Un sculpteur italien venait de dresser une statue sur la grande place de l’une des villes de l’Italie, lorsqu’il aperçut dans la foule qui contemplait son ouvrage un jeune artiste dont la renommée se répandait rapidement dans tout le pays. Ce jeune homme scruta d’un œil intelligent la statue dans tous ses détails. Il se mit à divers points de vue et examina longtemps et avec une attention profonde l’ouvrage si digne de son étude. Subitement, il disparut en disant : « Il n’y manque qu’une chose. » Le sculpteur le fit chercher, mais le jeune homme avait quitté la ville. « Pourquoi ne m’a-t-il pas donné son appréciation de mon ouvrage ! » dit l’auteur de la statue ; « son jugement vaut plus que celui de tous les autres. »
Quelques années plus tard, le sculpteur se mourait. Un ami vint lui dire que Michel-Ange Buonarroti, dont le nom était maintenant sur toutes les lèvres, visitait la ville. « Suppliez-le de venir me voir », dit le mourant. Michel-Ange se rendit à l’invitation. « Il y a quelques années, dit le sculpteur, lorsqu’on inaugura une statue que j’avais faite, vous étiez ici, et après l’avoir examinée longtemps, vous êtes parti en disant : il n’y manque qu’une chose. Dites-moi, je vous en supplie, ce qui lui manquait. — Rien que la vie », répondit Michel-Ange. La figure du mourant s’illumina d’une joie indicible.
« Je l’ai lu trois fois très attentivement », dit Voltaire en déposant sur la table Le Petit Carême, de Massillon, « et je n’y trouve pas de faute. »
Comment se fait-il qu’on croit à la possibilité d’atteindre la perfection dans la pose, dans les contours et dans l’expression d’une statue, et qu’on croit aussi à la possibilité de créer un morceau de littérature qui sera tout simplement parfait, et qu’on crie au scandale si quelqu’un affirme qu’un ouvrage de Dieu (Éphésiens 2.10) peut réaliser l’idéal de la perfection chrétienne ?
Le mot de perfection est biblique. On ne peut pas avoir tort si on l’emploie dans le sens biblique. « Tel il est, tel nous sommes aussi, dans ce monde ; c’est en cela que l’amour est parfait en nous, afin que nous ayons de l’assurance au jour du jugement. La crainte n’est pas dans l’amour, mais l’amour parfait bannit la crainte » (1 Jean 4.17-18).
Nier la possibilité de parvenir à la perfection dans l’amour, exigerait, il me semble, qu’on lût le passage ainsi : « Tel qu’il est, tels nous ne sommes pas dans ce monde, car l’amour n’est jamais parfait en nous. »
Je crois résumer avec précision et avec justesse la doctrine telle qu’elle est reçue et enseignée dans l’Église méthodiste, en l’expliquant de la manière suivante : « La perfection chrétienne est la complète délivrance du péché. Celui qui possède cette grâce ne fait aucun acte qui le rende coupable devant la loi de Dieu. Sa volonté, ses désirs, ses émotions sont sans péché. De plus, ce chrétien possède toutes les grâces qui forment le caractère chrétien ; il les possède dans un certain degré de maturité, sans intermission et sans éprouver aucun sentiment opposé. »
Malheureusement, on confond cette idée si simple avec celle d’une perfection que les Méthodistes n’ont jamais rêvée et qu’ils repoussent énergiquement comme illusoire, fausse et dangereuse.
La perfection, telle que nous l’entendons, est limitée premièrement par les capacités de la nature humaine telle qu’elle est depuis la chute ; secondement, par les conditions de la race humaine sur la terre ; et troisièmement, par les conditions imposées à toute créature de Dieu par le simple fait de sa nature bornée, et du rang dans la création qu’il a plu à Dieu de lui assigner. Tout être créé est nécessairement un être borné, et s’il est mis en contraste avec l’Être infini, illimité, absolu, il est nécessairement imparfait ; mais son imperfection n’est pas un péché. Il y a une perfection relative, aussi bien qu’une perfection absolue.
Toute doctrine qui enseigne aux hommes que le salut chrétien les affranchit des infirmités inhérentes à la nature humaine et de la possibilité de l’erreur et du péché, est regardée par les Méthodistes comme fausse et périlleuse. Entrons dans les détails.
Avant la mort, il n’y a exemption pour personne des épreuves ordinaires de la vie, douleurs, maladies, deuils, etc. La vie sur la terre est ainsi jusqu’à la fin un état de probation morale. Personne ne devient ici-bas incapable de pécher. La perfection chrétienne ne suppose nullement que l’âme est exempte de la tentation. Mais ce n’est pas un péché que d’être tenté à pécher. C’est lorsque l’âme cesse de repousser la tentation qu’elle pèche. Etudiez la tentation de Jésus-Christ. Il a faim. Le diable lui suggère de changer les pierres en pains. Le fait que le diable présenta cette idée à l’esprit du Seigneur et qu’il le sollicita à y donner suite ne peut pas être attribué au Seigneur comme un péché. La suggestion lui fit sentir probablement encore plus vivement la faim qui le dévorait, mais le désir de manger n’est pas un péché. Si l’âme du Sauveur avait cédé à l’impulsion à murmurer contre la volonté de son Père céleste, ou s’il avait mis fin à l’épreuve par un acte de volonté propre, il eût péché. Mais la tentation n’ébranla ni sa foi ni son obéissance. Elle fit souffrir le Sauveur, elle le fit lutter, mais elle ne le fit pas fléchir. De même le chrétien le plus avancé peut être tenté, souffrir vivement dans la tentation, passer par une lutte cruelle, et ne pas faiblir. La tentation ne serait pas la tentation, si nous y étions complètement insensibles. Un aveugle n’est pas vulnérable par la convoitise des yeux, et un sourd ne serait pas entraîné par des paroles séductrices. Le chrétien le plus avancé n’est pas insensible à la tentation. Mais
Sur Toi, Sauveur, qui se fonde,
Peut au péché résister ;
L’effort du monde
Pour le tenter,
Est comme une onde
Contre un rocher.
La perfection chrétienne n’implique pas l’insensibilité aux mouvements des appétits naturels.
La sainteté ne défend pas à l’homme de les satisfaire avec modération. Il le fait avec reconnaissance. Et la joie qu’il en éprouve est rehaussée par la pureté de son cœur. Les infirmités physiques et les défauts intellectuels ne sont pas incompatibles avec la perfection chrétienne. A côté de la sainteté, il peut exister des défauts constitutionnels, mémoire faible, appréhension lente, difficulté de s’exprimer, etc. Moïse, pour devenir saint, ne perdra pas son empêchement de parole, ni Paul son écharde dans la chair. La perfection chrétienne n’est pas l’infaillibilité. Un chrétien peut aimer Dieu de tout son cœur, être un vrai saint, et cependant commettre beaucoup d’erreurs de jugement, être imprudent et indiscret ; même la droiture et la simplicité de son cœur peuvent être cause qu’il donne dans des maladresses qu’un homme du monde eût bien su éviter. Parmi les chrétiens parfaits, il peut exister de grandes diversités de caractère. Si tous les chrétiens étaient parfaitement saints, ils ne ressembleraient pas à autant de pièces de monnaie frappées au même coin. L’homme nerveux ne sera pas devenu l’homme que rien ne dérange. L’homme impulsif conservera son feu. Et l’homme timide et hésitant ne sera pas changé en un type parfait d’ardeur, de confiance et d’espérance. Tel chrétien montrera un zèle pour la maison de Dieu, une jalousie pour l’honneur de Dieu, une sainte colère lorsque la gloire de Dieu est en question, qui trancheront vivement sur la douceur et la patience inépuisables d’un autre chrétien qui n’aime pas moins son Dieu.
La perfection chrétienne n’exclut pas le progrès. Le développement de nos facultés est une loi de notre nature. Celui qui aime Dieu de toutes ses forces aujourd’hui, demain pourra l’aimer davantage. Celui qui croit en Dieu de tout son cœur aujourd’hui, pourra demain, ayant fait de nouvelles expériences de la fidélité, de la puissance, et de l’amour de Dieu, se confier en lui avec une foi plus affermie, plus réfléchie. Sa foi sera basée sur une assise plus large.
Je n’ai abordé, dans cet article, qu’un aspect d’une doctrine qui demanderait un volume pour être traitée à fond. J’ai voulu simplement montrer que l’on peut posséder la perfection chrétienne, et avoir en même temps des infirmités pour lesquelles on aura toujours besoin de la compassion de Dieu, des mérites de Jésus-Christ et de la charité des hommes. Si quelqu’un enseigne une autre perfection, les Méthodistes ne sont pas responsables de son enseignement.
W. Cornforth