Demain…l’au-delà

Les lumières ou la lumière

Elias Achim, conteur du « Reste avec nous », de Henri Guillemin 1 en a fait l’expérience. Ce récit, hors du commun, retrace en langage faubourien la passion du Christ. Le narrateur est un ami du Gesmas, le « bon » larron. Il a tout suivi, de la purification du Temple à la condamnation des crucifiés. Il regarde, lui aussi, sans discerner, Mais voici que sa cécité va connaître un début de guérison.

1 Edition de la Baconnière.

« Fallait que je voie ! La rue était tellement étroite que je n’avais aucune chance de passer par les côtés, le long des maisons. Je suis entré dans un couloir, j’ai sauté à travers les jardins, j’ai gagné comme ça de l’avance, et j’ai pu ressortir par un autre couloir au moment où passaient devant les cavaliers qui ouvraient la marche. Je l’ai bien examiné ! Ah, de tous mes yeux ! J’avais le cœur qui sautait comme une bête folle, par dedans de moi. Il bavait de la salive et du sang, la nuque aplatie sous la poutre qu’il essayait de tenir en équilibre entre ses deux épaules, avec ses bras tordus en arrière. Et naturellement il est encore tombé sur les genoux. Je pensais plus à rien… je regardais le Nazaréen. Il s’appuyait avec ses deux mains aux pavés. Et comme je le regardais, le dos contre mon mur, tout béant, lui aussi il m’a regardé, moi, une seconde, deux secondes, dans les yeux ; moi, bien moi, Il m’a regardé. Tu peux pas comprendre. Il m’a regardé et alors. Ah ! je sais pas te dire ; je peux pas. Voilà. Il m’a regardé. »

« Je l’ai bien examiné… de tous mes yeux. » Se risquer à cette entreprise, c’est à coup sûr voir de Jésus une image saisissante. Au sens propre de l’adjectif, qui nous empoigne et ne nous lâche plus. Et notamment le voir souffrant et crucifié, ça commence à devenir lourd de sens.

Quand il est question de Jésus, dire « je le connais de vue…», c’est bien autre chose que de la superficialité désinvolte.

Un Claudel peut en témoigner. Son « chemin de croix » est une réflexion chrétienne clairvoyante. Preuve en soit les vers que voici :

« Et nous, ne regardons pas seulement, écoutons Jésus car il est là,
Ce n’est pas un homme qui lève le doigt au milieu de cette pauvre enluminure.
C’est Dieu qui pour notre salut n’a pas souffert seulement en peinture.
Ainsi cet homme était le Dieu tout-puissant, il est donc vrai !
Il est un jour où Dieu a souffert cela pour nous, en effet !
Quel est-il donc le danger dont nous avons été rachetés à un tel prix ?
Le salut de l’homme est-il si simple affaire que le Fils
Pour l’accomplir est obligé de s’arracher du sein du Père ?
S’il va ainsi du Paradis, qu’est-ce donc que l’Enfer ?
Que fera-t-on du bois mort, si l’on fait ainsi du bois vert ? »

Tout bien considéré… comme on dit, oui, tout bien considéré, le voyant de Bethsaïda peut conclure lui aussi :

« Vous êtes cloué sur la croix par les mains et les pieds.
Je n’ai plus rien à chercher au ciel avec l’hérétique et le fou.
Ce Dieu est assez pour moi qui tient entre quatre clous. »

Mais que Christ soit la lumière du monde et que « par sa lumière nous voyions la lumière », d’une telle affirmation découlent deux vérités :

D’abord que la lumière court le risque, non pas seulement d’être éteinte, mais aussi d’être décomposée.

Les vérités partielles, les « lumières » que peut découvrir l’homme par ses réflexions, ses méditations, ses élévations, même de nature religieuse, sont peut-être des clartés dont il serait injuste de dire « c’est la nuit ! » Mais toutes ces colorations variées ont en commun l’ambition mensongère (intentionnellement ou accidentellement, ça ne change rien au résultat !) d’être la lumière. Ce qu’elles ne sont pas !

En Jésus-Christ « soleil levant qui nous a visités d’en-haut », à la suite des disciples, des apôtres et de la nuée des témoins, nous saluons la lumière du monde, prisme venu recomposer la lumière.

Et la seconde vérité ? La lumière ainsi rétablie est moins charmante, moins enchanteresse quant aux coloris que les nuances rosées, bleutées, mauves ou dorées que l’on voudrait nous proposer.

Une lumière de vérité ne supprime pas les ombres : elle ne prétend pas éclipser les douloureuses réalités de la nuit terrestre. A commencer par celles du deuil et de la mort.

On pourra lire dans ce même ouvrage 2 ce que Madeleine Delbrêl, à la lumière de l’Evangile, écrit « de la mort qui vient ».

2 Coll. Poètes d’aujourd’hui, Marie Noël, p. 117.

Marie Noël nous invite à un cheminement révélateur, lui aussi, d’une vision authentiquement chrétienne :

VISION

« Quand j’approcherai de la fin du Temps,
Quand plus vite qu’août ne boit les étangs,
J’userai le fond de mes courts instants ;
Quand la terre ira se rétrécissant
Et que mon chemin déjà finissant
Courra sous mes pieds au dernier versant :
Quand de jour en jour je perdrai la faim
Je perdrai la force et que de ma main
Lasse de tenir tombera le pain ;
Quand tout sur ma langue aura mauvais goût,
Quand tout dans mes yeux pâlira, quand tout
Me fera branler si je suis debout ;
Quand je n’irai plus même en ma maison,
Quand je n’aurai plus pour seul horizon
Qu’au fond de mon lit toujours la cloison…
Quand les voisines sur le pas
De la porte parleront bas,
Parleront et n’entreront pas ;
Quand leurs voix, murmure indistinct
M’abandonnant à mon destin,
S’évanouiront dans le lointain ;
Quand la mort comme un assassin
Qui précipite son dessein
S’agenouillera sur mon sein;
Quand ses doigts presseront mon cou
Quand de mon corps mon esprit fou
Jaillira sans savoir jusqu’où…
Alors, pour traverser la nuit, comme une femme
Emporte son enfant endormie, ô mon Dieu,
Tu me prendras, tu m’emporteras au milieu
Du ciel splendide en ta demeure où peu à peu
Le matin éternel réveillera mon âme. »

On aurait voulu citer le poème en entier.

Demeure pourtant cette vérité : sa lumière ne vient pas nous dispenser des ombres de la mort, mais nous armer pour remporter la dernière victoire sur le dernier ennemi. C’est aussi l’expérience que retrace l’Abraham de Fernand Chavannes.

« Est-ce déjà l’automne ? Est-ce que déjà on vendange et on abat les noix, et fument les feux qui brûlent les restes de la saison ?

» Oh Dieu, je suis saisi d’angoisse à cause de mon péché !

» Certainement si je n’avais pas péché, et si mes pères n’avaient pas péché je ne mourrais point !…

» Voici que j’ai peur ! J’ai peur en entendant venir l’Ange de la Mort ; sans doute que son aspect est effrayant et son pas m’épouvante. »

(L’ange d’autrefois s’approche.)

Abraham :

— … Est-ce toi ? Ainsi donc l’Ange de la Mort est le même que l’Ange de la Vie ! Que de fois je t’ai rencontré et que de luttes tu m’as livrées, et chaque fois j’ai été vaincu ! Tu m’as séparé de ceux que j’aimais...

L’Ange :

— Mais maintenant c’est de toi-même qu’il convient que je te sépare.

Abraham :

— Oh ! oh ! cela aussi est dur, et cela aussi une lutte redoutable, et la plus redoutable. Et je vois bien que je serai vaincu dans cette lutte encore : mais serai-je béni comme les autres fois ? Seigneur, tu m’as promis, mais ne verrai-je pas l’effet de tes promesses ?

L’Ange :

— Il suffit pour cela que tu regardes devant toi, dans l’avenir, Car voici ta postérité se lève ! Certes, tu seras appelé parmi toute la terre le Père des Croyants ; mais tu n’es qu’une figure, la foi que tu as eue n’est qu’une simple image : voici Joseph, et voici Marie, et voici le petit enfant ! Celui dont la foi transportera les montagnes, guérira les malades et ressuscitera les morts, celui qui rachètera tous les péchés du monde et les tiens avec tous les autres, apportant la grâce ici-bas, et la terre affranchie le glorifiera aux siècles des siècles. Mais pour cette œuvre qu’il aura à faire, la foi qui lui viendra de toi ne lui suffira pas ; le prenant des autres, des plus tendres, il y ajoutera l’amour.

Abraham :

— O bonheur, à joie ! O pays retrouvé ! O Seigneur, maintenant je puis mourir.

Déjà, le chemin parcouru se mesure à des détails : que l’exigence de la mort soit promue à cette nouvelle manière de parler, et qu’il soit maintenant question de « pouvoir » mourir, et non plus seulement de « devoir » mourir, voilà une modification profonde. Combien sont-ils à avoir exprimé cette paisible confiance qui dit :

« Auprès de toi, j’irai sans crainte… »

Georges Panchaud, dans un poème de 1964 intitulé « Passage » exprime un vœu apaisé :

« Je voudrais mourir simplement
Regarder les miens doucement
Savoir leur paix devenir sûre
Sentir une main sur mon front
Et partir comme une gerbe mûre
Auprès des choses qui seront. »

Mais le Christ nous donne-t-il seulement les clés de la véritable euthanasie ? C’est à dessein que nous choisissons ce mot dont la signification étymologique est simple : bonne mort, douce mort, mort paisible… mais dont le contexte psychologique est infiniment plus suspect. Mourir en douceur, mourir en douce… c’est dangereusement proche. Le Christ calmant ?… Non, sans rien ôter à ce que sa main, guidant la nôtre, confère de paisible assurance à ce passage difficile, il faut ajouter sans plus de retard que ce passage mène quelque part… et que le verbe de la mort passagère va faire place au verbe de la vie éternelle.

A ceux qui ne verraient dans la foi chrétienne qu’un savoir-vivre promu à la science feutrée, ouatée, d’un savoir-mourir, il faut répondre carrément qu’un verbe tout nouveau prend la relève : RESSUSCITER.

Elias Achim 3 n’était pas là quand fut roulée la pierre. Et pourtant son récit ne va pas s’achever sur la triple mort du Golgotha.

3 « Reste avec nous », op. cit.

« Après ? Que tu demandes ! Et bien quoi, y a pas d’après. C’est fini. Qu’est-ce que tu veux qu’il y ait après ? Il est mort, là. Gesmas est mort. L’autre type est mort, ils sont tous morts, et on les a mis dans la terre. Et moi j’ai filé ; ça suffisait comme ça les bêtises. Le bon sens me revenait tout de même. J’ai pris mon sac, je suis parti. Je suis parti et me voilà. T’es pas content ? T’en veux encore ? Ah ! Et puis zut, tant pis ! Qui, ÿ a une suite ! Oui, y a encore quelque chose ! Oui, j’ai essayé de la boucler pour pas que tu te foutes de moi ; mais y a pas moyen, je peux me taire, faut que ça sorte. Ecoute, je serai pas long.

» Le premier jour de la semaine — ça fait donc six jours, tu vois — j’étais planqué dans un patelin, pas tellement loin de la ville. Ça n’allait pas : le cafard ; ça tournait dans ma tête : j’y étais plus. Rends-toi compte, sur le coup de sept heures, je suis allé dans un bistrot. Et voilà que j’ai vu trois types qui émergeaient d’entre les blés du côté de la ville. Ils sont entrés dans la salle où j’étais. Ils ont pris une table près de la cheminée. Ils causaient toujours pendant que le patron mettait le couvert. J’essayais bien de pas les gêner, de pas avoir l’air trop curieux cet impoli en les regardant tout le temps. Mais y avait quelque chose d’étrange, j’aurais pas pu dire quoi, de bizarre et d’épatant et à chaque seconde plus épatant, comme un grand bonheur qui me coulait partout dans le corps.

» Le patron avait posé le pain sur la table. Il était reparti dans la cuisine où on l’entendait faire de la friture.

» Alors le grand a pris le pain. Je reverrai ça jusqu’à ce que je meure. Il a pris le pain. Il le tenait dans ses deux mains pour le rompre ; il a fait une prière avant ; il a cassé la miche en deux morceaux ; il a donné chacun des deux morceaux, l’un à droite, l’autre à gauche, rien pour lui. Et à ce moment, juste à ce moment, on a été debout, tous les trois, oui, les deux types à la table et moi dans mon coin ; on a sauté sur nos pieds ; on tremblait, on était comme fous, Le grand, il avait la tête tout illuminée, et son vêtement aussi s’illuminait, Je te jure que je te mens pas et que je suis pas un piqué. Je le jure ! J’y étais. J’ai vu. Je dormais pas, tu peux me croire. Il faut que tu me croies ! Comme des écailles qui nous tombaient des yeux : l’enterré, le crucifié, l’homme mort, oui, quoi, le Nazaréen…

» Et, une seconde après, il était plus là.

» Tu peux aller voir l’endroit. Tu demanderas au patron si je mens. L’auberge s’appelle « Au grand poisson ». Le village se nomme Emmaüs. »

Notre aveugle guéri nous a guidés jusqu’ici dans l’écoute de ces textes. Il a encore deux choses à nous révéler. Ou plus exactement, une vérité centrale qui se ramifie en deux embranchements.

Et cette vérité, la voici, telle que Jésus lui-même l’a définie lors de la guérison d’un autre aveugle (Jean 9) :

« La nuit s’approche où personne ne peut travailler, Pendant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. »

Voilà un fait important dont il faut aussitôt tirer les justes déductions possibles.

Et la première c’est l’émerveillement, la louange : elle éclate en termes « visuels » dans ce poème du pasteur-poète Henri Capieu :

« TOUTES CHOSES NOUVELLES...

Les saisons brillent mieux, la montagne est plus blanche.
On dirait que la terre attend un beau Dimanche.
Le flot chante plus fort, les oiseaux sont plus fous,
On dirait sur la mer des anges à genoux.

Entendras-tu, mon cœur, une chanson plus belle ?
On dirait que la terre est devenue nouvelle.
La mort n’efface plus la joie et le bonheur.
On dirait que la vie est neuve pour nos cœurs.

Sur les hommes courbés sans prières et sans psaumes,
On dirait que se lève un radieux Royaume.
C’est vrai, c’est vrai mon cœur et tu peux le chanter,
Le Seigneur est ressuscité. »

Mais — sans que ça n’enlève rien à l’allégresse de la lumière retrouvée, des coloris, des formes, des mouvements jaillis dans la clarté — la lumière ne nous est ni offerte, ni rendue pour nous prélasser, mais — aussi longtemps que nous sommes ici-bas — pour travailler. Quant aux deux embranchements où se trouve ramifiée cette vérité de base, ils correspondent à deux travaux, à deux genres de travaux que la lumière du Christ nous désigne sans équivoque possible :

D’abord utiliser la lumière pour mettre notre vie en ordre par la grâce du pardon.

Dans un petit livre extraordinaire intitulé « Les sermons de Marcel Pagnol » 4 on trouve la prédication que l’académicien a composée pour « Le curé de Cucugnan ». On connaît le thème de ce « conte du lundi ». Le malheureux ecclésiastique a rêvé qu’il cherchait au ciel ses paroissiens. C’est en enfer qu’il les trouvera. Tous. Le dimanche suivant, il tire profit de ce qu’il a compris et « sort » un sermon qui est un appel dont chaque ligne, chaque syllabe, peut et doit nous toucher.

4 « Les Sermons de Marcel Pagnol ». Ed. Robert Morel, p. 106.

« Eh bien, mes chers frères, mes chères sœurs, il faut que ça change, et ça va changer parce que ce n’est pas difficile, Je ne vous demande pas d’être vertueux tout de suite : la vertu, ça ne vient pas si vite… Mais pour vous, qui avez encore une chance d’obtenir le pardon de la miséricorde divine, ne soyez pas assez stupides pour refuser ce grandiose privilège que nous devons au sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Naturellement, je sais bien ce que vous me répondriez si vous aviez la permission de parler dans notre église. Vous me diriez : « Ici, nous sommes tous baptisés… ». Oui, ça c’est vrai. Et puis, vous ajouteriez : « Puisque la confession efface tout, ce n’est pas la peine de se confesser tout le temps, et la dernière est suffisante ! »

» Eh bien, là, mes amis, vous vous trompez. Quand il y a quelqu’un de malade chez vous, vous attendez toujours, pour venir me chercher, qu’il ne lui reste plus que quatre bouffées d’air, et quand j’arrive il est déjà sur le départ. Et moi, je me dépêche de lui donner l’absolution pendant que sa pauvre âme s’en va, et que moi je cours à côté comme quelqu’un qui vous a accompagné à la gare, et qui a oublié de vous dire quelque chose. Qui peut savoir si cet agonisant s’est repenti ? Et s’il ne s’est pas repenti vraiment, qu’est-ce qu’elle vaut mon absolution ? Peut-être pas grand-chose, et peut-être même rien du tout…

« N’attendez pas d’en être là, car le seul ce valable, c’est celui des gens en bonne santé. Et puis, pensez surtout à la perfidie de la Mort… Tous les soirs, au coucher du soleil on vout Baptiste le boiteux qui remonte son pré de Ruissatel, Il suit les lacets de la route, avec sa grande faux sur son épaule. On le voit de loin : on sait qu’il n’arrivera pas avant l’Angélus. Mais la mort ne vient pas comme ça… Souvent, elle te suit depuis une semaine et tu ne t’en es pas aperçu, tu croyais que c’était ton ombre. D’un seul coup, elle passe devant toi, et du bout de son doigt pointu, elle touche ton cœur qui éclate, et tu tombes, sans dire un mot… Ou bien, avec une petite tape sur la tête elle te bouche une veine du cerveau, ou bien c’est un mégot qui est tombé dans la litière du cheval, et quand les voisins arriveront, avec les seaux de toile et la pompe du village, toi tu ne seras plus qu’un gros bout de charbon, tordu comme un tronc d’olivier ; ou encore, c’est en plein jour, un beau matin du mois d’avril. Elle apparaît au pied du cerisier, elle fait un croc-en-jambe à l’échelle qui s’effondre, et voilà un chrétien par terre, tout disloqué comme un épouvantail de figuière, et sa pauvre âme toute sale qui s’envole au ciel, désespérée.

» Voilà, mes frères, ce qui vous menace, et qui vous menace à bref délai. Car, quoique notre village ne soit pas bien grand, nous avons quand même nos six morts par an : ça fait un mort tous les deux mois. Le dernier, c’était justement ce malheureux Tortillard. Il y a déjà six semaines. Alors, il ne nous reste plus que quatorze jours, pour y loger le mort suivant. Et qui ça sera ? Qué ? Regardez-vous bien les uns les autres : Où est-il le mort ? Où est-il, celui. ou celle qui entrera dans cette église sur les épaules des voisins ? Quatorze jours, ce n’est pas bien long. Les planches sont déjà chez le menuisier, et dans l’herbe du cimetière, le soleil de ce beau dimanche chauffe la pioche de Félicien. Tout est prêt. Mais pour qui ? Je ne le sais pas et vous non plus : il ne sent pas encore mauvais. Mais il y a quelque chose que nous savons : c’est que ce mort est parmi nous. Et alors c’est à lui — ou à elle — que je m’adresse et je lui dis « Mon frère — ou ma sœur —, puisque tout est prêt, tâche d’être prêt toi aussi. » Il y a quelques années, on est venu me chercher pour porter les saintes huiles dans une ferme des Alpilles. J’avais été un peu étonné, parce que ce paysan, je le connaissais de vue, mais il n’avait jamais mis les pieds dans notre église. Un homme triste, qui ne parlait guère, qui ne jouait même pas à la pétanque, avec les coins de la bouche qui tombaient. Il était sur le point de passer, mais il avait encore sa tête. Il se confesse, bien en détail. C’était pas beau, mais à mesure qu’il parlait, sa figure se détendait, et quand il a reçu la Sainte Communion, pour la première fois, dans ses yeux qui ne bougeaient plus, j’ai vu briller comme un sourire, le premier peut-être depuis son berceau… Et moi, j’avais envie de prendre ce mourant par la cravate, et de lui dire : « Espèce d’imbécile d’agonisant ! Alors, tu as passé trente ans de misère, avec ce paquet de fumier pendu à l’artère du cœur. Toute ta vie, tu as gardé cette mauvaise action bien renfermée, comme un pet sous un drap de lit, qui vous empêche de bouger de peur de mourir asphyxié ? Vaï, tu t’es bien puni toi-même, et le Bon Dieu n’aurait pas été aussi cruel que toi… »

Le Jugement, ça existe.

La bonne nouvelle de la résurrection ne saurait être assimilée au happy end. La lumière de Dieu sera projetée sur nos vies et leurs insuffisances. L’éclairage du pardon aussi, certes, mais avec la mention du prix qu’il a coûté. Dès lors, il avait raison le moine Hélinand qui écrivit :

« La mort sépare la rose de l’épine
La paille du grain, le son de la farine
Les vins purs des vins mêlés d’armoise
La mort voit à travers voile et courtine
La mort seule sait et devine
Comment chacun doit être jugé. »

Si donc sa lumière nous est donnée d’abord pour mettre de l’ordre dans nos vies, ensuite elle nous est donnée pour travailler aux chantiers de sa grâce et porter du bon fruit.

Georges Brassens l’a-t-il compris ? Une chose est certaine, il l’a merveilleusement traduit selon l’Evangile, dans son poème de l’Auvergnat.

« Elle est à toi cette chanson
Toi l’Auvergnat qui sans façon
M’as donné quatre bouts de bois
Quand dans ma vie il faisait froid (…)
Ce n’était rien qu’un feu de bois
Mais il m’avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
A la manièr’ d’un feu de joie.
Toi l’Auvergnat quand tu mourras
Quand le croqu’mort t’emportera
Qu’il te conduise à travers ciel
Au père éternel.

» Elle est à toi cette chanson
Toi l’hôtesse qui sans façon
M’as donné quatre bouts de pain
Quand dans ma vie il faisait faim (…)
Ce n’était rien qu’un peu de pain
Mais il m’avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
A la manièr’ d’un grand festin.
Toi l’hôtesse quand tu mourras
Quand le croqu’mort t’emportera
Qu’il te conduise à travers ciel
Au père éternel.

» Elle est à toi cette chanson
Toi l’étranger qui sans façon
D’un air malheureux m’a souri
Lorsque les gendarmes m’ont pris.
Ce n’était rien qu’un peu de miel
Mais il m’avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
A la manièr’ d’un grand soleil.
Toi l’étranger quand tu mourras
Quand le croqu’mort t’emportera
Qu’il te conduise à travers ciel
Au père éternel. »

Ce que Brassens dit là, est calqué sur l’Evangile, promesses et avertissements inclus offrant à tout fidèle une « Auvergne » agrandie aux dimensions du monde et de la vie ! Et l’un des prédicateurs de ce même Evangile, le regretté pasteur-poète Jules Vincent, a noué cette gerbe en un chant inspiré dont quelques strophes pourraient servir de conclusion à notre symposium…

« A Rouen bourg sacré, parmi les bourgs de France,
Ils ont dressé jadis, l’incomparable tour
Et, tout vibrants encor de leur belle vaillance,
Ils l’ont offerte à Dieu comme une fleur d’amour.

» Aucun ne mit son nom sur l’œuvre terminée ;
Ni le grand maître ès art, ni le frère sculpteur,
Ni celui qui enchâsse, en la forme plombée
Le verre translucide aux multiples couleurs ;
Un seul, au nom de tous dressa l’acte authentique,
Selon les us sacrés, de l’œuvre de la foi,
Signant le parchemin de sa lourde gothique :
« Ceux qui ont fait cela, sont les maçons du Roy ».

» Frère, serait-ce un rêve, un vain rêve de l’heure ?
Nous aussi, nous voulons élever notre tour,
Tous ensemble bâtir l’idéale demeure
Où communieront les affamés d’amour;
Faire ce qu’on doit faire, être ce qu’on doit être :
L’imagier amoureux du patient ciseau
Ou l’artisan docile au seul penser du maître,
Ou l’apprenti qui porte et le sable et la chaux...
Puis disparaître un jour, sans plus laisser de trace
Heureux d’avoir été des hommes au cœur droit
Qui n’ont jamais voulu dans leur vouloir tenace
Qu’être tous ici-bas, de bons maçons du Roi. »

Pourraient servir… de conclusion, disions-nous à la page précédente. Or ce conditionnel a une double raison d’être :

D’une part, notre symposium n’a précisément pas de conclusion. Aussi longtemps et aussi loin que des poètes et des écrivains verront se renouveler leur source d’inspiration, les chants d’amour, les pleurs du deuil, les cris de souffrance et les hymnes de gratitude, en bref, les strophes de la vie. elles, réserveront une placé à ce cantique, multiple dans sa forme, unique dans son essence, glorifiant Celui qui est venu nous rejoindre dans nos obscurités mortelles et nous en arrache par sa grâce, Jésus-Christ.

Et, précisément, quant à ce mot de cantique, s’il fallait donner une conclusion, ce serait à la prodigieuse série de cantiques nés de la foi, nés de la vie en Christ pendant les deux millénaires de l’Eglise universelle… ce serait à ces chantres de la vie qu’il faudrait réserver le couronnement.

L’hymnologie était déjà en pleine santé dans l’Eglise primitive et c’est un cantique déjà chanté dans les célébrations chrétiennes d’alors, que Saint-Paul a — selon toute probabilité — inclus dans sa lettre aux Philippiens :

« Lui, de condition divine
ne retient pas jalousement
le rang qui l’égalait à Dieu.
» Mais il s’anéantit lui-même
prenant condition d’esclave,
et devenant semblable aux hommes.
S’étant comporté comme un homme
il s’humilia plus encore,
obéissant jusqu’à la mort
et à la mort sur la croix !
» Aussi Dieu l’a-t-il exalté
et lui a-t-il donné le Nom
qui est au-dessus de tout nom,
pour que tout, au nom de Jésus,
s’agenouille, au plus haut des cieux
sur la terre et dans les enfers
et que toute langue proclame
de Jésus-Christ, qu’il est Seigneur
à la gloire de Dieu le Père. »
5

5 Philippiens 2.6-11. Version A. Kuen « Lettres pour notre temps », Ed. Ligue pour la lecture de la Bible.

LEURS DERNIÈRES PAROLES…

Le PÈRE VALENSIN, 1953, écrivain philosophe
Laissez entrer la lumière, laissez entrer le soleil, c’est une annonciation joyeuse que celle de la mort, je vais à la rencontre de Dieu.

LAMENAIS, 1854, écrivain, en voyant le soleil entrer dans sa chambre :
Laissez-le entrer, il vient me chercher.

LE POITEVIN, 1848, écrivain
Fermez la fenêtre, c’est trop beau.

EDISON, 1930, physicien américain
C’est très beau de l’autre côté.

COROT, 1875, peintre
Vois-tu comme c’est beau ? Je n’ai jamais vu d’aussi admirables paysages.

RAMUZ, 1947, écrivain suisse
Bien. Bien. Bien.

SACHA GUITRY
Il ne faut pas que je rate mon entrée.

TOLSTOÏ, 1910, écrivain russe
J’aime la vérité, beaucoup, j’aime la vérité.

ANATOLE FRANCE, 1924, écrivain
Maman, maman.

PASCAL, 1662
Mon Dieu, ne m’abandonne pas.

STRINDBERG, 1912, écrivain suédois
Tout est racheté.

SAINT-THÉODORE, 287
C’est avec mon Christ que j’ai été, suis et serai.

SAINT-MARTIN DE TOURS, 397
Laissez-moi plutôt regarder le ciel que la terre

Une étude détaillée de ces chants mettrait sans doute en évidence une surprenante constatation : A la lumière de la foi, la réalité de la mort s’amenuise. Comme dans le ciel les étoiles, même de première importance, et la lune, notre volumineux satellite, s’éteignent lorsque parait le soleil, sur la terre les souffrances, les luttes, les drames, et ce roi des épouvantements qu’est la mort, pâlissent jusqu’à disparaitre devant les rayons du Soleil levant qui nous a visités d’en-haut.

Demeurent, comme thèmes de ces chants de la foi, les facettes multiples de la vie en Christ, de son apprentissage, de ses dimensions tour à tour individuelles et communautaires. mais, dominant le tout, la seigneurie du Christ vivant, notre espérance dans son retour.

Que le lecteur s’en avise lui-même : qu’il prenne l’un des psautiers à disposition dans toute église ou chapelle et qu’il en examine la table des matières: s’il est versé dans les mathématiques ou dans les sciences statistiques, qu’il établisse la proportion des chants consacrés à la mort, au deuil, aux funérailles… il verra que cela représente quantitativement fort peu : car si Christ nous libère de la mort, il nous affranchit aussi de la hantise qu’elle projette fatalement sur les existences qui demeurent prisonnières de son empire. aussi longtemps qu’elles n’ont pas accédé à l’affranchissement de la foi.

Pour nous il reste cette incontestable « réussite » dont une grande part de la chrétienté a popularisé et repris la louange : le « A toi la gloire…».

Sur une musique de Georges Frédéric Händel, un pasteur vaudois du siècle dernier, Edmond Budry, a composé un cantique : ses paroles sont d’une authenticité si grande, d’une vigueur évangélique si éloignée de toute mièvrerie qu’il est devenu le chant de Pâques : un chant de victoire par excellence : au point que des familles de plus en plus nombreuses demandent à le chanter à l’heure du deuil. pour témoigner de leur espérance au Christ ressuscité, gage de notre propre et prochaine résurrection.

A Toi la gloire

« A Toi la gloire, ô Ressuscité !
A Toi la victoire pour l'éternité !
Brillant de lumière,
l'ange est descendu ;
Il roule la pierre
Du tombeau vaincu.
» Vois-le paraître :
C'est Lui, c'est Jésus,
Ton Sauveur, Ton Maitre !
Oh ! ne doute plus.
Sois dans l'allégresse,
Peuple du Seigneur,
Et redis sans cesse :
Le Christ est vainqueur.
» Craindrais-je encore ?
Il vit à jamais,
Celui que j'adore,
Le prince de paix.
Il est ma victoire,
mon puissant soutien,
Ma vie et ma gloire :
Non je ne crains rien. »

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