute Pitho et Blastus (ce dernier à tort probablement) ; saint Épiphane y ajoute Théodotion, et saint Jérôme Ambroise devenu plus tard l’ami d’Origène. Mais de tous le plus fameux et celui qui succéda vraiment à Marcion fut Apelles.
Son histoire est donnée par Tertullien. Nous apprenons qu’Apelles ayant rencontré, à son retour d’Alexandrie à Rome, une certaine vierge appelée Philomène qui se disait inspirée, celle-ci lui dicta ses Révélations (φανερώσεις), et qu’il composa lui-même des Syllogismes (συλλογισμοί). Saint Ambroise a conservé quelques fragments de ce dernier ouvrage (De paradiso, v, vi, vii).
La modification principale qu’Apelles apporta au système de son maître fut de le ramener du dualisme au monisme. Il n’admit qu’un seul premier principe, qui n’est cependant pas le créateur de ce monde. Ce créateur est un ange de feu, venu lui-même du Dieu suprême : c’est le Dieu d’Israël et le nôtre. Il n’a créé que les corps ; mais à ces corps il a lié des âmes préexistantes. Les âmes ont un sexe défini qu’elles communiquent aux corps. Le reste du système reproduisait sensiblement celui de Marcion : le docétisme y était atténué, mais la négation de la résurrection de la chair et la prohibition du mariage étaient maintenues, la Loi et les prophéties écartées comme l’œuvre d’un esprit mauvais. Apelles semble d’ailleurs avoir été, au point de vue doctrinal, d’assez facile composition. Pour lui, la confiance dans le Crucifié et la pratique de la vertu étaient, après tout, l’essentiel. Il restait bien, à cet égard, le disciple de Marcion, absolument opposé à l’intellectualisme gnostique.