1. Traditionalisme catholique — 2. Traditionalisme protestant — 3. Valeur de l’argument traditionnel — 4. Traditionalisme évolutionniste
Après avoir constaté le principe protestant, il faudrait montrer qu’il est le vrai principe chrétien. Cela va de soi lorsque la théopneustie apostolique est franchement admise. Dès que la Bible est le livre des révélations, elle se pose par cela même comme la règle divine de la foi, la loi souveraine de l’Eglise, la base fondamentale de la théologie. Le rationalisme ne conteste l’induction qu’en contestant le fait ; il ne dépouille l’Ecriture de son vrai caractère normatif qu’en tant et qu’autant qu’il la dépouille de son caractère théopneustique. L’illuminisme et le catholicisme accordent le fait et nient l’induction, l’Ecriture étant] pour eux une lettre morte, dont une lumière supérieure donne seule la signification réelle. Nous pouvons laisser ici de côté l’illuminisme et le rationalisme, l’un parce qu’il est bien rare et bien faible, quoiqu’il semble se raviver çà et là, l’autre parce que nous supposons la divinité des Livres saints établie et reconnue. Mais il faut dire un mot du catholicisme. D’après lui, alors même que l’Ecriture est la Parole de Dieu, elle n’est pas en elle-même et par elle-même la règle de la foi. Si elle était seule, elle ne serait qu’un guide insuffisant et périlleux. Le catholicisme prétend posséder un moyen de connaissance et de certitude plus clair, plus complet, plus sûr, savoir la tradition apostolique, gardée et interprétée par l’Eglise.
Voici l’argument du catholicismea : avant les Ecritures du Nouveau Testament, et sans elles, toute la doctrine de Jésus-Christ était connue, respectée et suivie. Cette doctrine, possédée dès l’origine et transmise sans interruption jusqu’à nous, est ce que nous nommons la tradition. Elle fut la règle de foi primitive, règle aussi complète que certaine, dont les Ecritures ne sont qu’une reproduction occasionnelle, fragmentaire, et presque accidentelle, car les divers livres du Nouveau Testament ont été provoqués par les circonstances. Antérieure aux Ecritures, la tradition leur est non seulement égale, mais en un sens supérieure, puisque d’un côté les Ecritures en dérivent, et que d’un autre coté elles ne la reproduisent que partiellement. Bien loin que l’Eglise soit sortie des Ecritures et en dépende, ce sont plutôt les Ecritures qui sont sorties et qui dépendent de l’Eglise, elles ne sont qu’une partie de sa tradition ou un des moyens de la constater ; la tradition ecclésiastique prime donc l’Ecriture dont elle est tout ensemble le fondement et le complément divin.
a – Voir les Lettres de l’évêque de Montauban.
A côté de ce traditionalisme conservateur, il existe un traditionalisme progressif, inauguré par Mœhler en Allemagne, par Newman en Angleterre, et partout invoqué dans les discussions relatives au dogme de l’Immaculée-Conception. C’est une transformation et, à vrai dire, une révolution du principe catholique qui peut entraîner d’incalculables conséquencesb. Mais nous devons prendre ici le principe catholique tel que le posaient Bellarmin et Bossuet, tel que l’a posé l’évêque de Montauban.
b – M. Jalaguier étudiait cette nouvelle direction dans la troisième année de son cours, à l’article « Eglise ». (Edit.)
Cette argumentation, tournée en mille sens par le génie séculaire du Catholicisme, a des côtés spécieux, parce qu’elle a des côtés vrais. Il est bien certain que le Christianisme a précédé les écrits apostoliques, — que ces écrits ont été donnés occasionnellement, — qu’aucun d’eux ne présente un exposé formel et complet de la vérité évangélique, — que leurs auteurs ne les ont ni imposés ni proposés expressément, comme une sorte de code religieux, — que la foi que nous leur accordons a pour principale base l’autorité historique de la tradition ou de l’Eglise, puisque la question d’authenticité, qui enferme ou porte celle de divinité, est essentiellement une question de témoignage, et ce témoignage, c’est l’Eglise qui le rend. En thèse générale, tout cela est incontestable. Mais en sort-il l’induction qu’on en tire et sur laquelle repose le système romain ? Résulte-t-il de là qu’il faut placer et tenir l’Ecriture sous le contrôle de l’Eglise, comme le veut ce système, au lieu de soumettre l’Eglise elle-même au contrôle de l’Ecriture, selon le système protestant ?
Sans entrer dans l’examen détaillé de l’argument et de ses diverses bases, plaçons-nous simplement devant les faits tels qu’ils sont aujourd’hui, afin de nous placer, s’il est possible, au-dessus des préventions de droite et de gauche. Des deux parts, nous tenons l’enseignement apostolique (la παραδοσις αποστολικη des premiers Pères) pour la doctrine de la grâce et de la vie, pour la révélation de Dieu en Christ, par conséquent pour la règle de foi ; et à dix-huit siècles de distance, à travers mille opinions diverses et contraires, nous cherchons cet enseignement divin qui nous trace le chemin du Ciel, la voie du salut. Deux sources de lumière et de preuve s’offrent à nous : la tradition et l’Ecriture. Or, en les admettant l’une et l’autre nous ne pouvons, évidemment, recourir à l’une et à l’autre avec la même confiance, car elles n’ont pas la même certitude, elles ne portent pas les mêmes garanties de vérité ou de pureté. Celle différence ressort de la nature des choses, et la prévention seule peut la voiler.
Le Nouveau Testament, une fois reconnu authentique et divin, (double point que nous supposons et sur lequel le catholicisme et le protestantisme sont d’accord) nous donne le témoignage même des fondateurs du Christianisme, dont il nous fait les auditeurs et en quelque manière les contemporains. C’est, sans intermédiaire et sans mélange, l’enseignement apostolique que nous cherchons, c’est la révélation chrétienne, reçue directement des hommes chargés de la promulguer et divinement assistés dans cette haute mission.
Il en est autrement, on le voit tout de suite, du moyen auquel le catholicisme voudrait tout ramener ou tout subordonner. Il laisse entre les Apôtres et nous ce travail de dix-huit cents ans, où se sont heurtées et croisées tant de directions différentes, où se sont mêlées tant d’idées, de doctrines et de- choses. Sans parler des ombres qui recouvrent à mille égards la période la plus importante, celle qui suivit immédiatement l’âge apostolique et dont il ne nous reste que quelques débris, la tradition ecclésiastique, incertaine par ses lacunes à ce premier moment, devient suspecte plus tard en devenant plus explicite, parce qu’elle a traversé bien des courants étrangers et subi bien des influences théoriques et pratiques. La tradition se modifie, s’altère, se transforme incessamment. C’est, comme on l’a dit et redit, la source pure à son origine qui, en avançant, reçoit d’autres eaux de tous côtés et change peu à peu de nature ; c’est le vaisseau des Argonautes, supposé toujours le même, et où tout se renouvelait d’année en année, dont toutes les planches furent remplacées l’une après l’autre, de telle sorte qu’il ne lui resta guère, à la fin, que sa forme et son nom.
Voilà la marche naturelle de la tradition quelle qu’elle soit, religieuse, philosophique, politique, sacrée ou profane ; voilà son caractère propre, voilà sa loi et sa fin, ainsi que le prouve une expérience constante et universelle. C’est à cause de cela que le traditionnel, au lieu d’être un autre terme de l’historique, en est devenu l’antithèse. La tradition chrétienne a nécessairement eu la même destinée, à moins que quelque intervention providentielle et exceptionnelle ne l’y ait soustraite. — Cette intervention a-t-elle eu lieu ? — Oui, répondent les catholiques ; l’Eglise, dépositaire de la vérité non écrite comme de la vérité écrite, les a maintenues intégralement l’une et l’autre, sous la direction du Saint-Esprit, toujours présent et toujours actif en elle. — Mais, dès lors, la question est déplacée : elle se porte de la tradition sur l’Eglise, puisque c’est l’autorité ou l’infaillibilité de l’Eglise qui fait l’autorité et la certitude de la tradition. Nous touchons ici au paralogisme perpétuel de l’argumentation catholique, dont les trois grandes bases : la tradition, l’Eglise, l’Ecriture, se substituent sans cesse l’une à l’autre, selon le besoin ou l’intérêt du moment. Si vous la suivez sur le terrain de la tradition pour l’explorer et le sonder, elle se rejette sur l’Eglise ; si vous discutez les attributions de l’Eglise, elle invoque l’Ecriture ; et de l’Ecriture, où vous croyez enfin la fixer, elle revient à la tradition. Ainsi toujours, par un cercle habilement dissimulé d’où l’on ne sort pas. Du reste, il saute aux yeux que comme moyen de constater la vérité évangélique ou, ce qui revient au même, l’enseignement apostolique, la tradition ne peut être égalée à l’Ecriture. Or, c’est assez pour décider, au milieu des subtilités d’une controverse séculaire, entre le principe catholique et le principe protestant. Nous nous en tenons donc ici à cette simple observation.
La question de la tradition ecclésiastique, dans ses rapports avec le principe théologique, ne se pose pas uniquement vis-à-vis du catholicisme, elle existe au sein du protestantisme lui-même.
La Réformation, loin de rompre avec les temps primitifs, voulut, au contraire, y ramener. Elle se présentait au monde, non comme instituant une Eglise nouvelle, mais comme rétablissant l’ancienne. Aussi, en se gardant de rien égaler à la Bible, dont, suivant elle, l’autorité divine doit tout dominer et tout régler, en se réservant le droit de contrôler et de juger à sa lumière toutes les croyances et les observances religieuses, elle fit constamment usage de l’argument traditionnel ou historique, pour démontrer la conformité de sa doctrine et de sa discipline avec celles des premiers siècles. Ce n’était pas seulement un argument ad hominem, auquel elle n’eut recours que dans la controverse catholique, c’était, aux yeux de ses théologiens, une preuve d’une valeur intrinsèque et considérable, qu’ils employaient incessamment dans leur polémique intérieure. L’opinion protestante est résumée dans ce mot de Claudec : « L’Ecriture est la voix immédiate du Ciel, les Pères n’en peuvent être que l’écho… Notre foi est fille de la Parole de Dieu, et sœur de la foi de l’Eglise ancienne ». Mais l’importance de la tradition, ou du témoignage et du consentement des premiers siècles, ne fut pas la même pour tous les protestants.
c – Réponse au « Traité de la perpétuité de la foi »
Les uns, quoique voulant toujours rester fidèles à la maxime fondamentale de la Réformation, que l’Ecriture est la règle suprême de la religion et de la théologie, crurent essentiel de placer à côte d’elle une autorité, une norme extérieure, qui, fixant l’interprétation générale des textes sacrés, met les grandes doctrines chrétiennes à l’abri des erreurs, des fluctuations, des caprices du jugement individuel ; et cette autorité, cette norme subsidiaire, ils la chercheront dans les croyances universelles de l’ancienne Eglise, tantôt restreignant aux deux ou trois premiers siècles leur témoignage régulateur (opinion et méthode ordinaires), tantôt l’étendant jusqu’au ve siècle (Calixte), et même jusqu’au viie (Anglicans) ; tantôt le concentrant dans les décisions des anciens conciles, en tant, du moins, qu’elles pouvaient être tenues pour l’expression libre et fidèle de la pensée ecclésiastique.
D’autres, sans ériger ainsi le témoignage de l’antiquité en autorité et en norme positive, lui ont reconnu cependant une valeur réelle, soit pour constater ou confirmer en bien des cas le vrai sens des Ecritures, soit pour déterminer les croyances et les pratiques apostoliques dans des matières, souvent importantes, sur lesquelles les Livres saints se taisent, et qu’éclairent seules les attestations ou les observances des premiers temps. C’est ici l’opinion protestante commune. Elle a généralement dominé les recherches dogmatiques et exégétiques dans lesquelles on a toujours fait une part à la preuve ou à la contre-épreuve historique.
Disons pourtant que bien des théologiens, redoutant les dangers du principe traditionnel, et voulant couper court aux abus qu’on en a fait, l’ont absolument réprouvé comme anti-évangélique ; quoique, peu conséquents avec eux-mêmes, ils aient rarement manqué de s’y appuyer toutes les fois qu’ils ont pu le faire avec avantage, la force des choses l’emportant sur leur théorie.
Il convient de distinguer deux acceptions, trop fréquemment confondues, du terme de tradition. Il désigne tantôt une autorité dogmatique, tantôt une autorité historique ; tantôt la doctrine apostolique elle-même, tantôt l’attestation que lui rend la foi de la chrétienté : distinction capitale qu’il importe de ne pas perdre de vue. L’argument traditionnel repose sur cette base : l’ancienneté, l’universalité, la perpétuité d’une croyance ou d’une observance religieuse, en établissant qu’elle vient des Apôtres, y font reconnaître, par cela même, une origine et une sanction divines. C’est l’esprit de la maxime de Vincent de Lérins : Quod ubique, semper et ab omnibus ».
Les traditionalistes, quelles que soient les différences ou les oppositions de leur point de vue, s’accordent à invoquer l’opinion et l’exemple des anciens Docteurs qui en appelaient sans cesse à la παραδοσις αποστολικη. Cette vérité seule doit être crue, dit Origèned, qui ne s’écarte en aucun sens de la tradition ecclésiastique et apostolique. » On trouve dans Clément d’Alexandrie, Irénée, Tertullien, des déclarations de la même nature. La tradition, ou la croyance et la pratique générale de l’Eglise, était surtout employée dans la lutte contre les hérésies, et, sous ce rapport, elle était quelquefois préférée à l’Ecriture elle-même, comme fournissant un critère plus direct et plus décisife.
d – Περι αρχων.
e – Voir le « De Prescriptione » de Tertullien.
Sur ce point, comme sur bien d’autres, le catholicisme a chez ces anciens Docteurs sa terminologie officielle, sans y avoir sa doctrine officielle, son principe formel. Malgré l’usage qu’ils font de la tradition et l’autorité dont ils l’environnent, les premiers Pères la soumettent en réalité à l’Ecriture dès qu’elle tend à s’en écarter. « L’Ecriture, dit Cyprien (Ep. LXXIV, et ce n’est pas uniquement la foi de Cyprien, c’est celle de l’époque qu’exprime cette parole) est la source et la règle de la tradition divine. » « La coutume sans la vérité n’est que l’ancienneté de l’erreur » (Ep. LXXI). « D’où est cette tradition ? Descend-elle de l’autorité du Seigneur et des Evangiles, ou des enseignements des Apôtres et de leurs Epîtres ? car il faut faire ce qui est écrit. Si donc elle est contenue dans l’Evangile, que cette divine et sainte tradition soit observée (Ep. LXXIV). » On le voit, quelle que soit l’indétermination du langage des Pères et la vivacité de quelques-unes de leurs expressions, leur pensée foncière, leur foi réelle est en somme la pensée et la foi protestante. Ce que dit Cyprien, Tertullien l’avait dit avant lui.
Il faut remarquer que l’argument traditionnel avait alors une évidence et une valeur qu’il ne saurait avoir aujourd’hui. Tertullien, Clément, Irénée, touchaient aux origines du Christianisme ; l’enseignement des promulgateurs de l’Evangile et de leurs disciples immédiats était encore vivant (Clément et Irénée avaient entendu les πρεσβυτερους, compagnons des Apôtres), les doctrines et les institutions apostoliques pouvaient être aisément constatées, du moins quant aux grands points qui étaient en cause avec les hérétiques. Il était naturel qu’on en appelât aux croyances et aux observances constantes de la chrétienté, en particulier à celles des Eglises qui avaient été fondées, instruites, dirigées par les Apôtres contre les nouveautés gnostiques, par exemple, qui changeaient et le fond dogmatique et le fond historique de l’Evangile. Rien de plus expéditif et de plus sûr que d’opposer à ces néo-christianismes le Christianisme primitif et positif, qui était là devant le monde se rendant témoignage à lui-même. Mais il est manifeste que l’argument traditionnel n’est plus ce qu’il était, puisqu’il faut commencer maintenant par prouver ce qui doit servir, de preuve, et qui, vu de tous alors, n’avait besoin que d’être affirmé. Pour acquérir le droit de rattacher telle doctrine ou telle pratique de nos jours à la tradition apostolique, on doit établir qu’elle a fait partie, dès les premiers temps, de la foi ou du culte général de l’Eglise. Cette prémisse essentielle, qui se légitimait d’elle-même au iie siècle, est justement, dans la plupart des cas, le point sur lequel on est le moins d’accord aujourd’hui : ce qui devrait simplement être montré a besoin d’être démontré ; son autorité s’est invalidée dans la même proportion que son évidence.
Mais de ce que l’argument traditionnel ou historique n’a pas la portée que lui attribue le catholicisme ou le haut-anglicanisme, s’en suit-il, qu’il soit nul, comme le veut l’ultra-protestantisme ? Non certes. Gardons-nous, en toutes choses, des exagérations. Le témoignage des premiers siècles a une valeur réelle sous les rapports dogmatique, exégétique, ecclésiastique ; on ne saurait raisonnablement le contester.
Une croyance, une pratique, qui remonte sans interruption jusqu’aux premiers temps, et qui s’y montre générale, tire de là une haute recommandation ; elle peut même y trouver la démonstration de sa vérité, parce qu’elle peut y trouver la preuve qu’elle descend en effet des Apôtres, organes de la révélation. Une opinion, au contraire, qui ne paraît qu’au ve siècle, ou au ive ou au iiie, qui est hors d’état de se rattacher aux origines du Christianisme, peut, par cela seul, être convaincue d’erreur, lorsque (ce qui est supposé ici) elle n’a aucun appui solide dans l’Ecriture. C’est sur ce principe et à ce titre que nous rejetons bien des doctrines et des rites du catholicisme. Ce genre d’argumentation, à la fois positif et négatif, s’étend sur presque tout le champ de la dogmatique ; il se mêle plus ou moins à toutes les controverses du dehors et du dedans. Prenons la divinité de Jésus-Christ et l’adoration à laquelle elle s’unit toujours. Quand nous nous sommes assurés qu’elle a été reconnue à toutes les époques par la masse de l’Eglise, qu’elle a fait constamment partie de sa croyance et de son culte, par dessus les opinions qui s’en écartaient à droite ou à gauche, notre conviction, quoique reposant sur une autre base, en devient pourtant plus calme et plus ferme. Supposons, au contraire, que le socinianisme, l’unitarisme, le rationalisme eussent réussi à démontrer, comme ils ont tant de fois essayé de le faire et prétendu l’avoir fait, que ce dogme, tenu aujourd’hui pour si capital, a été inconnu aux premiers chrétiens, une telle découverte aurait certainement troublé notre foi, malgré les déclarations de l’Ecriture. Prenons, en sens inverse, le culte des Saints, celui de la Vierge, l’Immaculée-Conception etc., etc. Et, sans multiplier les exemples, remarquons que le mouvement critique de nos jours (où tout va finalement se concentrer) porte essentiellement sur la question des origines du Christianisme, ou sur le témoignage des premiers temps. Ce genre d’investigation et de démonstration qu’on se figure délaissé, n’a fait que se transformer.
L’argument traditionnel s’impose tellement au point de vue apologétique et dogmatique que, ainsi que nous le disions, ceux-là même qui le rejettent en principe y reviennent sans cesse dans l’exposition ou dans la défense de leurs doctrines. Depuis comme avant la Réformation, aucun parti, aucun théologien ne l’a négligé, dès qu’il a pu le faire valoir en sa faveur. C’est qu’il tient à l’essence du Christianisme. Le Christianisme est une histoire en même temps qu’une doctrine ; il est tout ensemble un système de dogmes et de faits. La première question qu’il pose au point de vue protestant, celle de l’authenticité et de la divinité des Livres saints, est foncièrement une question de témoignage. Il est donc impossible que la théologie protestante n’accorde pas à l’argument historique une haute et large place.
La tradition chrétienne a aussi une valeur exégétique universellement reconnue. Elle sert, non seulement à établir l’authenticité et l’intégrité d’une foule de passages (citations des Pères), mais à en déterminer ou confirmer la véritable interprétation. Prenons encore un exemple. Le rationalisme a voulu ramener tous les textes où Jésus-Christ est déclaré l’auteur de la création (Jean 1.3 ; Colossiens 1.16 ; Hébreux 1.2, etc.) dans la classe de ceux qui lui attribuent la rénovation des âmes et du monde, nommée dans les Livres saints une création nouvelle. Mais, à part les considérations internes qui repoussent cette explication, comment pourrait-elle se soutenir en présence de l’opinion de l’antiquité qui s’est accordée à voir dans ces textes la création proprement dite, lorsque la langue du Nouveau Testament et la prédication apostolique étaient encore vivantes ?
L’importance de la tradition n’est pas moins sensible dans les questions de culte et de discipline. Il est de ces questions où les pratiques de l’Eglise primitive sont les principaux, sinon les seuls éléments de solution, le Nouveau Testament ne renfermant sur ces points-là rien de direct ni de positif. Il suffit de citer le baptême des enfants, l’institution du dimanche, la communion des femmes.
L’argument historique a donc une valeur réelle qui ne saurait être contestée. Qu’on l’appelle tradition, témoignage des Pères, consentement de l’ancienne Eglise, il reste toujours valide et souvent capital. L’ultra-protestantisme, qui le condamne, dépasse évidemment les limites que la vraie science doit se prescrire ; la crainte d’un excès le jette dans un autre. Non seulement il se prive à pure perte d’un ordre de documents et de faits pleins d’intérêt par eux-mêmes, et à bien des égards fort importants, mais il irait jusqu’à compromettre les bases de la foi par le discrédit du témoignage, qui sert de pivot à tout le système chrétien, au système protestant en particulier, car le protestantisme est le biblicisme, et la question des Ecritures est essentiellement historique. Aussi, cette opinion est-elle forcément infidèle à son principe.
Il y a là exagération, et, par conséquent, erreur et péril. Mais il yen a bien plus encore dans l’opinion qui, attribuant à la tradition une autorité normative collatérale à celle de l’Ecriture, l’érige à un degré ou à l’autre en règle formelle de foi. Le témoignage de l’ancienne Eglise fournit, en bien des cas, et en particulier sur les questions de fait, des lumières utiles, mais il ne saurait constituer en dogmatique ni la norme absolue qu’y placent les catholiques, ni la norme subsidiaire qu’y ont cherchée bien des protestants. C’est un moyen d’information et de conviction, qui ne doit pas être négligé, mais qui doit être contrôlé ; il ne faut ni le déprécier ni l’exalter outre mesure. La seule source constamment pure et certaine de la vérité, l’Ecriture sainte, se pose en principe au premier rang (culte des anges, par exemple, Colossiens 2.18). Cela ressort tellement de la nature des choses, que les Pères eux-mêmes l’ont fait, en divers cas (Cyprien, Tertullien), quoique l’argument traditionnel eût une tout autre certitude, et, par conséquent, une tout autre valeur pour eux que pour nous. Ce serait une folie, de renoncer à l’usage de la lampe par respect pour le soleil, mais, ce serait une folie autrement grande que de ne vouloir se fier à la clarté du soleil qu’après l’avoir éprouvée par la lueur de la lampe pour s’assurer qu’elle ne trompe point.
En résumé, la tradition est témoin, elle n’est ni juge ni arbitre, elle a une autorité historique et non une autorité dogmatique. Il y a erreur dans les opinions qui l’investissent d’un caractère normatif ; il y a exagération dans celles qui la récusent même comme témoin.
Il est une autre opinion, indéfinie mais très répandue, qui envisage la tradition sous des noms et des aspects différents, et qui mérite d’autant plus de nous arrêter qu’inoculée à la théologie allemande par la philosophie dont elle s’inspire de près ou de loin, elle a passé du protestantisme au catholicisme, et envahi tout le champ de la dogmatique et de la polémique.
Elle prend la tradition moins comme un supplément à la parole écrite ou comme un interprète de l’Evangile, que comme un développement providentiel de son fond doctrinal et vital, évolution de l’idée chrétienne dans l’Eglise, correspondant à ce que l’hégélianisme nommait l’évolution de l’idée divine dans la nature et dans l’histoire. Elle ne cherche pas dans l’enseignement des Pères, les décisions des Conciles, le consentement des premiers siècles, une partie de la vérité évangélique qui n’aurait été annoncée que de vive voix par les Apôtres ; elle n’y cherche pas non plus une contre-épreuve de l’enseignement scripturaire et, pour ainsi dire, son expression officielle ; elle s’attache à l’élaboration ecclésiastique des doctrines de la foi, à l’épanouissement séculaire de la lumière et de la vie chrétienne, sous l’action du Saint-Esprit, la même, suivant elle, dans tous les âges qu’à l’âge apostolique. Elle ne remonte pas des temps postérieurs aux temps primitifs, ainsi que le font les opinions précédentes, pour démontrer, par les témoignages ou les monuments anciens, que telle croyance ou telle pratique se suit, de génération en génération, jusqu’à la période des Apôtres, et par conséquent, qu’elle a son origine dans la parole de ces hommes de Dieu. Elle descend, au contraire, le cours des âges, afin d’y constater la croissance providentielle des germes semés par les fondateurs du Christianisme. Loin de soutenir que l’Eglise n’a fait que conserver le dépôt qu’elle avait reçu primitivement, elle accorde qu’elle y a ajouté ; elle admet que le dogme s’est non seulement précisé, mais étendu dans sa lutte contre les hérésies, dans ses applications théoriques et pratiques, et elle affirme que ce développement, effet de la même direction supérieure qui avait donné d’abord l’Evangile au monde, doit être à peu près respecté à l’égal du reste, et comme objet de science et comme article de foi.
Malgré les indéterminations dont elle s’enveloppe et les libertés qu’elle se réserve, elle pose en principe que le théologien est tenu d’accepter, pour base de ses recherches et de ses preuves, les grands résultats du travail interne de la chrétienté, en même temps que les données générales de la Bible ; qu’en un mot, la saine dogmatique se compose de deux éléments, l’un scripturaire, l’autre historiquef. Nous entendons par la tradition ecclésiastique la conscience religieuse de l’Eglise, produite par le Saint-Esprit, réglée d’après la Parole de Dieu, développée à « travers les destinées de la société chrétienne » g. C’est une des idées du temps, qui ne cesse de se produire en des sens et à des points de vue divers. Peut-être bien des théologiens protestants ont-ils, à toutes les époques, revêtu de ces caractères et de ces attributs mystiques les trois symboles (des Apôtres, de Nicée, d’Athanase), conservés par la plupart des formulaires du xvie siècle ; peut-être y ont-ils vu une efflorescence divine, une détermination normale, et par là même normative de la doctrine biblique. Mais, bien certainement, ce ne fut pas la pensée des Réformateurs. Tous les formulaires s’accordent à déclarer qu’on ne reçoit ces antiques symboles « qu’en tant que conformes à la Parole de Dieu. »
f – Voir Rilliet : Commentaire sur l’Ep. aux Philip. », p. 120. — Schérer : Prolégomènes de la Dogmatiques, par. 42.
g – Archives du Christianisme, 10 décembre 1840.
Les partisans de l’opinion que nous indiquons admettent, d’une ou d’autre manière, que le Nouveau Testament n’est pas l’expression définitive ni la règle absolue du Christianisme, quoi qu’il en soit, en un sens, la charte constitutionnelle : il le faut bien, puisqu’ils lui supposent un complément, puisqu’ils y superposent une sorte de devenir éternel. Les uns se bornent à dire, en termes généraux, que l’action du Saint-Esprit qui s’exerce sur les hommes apostoliques continue à s’exercer sur l’Église. D’autres disent formellement que le Nouveau Testament n’a pas été donné pour être le code arrêté, fermé, scellé du Christianisme, et que, par conséquent, il ne faut pas arrêter la foi et la vie à ses déclarations dogmatiques. Suivant eux, la chrétienté, soumise à un libre mouvement de progression, est régie par la parole vivante autant et plus que par la parole écrite ; c’est l’Esprit, non la lettre, qui constitue sa véritable loi ; son point de vue doctrinal se modifie et s’étend comme son point de vue moral : mais, à travers ses phases successives et malgré des aberrations partielles, il est toujours, quant au fond, également vrai, ou, pour mieux dire, toujours plus vrai, puisqu’il devient toujours plus étendu et plus profondh. Cette opinion, ne l’oublions pas, a des degrés infiniment divers. Ses adhérents les plus avancés font généralement commencer avec l’Eglise le travail interne de l’idée chrétienne. Ils posent en fait que, mal saisie par les disciples, sans excepter les Apôtres, la pensée de Jésus-Christ s’enveloppa jusqu’à s’y perdre dans les croyances de la Synagogue, d’où quelques hommes, tels que Etienne, Paul, Jean, la retirèrent en partie, et que cette œuvre, tout à la fois divine et humaine, s’est continuée, se continue encore, se continuera incessamment à travers de nombreuses péripéties (ainsi le judéo-christianisme ou pétrinisme, le paulinisme, le johannisme, le catholicisme, le romanisme, la Réformation, enfin le mouvement actuel où s’inaugure, dit-on, une grande rénovation dont il est difficile de bien distinguer encore les caractères et les résultats). Les écrits sacrés ne sont pas la révélation chrétienne dans le sens ecclésiastique du mot ; ils sont plutôt la première théologie chrétienne. Le seul privilège de leurs auteurs, et il est grand, c’est d’avoir vu et entendu le Seigneur, ou reçu, comme c’était possible alors, les impressions de sa parole et de sa vie. L’Esprit fut avec eux, sans doute, mais comme il a été, comme il est toujours avec les croyants attentifs et dociles à ses directions.
h – Rilliet, article cité.
Ces vues, généralement fort vagues, se sont répandues de toutes parts sous l’influence de cette philosophie de l’histoire intronisée dans la science par la philosophie de l’absolu. Elles règnent partout, à des degrés et en des sens divers, dans le haut-rationalisme et dans le haut-supranaturalisme lui-même ; elles maintiennent leur empire, en changeant sans cesse de forme et d’application ; (elles sont déjà tout autres que lorsque l’hégélianisme trônait à Berlin.)
On cherche à légitimer ce traditionalisme évolutionniste par les considérations suivantes : les idées, une fois jetées dans le monde, s’y élaborent, s’y transforment, s’y étendent par un mouvement propre et continu. Il en est comme du germe tombé en terre, qui produit peu à peu la plante ou l’arbre dont il contenait les rudiments. L’idée chrétienne ne fait pas exception à cette loi, d’autant moins que le Christianisme est une vie plutôt qu’un système ou une doctrine.
Le Seigneur, fondateur de l’économie nouvelle, n’a rien écrit et n’a donné aucun ordre d’écrire, tandis que Moïse, fondateur, de l’économie ancienne, laissa des ordonnances si nombreuses et si détaillées : différence de conduite entre les chefs des deux Alliances, qui en indique une analogue entre les Alliances elles-mêmes : aussi l’une est-elle appelée la religion ou le ministère de la lettre, l’autre le ministère ou la religion de l’esprit. Les Apôtres n’ont écrit que par occasion, dans l’intérêt du moment, en vue des personnes ou des communautés auxquelles ils s’adressaient ; ils ne manifestent nulle part l’intention d’ériger leurs écrits en loi suprême et permanente de l’Eglise ; ils ne prescrivent point de les conserver et de les propager à ce titre ; ils font des chrétiens eux-mêmes, Evangiles vivants, les gardiens et les disséminateurs de la vérité (Philippiens 2.15 ; 2Tim.2.2) ; ils signalent fréquemment le danger de s’asservir à la lettre ou à la forme (2 Corinthiens 3.6,17).
Cette opinion, qui accuse la tendance commune d’être un reste de catholicisme ou une rechute dans le judaïsme, et qui la flétrit du nom de bibliolâtrie, de quelques restrictions qu’elle s’enveloppe, ébranle le principe protestant qu’elle prétend affermir ou restaurer, et elle mènerait plus loin qu’elle ne croit ou qu’elle ne veut la plupart du temps. Elle fomente et le principe mystique ; et le principe catholique, et le principe rationaliste ; elle jette dans l’un ou dans l’autre de ces principes, selon le côté par lequel elle prend et pousse le sien. Et les faits dont elle argumente n’ont pas la portée qu’elle leur donne. — Justifions ces assertions.
1° Rapports du traditionalisme évolutionniste avec le catholicisme. — D’abord, cette théorie incline au catholicisme et peut y aboutir, quelque éloignée qu’elle en soit par sa pente générale. Ce qui fait le pivot et le fond du catholicisme, ce qui en est, en quelque manière, le facteur, c’est précisément cette supposition du maintien et de l’élaboration de la vérité dans l’Eglise, sous l’action du Saint-Esprit, la même dans tous les temps qu’au siècle apostolique. Les catholiques disent aussi que l’Eglise est régie par la parole vivante. Ils disent du Nouveau Testament ce qu’en dit l’opinion que nous avons devant nous. Ils soutiennent que, « si Jésus-Christ ou les Apôtres avaient eu le dessein d’enfermer la Parole de Dieu dans l’Ecriture, Jésus-Christ aurait, avant tout, prescrit une chose si importante, et les Apôtres auraient certifié quelque part qu’ils écrivaient par l’ordre du Seigneur, comme c’était par son ordre qu’ils enseignaient dans le mondei. » — Ce rapport des résultats et des moyens révèle celui des principes. Sous l’antagonisme des deux directions, il existe une identité foncière. Des deux parts on abaisse l’Ecriture ; des deux parts, à côté ou au delà de la norme biblique plus ou moins reconnue, on en place une autre, sur laquelle doivent s’appuyer la science et la foi. Seulement le nouveau traditionalisme est moins conséquent que le catholicisme, car, pour consacrer ainsi cet épanouissement ecclésiastique du Christianisme, il faut, d’une ou d’autre manière, croire à l’Eglise, εις την Εκκλησιαν, puisqu’on la fait le siège et l’organe d’une sorte de révélation continue. C’est bien là ce qu’entendait la spéculation métaphysique d’où est venue cette théorie, et pour laquelle la nature et l’histoire sont une évolution de la Divinité.
i – Bellarmin.
« L’Eglise, dit Rosenkranz, dans l’étrange terminologie enfantée par l’hégélianisme, n’est pas simplement une pieuse communauté formée par la foi individuelle en Christ comme Sauveur, mais elle est elle-même l’Esprit divin dans lequel le Père et le Fils sont réellement présents… On doit se la figurer comme un organisme sans lequel on ne saurait même s’imaginer l’Esprit divin ; car l’Eglise n’est pas seulement une société de saints, c’est encore la perfection éternelle de l’existence de l’Esprit ». — L’opinion que nous discutons n’admet sans doute ni cette théologie, ni cette philosophie panthéistique qui dominèrent un moment la science ; mais elle en tient plus qu’elle ne croit. Du reste, et cela seul importe ici, il est manifeste que sa notion de l’Eglise et du déploiement de l’idée évangélique dans l’Eglise la conduirait logiquement à sanctionner, comme a fait le catholicisme, les grandes croyances et les grandes pratiques du monde chrétien, ou à ériger un corps quelconque en juge et en arbitre. A quelle limite et de quel droit s’arrêter, puisque, d’après le principe qu’on pose, le triage que l’intelligence ou la conscience voudrait faire entre les données générales de la tradition serait presque aussi sacrilège à ce point de vue que l’est, au point de vue orthodoxe, celui qu’elle tenterait entre les données de la Bible ? Cette croissance séculaire de la vérité chrétienne, qu’on dit l’œuvre divine du Saint-Esprit, doit être religieusement respectée. C’est plus que le haut-anglicanisme qui ne pose comme certain et obligatoire que le consentement des premiers siècles. Ici cette borne n’existe pas et l’on roule dans le système romain. A vrai dire on le dépasse. Selon le catholicisme officiel, l’action surnaturelle du Saint-Esprit sur l’Eglise n’a d’autre but que d’y garder pure la doctrine proclamée primitivement par Jésus-Christ et par les Apôtres, et dont elle est la dépositaire et la dispensatrice, tandis qu’on parle d’un développement de cette doctrine qui aurait manqué aux temps anciens.
Hâtons-nous d’ajouter cependant que c’est seulement le vieux catholicisme, celui de Bellarmin et de Bossuet, qu’outrepasse le principe dont nous nous occupons. Il y a comme un nouveau catholicisme qui se l’approprie, et, des mille revirements de l’opinion, ce n’est certes pas le moins étrange. Ce principe passe du protestantisme au catholicisme qui l’adopte à ses risques et périls, ne regardant qu’à l’avantage immédiat qu’il lui assure. Mœhler en appelle à un sens spirituel, à un sentiment commun des vérités essentielles, créé par le Saint-Esprit dans l’Eglise, dont il fonde l’autorité en légitimant le développement qu’elle a donné sur plusieurs points au dogme et au culte. L’argumentation de Mœhler sur ce point est tout à fait celle que nous discutons et dont les écoles protestantes du moment, avec lesquelles il avait eu d’étroits rapports, lui fournissaient ou lui concédaient la base. C’est aussi l’argumentation de Newman, dans son Histoire du développement de la doctrine chrétiennes, ouvrage où il voulut justifier son passage à l’Eglise romaine, et qui dut son éclat à cette circonstance plus qu’à sa valeur propre. C’est l’argumentation qu’on a employée par bien des côtés et de bien des manières pour l’Immaculée-Conception : de sorte que le principe, objet de notre examen, est là tout à la fois polémique et dogmatique ; le catholicisme l’a saisi entre les mains du haut-rationalisme protestant et se l’est approprié. Je ne sais s’il n’y porte pas en germe une révolution. On le verra plus tard, supposé que Rome ne l’arrête point. Dans tous les cas, le rapport que nous avions à établir ne saurait être contesté ; il y a un levain de catholicisme dans la théorie traditionaliste qui nous occupe. Il pourrait bien en sortir un puseysme allemand aussi périlleux pour le protestantisme que l’a été le puseysme anglais ; elle. L’aurait produit probablement si elle était descendue davantage du terrain scientifique sur le terrain pratique.
2° Rapports avec le mysticisme. — Nous avons dit qu’elle renferme également le principe du mysticisme ou de l’illuminisme. Que pose-t-elle, en effet, pour son fondement, pour son point de départ et d’appui ? Une intervention permanente de l’Esprit divin, la même qu’à l’âge apostolique, d’où dérive un développement graduel de l’Evangile, un degré de lumière, de vérité, de vie, étranger aux Livres saints et que les temps primitifs n’ont point connu. — Mais, n’est-ce pas sur ce fondement que s’appuyèrent les Montan, les Manès, quand ils se dirent les organes du Paraclet et les promoteurs d’une évolution plus haute et plus pure du Christianisme ? N’est-ce pas sur ce fondement que se sont appuyés les mystiques de tous les temps, quand ils ont proclamé l’autorité du Verbe intérieur, en attaquant aussi le règne de la Parole et de la lettre morte ? N’est-ce pas sur ce fondement que s’appuient de non jours les Swedenborgiens, les Irvingiens et tant d’autres qui annoncent ou des révélations nouvelles ou de nouvelles interprétations de la révélation ancienne ? Ces aberrations ne sortent-elles pas, comme d’elles-mêmes, de la théorie que nous examinons ? Sont-elles autre chose que des applications de son principe ? Comment les combattre efficacement, si ce principe devait être admis ? Elle conçoit autrement que l’illuminisme l’action permanente et universelle du Saint-Esprit, je le veux ; mais cette action, elle la lui concède, puisqu’elle en fait aussi sa base et son fort. En réalité, l’opinion dont nous cherchons à nous rendre compte, est, sous sa forme et dans sa direction propre, l’antipode de l’illuminisme ; car elle a sa racine première dans ces tendances panthéistiques qui voient dans l’éternel mouvement des choses une incessante révélation, et qui parlent constamment de l’Esprit de Dieu, du Saint-Esprit, de l’Esprit, en mettant là comme ailleurs leur pensée propre sous l’expression chrétienne dont elles aiment à s’étayer ou à se couvrir. Mais pour tourner la théorie en sa faveur et l’attirer à lui, l’illuminisme n’a qu’à y introduire l’élément surnaturel qu’elle rejette ; il n’a qu’à replacer la théopneustie parmi les dons des premiers temps ; et ce point, qui fait du principe de la théorie son principe spécial, il l’établit par de formelles données historiques et dogmatiques du Nouveau Testament.
Il y a là un fond auquel communient, à des degrés et en des sens infiniment divers, ces tendances mystiques si répandues, qui rattachent la foi et la vie à une sorte d’intuition ou d’expérimentation spirituelle, à un organe du divin constituant comme une seconde vue et donnant la perception immédiate du vrai et du saint. — Singuliers revirements de la science, qui changent en crédit et en honneur ses dédains de la veille ! Ce qu’on glorifie maintenant était honni il n’y a que quatre jours.
3° Rapports avec le rationalisme. — Nous avons dit encore que le traditionalisme, tel que nous avons à l’envisager et à l’apprécier, a d’intimes rapports avec le principe rationaliste vers lequel il fait pencher le supranaturalisme lui-même.
Il autorise le principe du rationalisme ancien ou vulgaire, il pose le principe du rationalisme nouveau ou haut-rationalisme.
Vous supposez, pourrait-on dire à ses partisans, qu’il ne se trouve dans le Nouveau Testament que les rudiments du Christianisme et que la pure doctrine grandit avec l’Eglise à travers les siècles ; les anciens rationalistes supposent, au contraire, que dans le Nouveau Testament la vérité universelle et éternelle, la vérité vraie, a été par une condescendance divine, par la nécessité des choses et des temps, mêlée à des opinions locales, à des croyances et à des pratiques populaires, et que l’œuvre de la science et de la foi est de l’en dégager. Vous supposez qu’il faut un complément aux enseignements de la Bible, et vous le cherchez dans l’évolution traditionnelle de l’idée chrétienne ; ils supposent, eux, qu’il faut une élimination et ils l’opèrent au moyen de la théodicée qu’ils se sont faite. Je ne puis voir entre eux et vous, qu’un même procédé appliqué en sens inverse. Vous ajoutez, et ils retranchent ; vous en appelez à la raison ou à la conscience générale de l’Eglise pour étendre le dogme primitif, ils en appellent à leur raison ou à leur conscience individuelle pour l’élaguer. Et tout cela évidemment dans l’intérêt de l’esprit spéculatif qui, suivant son point de départ, a tantôt besoin d’aller au delà de la Bible, tantôt de rester en deçà. L’un vaut l’autre assurément ; et c’est faire à l’ancien rationalisme les coudées franches.
Vis-à-vis du haut-rationalisme, ce n’est plus ce rapport renversé, c’est une application directe du principe, car, ce principe, c’est le haut-rationalisme qui l’a importé de la philosophie dans la théologie. Tandis que l’ancien rationalisme, appuyé sur la philosophie déistique de l’époque, niait toute action immédiate de Dieu sur le monde et sur l’homme, le nouveau, appuyé sur une philosophie panthéistique, voit dans le déroulement de la nature, de l’humanité et de l’Eglise, une incessante révélation divine. La doctrine du Saint-Esprit, que la raison du xviiie siècle déclarait inadmissible, à peu près autant que celle de l’Incarnation, paraît éclatante d’évidence à la raison du xixe siècle, qui se réserve toutefois de l’entendre à sa manière. Philosophes et théologiens se sont accordés à proclamer que le Saint-Esprit est la lumière et la vie du monde et particulièrement celles de l’Eglise : d’où ils ont inféré d’abord que la dogmatique de chaque époque est en thèse générale l’expression de cette vie, et ensuite que la nouvelle conception du Christianisme, telle que la pensée moderne commence à la formuler, prépare et prophétise l’Eglise de l’avenir. Les Amis de la lumière, en qui tous les rationalismes semblent s’être un moment concentrés, affirmaient que l’esprit de vérité se meut éternellement dans l’humanité, qu’il constitue seul la véritable Eglise, qu’il agit chez les chrétiens actuels comme il fit autrefois chez les auteurs de l’Ecriture, etc., etc. j. C’est le principe, objet de notre examen, dans sa franche et pleine application. Sans doute, ceux de ses partisans avec qui nous discutons ne le poussent point jusque-là. Mais la question est de savoir s’ils ne l’arrêtent pas arbitrairement dans ses conséquences logiques et pratiques.
Quoiqu’il en soit, cette théorie d’une évolution du Christianisme à travers tous les siècles, sous la même action d’En-haut qu’au siècle apostolique, participe évidemment du catholicisme, du mysticisme et du rationalisme ; elle aboutit à l’un ou à L’autre, selon la notion qu’on s’y forme de l’œuvre de l’Esprit. Dans tous les cas, et c’est par ce côté qu’elle nous intéresse surtout ici, elle est une déviation profonde du principe protestant, qui, ramenant sans cesse « à la Parole donnée au commencement », enchaînant à une lettre vieillie et dépassée, se trouverait en opposition avec la loi vivante du monde et de l’Eglise.
Traditionalisme évolutionniste examiné en soi. — Du reste, ce n’est pas par ses analogies avec d’autres opinions qu’elle rejette, ce n’est pas par les dangers qu’elle peut entraîner ou par les abus qu’on en peut faire, que nous devons, en définitive, juger cette théorie, quoiqu’il y ait là certainement de sérieux motifs de défiance ou tout au moins de circonspection ; c’est en elle-même qu’il faut l’examiner et l’apprécier, c’est dans ses bases et ses preuves, car il faudrait bien l’admettre, malgré tout, si elle était fondée. Mais l’est-elle ? D’après quels principes élève-t-on ainsi, sous des noms nouveaux, la tradition presque au niveau de l’Ecriture ? (Souvenons-nous que nous n’avons affaire qu’avec le traditionalisme supranaturaliste). Où prend-on que le produit dogmatique de ce qu’on nomme la conscience religieuse de l’Eglise doit être tenu pour un complément divin du Christianisme ? Comment sait-on que ce résultat du travail des siècles sur la révélation biblique dérive de la même source et mérite ou à peu près, la même confiance que la révélation biblique elle-même ? Pure hypothèse. Quand je reçois la doctrine des Apôtres comme venant de Dieu, j’ai pour garants de ma foi les déclarations, les promesses, les interventions célestes qui constatent en eux la vertu d’En haut. Ici quels garants certains pourrais-je avoir ? Où sont les signes de la direction supérieure sous laquelle on place cette élaboration de l’idée chrétienne qui s’épure et se développe tout ensemble ? Si j’identifie la partie historique ou ecclésiastique du dogme avec sa partie scripturaire, ne suis-je pas exposé à prendre la pensée et la parole de l’homme pour la pensée et la parole de Dieu, et à passer, ainsi à un autre Evangile ? Je puis sans doute, après examen, voir dans les grandes doctrines qu’ont généralement consacrées les conciles et les symboles, des expositions exactes du texte sacré ; les considérer comme un développement normal des données évangéliques, et les accepter à ce titre. Mais je les admets alors de la même manière qu’une théorie métaphysique ou morale ; je les admets parce qu’elles me semblent vraies et autant qu’elles me paraissent l’être, c’est-à-dire sur la foi de mon jugement personnel, non pour aucun caractère divin qui leur imprime une autorité spéciale ; et, en les recevant ainsi, je les sépare profondément des doctrines apostoliques sous le double rapport de leur origine et de leur certitude, car les doctrines apostoliques ont une garantie que ces doctrines n’ont pas.
Nous laissons de côté, redisons-le, ces traditionalistes qui ne croient pas plus à l’inspiration de l’Eglise qu’à celle de l’Ecriture. La raison du rôle qu’ils attribuent à l’évolution ecclésiastique du dogme est ailleurs : elle est philosophique avant d’être théologique ; elle est l’application au Christianisme de ce processus universel et éternel de l’idée, qui a dominé un instant les hautes régions de la science. Nous nous adressons seulement à ceux qui admettent, à quelque degré, que la vérité salutaire a été divinement sauvegardée dans les Livres saints, et nous leur demandons de quel droit ils assimilent le produit de la pensée ou de la conscience de l’Eglise avec le contenu formel des Saintes Ecritures ?
On en appelle à la promesse du Saint-Esprit, qui, dit-on, ne fut point particulière aux Apôtres et à l’Eglise primitive, mais qui s’étend aux fidèles et à l’Eglise de tous les temps. C’est un fait, et nous n’avons garde de le contester, que la promesse du Saint-Esprit n’est nullement restreinte aux temps apostoliques : c’est un autre fait qu’elle embrasse et la vérité et la piété, et la foi et la sanctification, et l’illumination de l’esprit et la purification du cœur (Éphésiens 1.18). Ces faits tiennent au fond vital de l’Evangile ; tout va s’y appuyer, les espérances de la prière, ses saintes aspirations, sa mystérieuse efficacité, et nous regretterions d’y porter ou d’y paraître porter la moindre atteinte. Mais, pris en eux-mêmes et dans Jour sens scripturaire, légitiment-ils l’induction qu’on en tire ? Donnent-ils cette sorte de révélation continue qu’on suppose ?
Nous avons montré ailleurs qu’il faut distinguer les dons extraordinaires du Saint-Esprit de ses dons permanents, et que l’inspiration se place avec les miracles parmi les premiers : distinction capitale, qui ressort tellement de la nature des choses que, quoiqu’elle ne soit pas catégoriquement formulée dans les Livres saints, elle a été faite dès l’origine et constamment par la conscience chrétienne. Or, si l’inspiration a été retirée, comme les miracles qui en étaient le signe et le garant, d’où viendrait cette autonomie, cette auréole de divinité dont on entoure l’œuvre générale de l’Eglise ? On dit que la direction promise n’ayant pu être vaine, on est autorisé à croire que l’Eglise a été, d’une part maintenue dans la vérité dont elle avait été constituée la dépositaire, et de l’autre assistée dans les décisions qu’elle a dû prendre pour éclaircir, préciser ou développer cette vérité sainte. C’est sur ce motif, ajoute-t-on, que son témoignage nous sert à établir l’authenticité et la canonicité des livres du Nouveau Testament. L’Eglise est gardienne de la foi comme de l’Ecriture, et l’on ne peut lui contester sur un point l’autorité qu’on lui reconnaît relativement à l’autre. — Mais c’est confondre deux choses fort différentes. A l’égard des Livres saints, il ne s’agit que d’une simple question de témoignage : les écrits du Nouveau Testament sont-ils des hommes dont ils portent le nom ? Et la réponse doit se chercher dans les attestations de la chrétienté, qui a reçu ces livres des mains de leurs auteurs. Et ces attestations, une fois vérifiées, sont pleinement compétentes, car elles ont trait directement moins au fait dogmatique de canonicité ou de divinité, qu’au fait purement historique d’authenticité ou d’apostolicité. Il en est tout autrement du développement doctrinal. Ici, il s’agit, non d’un témoignage, mais d’un dogme ; ce n’est plus ce qu’elle tient des Apôtres que nous donne l’Eglise, mais ce qu’elle en a tiré, ce qu’elle y a ajouté, ce qu’elle en a fait elle-même. Il n’y a donc aucune parité entre les deux cas qu’on identifie. Or, ce rapprochement, qui peut séduire à première vue, étant écarté comme il doit l’être, quel fondement reste-t-il à la théorie ? Elle n’est qu’une pure assertion et une assertion que l’histoire ecclésiastique dément, car le mouvement de la dogmatique générale s’est fréquemment opéré en sens inverse du véritable esprit de l’Evangile. Si le développement a été quelquefois normal, il n’a produit, la plupart du temps, que des excroissances parasites. Pour le protestant en particulier, c’est incontestable, puisque l’œuvre de la Réformation a été de ramener « à la Parole donnée dès le commencement, » à laquelle rappelait déjà Polycarpe et où se trouve l’éternelle règle de la vérité.
Remarquons, de plus, que les promesses sont généralement faites aux disciples comme individus, plutôt que comme corps ; on en citerait cent d’adressées aux simples fidèles pour une qui concerne l’Eglise. Il faut donc reconnaître la même direction pour le fidèle que pour l’Eglise. Eh bien ! jusqu’où va cette direction ou cette illumination spirituelle chez le chrétien ? Quels en sont les caractères et les effets ? Je sais qu’en prenant pour guides une dialectique absolue et une herméneutique littéraliste, en pressant certains passages et certains termes, on peut aller loin, et que l’opinion de bien des protestants sur l’action du Saint-Esprit penche vers l’illuminisme. Mais qu’ils prennent garde que cette pente mènerait aux charismes miraculeux et prophétiques ; on ne peut donc pas s’y confier et s’y abandonner. Consultons l’expérience, si nous voulons obtenir des informations quelque peu certaines. C’est dans les résultats généraux de cette haute et mystérieuse intervention que le Nouveau Testament annonce partout, sans la préciser nulle part, que se trouvent les seuls renseignements positifs que nous puissions avoir sur son étendue ; c’est à la Providence de Dieu, qui est aussi une révélation, que nous devons sur ce point comme sur bien d’autres demander le sens réel de la Parole de Dieu. Or, les données de l’histoire générale et individuelle nous apprendront, si nous y sommes attentifs : 1° que depuis Montan jusqu’à Irving, toutes les prétentions à une lumière qui allât d’une manière ou de l’autre au delà des révélations primitives, ou qui en donnât le développement complémentaire, ou qui en déterminât l’interprétation officielle, ont été de pures illusions ; 2° qu’une exacte et pleine intelligence de la vérité divine n’est pas un privilège assuré du fidèle, ni par conséquent une partie intégrante de la promesse. En preuve de cette assertion, quelque antipathique qu’elle soit à bien des tendances anciennes et nouvelles, voyez combien la notion du Christianisme théorique reste fréquemment incomplète, défectueuse ou même erronée chez des personnes en qui l’on ne peut méconnaître le don de Dieu. Considérez quelles diversités et souvent quelles oppositions de doctrines règnent entre des chrétiens éminents. Ecoutez, par exemple, Zinzendorf et Wesley s’accusant l’un l’autre, après un long entretien, de renverser l’Evangile. Souvenez-vous, d’ailleurs, qu’il existe certainement des âmes en communion avec Dieu par le Saint-Esprit, dans toutes ces Eglises que séparent de si profondes divergences dogmatiques et qui se reprochent mutuellement de pervertir la voie du salut. Ce simple fait démontre que la promesse n’implique ni n’autorise le principe que nous discutons, dans le sens qu’on entend. L’action du Saint-Esprit, la mystérieuse opération de la grâce a pour objet direct non la vérité abstraite ou théologique, mais la vérité concrète, pratique, religieuse, non la science, Mais la foi et la vie. Or, ce qu’on nomme le développement ecclésiastique du dogme, son évolution interne et logique, est plus ou moins étranger à la vie chrétienne, c’est de la science plutôt que de la foi : il ne saurait dès lors trouver aucune garantie réelle dans la doctrine scripturaire du secours divin. Prenez le fait central de l’Evangile, la personne du Sauveur. Suivez dans les cinq premiers siècles la série des déterminations dogmatiques relatives à la Trinité, et arrêtez-vous au symbole d’Athanase qui en fut la synthèse ou la formule définitive. Cette élaboration métaphysique du mystère, imposée au monde chrétien comme condition sine qua non du salut, tient-elle réellement à la piété et peut-on croire par cela même qu’elle tienne à la promesse ? Et pourtant quel est le dogme qui réunisse à un tel degré les caractères réclamés, et en quelque manière divinisés, par le système objet de ces remarques. On a trop oublié que le domaine de la vie, qui est celui de l’Esprit-saint, est tout autre que le domaine de la science. Le don de la grâce, assuré aux humbles de cœur, se rapporte à l’œuvre de la foi et non au développement de la doctrine ; il a pour but l’impression salutaire de la vérité et non sa notion métaphysique ou systématique. Les voies de Dieu ne sont pas nos voies.
Ainsi le fondement de la théorie lui manque sur tous les points dès qu’on creuse tant soit peu. Tout ramène au grand principe protestant « que l’Ecriture est la règle de la vérité et qu’il n’est pas plus loisible d’y ajouter que d’en retrancher »a. La tradition telle qu’on l’entend ici, ce produit plus ou moins accrédité du travail de la pensée et de la conscience chrétiennes sur les faits de révélation, n’a pas d’autorité propre ; nous devons y appliquer, comme à tout le reste, le précepte de saint Paul : « Examinez toutes choses et retenez ce qui est bon » (1 Thessaloniciens 5.21).
a – Confession de La Rochelle, art. V.
Il est un argument du traditionalisme dont il convient de dire encore un mot, je veux parler de l’occasionnalité des écrits du Nouveau Testament, d’où l’on infère qu’ils n’ont pas été donnés pour être la loi du monde chrétien et que c’est un abus de les imposer à ce titre. D’abord on peut dire de tous ces écrits ce que saint Jean dit de son Evangile : « Ces choses sont écrites pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie par son nom » (Jean 20.31 ; cf. Luc 1.4 ; 1 Timothée 3.14-15). Ensuite, il importe peu au fond qu’ils aient été donnés par leurs auteurs avec l’intention formelle d’en faire la règle de l’Eglise : en principe ils devaient le devenir, en fait ils le sont devenus, parce qu’ils constituent le seul document authentique de la révélation chrétienne, et, par conséquent, la seule base certaine de la foi. La pensée providentielle qui les a faits ce qu’ils sont, leur a préparé et marqué cette place. Leur caractère théopneustique une fois reconnu les élève au-dessus de tout. Il les place vis-à-vis du traditionalisme protestant dans la même position que vis-à-vis du traditionalisme catholique. En laissant aux données de la conscience et de la science, aux évolutions historiques et pratiques du Christianisme, leur haute valeur et leur libre action, il les tient sous le contrôle suprême de la Parole devant laquelle tout doit s’incliner.
En réalité, la tendance traditionaliste, telle qu’elle se produit au sein du protestantisme, même orthodoxe, n’est qu’une autre forme de la tendance rationaliste ; on n’y invoque le principe indéfini du développement ecclésiastique ou historique, que dans l’intérêt d’un système théologique ou philosophique : c’est toujours la pensée de l’homme se substituant à la pensée de Dieu, sous ombre de l’expliquer ou de la compléter. Et si cela est vrai du traditionalisme modéré où la révélation évangélique, quoique amoindrie, est pourtant maintenue, il l’est bien davantage de ces mille opinions qui, soumettant tout à l’œuvre progressive de la pensée ou de la conscience humaine, ramènent le Christianisme à la loi générale des religions, effacent ou tendent à effacer et le surnaturel historique et le surnaturel théopneustique et le surnaturel dogmatique des Livres sacrés, de ces opinions, infiniment diverses sur un fond commun, auxquelles la haute-orthodoxie elle-même communie par tant de côtés. Là, le Saint-Esprit n’est souvent, en définitive, que l’esprit chrétien, la disposition intellectuelle et morale, fruit de la foi ; ou l’infusion de la nature et de la vie divine opérant incessamment dans l’humanité entière ce qui s’est accompli en Christ, l’homme-Dieu ; ou l’action universelle de la Providence et de la grâce nécessitée par la chute et se poursuivant à travers les événements et les âges, jusqu’à ce que le mal soit entièrement vaincu par le bien et que Dieu soit tout en tous. Et mille autres conceptions métaphysiques ou mystiques, flottantes sur les grandes eaux d’un idéalisme et d’un individualisme illimités, dans lesquelles chacun insère, tant bien que mal, son idée propre sous l’expression scripturaire. Ces opinions font ressortir l’évolution de l’idée et de la vie chrétienne en prenant du temps et de l’espace, et en adoptant généralement pour types des grandes phases qu’elle traverse, saint Pierre, saint Paul et saint Jean. Elles montrent le judéo-christianisme, ou Christianisme primitif, aboutissant, par son compromis avec le paulinisme, d’abord au catholicisme, et ensuite au romanisme. Elles célèbrent dans la Réformation la victoire de la théologie de saint Paul, ou de la foi, sur celle de saint Pierre, ou de la loi ; et elles annoncent l’avènement de la théologie de saint Jean, ou de l’amour, qui sera le triomphe final de l’Esprit, le règne de la liberté émancipée de toute autorité extérieure, la vie de Dieu devenue en Christ et par Christ la vie de l’homme. Tel est dans cet amalgame critique, prophétique, mystique, dans ce tohu-bohu où chacun invoque à sa manière le fiat créateur, tel est en gros l’ordre et le plan divin, le déroulement providentiel de la vérité ou de l’idée chrétienne, qui est à lui-même sa règle, de telle sorte que chacun de ses moments contient un progrès, quelles que puissent être les apparences, etc., etc.
Avant de céder à ce que ces vues ont de grandiose et par cela même de spécieux et d’attrayant, disons-nous bien que c’est, au fond le fameux processus de la philosophie porte dans la théologie : sorte de panthéisme chrétien qui finirait dans l’Eglise, s’il pouvait s’y établir, comme a fini dans la science le panthéisme hégélien, avec lequel il a de secrètes et de profondes affinités. — Du reste, redisons-le, le péril n’est plus là, ou n’y est plus guère, tant ces mouvements philosophico-théologiques passent pu se transforment rapidement.