Histoire de la Réformation du seizième siècle

10.12

Deux issues – Mort de Frédéric – Le prince et le réformateur – Alliance catholique – Projets de Chartes – Dangers

Cependant la cause de la Réformation elle-même parut d’abord devoir périr dans le gouffre qui engloutit les libertés populaires. Un triste événement sembla devoir hâter sa fin. Au moment où les princes marchaient contre Münzer, dix jours avant sa défaite, le vieux électeur de Saxe, cet homme que Dieu avait établi pour défendre la Réformation contre les attaques du dehors, descendait dans la tombe.

Ses forces diminuaient de jour en jour ; les horreurs dont la guerre des paysans était accompagnée, brisaient son âme compatissante. « Ah ! s’écriait-il avec un profond soupir, si c’était la volonté de Dieu, je mourrais avec joie. Je ne vois plus ni amour, ni vérité, ni foi, ni quoi que ce soit de bon sur la terrea. »

a – Noch et was gutes mehr in der Welt. Seckend. p. 702.

Détournant ses regards des combats qui remplissaient alors l’Allemagne, ce prince pieux se préparait en paix au départ dans son château de Lochau. Le 4 mai, il fit demander son chapelain, le fidèle Spalatin : « Vous faites bien, lui dit-il avec douceur, en le voyant entrer, de venir me voir ; car il faut visiter les malades. » Puis, ordonnant qu’on roulât sa chaise longue vers la table, près de laquelle Spalatin s’était assis, il fit sortir tous ceux qui l’entouraient, prit affectueusement la main de son ami et parla familièrement avec lui de Luther, des paysans et de son prochain départ. Le soir, à huit heures, Spalatin revint ; le vieux prince lui ouvrit alors toute son âme, et confessa ses fautes en la présence de Dieu. Le lendemain, 5 mai, il reçut la communion sous les deux espèces. Il n’avait près de lui aucun membre de sa famille ; son frère et son neveu étaient partis avec l’armée ; mais ses domestiques l’entouraient, selon l’ancien usage de ces temps. Les yeux arrêtés sur ce prince vénérable, qu’il leur avait été si doux de servir, tous fondaient en larmesb : « Mes petits enfants, dit-il d’une voix tendre, si j’ai offensé l’un de vous, qu’il me le pardonne, pour l’amour de Dieu ; car nous autres princes nous faisons souvent de la peine aux pauvres gens, et cela est mal. » Ainsi Frédéric accomplissait cette parole d’un apôtre : Que celui qui est élevé s'humilie dans sa bassesse, car il passera comme la fleur de l'herbe (Jacques 1.10).

b – Dass alle Umstehende zum weinen bewegt. Seckend. p. 702.

Spalatin ne le quitta plus, il lui présentait avec ferveur les riches promesses de l’Évangile, et le pieux électeur en goûtait avec une paix ineffable les puissantes consolations. La doctrine évangélique n’était plus pour lui cette épée qui attaque l’erreur, qui la poursuit partout où elle se trouve, et qui, après un combat vigoureux, enfin en triomphe ; elle distillait comme la pluie et comme la rosée sur son cœur, et le remplissait d’espérance et de joie. Frédéric avait oublié le monde présent ; il ne voyait plus que Dieu et l’éternité.

Sentant sa mort approcher à grands pas, il fit détruire le testament qu’il avait écrit plusieurs années auparavant, et où il recommandait son âme à la « mère de Dieu ; » puis il en dicta un autre, où il invoqua le saint et unique mérite de Jésus-Christ, « pour la rémission de ses fautes, » et déclara sa ferme assurance qu’il était racheté par le sang précieux de son bien-aimé Sauveurc. Ensuite il dit : « Je n’en puis plus ! » et le soir, à cinq heures, il s’endormit doucement. « C’était un enfant de paix, s’écria son médecin ; et il a délogé dans la paix ! » — « O mort ! pleine d’amertume pour tous ceux qu’il laisse dans la vied, » dit Luther.

c – Durch das theure Blut meines allerliebsten Heylandes erlöset. (Seck. p. 703.)

d – O mors amara! (L. Epp. II. 659.)

Luther, qui parcourait alors la Thuringe pour l’apaiser, n’avait jamais vu l’électeur, si ce n’est de loin, à Worms, aux côtés de Charles-Quint. Mais ces deux hommes s’étaient rencontrés en leur âme du premier moment que le Réformateur avait paru. Frédéric avait besoin de nationalité et d’indépendance, comme Luther de vérité et de réformation. Sans doute la Réforme fut avant tout une œuvre spirituelle ; mais il était nécessaire peut-être à ses premiers succès, qu’elle se liât à quelque intérêt national. Aussi, à peine Luther se fut-il élevé contre les indulgences, que l’alliance entre le prince et le moine fut tacitement conclue ; alliance purement morale, sans contrat, sans lettres, sans paroles même, et où le fort ne prêta d’autre secours au faible que de le laisser faire. Mais maintenant que le chêne vigoureux à l’abri duquel la Réformation s’était peu à peu élevée était abattu, maintenant que les ennemis de l’Évangile déployaient partout une haine et une force nouvelle, et que ses partisans étaient réduits à se cacher ou à se taire, rien ne semblait plus pouvoir le défendre contre le glaive de ceux qui le poursuivaient avec fureur.

Les confédérés de Ratisbonne, qui avaient vaincu les paysans au midi et à l’ouest de l’Empire, frappaient partout la Réforme en même temps que la révolte. A Wurtzbourg, à Bamberg, on fit mourir plusieurs des citoyens les plus tranquilles et de ceux même qui avaient résisté aux paysans. « N’importe ! disait-on ouvertement, ils tenaient à l’Évangile ! » C’était assez pour que leur tête tombâte.

e – Ranke, Deutsche Gesch. II. 226.

Le duc George espérait faire partager au landgrave et au duc Jean de Saxe ses affections et ses haines. « Voyez, » leur dit-il après la défaite des paysans, en leur montrant le champ de bataille, « voyez les maux que Luther a enfantés ! » Jean et Philippe parurent lui donner quelque espoir d’adopter ses idées. Le duc George, dit le Réformateur, s’imagine triompher, maintenant que Frédéric est mort ; mais Christ règne au milieu de ses ennemis : en vain grincent-ils les dents… leur désir périraf.

f – Dux Georgius, mortuo Frederico, putat se omnia posse. (L. Epp. III. 22.)

George ne perdit pas de temps pour former dans le nord de l’Allemagne une confédération semblable à celle de Ratisbonne. Les électeurs de Mayence et de Brandebourg, les ducs Henri et Éric de Brunswick et le duc George se réunirent à Dessau et y conclurent, au mois de juillet, une alliance romaineg. George pressa le nouvel électeur et son gendre, le landgrave, d’y adhérer. Puis, comme pour annoncer ce que l’on devait en attendre, il fit trancher la tête à deux bourgeois de Leipzig, dans la maison desquels on avait trouvé des livres du Réformateur.

g – Habito conciliabulo conjuraverunt restituros sese esse omnia… (Ibid.)

En même temps arrivaient en Allemagne des lettres de Charles-Quint, datées de Tolède, qui convoquaient une nouvelle diète à Augsbourg. Charles voulait donner à l’Empire une constitution qui lui permît de disposer à son gré des forces de l’Allemagne. Les divisions religieuses lui en offraient le moyen, il n’avait qu’à lâcher les catholiques contre les évangéliques, et, quand ils se seraient mutuellement affaiblis, il triompherait facilement des uns et des autres. Plus de luthériens ! tel était donc le cri de l’Empereurh.

h – Sleidan. Hist. de la Réf. I. 214.

Ainsi tout se réunissait contre la Réformation. Jamais l’âme de Luther n’avait dû être accablée de tant de craintes. Les restes de la secte de Münzer avaient juré qu’ils auraient sa vie ; son unique protecteur n’était plus ; le duc George, lui écrivait-on, avait l’intention de le faire saisir dans Wittemberg mêmei ; les princes qui eussent pu le défendre baissaient la tête et paraissaient avoir abandonné l’Évangile ; l’université, déjà diminuée par les troubles, allait, disait-on, être supprimée par le nouvel électeur ; Charles, victorieux à Pavie, assemblait une nouvelle diète dans le but de donner à la Réforme le coup de mort. Quels dangers ne devait-il donc pas prévoir !… Ces angoisses, ces souffrances intimes, qui avaient souvent arraché des cris à Luther, déchiraient son âme. Comment résistera-t-il à tant d’ennemis ? Au milieu de ces agitations, en présence de tant de périls, à côté du cadavre de Frédéric, qui avait à peine perdu sa chaleur, et des corps morts des paysans qui couvraient les plaines de l’Allemagne, Luther — personne sans doute ne l’eût imaginé — Luther se maria.

i – Keil, Luther’s Leben, p. 160.

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