Le confesseur franciscain – L’âme du cimetière – Le cordonnier d’Hagenau – Les étudiants – Myconius – Conversation avec Tetzel – Ruse d’un gentilhomme – Discours des sages et du peuple – Un mineur de Schneeberg
Mais voyons à quelles scènes cette vente du pardon des péchés donnait alors lieu en Allemagne. Il est des traits qui à eux tout seuls peignent les temps. Nous aimons à laisser parler les hommes dont nous racontons l’histoire.
A Magdebourg, Tetzel refusait d’absoudre une femme riche, à moins, lui disait-il, qu’elle ne lui payât à l’avance cent florins. Elle demanda conseil à son confesseur ordinaire qui était franciscain : « Dieu donne gratuitement la rémission des péchés, lui répondit cet homme, il ne la vend pas. » Cependant il la pria de ne point dire à Tetzel l’avis qu’elle avait reçu de lui. Mais le marchand ayant pourtant entendu rapporter cette parole si contraire à son intérêt : « Un tel conseiller, s’écria-t-il, mérite qu’on le chasse ou qu’on le brûlea. »
a – Scultet Annal. evangel., p. IV.
Tetzel ne trouvait que rarement des hommes assez éclairés, et plus rarement encore des hommes assez courageux pour lui résister. D’ordinaire il avait bon marché de la foule superstitieuse. Il avait érigé à Zwickau la croix rouge des indulgences, et les bons paroissiens s’étaient hâtés de faire sonner au fond de la caisse l’argent qui devait les délivrer. Il s’en allait la bourse pleine. La veille de son départ, les chapelains et leurs acolytes lui demandent un repas d’adieu. La demande était juste. Mais comment faire ? l’argent était déjà compté et scellé. Le lendemain matin, il fait sonner la grosse cloche. La foule se précipite dans le temple ; chacun pense qu’il est arrivé quelque chose d’extraordinaire, puisque la station était terminée. « J’étais résolu, dit-il, à partir ce matin ; mais la nuit dernière j’ai été réveillé par des gémissements : j’ai prêté l’oreille… c’était du cimetière qu’ils venaient… Hélas ! c’est une pauvre âme qui m’appelle et qui me supplie instamment de la délivrer du tourment qui la consume ! Je suis donc resté un jour de plus, afin d’émouvoir à compassion les cœurs chrétiens en faveur de cette âme malheureuse. Moi-même je veux être le premier à donner ; mais qui ne suivra pas mon exemple sera digne de la condamnation. » Quel cœur n’eût pas répondu à un tel appel ? Qui sait, d’ailleurs, quelle est cette âme qui crie dans le cimetière ? On donne avec abondance, et Tetzel offre aux chapelains et à leurs acolytes un joyeux repas dont les offrandes présentées en faveur de l’âme de Zwickau servent à payer les fraisb.
b – Löschers Ref. Acta, I, 404, L. Opp. XV, 443, etc.
Les marchands d’indulgences s’étaient établis à Hagenau en 1517. La femme d’un cordonnier, profitant de l’autorisation que donnait l’instruction du commissaire général, s’était procuré, malgré la volonté de son mari, une lettre d’indulgence, et l’avait payée un florin d’or. Elle mourut peu après. Le mari n’ayant pas fait dire de messe pour le repos de son âme, le curé l’accusa de mépris pour la religion, et le juge d’Hagenau le somma de comparaître. Le cordonnier prit en poche l’indulgence de sa femme et se rendit à l’audience. — « Votre femme est-elle morte ? lui demanda le juge.— Oui, répondit-il. — Qu’avez-vous fait pour elle ? — J’ai enseveli son corps et j’ai recommandé son âme à Dieu. — Mais avez-vous fait dire une messe pour le salut de son âme ? — Je ne l’ai point fait ; c’était inutile ; elle est entrée dans le ciel au moment de sa mort. — D’où savez-vous cela ? — En voici la preuve. En disant ces mots, il tire l’indulgence de sa poche, et le juge, en présence du curé, y lit en autant de mots, qu’au moment de sa mort, la femme qui l’a reçue n’ira pas dans le purgatoire, mais entrera tout droit dans le ciel. Si monsieur le curé prétend qu’une messe est encore nécessaire, ajoute-t-il, ma femme a été trompée par notre très saint père le pape ; si elle ne l’a pas été, c’est alors monsieur le curé qui me trompe. » Il n’y avait rien à répondre ; l’accusé fut renvoyé absous. Ainsi le bon sens du peuple faisait justice de ces fraudes pieusesc.
c – Musculi Loci communes, p. 362
Un jour que Tetzel prêchait à Leipzig, et qu’il mêlait à sa prédication quelques-unes de ces histoires dont nous avons donné un échantillon, deux étudiants indignés sortirent de l’église, en s’écriant : « Il nous est impossible d’entendre plus longtemps les facéties et les puérilités de ce moined. » L’un d’eux, assure-t-on, était le jeune Camérarius, qui fut plus tard l’intime ami de Mélanchton, et qui écrivit sa vie.
d – Hoffmann’s Reformationsgesch. v. Leipz., p. 32.
Mais celui de tous les jeunes gens de l’époque sur lequel Tetzel fit le plus d’impression fut sans doute Myconius, célèbre plus tard comme réformateur et comme historien de la Réformation. Il avait reçu une éducation chrétienne. « Mon fils, lui disait souvent son père, homme pieux de la Franconie, prie fréquemment ; car toutes choses nous sont données gratuitement de Dieu seul. Le sang de Christ, ajoutait-il, est la seule rançon pour les péchés de tout le monde. O mon fils, quand il n’y aurait que trois hommes qui dussent être sauvés par le sang de Christ, crois, et crois avec assurance que tu es l’un de ces trois hommes-làe. C’est un affront fait au sang du Sauveur que de douter qu’il sauve. » Puis, mettant son fils en garde contre le commerce qui commençait alors à s’établir en Allemagne : « Les indulgences romaines, lui disait-il encore, sont des filets à pêcher l’argent, qui servent à tromper les simples. La rémission des péchés et la vie éternelle ne s’achètent pas. »
e – Si tantum tres homines essent salvandi per sanguinem Christi, certo statueret unum se esse ex tribus illis. (Melch. Adam. Vita Mycom.)
A l’âge de treize ans, Frédéric fut envoyé à l’école d’Annaberg pour terminer ses études. Peu après, Tetzel arriva dans cette ville, et y séjourna deux ans. On accourait en foule à ses prédications. « Il n’y a, s’écriait Tetzel de sa voix de tonnerre, il n’y a d’autre moyen d’obtenir la vie éternelle que la satisfaction des œuvres. Mais cette satisfaction est impossible à l’homme. Il ne peut donc que l’acheter du pontife romainα. »
α – Si nummis redimatur a pontifice romano. (Melch. Adam.)
F. Myconius (1490-1546)
Quand Tetzel dut quitter Annaberg, ses discours devinrent plus pressants. « Bientôt, s’écriait-il avec l’accent de la menace, je mettrai bas la croix, je fermerai la porte du cielf, j’éteindrai l’éclat de ce soleil de grâce qui reluit à vos yeux. » Puis, reprenant la voix tendre de l’exhortation : « Voici le jour du salut, disait-il ; voici le temps favorable ! » Haussant de nouveau la voix, le Stentor pontificalg, qui s’adressait aux habitants d’un pays dont les mines faisaient la richesse, s’écriait avec force : « Apportez, bourgeois d’Annaberg ! contribuez largement en faveur des indulgences, et vos mines et vos montagnes seront remplies d’argent pur ! » Enfin, à la Pentecôte, il déclara qu’il distribuerait ses lettres aux pauvres gratuitement et pour l’amour de Dieu.
f – Clausurum januam cœli. (Ibid.)
g – Stentor pontificius. (Ibid.)
Le jeune Myconius se trouvait au nombre des auditeurs de Tetzel. Il sentit en lui un ardent désir de profiter de cette offre. « Je suis, dit-il en latin aux commissaires vers lesquels il se rendit, je suis un pécheur pauvre, et j’ai besoin d’un pardon gratuit. — Ceux-là seuls, répondirent les marchands, peuvent avoir part aux mérites de Christ, qui tendent à l’Église des mains secourables, c’est-à-dire, qui donnent de l’argent. — Que signifient donc, dit Myconius, ces promesses de don gratuit affichées aux portes et aux murs des temples ? — Donnez au moins un gros, disent les gens de Tetzel, après avoir en vain intercédé auprès de leur maître en faveur du jeune homme. — Je ne le puis. — Seulement six deniers. — Je ne les ai pas même. » Les dominicains craignent alors qu’il ne soit venu pour les surprendre. « Écoute, lui disent-ils, nous voulons te faire cadeau des six deniers. » Alors le jeune homme, élevant la voix avec indignation, répondit : « Je ne veux pas d’indulgences qu’on achète. Si je voulais en acheter, je n’aurais qu’à vendre un de mes livres d’école. Je veux un pardon gratuit et pour l’amour de Dieu seul. Vous rendrez compte à Dieu d’avoir, pour six deniers, laissé échapper le salut d’une âme. — Qui t’a envoyé pour nous surprendre ? s’écrient les marchands. — Le désir seul de recevoir la grâce de Dieu a pu me faire paraître devant de si grands seigneurs, » répond le jeune homme, et il se retire.
« J’étais fort attristé, dit-il, d’être ainsi renvoyé sans pitié. Mais je sentais cependant en moi un consolateur qui me disait qu’il y avait un Dieu dans le ciel, qui pardonnait, sans argent et sans aucun prix, aux âmes repentantes, pour l’amour de son Fils Jésus-Christ. Comme je prenais congé de ces gens, le Saint-Esprit toucha mon cœur. Je fondis en larmes, et je priai le Seigneur avec sanglots : O Dieu ! m’écriai-je, puisque ces hommes m’ont refusé la rémission de mes péchés, parce que je manquais d’argent pour la payer, toi, Seigneur, aie pitié de moi et me les remets par pure grâce. Je me rendis dans ma chambre, je pris mon crucifix qui se trouvait sur mon pupitre, je le mis sur ma chaise et je me prosternai devant lui. Je ne saurais pas décrire ce que j’éprouvai. Je demandai à Dieu d’être mon père et de faire de moi tout ce qu’il lui plairait. Je sentis ma nature changée, convertie, transformée. Ce qui me réjouissait auparavant devint pour moi un objet de dégoût. Vivre avec Dieu et lui plaire était mon plus ardent, mon unique désirh. »
h – Lettre de Mycon à Eberus dans Hechtii Vita Tetzelii, Wittemb., p. 114.
Ainsi Tetzel préparait lui-même la Réformation. Par de criants abus il frayait la voie à une doctrine plus pure ; et l’indignation qu’il excitait dans une jeunesse généreuse devait éclater un jour avec puissance. On en peut juger par le trait suivant :
Un gentilhomme saxon, qui avait entendu Tetzel à Leipzig, avait été indigné de ses mensonges. Il s’approche du moine et lui demande s’il a le droit le pardonner les péchés qu’on a l’intention de commettre. Assurément, répond Tetzel, j’ai reçu pour cela plein pouvoir du pape. « Eh bien, reprend le chevalier, je voudrais exercer sur l’un de mes ennemis une petite vengeance, sans porter atteinte à sa vie. Je vous donne dix écus si vous voulez me remettre une lettre d’indulgence qui m’en justifie pleinement. » Tetzel fit quelques difficultés : ils tombèrent cependant d’accord de la chose, moyennant trente écus. Bientôt après, le moine part de Leipzig. Le gentilhomme, accompagné de ses valets, l’attendait dans un bois entre Jüterbock et Treblin ; il fond sur lui, lui fait donner quelques coups de bâton et enlève la riche caisse des indulgences que l’inquisiteur emportait avec lui. Tetzel crie à la violence et porte plainte devant les tribunaux. Mais le gentilhomme montre la lettre que Tetzel a signée lui-même, et qui l’exempte à l’avance de toute peine. Le duc George, que cette action avait d’abord fort irrité, ordonna, à la vue de cet écrit, qu’on renvoyât l’accusé absousi.
i – Albinus. Meissn. Chronik. L. W. (W.) XV, 446, etc. Hechtius in Vit. Tezelii.
Partout ce commerce agitait les esprits, partout on s’en entretenait. C’était le sujet des conversations dans les châteaux, dans les académies, dans les maisons des bourgeois, comme dans les auberges, dans les cabarets et dans tous les lieux de rassemblement du peuplej. Les opinions étaient partagées ; les uns croyaient, les autres s’indignaient. Quant à la partie saine de la nation, elle rejetait avec dégoût le système des indulgences. Cette doctrine était tellement contraire à l’Écriture sainte et à la morale, que tous les hommes qui avaient quelque connaissance de la Bible où quelque lumière naturelle, la condamnaient intérieurement et n’attendaient qu’un signal pour s’y opposer. D’un autre côté, les moqueurs trouvaient ample matière de raillerie. Le peuple, que la mauvaise conduite des prêtres irritait depuis bien des années, et que la crainte des punitions retenait seule encore dans un certain respect, se laissait aller à toute sa haine. Partout on entendait des plaintes et des sarcasmes sur l’amour de l’argent qui dévorait le clergé.
j – L. Opp. (Leipz.) XVII, p. 111 et 116.
On ne s’en tenait pas là. On attaquait la puissance des clefs et l’autorité du souverain pontife. « Pourquoi, disait-on, le pape ne délivre-t-il pas à la fois toutes les âmes du purgatoire, par une sainte charité et à cause de la grande misère de ces âmes, puisqu’il en délivre un si grand nombre pour l’amour d’un argent périssable et de la cathédrale de Saint-Pierre ? Pourquoi célèbre-t-on toujours les fêtes et les anniversaires pour les morts ? Pourquoi le pape ne rend-il pas, ou ne permet-il pas que l’on reprenne les bénéfices et les prébendes qui ont été fondés en faveur des morts, puisque maintenant il est inutile et même répréhensible de prier pour ceux que les indulgences ont à jamais délivrés ? Quelle est donc cette nouvelle sainteté de Dieu et du pape, que, pour l’amour de l’argent, ils accordent à un homme impie et ennemi de Dieu, de délivrer du purgatoire une âme pieuse et aimée du Seigneur, plutôt que de la délivrer eux-mêmes gratuitement par amour, et à cause de sa grande misèrek ? »
k – L. Opp. (Leips.) XVII, 79.
On racontait la conduite grossière et immorale des trafiquants d’indulgences. Pour payer, disait-on, ce qu’ils doivent aux voituriers qui les transportent avec leurs marchandises, aux aubergistes chez lesquels ils logent, ou à quiconque leur rend quelque service, ils donnent une lettre d’indulgence pour quatre âmes, pour cinq âmes, ou pour tel autre nombre d’âmes, selon les cas. Ainsi les brevets de salut avaient cours dans les hôtelleries et sur les marchés, comme des billets de banque ou comme du papier-monnaie. « Apportez ! apportez ! disaient les gens du peuple ; voilà la tête, le ventre, la queue et tout le contenu de leur sermonl. »
l – L. Opp. (Leips.) XVII, 79.
Un mineur de Schneeberg rencontra un vendeur d’indulgences : « Faut-il ajouter foi, lui dit-il, à ce que vous avez souvent dit de la force de l’indulgence et de l’autorité du pape, et croire qu’on peut, en jetant un denier dans la caisse, racheter une âme du purgatoire ? » Le marchand d’indulgences l’affirme. « Ah ! reprend le mineur, quel homme impitoyable doit donc être le pape, qu’il laisse ainsi, pour un misérable denier, une pauvre âme crier si longtemps dans les flammes ! S’il n’a pas d’argent comptant, qu’il amasse quelque cent milliers d’écus, et qu’il délivre tout d’une fois toutes ces âmes. Nous autres pauvres gens, nous lui en payerions volontiers les intérêts et le capital. »
Ainsi l’Allemagne était lasse du trafic honteux qui se faisait au milieu d’elle. On ne pouvait plus y supporter les impostures de ces maîtres fripons de Rome, comme dit Lutherm. Cependant aucun évêque, aucun théologien n’osait s’opposer à leur charlatanisme et à leurs fraudes. Les esprits étaient en suspens. On se demandait si Dieu ne susciterait pas quelque homme puissant pour l’œuvre qu’il y avait à faire ; mais on ne voyait paraître cet homme nulle part.
m – Fessi erant Germani omnes, ferendis explicationibus, nundinationibus, et infinitis imposturis Romanensium nebulonum. (L. Opp. lat. in præf.)