(12 Octobre 1535)
La guerre et la diplomatie – Hommes d’État au château de Coppet – De Lullin, les Bernois et Savoye – Les Bernois adoucissent le gouverneur – Le gouverneur traîne les Bernois – Départ de Coppet – Le gouverneur voit son armée en fuite – Les ambassadeurs arrêtent les Suisses – La nouvelle du combat arrive à Genève – Baudichon part avec cinq cents hommes – Effroi des Savoyards fugitifs – Les Bernois ordonnent aux braves de se retirer – Les Suisses hésitent et pourtant cèdent – Les Bernois faits prisonniers – L’approche de De la Maisonneuve trouble Coppet – Ruse des diplomates du château – Trois délégués genevois vont au château – Ils sont saisis et enfermés à Chillon – De la Maisonneuve se laisse tromper – Les Suisses de même – Indignation à Genève – Les Genevois prennent trois otages
La diplomatie et la guerre sont les deux moyens qu’on emploie pour décider les différends internationaux. On a coutume de dire assez de mal de l’une et de l’autre, et non sans quelque raison. Quiconque a un cœur compatissant et désire la prospérité matérielle et morale des peuples, regarde la guerre comme un crime de lèse-humanité ; et pourtant un peuple envahi par un conquérant injuste, avide, qui veut le dépouiller de son indépendance et de sa nationalité, a autant le droit de se défendre, que l’homme attaqué sur la grande route par un brigand qui veut lui enlever la bourse ou la vie.
La diplomatie a ses défauts comme la guerre. Ayant pour but de concilier des intérêts opposés, elle tombe facilement dans des vues étroites, dans l’égoïsme ; tandis qu’elle devrait avoir une sage largeur, qui résolût les différends avec impartialité. Tout en reconnaissant avec une certaine sagesse, dans les temps ordinaires, le chemin qu’elle doit suivre, elle se trouble et se trompe dans les époques de transition, qui font passer l’humanité d’une phase à une autre. On rencontre dans les voyages de long cours telle latitude, tel jour, où l’aiguille aimantée devient d’une agitation telle, qu’il est impossible au pilote de s’en servir pour tracer sa route ; il va peut-être à gauche, tandis qu’il devrait aller à droite. C’est ce qui arrive à la diplomatie dans ces grandes époques, où comme au seizième siècle, la société humaine tourne sur ses gonds, et entre dans une sphère nouvelle. La diplomatie agit d’abord en pareil cas, en sens contraire aux impulsions qui préparent l’avenir ; elle applique tous ses soins à maintenir ce qui a été, tandis que le caractère normal de l’époque nouvelle est précisément que ce qui a été doit faire place à ce qui sera. Les gouvernements, et cela est naturel, commencent toujours par s’opposer aux nouveaux développements de la vie sociale, politique, religieuse. C’est ce que fit d’abord la puissante aristocratie de Berne, à l’égard de Genève, nous l’avons vu et nous allons le voir. Mais s’il y a une diplomatie mauvaise, il y en a aussi une bonne. Serait-il hors de propos de faire remarquer que si le château de Coppet, où quelques-uns des faits de notre histoire se passèrent, fut en 1538 le siège de la mauvaise politique, il a été plus tard le foyer de la bonnea.
a – Voir les œuvres de Madame de Staël, de sa famille et de ses amis.
Le conseil de Berne s’était tenu soigneusement informé des faits et gestes de Claude Savoye. Il avait appris que quatre cent cinquante hommes environ, « parmi lesquels il se trouvait plusieurs sujets de Messeigneurs, » traversaient le Jura pour secourir Genève, « non sans danger, à cause du peu de gens qu’ils étaient. » Le conseil savait que ces hommes d’armes auraient à combattre les nobles et autres gens du pays, assemblés de tous côtés dans les villages et sur les chemins, au nombre de plus de trois à quatre mille. Le magistrat bernois voulait d’ailleurs éviter la guerre. En conséquence, il avait député Louis de Diesbach et Rodolphe Nægueli dans le pays de Vaud, avec charge d’ordonner aux volontaires de retourner chez eux. Les deux ambassadeurs bernois s’étaient dirigés sur Coppet et son manoir, situés entre Genève et Ginginsb.
b – Rapport des deux orateurs de Berne au Conseil de Genève.
Il y avait alors beaucoup de monde dans cette demeure féodale, remplacée maintenant par un château moderne. Ces lieux, qui devaient être un jour l’asile des lettres et de la liberté, étaient alors, par un singulier contraste, le quartier général de gentilshommes rudes, ignorants, qui voulaient à tout prix maintenir la féodalité, et détruire dans Genève la lumière, l’indépendance et la foi. Monseigneur de Lullin, gouverneur du pays de Vaud de la part du duc, s’y était établi avec ses officiers et plusieurs chevaliers de ces contrées.
Le samedi, 9 octobre, jour où Wildermuth et sa troupe avaient atteint le village de Saint-Cergues, les ambassadeurs de Berne étaient arrivés au château de Coppet, dans le dessein de s’entendre avec le gouverneur de Vaud, sur les moyens de prévenir la bataille qui était imminente. Ils y avaient appris qu’elle était plus proche encore qu’ils ne l’imaginaient, qu’on attendait les Suisses le lendemain matin. Les chefs savoyards et bernois entrèrent aussitôt en conférence sur ces graves matières, et ils discutaient encore quand, dans la soirée, Claude Savoye, qui n’avait eu que deux à trois lieues à faire, arriva sur son coursier haletant. Le hardi Genevois ne se cachait pas tout ce qu’il y avait d’imprudence à paraître dans le château occupé par le commandant en chef des ennemis de Genève ; mais n’importe, il voulait à tout prix obtenir de Diesbach la promesse de ne pas arrêter les troupes, qu’il amenait au secours de ses concitoyens.
Le sire de Lullin, informé de son arrivée, en fut étonné, irrité ; il y eut une scène orageuse dans le conseil, et cet administrateur habile, mais passionné et colère, ordonna qu’on saisît le Genevois hérétique et rebelle ; celui-ci, conduit par des hommes d’armes, parut bientôt devant lui, dans la salle principale du manoir. Un huguenot de Genève était pour les Savoyards qui entouraient le gouverneur une espèce de monstre qui excitait à la fois leur curiosité et leur horreur. Savoye, comprenant qu’il se trouvait dans la gueule du lion, présenta le papier que lui avait envoyé d’Alinges. Ceci mit le comble au courroux du gouverneur. De quel droit, demanda-t-il à ce seigneur, donnez-vous un sauf-conduitc ? » Lullin pensant que ce noble Savoyard pouvait bien être lui-même un traître d’accord avec les ennemis de Son Altesse, ordonna qu’on mît également en prison le porteur et le donneur du passe-port. Les ambassadeurs de Berne ne crurent pas devoir s’y opposer ; l’essentiel pour eux était d’obtenir du gouverneur la promesse de tout faire pour empêcher l’arrivée de la bande ; ils lui demandaient en conséquence de partir à cet effet avec eux le lendemain matin, dimanche, 10 octobre, au point du jour, de gravir la montagne, sur le haut de laquelle ils pensaient trouver encore Wildermuth et les siens, et de les faire rétrograderd. De Lullin ne consentait pas à cette proposition. Il voulait laisser la petite bande suisse descendre dans la plaine, ne doutant pas que les soldats dont il disposait ne l’écrasassent. Une occasion se présentait de donner une forte leçon à ces aventuriers qui osaient se mesurer avec le duc de Savoie ; pas un de ces téméraires ne retournerait dans sa patrie. Mais les Bernois étaient encore plus décidés que le gouverneur savoyard, et après beaucoup d’efforts, ils obtinrent qu’il se rangeât à leurs désirs. « Demorasmes d’arrêt, disent-ils dans leur rapport, de les aller trouver et les faire retirer en asseurances en leur pays, aux dépens de Monseigneur de Savoie, combien que nous y eussions bien affairee. »
c – « Von Lullin sagte Alinges hætte Gleit zu geben keine Gewalt. » (Stettler, Chronik.)
d – « Die Deutsche heim zu mahnen, und zu Ihnen den Berg hinauf zu reiten. » (Ibid.)
e – Rapport des orateurs bernois. — Registres du Conseil de Genève.
Des pensées très diverses occupèrent les hôtes du manoir, pendant la nuit qui suivit ces délibérations. Tandis que les Bernois réfléchissaient aux moyens d’empêcher la bataille, le gouverneur revenait à ses plans ; il se disait qu’il avait trois à quatre mille hommes, frais, reposés, prêts au combat, et que les Suisses n’étaient que quatre ou cinq cents, fatigués et affamés. Ne pas profiter de la circonstance pour donner une verte leçon à tous « les hérétiques et les brouillons, » lui semblait une faute grave ; sans revenir sur ses promesses, il se pouvait que si l’on traînait un peu en longueur, les Suisses eussent le temps de descendre et de se faire massacrer par les Savoyards. Le dimanche matin, Nægueli et Diesbach étaient debout au point du jour, mais Lullin les fit longtemps attendre. Quand il parut, les Bernois lui dirent qu’ils étaient prêts à partir, selon qu’ils en étaient convenus. « Permettez, Messieurs, leur dit le gouverneur, il faut d’abord que j’entende la messe ; nous autres catholiques, nous ne nous mettons pas en route sans celaf. » La messe fut très longue ; enfin les Bernois, voyant paraître le gouverneur, crurent leur épreuve finie ; mais Lullin toujours convaincu qu’en donnant le temps à ses troupes, elles anéantiraient la bande de Wildermuth, leur dit : « Messieurs, on va servir une collation ; impossible de partir sans déjeunerg. » La collation se fit un peu attendre ; Lullin et ses gentilshommes parlaient beaucoup et avec une extrême amabilité. « Vraiment, le gouverneur et les gentilshommes nous entretiennent un pety treux (un peu trop) ce matin, » disaient les ambassadeursh, fort ennuyés de tous ces retards. Enfin on se mit à table, et l’on y fût sans doute demeuré fort longtemps ; mais tout à coup un bruit semblable à des décharges de mousqueterie se fit entendre. Les ambassadeurs bernois se levèrent. Plus de doute ! la bataille est engagée, il est peut-être trop tard pour remplir leur mission. N’importe, ils courront au champ de bataille. Le gouverneur savoyard pensant que grâces à tous ses délais, ses hommes d’armes auront eu le temps de tailler en pièces les Suisses, ne fit plus de difficultés. On descendit dans la cour du château où, depuis quelques heures, trente chevaux piétinaient, et un grand nombre d’officiers, de gardes, de domestiques babillaient. « Qu’on m’amène le beau cheval espagnol du Genevois, dit le gouverneur, et qu’à lui, on lui donne un ânei. » On amena au sire de Lullin le noble coursier de Claude Savoye. — « Donnez-moi aussi son arquebuse, ajouta le malin Savoyard, je suis sûr qu’elle est excellente. » La troupe se forma. Les trente cavaliers et les gardes du gouverneur entourèrent le sire de Lullin, ses officiers, les Bernois, et Savoye monté sur son humble quadrupède. On ne pouvait aller très vite par ménagement pour l’âne hérétique que Lullin ne voulait pas laisser en arrière. Claude Savoye ne s’inquiétait nullement du ridicule dont le gouverneur cherchait à le couvrir, et plutôt que de rester à Coppet, il préférait qu’on se moquât de lui, qu’on le traitât comme un vil prisonnier.
f – « Hielt die Berner betrüglich auf, bemeldeter von Lullin, und sagte : Er wollte zum ersten Mess hœren. » (Stettler, Chronik.)
g – « Und ein collation thun. » (Ibid.)
h – Registres du Conseil de Genève du 12 octobre 1535.
i – « Nahm er dos Genfers starken hispanischen Hengst, setzt denselbigen hingegen auf einen Esel. » (Stettler, Chronik, p. 71.)
Cependant le gouverneur et son escorte avançaient, regardant devant eux, pour voir s’ils ne découvraient pas les Suisses. Tout à coup, à quelque distance de Gingins, le spectacle le plus étrange, le plus inattendu s’offre à leurs regards. Des soldats fuient de toutes parts ; il y en a sur tous les chemins, dans tous les sentiers, à travers les champs ; partout l’épouvante, la confusion et toutes les marques d’une défaite signalée. Le gouverneur examine attentivement, et en vain voudrait-il se tromper ; ce sont bien ses propres soldats. Il s’était attendu à voir la troupe ennemie détruite, et il voit ceux qui devaient accomplir ses desseins s’enfuir confusément. Indigné de cette lâcheté, il s’approche de quelques fuyards, et leur crie : « Poltrons, que faites-vous ? Arrêtez-vous ! Pour quoi fuyez-vous ? N’êtes-vous pas dix fois plus nombreux que ces hérétiques ! Allons ! retournez, venez m’aider à les pendrej ! » Mais les Savoyards, frappés d’une terreur panique, passent près de lui, sans presque l’apercevoir. Impossible de les faire rétrograder.
j – « Vermahnet sic ihren Feinden bey Hencken zügestehen. » (Stettler, Chronik, p. 71.)
Que faire dans une conjoncture si étrange ? Il n’y avait plus qu’un parti à prendre. Le gouverneur s’était flatté de voir les Suisses écrasés, ou de les écraser lui-même, et il les trouvait victorieux.
Au lieu d’avoir recours à l’épée, il fallait se résoudre à une humble prière. Il semble que ni Lullin, ni Diesbach, n’avaient quelque espoir de voir une troisième attaque réussir. Les ambassadeurs bernois, chargés par leur conseil de se porter comme médiateurs, devaient donc s’avancer et arrêter la terrible bande. De Lullin leur donna quelques-uns de ses cavaliers pour escorte, et ils partirent. Mais tantôt ils étaient arrêtés par des troupes de fuyards, tantôt ils tombaient au milieu de cavaliers savoyards qui marchaient en avant pour rejoindre leurs drapeaux ; ils arrivèrent pourtant sur le champ de bataille. C’était le moment où les Suisses, ayant remporté deux victoires et rendu grâces à Dieu, s’étaient aperçus que de nouvelles bandes arrivaient et se préparaient à recommencer une troisième fois le combatk. Mais à la vue des seigneurs de Berne, ils s’arrêtèrent. Cette circonstance importante allait imprimer aux événements une marche nouvelle et inattendue.
k – Stettler dit que les Suisses étaient déjà partis pour Genève, quand les deux Bernois arrivèrent. Ruchat et d’autres le répètent. En iisant les registres manuscrits du Conseil de Genève, on voit que le rapport de Messieurs de Berne dit expressément le contraire, froment confirme ce rapport, p. 196.
Pendant ce temps, que faisait le Genevois sur son âne ? Les chroniques ne nous le disent pas ; il disparaît, il s’évanouit. On peut conjecturer que voyant Lugrin occupé à réunir ses troupes, espérant encore qu’une nouvelle bataille aurait lieu, comprenant la nécessité d’informer les conseils de tout ce qui se passait, il profita du trouble universel pour se diriger sur Genève, appeler ses concitoyens à prendre leur part dans cette héroïque affaire, et à se joindre aux Suisses. Quoi qu’il en soit, le 11 octobre (lendemain de la bataille) au matin, la nouvelle du combat de Gingins fut apportée à Genève par Savoye ou par un autre, et toute la ville en fut émue. Un combat acharné a eu lieu entre nos libérateurs et nos oppresseurs, disait-on. Quatre cents Savoyards sont restés sur place, mais les Suisses entourés de troupes nombreuses sont enfermés près de Nyon, et en grand danger de succomber !…
A cette nouvelle un cri se fit entendre dans la libre cité ! On savait le nombre des Savoyards, on l’exagérait même. Il fallait sauver les Suisses à tout prix. D’ailleurs, nul doute que si cette petite bande était détruite, Lugrin, Mangerot et les autres chefs ne se tournassent contre Genève. Les Genevois n’hésitèrent pas. Ils avaient déjà livré tant de combats, ils étaient prêts à en livrer d’autres. L’homme fort est celui qui lutte toujours. Celui qui cesse de nager contre le courant contraire, est emporté par les flots et disparaît. Les peuples dont la liberté ou la foi sont menacées, doivent, comme l’homme fort, lutter jusqu’à la fin, de peur que les hautes eaux ne les submergent. C’est là l’exemple qu’a longtemps donné la petite ville de Genève. Depuis des siècles elle combattait alors pour son indépendance ; pendant des siècles encore elle combattit pour sa foi.
Baudichon de la Maisonneuve, capitaine-général, appela aux armes tous les citoyens. Il n’eut pas de peine à les réunir. On racontait dans Genève les difficultés inouïes que les Suisses avaient dû surmonter, en traversant le Jura. Tant de souffrances, disait-on, de travaux, de diligence, d’amour, tant de services signalés, le grand danger où se sont mis ces braves gens à cause de nous, ne trouveraient-ils chez nous que de l’ingratitudel ?… Les Genevois résolurent de délivrer les Suisses ou de mourir avec eux. En un instant ils furent sous les armes ; « environ deux mille hommes, » dit Froment, vinrent se placer bien équipés sous le commandement de Baudichon de la Maisonneuve ; d’autres documents ne parlent que de cinq cents ; ce chiffre semble plus près de la vérité ; Froment compta sans doute tous ceux qui prirent les armes, — les plus âgés qui restèrent dans la ville pour la défendre, aussi bien que les plus jeunes qui la quittèrent pour venir en aide à la bande de Wildermuth. On sortit de l’arsenal huit pièces d’artilleriem et l’armée ayant été divisée en trois corps sous divers capitaines, Baudichon de la Maisonneuve en prit le commandement en chef.
l – Ce sont les paroles prononcées dans le Conseil. (Voir Registres du Conseil du 11 octobre 1535.)
m – Registres du Conseil, ad diem.
On partit. Les soldats de Genève s’avançaient vers le pays de Vaud avec enthousiasme, et précipitaient leurs pas de peur d’arriver trop tard. A la vue de la petite armée de Baudichon, les Savoyards dispersés, que la peur avait amenés jusqu’à Versoix et aux environs de Coppet, et qui tremblaient encore à la pensée du combat de la veille, crurent que tout était perdu. « Nous allons tous être tués, disaient-ils, et le pays conquis. » Les uns s’enfuyaient ça et là dans la campagne ; d’autres, craignant que le temps ne leur manquât, se cachaient aux environs de Coppet dans les courtils (petits jardins clos) ; d’autres, plus effrayés encore, voulant mettre le lac entre eux et leurs ennemis, se jetaient dans quelques bateaux amarrés au rivage, et faute de palles (d’avirons) ils se servaient de leurs hallebardes et ramaient ainsi de toutes leurs forces, pour gagner la rive de Savoie. Les Genevois, sans s’arrêter à poursuivre les fuyards, arrivèrent jusqu’à une petite distance de Coppet. Si une fois nous sommes réunis aux Suisses, disaient-ils, ce qui facilement peut être fait, le pays est sauvén. » Le soir du dimanche et le matin du lundi, la diplomatie avait de son côté fait son œuvre. Les envoyés de Berne, arrivés la veille sur le champ de bataille, au moment où les Suisses allaient pour la troisième fois fondre sur l’armée savoyarde, s’étaient placés en face de cette troupe de héros, et fidèles à l’esprit diplomatique qui soufflait alors sur les conseils de la puissante république : « Cessez, leur avaient-ils dit. De la part de nos supérieurs nous vous commandons de vous retirer. Les Savoyards sont beaucoup et tout prêts pour vous bien recevoir. » Les seigneurs de Berne étaient habitués à commander, et leurs ressortissants à obéir ; on espérait donc gagner les hommes du Seeland. De son côté, Louis de Diesbach qui s’était signalé dans les guerres d’Italie et avait gouverné Neuchâtel, en 1512, après que les Suisses l’avaient enlevé à son prince Louis d’Orléans, se crut propre par cela même à persuader ceux des Neuchâtelois qui étaient demeurés fidèles à l’entreprise. Il les prit à part, leur donna à entendre, comme aux Bernois, « qu’il serait mieux pour eux de se retirer avec bonne victoire, que de se mettre en plus gros danger. — Tout fut mis en œuvre pour faire par douces paroles retourner ces vaillants champions, » dit Froment à deux reprises.
n – Registres du Conseil du 11 octobre 1535. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 51.
Au fond la diplomatie était moins sûre qu’elle n’en avait l’air de la défaite qui, selon elle, attendait les hommes de Wildermuth. Si seuls ils avaient gagné deux victoires, que ne feraient-ils pas, avec le secours de ceux de Genève ? Leurs ennemis se trouveraient entre deux feux, et, comme le disaient quelques-uns, ils allaient être tous pris, et le pays gaignéo. Les gens de la Maisonneuve, réunis à ceux de Wildermuth, chasseraient les Savoyards du pays et le réuniraient à Genève ou à la Suisse. Les diplomates disaient au contraire aux Suisses qu’attaquer était s’exposer à subir une défaite aussi éclatante que l’avait été le triomphe ; que le combat que ces braves avaient livré ne serait, d’ailleurs, point inutile ; que chargés de l’œuvre de médiation, les Bernois obtiendraient de la Savoie une bonne paix en faveur de Genève. « Voilà deux ou trois jours que vous êtes sans manger, ajouta Diesbach, deux combats ont épuisé vos forces. Rendez-vous au village de Founex, au-dessus de Coppet ; des vivres abondants vous y attendent et vous recevrez là nos dernières directions. » Ainsi parlèrent les seigneurs de Berne.
o – Froment, Gestes de Genève, p. 197.
Mais les plus intrépides de Neuchâtel et du Seeland étaient « grandement courroucés ; » ils demandaient s’ils se laisseraient séduire par douces paroles, ou par folles craintes ; ils se riaient de la peur qu’on leur faisait des Savoisiens lesquels étaient, selon eux, tant effarouchés, qu’ils ne savaient où ils en étaient ! Cependant les ambassadeurs ne se lassaient pas. Déjà des Suisses hésitaient. Un grand nombre de Bernois ne voulaient pas se mettre en révolte contre le gouvernement de leur canton ; les Neuchâtelois se disaient que c’étaient Messieurs de Berne qui avaient soutenu dans Neuchâtel l’œuvre de la Réforme, qu’ils ne l’abandonneraient donc pas dans Genève. Plusieurs, enfin, épuisés, brisés par deux jours de voyage dans la neige, et un jour de rude combat, n’ayant eu que quelques raves pour aliment, trouvaient que puisqu’ils étaient exténués par la faim, et qu’on leur offrait à Founex la nourriture qu’on ne leur avait pas donnée à Gingins, il était tout naturel de s’y rendre. Ce n’était pas, d’ailleurs, abandonner leur dessein. Founex n’était-il pas sur le chemin de Genève ? Les ambassadeurs redoublaient d’instances. Tous partirent, ne quittant pas toutefois, sans regret, le glorieux champ de bataille. « Ainsi ils vinrent à Founex, où on leur bailla à boire et à manger, » disent les registres de Genèvep.
p – Registres du Conseil du 12 octobre 1535. — Froment, Gestes de Genève, p. 196 à 198.
Les seigneurs bernois les regardèrent défiler, et quand le dernier eut passé, ils respirèrent, tournèrent bride et prirent avec leur escorte la route de Coppet, fort contents d’avoir si bien réussi. Mais ils n’étaient pas au bout de leurs angoisses. A peine avaient-ils fait une partie du chemin qu’une grande frayeur vint les assaillir. Une escouade de Savoie, forte de soixante hommes, s’approchait ; arrivés à quelque distance des Bernois, ces cavaliers piquent des deux, se jettent sur les ambassadeurs et leurs gens, et crient : « Égorgez ! égorgez ! » l’un d’eux, appuyant son mousquet sur la poitrine de Diesbach s’apprête même à le tuerq. Au milieu de l’effroi qui les avait saisis, les diplomates bernois commençaient à comprendre qu’il n’est pas sage de mal choisir ses amis. Cependant Diesbach en fut quitte pour la peur, un des gentilshommes de l’escorte détourna le coup. Toutefois les explications des ambassadeurs ne satisfirent pas les Savoyards. C’étaient des cavaliers de renfort qui se rendaient à Gingins pour aider les leurs à tirer raison de la défaite que leurs compatriotes venaient d’essuyer. Ils étaient furieux et disaient qu’ils voulaient venger leurs camarades immolés par les Bernois à deux reprises. Persuadés que ces patriciens de Berne étaient d’accord avec les vainqueurs, ils les firent prisonniers, leur ordonnèrent de descendre de cheval, et les forcèrent de marcher au milieu d’eux, à pied, comme des voleurs ; ils entendaient les mener dans la prison de Nyon. A la fin, pourtant, après de nouveaux pourparlers, ces rudes cavaliers comprirent qu’ils emmenaient les amis du gouverneur, et intimidés par cette pensée, ils se hâtèrent de les relâcher. Messieurs de Berne, remontant sur leurs chevaux, se rendirent à Coppet ; il était tard quand ils arrivèrent au château, où de graves circonstances les attendaientr.
q – « Die schryen : Würgen, würgen ! Setzten dem von Diesbach ein Feuerbüchsen an die Brust. » (Stettler, Chronik, p. 71.)
r – Stettler, Chronik, p. 72.
Le lendemain, lundi 11 octobre, le gouverneur, les deux députés de Berne et plusieurs gentilshommes, s’étant réunis à l’heure du déjeuner, conféraient ensemble sur ce qu’il y avait à faire, tout en s’occupant à « bien boire, manger et banqueter. » En ce moment un officier entra et leur apprit qu’une armée genevoise, commandée par de la Maisonneuve, s’approchait du château. Le trouble fut alors dans tout le manoir. L’armée savoyarde était éloignée, en sorte que les Genevois pouvaient d’un coup de main s’emparer du gouverneur de Vaud, de ses officiers et gentilshommes, et même de Messieurs de Berne, et les emmener tous à Genève. Un tel coup eût été tout à fait dans l’esprit du hardi de la Maisonneuve ; s’il avait su faire partir de Genève l’évêque, il pourrait bien, pensaient plusieurs, délivrer sa ville des seigneurs qui conspiraient à Coppet. Que faire pour l’arrêter ? Ces Messieurs inventèrent un vieux tour de guerre, dit la chronique, qui consiste à ce que tout homme, hors d’état de résister à ses adversaires, fait semblant de vouloir la paix, soit pour gagner du temps, soit pour faire tomber l’ennemi dans quelque piège. Il fallait à tout prix faire retourner ceux de Genève. La diplomatie recommença donc ses ruses. Le gouverneur de Vaud, quoique plus décidé que jamais à combattre cette cité inquiétante, chargea quelques-uns de ses gentilshommes d’aller informer le commandant genevois, que l’on était en conférence, que même on était prêt à signer les préliminaires d’une paix avantageuse à la ville ; mais que pour terminer cette négociation, il fallait avoir trois députés de Genève.
Les gentilshommes de Savoie, porteurs de ce message, étant arrivés aux avant-postes des Genevois, et ayant été conduits vers de la Maisonneuve, s’acquittèrent de leur mission pacifique. Les avis furent partagés. Les uns soupçonnaient quelque ruse et représentaient que les troupes de Genève et de Neuchâtel pouvant se conjoindre, l’indépendance de Genève était assurée. Ils faisaient donc tout ce qu’ils pouvaient pour s’opposer à la conférence ; mais d’autres affirmaient que l’on pouvait se fier à M. de Diesbach ; que le mieux était d’envoyer trois des leurs, qui s’assureraient de la sincérité des offres de paix qui étaient faites, et reviendraient faire rapport. — « Qui nous assure qu’ils reviendront ? » s’écrièrent ceux qui redoutaient le gouverneur savoyard. Sur cela les gentilshommes du sire de Lullin donnèrent foi et promesse qu’il n’arriverait aucun mal aux délégués. Les honnêtes Genevois cédèrent, ne voulant pas supposer un parjure. Ils choisirent comme envoyés Jean d’Arlod, Thibaut Tocker et Jean Lambert.
Quand cette députation arriva au manoir, le seigneur de Lullin et ses convives s’occupaient de nouveau à boire, manger et banqueter. Cette intimité des seigneurs de Berne avec les ennemis de Genève déplut à d’Arlod et à ses collègues ; toutefois ils résolurent de s’acquitter fidèlement de leur mission. Mais ils ne devaient pas tarder à apprendre que les chefs savoyards ne songeaient nullement à la paix ; qu’ils voulaient écraser cette secte, rebelle aux lois de l’Église, cette secte qu’ils avaient longtemps accablée de leurs mépris, qui renvoyait les prêtres, qui se déclarait indépendante du pape, qui faisait des lois contraires à celles qui depuis des siècles régissaient la chrétienté, et prétendait traiter avec Rome d’égale à égale. Ces huguenots avaient dépossédé les saints des honneurs dont ils jouissaient, détruit les images, aboli la messe, interdit les rites sacrés. Qu’y avait-il à faire si ce n’est à traiter leurs députés comme des criminels ? Les plénipotentiaires genevois demandèrent à connaître les articles préliminaires de la paix dont on voulait traiter avec eux. Le sire de Lullin ne pouvait en croire ses oreilles, et bouillonnant de colère, il s’emporta à l’ouïe d’une telle audace. « Quoi ! des rebelles osent demander à connaître les préliminaires ! » Il ordonna qu’on les saisît. En vain les Genevois mirent-ils en avant la parole qu’on leur avait donnée ; Lullin ne voulait rien entendre, et désirant à tout prix la guerre, il était résolu à fouler aux pieds l’inviolabilité dont la loi des nations couvre les parlementaires. Les trois Genevois furent « liés et garrottés comme des brigands. » — « Qu’on les conduise à la forteresse de Chillon, dit Lullin, ils pourront y converser avec M. de Saint-Victor (Bonivard), qui y a été déjà six ans passés, pour les affaires de Genève. » Ces trois nobles citoyens furent en effet conduits et enfermés au château de Chillon. On pensait alors à Coppet, comme un siècle avant à Constance, que nul n’est obligé de garder le serment fait à des hérétiquess. »
s – Froment, Gestes de Genève, p. 198. — Registres du Conseil du 11 octobre 1535. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 41.
De la Maisonneuve et ses chefs attendaient avec impatience le retour de leurs délégués ; le temps s’écoulait et ils ne paraissaient pas. La crainte d’événements funestes commença à agiter les esprits les moins crédules. « Il est probable, dirent quelques-uns, que c’est une allée qui n’aura pas de retour. » Le commandant envoya le trompette Ami Voullier s’enquérir de ce qui se passait, ce qui rentrait alors dans ses fonctions. Celui-ci, soit qu’il penchât du mauvais côté, soit qu’il fût gagné par l’ennemi, soit enfin qu’il se laissât tromper par quelque rusé Savoyard, revint, et rapporta que ces Messieurs du château étaient occupés à rédiger les articles de paix ; que du reste le manoir n’était pas sans défense, car dans les vignes qui l’entouraient, il avait vu beaucoup plus de soldats que de ceps. Il ajouta que puisque la paix allait être signée, la présence d’hommes d’armes, qui ne devaient pas se battre, était inutile, que le mieux était que chacun retournât chez soi. Les plus pacifiques des Genevois, croyant leurs délégués réellement occupés à conclure un bon traité, insistèrent aussi pour qu’on rentrât dans la ville. Un commandant expérimenté, éclairé, d’un esprit supérieur, ne se fût pas contenté du rapport du trompette. Il n’eût pas quitté la place sans être entré directement en rapport avec les trois plénipotentiaires. S’il avait découvert la perfidie du gouverneur savoyard, il eût pu, surtout appuyé par les Suisses, entourer le château, faire prisonniers le gouverneur, ses gens, et les Bernois eux-mêmes, et ne les relâcher que quand il aurait obtenu la délivrance des plénipotentiaires. Même s’il était véritable que l’on traitât de la paix, n’était-il pas utile que les forces de Genève demeurassent près de Coppet, pour appuyer les représentations de leurs mandataires ? De la Maisonneuve était un bon citoyen, un bon protestant, un bon soldat, mais il n’était ni un grand général, ni un fin diplomate. Une noble simplicité de cœur ne soupçonne d’ailleurs pas la dissimulation. Ces fiers huguenots, qui péchaient quelquefois par trop de violence, péchèrent alors par trop de bonhomie. Il fut décidé que la paix allant être signée, les Genevois rentreraient dans leurs foyers. La troupe partit pour Genève. Cette faute pesa dès lors sur Baudichon de la Maisonneuve, et troubla le reste de sa vie.
Les diplomates habiles, réunis à Coppet, s’étant ainsi défaits des Genevois, entreprirent de se débarrasser de même des Suisses cantonnés à Founex. Quelques-uns se rendirent vers eux. « La paix est faite, dirent-ils, il faut que tous les soldats rentrent chez eux. La cité des huguenots sera libre. Vous avez bien acquis le droit de jouir de quelque repos. Le gouverneur de Vaud d’ailleurs, s’engage à payer les frais de voyage. » Les Suisses cédèrent comme les Genevois. A une victoire héroïque succédait une défaite diplomatique. Si les justes ont leur puissance, les habiles ont aussi la leur. C’est le sort des hommes et des peuples humbles et sincères, d’être quelquefois mystifiés par les adroits et les puissants. Quant aux Suisses, la dernière strophe du chant de guerre de Gingins, indique que s’ils prirent le chemin du retour, ils le firent dans la conviction que la délivrance de Genève était assurée.
« Terminez l’affaire, avons-nous dit, que la cité de Genève soit délivrée, c’est tout ce que nous demandons ; que sa paix soit affermie ; que la Parole de Dieu puisse y être prêchée en toute liberté ; que la brebis du Seigneur soit sauvée, et alors nous reprendrons tout joyeux le chemin de nos foyerst ! »
t – Froment, Gestes de Genève, p. 199. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 41. — Schweizer Chronik in Liedern. Berne, 1835.
Mais ces chants étaient l’illusion d’âmes honnêtes. Si les armes avaient fait triompher à Gingins le droit et la liberté, la politique venait de faire triompher à Coppet la fraude et le despotisme.
Toutefois une question se présente : la bataille de Gingins fut-elle inutile ? Non ; elle sauva Genève. La bravoure des Suisses et leur victoire s’imprimèrent profondément dans les esprits des populations de Vaud. On en parlait dans les villages, dans les châteaux, et même jusque dans la Savoie. Aussi quand plus tard une armée, envoyée par les conseils de Berne, paraîtra dans le pays, nul n’osera se mesurer avec elle, la bravoure des Suisses glaçant encore d’effroi tous les cœurs.
Louis de Diesbach et ses collègues, arrivés à Genève le lendemain de la trahison de Coppet, proposèrent au conseil un traité avec le duc, qui stipulait entre autres que les traîtres de Peney seraient rétablis dans tous leurs privilèges. — « Quoi, dit le premier syndic, vous avez renvoyé ceux qui venaient à notre secours, et vous prétendez mettre dans nos murs ceux qui ne cessent de nous faire la guerreu ! » De la Maisonneuve découvrant que le trompette avait fait un faux rapport, que les troupes, au lieu de se retirer sur Genève auraient dû marcher sur Coppet, ne put contenir sa douleur et sa colère, déclara cet homme coupable de haute trahison, et plusieurs s’unirent à lui pour demander sa tête. Il vécut pourtant, mais privé de l’estime de ses concitoyensv.
u – Registres du Conseil du 12 octobre 1535. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 42.
v – Froment, Roset, etc.
Toutefois l’indignation des magistrats et des chefs militaires fut peu de chose à côté de la colère du peuple. La pensée qu’on avait jeté les parlementaires dans les murs de Chillon faisait bouillonner les cœurs. « Usons de représailles, disaient aux syndics les amis des victimes, et pour être sûrs qu’on nous rendra nos concitoyens, prenons des otages qui les vaillent. » Trois hommes notables, alors sous la main des Genevois, M. de Sales, le bâtard de Wufflens et M. de Montfort, furent en effet saisisw. Ce dernier était un religieux du couvent de Saint-Jean, situé sur les hauteurs que baignent les eaux bleues du Rhône, aux portes de Genève, quoique déjà sur le territoire du duc. Le peuple ne balance pas les droits de la justice comme les prud’hommes en leurs conseils. Les flammes qui brûlaient dans les cœurs éclatent tout à coup. On crie, on s’assemble. Le flot populaire se grossit de rue en rue, s’agite, bouillonne. Laisserons nous à la porte de la ville, dit-on, un édifice d’où l’ennemi peut braquer sur nous son artillerie ? » En un moment la foule escalade les murailles, se saisit de Montfort, monte sur les toits, brise, démolit, renverse, et ne s’arrête que quand la maison de Saint-Jean est en ruines. Le crime de Coppet produisait la tempête de Saint-Jean. L’indignation populaire n’avait pas réfléchi que dans tous les États, et en particulier dans les républiques, rien ne doit se faire que par la loi.
w – Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 51