Deux éléments distincts mais inséparables : Conversion et sanctification.– A) conversion : — 1° sa nécessité ; 2° sa nature ; 3° sa cause. — B) Sanctification : — Deux aspects : 1° Nouvelle création ; 2° Bonnes œuvres.
Il faut se rappeler que nous comprenons sous le nom général de « régénération » deux faits qu’on peut distinguer, mais qu’on ne doit point séparer, savoir la « conversion » et la « sanctification », ou l’introduction dans le cœur du principe spirituel et le développement progressif de ce principe, qui a été nommé quelquefois conversion continue, sans doute à cause de la série de chutes et de relèvements que présente d’ordinaire la vie chrétienne.
A) conversion. — Le premier fait est décrit sous des expressions nombreuses, que nous avons eu occasion d’exposer déjà, mais qui reviennent naturellement ici : Repentance, μετανοια, μεταμελεια (rapport et différence entre ces deux termes qui quelquefois s’identifient et quelquefois se distinguent). — Conversion, επιστροφη. En quelques endroits, comme par exemple Actes 15.3, 19, ce terme semble ne marquer que le passage du Judaïsme ou du Paganisme dans le Christianisme, ce qui toucherait à un des sens actuels du mot conversion. — Nouvelle naissance, παλιγγενεσια, αναγεννησις, ανακαινωσις, δευτερον ou ανωθεν ou εκ πνευμαθος γεννηθαι… — Nouvel homme, nouvelle créature… circoncision du cœur, baptême spirituel — Mort au péché et au monde. — Résurrection avec Christ. — Passage de la chair à l’esprit ou du monde à Dieu… Rétablissement de l’image de Dieu, etc.
Ce langage est évidemment métaphorique, la diversité des termes ou des images le montre à elle seule : il ne pouvait que l’être, car comment parler autrement des choses de l’âme, de Dieu et du Ciel ? Mais il dépeint avec énergie la profondeur et l’étendue du renouvellement moral que réclame l’Évangile.
Quelques mots sur la nécessité, la nature et la cause de ce changement.
1° — Nécessité de la Conversion. — La nécessité de la conversion est absolue et universelle. Sans elle, point de Ciel pour personne. Cette nécessité se prouve par des textes nombreux (Luc 13.3-5 ; Jean 3.3-6 ; Actes 17.30 etc.). La prédication de la repentance fut l’objet capital du ministère de Jean-Baptiste ; et c’est par là que Jésus-Christ (Matthieu 4.17) et les apôtres (Actes 2.38 ; 20.21) commencèrent le leur.
La nécessité de la conversion ressort aussi de l’état naturel de l’homme, comparé avec les dispositions constitutives de la vie spirituelle et éternelle. L’homme n’est pas ce qu’il devrait être, et il est ce qu’il ne devrait pas être. Livré à des tendances terrestres, charnelles, égoïstes, étranger à la vie de Dieu (Éphésiens 4.18), il faut qu’il change avant de pouvoir entrer dans le Ciel. La justice ne permet point l’introduction d’êtres viciés dans le monde supérieur où règne une pureté parfaite : elle n’aurait, pas même permis que les pécheurs amendés y entrassent, si la rédemption n’était intervenue. Supposé que l’être inconverti pût pénétrer dans les célestes demeures, il n’y serait point heureux, car rien n’y correspondrait à ses penchants et à ses goûts. L’être à la fois orgueilleux et souillé ne saurait se plaire dans le séjour de l’humilité et de la sainteté ; l’être égoïste se trouverait déplacé là où règnent la charité, l’esprit de renoncement et de dévouement ; l’être sans piété serait incapable d’éprouver ou même de comprendre les saintes joies de la contemplation et de l’adoration du Seigneur. La source de la béatitude des justes ferait son tourment. Une observation bien simple peut nous le rendre sensible. Les fêtes religieuses ne sont-elles pas la croix des mondains que les circonstances forcent à y assister ? L’âme fermée aux sentiments et aux principes célestes, est fermée par cela même à la félicité et à la vie du Ciel. Le Ciel n’existe pas pour elle, pas plus que les jouissances d’un beau spectacle pour l’aveugle.
Il y a entre le Ciel et notre cœur naturel une telle désharmonie, qu’il nous faut nécessairement changer pour que le Ciel s’ouvre à nous.
A cela se rapporte le baptême, symbole de la purification intérieure qu’exige l’entrée dans le Royaume de Dieu.
2° — Nature de la conversion. — Les catholiques préfèrent le terme de pénitence : et là, comme ailleurs, le choix des mots n’est point indifférent. Ils font consister la pénitence dans la confession, la contrition et la satisfaction.
La Confession d’Augsbourg, en retenant le terme de pénitence. la fait consister dans la contrition et dans la foi (Art. 12). Il est, certes, étrange qu’on ait compris la foi dans la pénitence. Ce sont deux faits qui, quoique étroitement unis, sont cependant bien distincts dans la doctrine et dans la vie chrétienne. Il faut voir là le premier effort d’une pensée qui, ne se rendant pas encore parfaitement compte d’elle-même, corrigeait une expression consacrée et respectée en y insérant une idée étrangère.
Calvin considéra la contrition, non comme une partie de la conversion, mais comme sa cause préparatoire. Il fit consister la conversion elle-même dans la mortification de la chair et la vivification de l’esprit : (mortificatio carnis et vivicatio spiritus)g, en d’autres termes dans la destruction du vieil homme et la formation du nouveau. Les Réformateurs s’accordèrent à rejeter la confession et la satisfactionh. Luther retint l’absolution, en la faisant seulement déclarative.
g – Inst., 3.3.7.
h – Cependant, entretiens particuliers et obligatoires avec les pasteurs avant la Cène ; médailles de la communion.
On a distingué la repentance en légale et évangélique, la première naissant de la crainte, la seconde de l’amour. Cette distinction peut être retenue, pourvu qu’on ne la presse pas trop. Il ne faut pas oublier que la loi existe encore sous l’Évangile et que l’Évangile existait déjà sous la loi. Nous avons vu que les trois grands mobiles moraux restent dans la vie chrétienne, et qu’alors même que le principe d’amour devient souverain, il absorbe les deux autres, mais ne les annihile pas.
On a demandé si la conversion est instantanée ou graduelle. Nous pouvons répondre qu’en général elle est l’un et l’autre : graduelle, en ce sens qu’elle est ordinairement préparée par un travail intérieur plus ou moins long, par des impressions qui ravivent le sentiment religieux et moral, par des mouvements qui élèvent vers Dieu, sans emporter encore le don du cœur tout entier ; instantanée, en ce sens qu’il y a un moment où le principe du bien, jusque-là sans force ou sans constance, passe. en première ligne, saisit l’empire, et de dominé devient dominant. C’est la marche commune ; mais il y a des exceptions. La révolution morale qui déplace la disposition de l’âme et la direction de la vie peut s’opérer subitement sous l’influence d’une vive émotion, d’une conviction profonde, d’une énergique résolution ; tandis que d’autres fois on arrive au Royaume des Cieux et l’on y avance par un progrès insensible. Les voies de la grâce sont infiniment diverses ; et c’est en vain que nous voudrions les enfermer dans nos théories ou dans nos formules. Il est des personnes qui sont portées plus loin en un jour que d’autres en des années.
On a demandé si la conversion est miraculeuse. Elle l’est, sans doute, si l’on appelle de ce nom ce qui est dû à l’action divine ; elle est alors le grand miracle que la miséricorde renouvelle depuis la chute et qu’elle renouvellera jusqu’à la consommation des temps ; mais elle n’est pas plus miraculeuse que les vertus qui la suivent et qui sont aussi des dons de Dieu, des fruits de l’Esprit. L’opération de la grâce, de même que celle de la Providence, tenant à une loi générale, on ne doit point voir des miracles proprement dits dans ses effets ordinaires, car alors tout serait miracle.
On a beaucoup disputé à une époque sur la repentance tardive. Les Sociniens et des théologiens de diverses dénominations soutenaient que, quoique sincère, elle peut être inutile, parce qu’ils faisaient des œuvres, ou des produits externes de la piété et de la charité, un de ses éléments essentiels. Suivant eux, dès que le temps manque pour que cette condition soit remplie, la repentance est sans effet. Ils s’appuyaient sur le principe que la foi et les autres dispositions religieuses qui ne donnent pas les œuvres, sont mortes ou nulles devant Dieu ; et sur quelques textes tels que Matthieu 27.3-4 ; Hébreux 12.17. Les églises protestantes et l’Église catholique, invoquant l’esprit général des Écritures, ont constamment maintenu l’opinion contraire, tout en reconnaissant qu’il est difficile de s’assurer de la réalité des conversions tardives. L’une des principales préoccupations des prédicateurs et des moralistes du xviie siècle était d’en dévoiler les illusions et les périls. Il est à craindre qu’on ne tombe aujourd’hui dans un extrême opposé. Nous voyons préconiser de toutes parts les moindres démonstrations de repentance et de foi au lit de mort. Cette différence de vues peut s’expliquer par l’esprit des deux époques. Autrefois les croyances générales saisissaient presque toujours le mondain à l’approche de la dernière heure ; de là bien des retours qui, n’ayant d’autre cause qu’une sorte de terreur, disparaissaient avec elle : aujourd’hui l’atonie religieuse des masses donne du prix et de la valeur à toutes les manifestations de la piété.
On a élevé diverses questions qui vont toucher au mystère de l’âme humaine et de la grâce divine : — La conversion a-t-elle sa racine première dans l’intelligence ou dans le cœur ? (même question que pour le siège de la corruption). — Peut-on connaître et marquer avec certitude le moment où elle s’opère ? (opinion méthodiste etc.) — Tous en ont-ils besoin ? (opinion négative des catholiques, fondée sur leur doctrine de la régénération baptismale et sur quelques textes comme Luc 5.31-32 ; 15.7) — Peut-elle se renouveler ? en d’autres termes, la voie de la grâce ne se referme-t-elle pas irrévocablement sur ceux qui l’abandonnent ? (Novatiens, Donatistes, théologiens de toutes les époques…)
Sans nous arrêter à ces questions, dont les unes sont plus curieuses qu’utiles, et dont les autres se sont présentées ou se présenteront ailleurs, efforçons-nous de bien saisir l’enseignement biblique sur la nature de la conversion.
La régénération n’est pas le baptême. Cette observation, qui peut paraître superflue, ne l’est pas pour ceux qui ont quelque notion de l’histoire de la dogmatique et de l’Église. Dans la terminologie des premiers siècles, le sacrement et la grâce, le signe et la chose signifiée, s’identifièrent à mesure que le formalisme altéra le pur esprit de l’Évangile. L’Église romaine enseigne que le baptême efface le péché originel et verse dans les âmes, par son efficacité propre, le principe de la vraie justice. L’Église luthérienne admettait que la foi, racine de la régénération, est donnée par le sacrement aux enfants eux-mêmes. L’Église anglicane a conservé dans son catéchisme et dans sa liturgie quelque chose de la terminologie des Pères, en particulier l’expression de régénération baptismale ; aussi a-t-elle eu toujours des théologiens fort rapprochés, sur ce point, de l’idée catholique. C’est un des côtés par lesquels le Puséysme l’a envahie de nos jours. Le baptême n’est qu’un symbole, gage de la grâce et garant de la promesse. Quand, selon l’usage général des langues qui permet de substituer le signe à la chose signifiée, le baptême est pris pour la régénération elle-même (Galates 3.27 ; Colossiens 2.11-12 ; Tite 3.5), l’ensemble des expressions, non plus que l’esprit des Écritures, ne laisse pas de doute sur la pensée réelle des textesi.
i – Voir De l’Église : art. Baptême.
Il est inutile de faire observer que la conversion est autre chose qu’un changement de culte. Ce terme (επιστροπφη) peut avoir été pris quelquefois en ce sens par nos écrivains sacrés (Actes 9.35 ; 14.15 ; etc.), parce que, en ces temps où l’on venait au Christianisme à travers tant de sacrifices, la profession de foi entraînait d’ordinaire l’obéissance de la foi. Mais il n’est pas rare aujourd’hui d’entendre employer le mot conversion dans cette acception extérieure et superficielle non seulement sous le rapport ecclésiastique, ce qui est convenu, mais sous le rapport religieux. On dit aisément de l’homme qui a adopté les croyances et les pratiques qu’on juge évangéliques, qu’il s’est converti, qu’il est chrétien. Il y a de quoi trembler de l’assurance avec laquelle certaines personnes donnent ou refusent ces noms. Que l’on serait plus réservé si l’on regardait davantage aux mystères de l’âme humaine et si l’on s’observait mieux soi-même !
La conversion n’est pas non plus une simple réforme, comme le veulent les opinions qui nient la corruption originelle et qui finissent par laisser tomber en désuétude les expressions bibliques de « régénération », « nouvelle naissance », etc. Nous ne sommes pas loin de l’époque où le retour de ces termes, longtemps bannis de la langue religieuse par le Socinianisme du xviii° siècle, étonnait comme quelque chose d’étrange ou de mystique.
La conversion déplace le centre même de la vie, dont elle change le principe et la direction. Elle est une transformation d’esprit, de cœur, de volonté. Elle atteint les sentiments comme les idées et les actes, mettant plus ou moins en saillie, selon les circonstances et les caractères, tantôt l’un, tantôt l’autre de ces trois éléments de toute religion vraie et complète. Elle peut se ramener à ces points principaux : Reconnaître par la foi tout ce que le péché a de criminel ; gémir devant Dieu de ses mauvaises dispositions et de ses mauvaises œuvres ; sentir vivement le besoin de pardon et de régénération ; aller à Jésus-Christ, au nom duquel cette double grâce nous est donnée ; s’unir à lui en renonçant à soi-même, afin de se pénétrer de son esprit et de se renouveler à sa ressemblance, jusqu’à ce qu’on puisse dire avec l’apôtre : Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi.
La conversion s’opère moins du dehors au dedans que du dedans au dehors. On peut la définir, avec Calvin, par les deux termes de « mortification » et de « vivification » ; car elle consiste à mourir au monde pour vivre à Dieu en Jésus-Christ. Dans son expression la plus générale, elle est la substitution des tendances spirituelles et célestes aux tendances charnelles et terrestres. Tout ce qu’en dit l’Écriture implique le passage d’un état ancien, où l’homme se trouve naturellement, à un état nouveau où le portent la parole et la grâce divines. Saint Paul aime à le représenter comme une participation mystique à la mort et à la résurrection du Seigneur (Romains 6.4 ; Colossiens 3.1-4) ou même à son ascension (Éphésiens 2.6). C’est un renouvellement intérieur, radical, qui se fait aux sources de la vie, et qui transforme l’être moral tout entier, mais qui n’est jamais parfait ici-bas : c’est le rétablissement de l’image de Dieu et de son règne dans le cœur.
Ici se présente une question aussi grave que délicate : Qu’est-ce qui caractérise proprement la conversion ? en d’autres termes, quel est le degré de développement religieux et moral qui la constitue et en deçà duquel elle n’est pas encore accomplie ? — Il est difficile ou même impossible de le marquer avec précision, l’Écriture ne l’ayant pas déterminé, et les profondeurs de l’esprit humain recelant bien des anomalies et des mystères. On peut dire seulement, en thèse générale, que ce point est celui où la foi prend possession de l’âme et de la vie, où le principe du bien, l’amour de Dieu et des choses spirituelles, triomphe dans le cœur de l’amour du monde, sous sa triple forme (1 Jean 2.16). Si ce triomphe était absolu, si la naissance du nouvel homme entraînait l’anéantissement du vieil homme, la question serait aisée à résoudre. Mais il n’en est point ainsi, bien s’en faut. Il y a d’ordinaire avant la conversion beaucoup de bons mouvements, de résolutions saintes, d’actes de repentance, de foi, de piété, qui n’aboutissent point. Saül parut parmi les prophètes, Achab s’humilia devant l’Éternel, Hérode faisait beaucoup de choses selon la parole de Jean-Baptiste. Et cette multitude qui se pressait au baptême du Précurseur comme à la prédication de Jésus-Christ, et qui demeura pourtant hors du Royaume des Cieux, ne fut sans doute pas étrangère aux atteintes de la vérité et de la grâce, aux impressions de l’Évangile. C’est là, du reste, un fait d’observation commune que rend sensible la parabole du Semeur, où nous voyons la semence céleste périr dans un grand nombre d’âmes, après y avoir pénétré et germé. Le principe du bien agit donc plus ou moins là même où l’on ne s’est pas réellement donné au Seigneur, où, par conséquent, la conversion ne s’est pas encore opérée, où, peut-être, elle ne s’opérera pas. Mille réveils du sentiment religieux n’ont qu’un règne d’un moment. D’un autre côté, le corps du péché n’étant jamais complètement détruit, aussi longtemps que nous sommes dans la chair, il reste après la conversion beaucoup d’inclinations terrestres qui, sans cesse fomentées par les tentations, troublent et interrompent notre communion avec Dieu. De là, une double cause de difficultés et d’incertitudes.
Il peut y avoir progrès religieux et moral, amélioration positive à bien des égards, sans qu’il y ait encore conversion véritable. Souvent les mouvements et les attraits de la grâce se multiplient, les impressions de la vérité sainte redoublent, le principe du bien fait des apparitions fréquentes et vives, on approche du Royaume des Cieux, mais on n’y entre pas, ou l’on n’y entre que pour en sortir, parce qu’on se refuse à se donner entièrement, comme il le faudrait ; la volonté propre, l’amour du monde et de soi-même, conserve toujours l’empire, malgré des dehors qui peuvent faire illusion. C’est là, peut-être, un état fort commun. Souvent aussi, la piété et la moralité, tout en se maintenant mieux, s’appuient à peu près uniquement sur des motifs intéressés qui ne peuvent, ce semble, donner à eux seuls le vrai renouvellement spirituel, car ils produisent l’obéissance de la main plutôt que celle du cœur. Sous l’action exclusive de ce mobile, on cherche moins la vertu que sa récompense, on craint moins le péché que sa peine, on n’aspire au Ciel que pour échapper à l’Enfer ; au lieu de se rapporter à Dieu, on rapporte Dieu à soi ; même en lui obéissant, on ne vit pas en lui et pour lui ; ce n’est pas lui, c’est le moi qui règne. « Nous ne servons Dieu qu’en l’aimant », dit saint Augustin, et avec raison, puisque le commandement de l’amour est le sommaire de la loi. Là où n’est pas la vie de la charité et de la sainteté, dans le sens évangélique de ces mots, là ne saurait être la vie de la foi (Galates 5.6 ; 1Jean 4.8) ni, par conséquent, la conversion réelle : il n’y a qu’un formalisme légal. Le mobile d’intérêt est sans doute légitime, mais à la condition de s’unir aux mobiles supérieurs d’obligation et d’affection. Du reste, il existe un formalisme évangélique, s’il est permis d’ainsi dire, qui laisse aussi loin de la conversion que le formalisme légal. Dans cette disposition, trop peu remarquée, s’appliquant les promesses de la grâce, les espérances de la foi détachée des conditions dont l’Écriture les entoure, séparant, dans la rédemption, les manifestations de la miséricorde de celles de la justice, et ne regardant qu’aux premières, on fait profession d’aimer le Dieu qui nous a tant aimés, on célèbre ses grandeurs et ses compassions infinies ; mais ce n’est pas, en réalité, le Dieu de la Bible qu’on adore, le Trois fois Saint comme le Seul Bon ; car on se croit en communion avec lui sans marcher dans la lumière, ce que la Bible déclare impossible (1 Jean 1.6). Distinguons soigneusement l’amour chrétien de Dieu de ce sentiment stérile auquel l’antinomisme, le mysticisme, la poésie religieuse donnent le nom d’amour divin. L’un n’affecte que cette partie superficielle de notre être, siège de la sensibilité et de l’imagination ; l’autre gît dans ces profondeurs où le cœur se confond avec la conscience, selon le langage de l’Écriturej. L’amour de Dieu, tel que l’Évangile l’exige et l’inspire, est essentiellement actif ; il se produit ou se manifeste par l’amour du prochain (1 Jean 3.17 ; 4.20) et par l’observation des commandements (1 Jean 5.3). Je crains, — pour rappeler un avertissement fort grave, — que dans la nouvelle tendance théologique il n’y ait un peu des illusions que je combats. Il me semble qu’en faisant à l’amour divin une si grande place, elle en fait généralement un principe logique ou mystique plutôt que pratique, parce qu’elle laisse trop dans l’ombre les réclamations de la loi et de la justice éternelle. Sur ce point de sa théorie, de même que sur un autre corrélatif et non moins capital, celui du péché, il se montre quelque chose d’incomplet, de défectueux par cela même, qui affecte le système dogmatique tout entier. Il y a, si j’ose le dire, un rapport avec ce Dieu des bonnes gens auquel le monde demande de dissiper ses craintes religieuses, et avec cet Infini que célèbre l’idéalisme poétique et panthéistique de M. Renan.
j – Voy. Introd. à la Dogm. : Eléments de la religion, art. Esthétisme.
En résumé, des impressions passagères, des réformes partielles, des mouvements ou des actes conformes à l’Évangile, une ouverte profession de foi, l’adoration esthétique ou métaphysique du Dieu qui est amour, ne sont pas des signes certains de la conversion : il y faut le don effectif du cœur, qu’il est souvent difficile de constater et chez les autres et en soi-même. Refuser de sacrifier à Dieu un seul intérêt, un seul penchant, c’est lui refuser l’obéissance qu’il réclame, parce que c’est lui refuser ce don du cœur qui est tout. Bien des personnes s’abstiennent de certains péchés, mais elles en conservent d’autres, et d’ordinaire elles en retiennent surtout un qu’on peut nommer leur péché ; elles font souvent beaucoup d’œuvres pour compenser et comme pour racheter leur péché favori ; et ce lien unique les attache au monde et les tient loin de Dieu autant que mille liens. On viole le premier commandement par une seule idole, aussi bien que par le polythéisme. Dans ces cas, et dans une foule d’autres, il n’y a pas conversion, quelles que puissent être les apparences ; car le grand changement, le vrai sacrifice, celui du cœur, n’est point consommé.
La conversion peut être accomplie aux yeux de Dieu lorsqu’elle n’est pas même soupçonnée par les hommes (Luc 7.39 ; 23.40-42) ; elle peut aussi n’avoir pas commencé devant Dieu, quand elle semble parfaite aux hommes. Bien des gens qui se croient dans la voie du salut en sont très éloignés ; et bien d’autres, qui doutent et gémissent, y marchent depuis longtemps. Dieu seul connaît les siens. Ceci soit dit, du reste, sans atteinte à l’assurance et à la joie chrétiennes, partage ordinaire du vrai croyant. En relevant un côté des faits, ne perdons pas l’autre de vue.
Il ressort bien clairement de cette rapide étude que la détermination des caractères de la conversion présente de sérieuses difficultés. Sans doute, nous possédons le grand critère donné par le Seigneur : l’arbre se connaît à ses fruits. Mais ce critère, quoique sûr, ne l’est pas absolument et dans tous les cas. J’aime ce mot de John Newton : « Si je vais au Ciel, trois choses m’étonneront : d’y trouver certaines gens, de ne pas y en trouver d’autres, et par-dessus tout de m’y trouver moi-même. »
3° — Cause de la Conversion. — La conversion est l’œuvre de Dieu dans le cœur (Philippiens 2.13, etc.) Elle est spécialement attribuée au Saint Esprit (Jean 3-8, etc.) ; elle l’est aussi à Jésus-Christ (Actes 5.31) ; d’où l’ancienne formule qu’elle a sa cause efficiente dans l’opération de Dieu Tri-Un.
Le Saint-Esprit agit par la vérité ou par la parole divine. Aussi la conversion est-elle souvent rapportée à l’influence de l’Évangile (Jean 17.17 ; Romains 1.16 ; Jacques 1.18-21). La Parole de Dieu est appelée l’épée de l’Esprit (Éphésiens 6.17). On la disait cause instrumentale de la régénération.
Quoique le don de Dieu et l’effet de la grâce, la conversion n’en est pas moins le devoir et l’œuvre de l’homme. Cela est évident par l’ordre de se convertir, si fréquent dans l’Écriture et adressé à tous. L’obligation morale et l’intervention divine s’appellent, se correspondent, s’unissent dans la sphère de la vie, autant qu’elles semblent s’exclure pour la spéculation (Cf. Matthieu 3.2 ; 2 Timothée 2.25 ; Actes 5.31 ; 3.19, etc.). Sur ces mystères de l’âme et de la grâce, si je ne puis sympathiser avec ces directions ecclésiastiques si promptes à décréter qui est chrétien et qui ne l’est pas, je ne le puis davantage avec ces directions théologiques qui, dans leur œuvre de systématisation, arrivent à mettre leur conception des faits à la place des faits eux-mêmes. Là et partout, appliquons nous à garder l’ordre divin.
B) Sanctification. — Aspect intérieur : nouvelle création. — Aspect extérieur : bonnes œuvres.
Le second élément de la régénération, la sanctification, ou le développement progressif de la vie spirituelle, peut se considérer sous un double rapport, comme intérieur et comme extérieur.
Au premier égard, il reçoit dans l’Écriture diverses dénominations : ευσεβια (2 Timothée 3.5), θρησκεια (Jacques 1.26-27), δικαιοσυνη, αγιοσυνη, αγιασμος, etc., υπακοη, πιστεως (Romains 1.4), καινοτης ζωης (Romains 6.4). C’est « la vie cachée avec Christ en Dieu » ; c’est le travail incessant de cette nouvelle création qui nous fait citoyens des Cieux.
Au second égard, il est désigné par le terme de « bonnes œuvres », εργα αγαθα, ou simplement εργα.
Plaçons ici deux observations sur lesquelles nous aurons à revenir :
1° — Dans le Nouveau Testament le terme de « bonnes œuvres s’applique ordinairement aux actes de la foi chrétienne ; mais ce n’est pas exclusivement, comme différentes écoles théologiques l’ont prétendu et le prétendent encore ; il s’applique aussi aux actes de la foi générale, celle qui a sa base dans le sentiment religieux ou dans les révélations antérieures à l’Évangile. Ce sont les fruits de cette foi que célèbre le chapitre onze de l’Épître aux Hébreux, ainsi que le prouvent les définitions Hébreux 11.1, 3, 6, la nature des faits et l’ensemble des circonstances. On ne saurait mettre en doute qu’il s’agisse là de la foi générale, et que les actions louées soient des actions agréables à Dieu, des actes moraux et saints, dans l’acception Biblique de ces mots, par conséquent des bonnes œuvres.
1° — Au fait, l’expression de « bonnes œuvres » désigne les actes conformes à la loi ou à la volonté divine. Dés lors on voit s’élargir encore le champ où elles se produisent. Ce ne sont pas seulement les Israélites qui ont pu en faire antérieurement à l’Évangile, ce sont tous les hommes, puisque tous portent en eux le sentiment religieux et moral qui les commande. Saint Paul l’enseigne expressément Rom. ch. 2 où il place ensemble les Juifs et les Grecs devant le tribunal de Dieu. Il montre les païens faisant naturellement ce qui est de la loi, parce que la loi est inscrite dans leurs cœurs (Romains 2.14-15). Il déclare que, par là, plusieurs d’entre eux condamneront les enfants d’Israël (Romains 2.26-27). Ailleurs (Romains 13.3) il appelle « bonnes œuvres » εργα αγαθα, les actes que les magistrats approuvent, indiquant manifestement sous ce nom ce qui est bien, au sens le plus général. Voyez aussi Actes ch. 10 ce qui est dit de Corneille, dont les prières et les aumônes étaient montées en mémoire devant Dieu, avant qu’il connût l’Évangile.
Nous ne saurions donc nous ranger à l’opinion qui veut que les « bonnes œuvres » soient uniquement le fruit de la foi chrétienne. Cette opinion fut, au xvie siècle, un résultat du point de vue augustinien, qui domina la dogmatique protestante, et qui allait jusqu’à faire des vertus du non-croyant des vicia splendida. Elle est soutenue aujourd’hui par des écoles qui, opposant les œuvres de la foi aux œuvres de la loi, réservent aux premières le nom de « bonnes œuvres ». On l’a poussée jusqu’à affirmer que la vraie sainteté, la vie spirituelle, suite de la régénération, est spéciale à l’économie chrétienne, et qu’elle resta étrangère aux justes de l’ancienne Alliance et même à Jean-Baptiste ; idée qu’on fonde sur certains passages, tels que ceux où il est dit que c’est Jésus-Christ qui baptise du Saint-Esprit (Matthieu 3.11), que le Saint-Esprit ne fut donné que lorsque Jésus-Christ eut été glorifié (Jean 7.39). On peut dire de ces vues qu’elles sont aussi positivement inadmissibles que logiquement déduites. Que la piété ait quelque chose de plus profond et de plus élevé sous l’Évangile que sous la loi, c’est incontestable. Mais il ne l’est pas moins que la piété et les fruits de justice qu’elle porte se trouvaient chez ces hommes de l’économie patriarcale et mosaïque que l’Écriture nomme « les amis de Dieu ». Abraham, leur modèle, est aussi le modèle des chrétiens.
Sur ce point, comme sur quelques autres, le Puséysme s’est rencontré avec les écoles allemandes. « Le Judaïsme n’avait point la vie, disait Newman dans ses Lectures… la régénération est le don de l’Esprit qui n’est promis que sous l’Évangile. » Combien, à ce dernier égard, ces vues diffèrent de celles du xvie siècle, avec lesquelles elles se confondent par d’autres côtés ! Le xvie et le xviie siècles égalaient à peu près les fidèles de l’ancienne Alliance à ceux de la nouvelle, non seulement sous le rapport de la vie, mais aussi sous le rapport de la foi, n’établissant guère d’autre dissemblance entre eux que celle du Messie à venir et celle du Messie venu.
2° — Le mot « œuvres » a, dans le style biblique, une signification plus étendue et plus profonde que dans le langage usuel. S’il désigne ordinairement les actes de la vie extérieure, il désigne aussi, en bien des cas, ceux de la vie intérieure ; il s’applique à tous les faits religieux et moraux, qu’ils se passent au dedans ou au dehors. Cela ressort de l’ensemble de l’enseignement sacré, de même que de bien des textes. Ainsi Apocalypse 3.1 : Je connais tes œuvres, tu as la réputation d’être vivant, mais tu es mort. Là la signification commune du mot « œuvres » est visiblement dépassée ; il se rapporte à l’état intérieur de l’Église de Sardes, en opposition avec son état extérieur. Aux yeux des hommes, qui ne voient que l’œuvre apparente, elle était vivante ; mais aux yeux de Dieu, qui voit l’œuvre ou la disposition réelle, elle était morte. Apocalypse 3.15 : Je connais tes œuvres, tu n’es ni froid ni bouillant. Là encore il s’agit d’un fait essentiellement interne, la langueur de la vie spirituelle. La même signification profonde se montre dans bien d’autres textes, comme Galates 6.3 : Que chacun éprouve son œuvre, etc. La pensée de l’apôtre est évidemment qu’on doit sonder sa vie entière, interne et externe, afin de se voir tel qu’on est. De même Romains 2.7 : Dieu rendra à chacun selon ses œuvres, savoir la vie éternelle à ceux qui, persévérant dans les bonnes œuvres, cherchent, etc.
La doctrine du jugement selon les œuvres ne permet pas de douter que ce terme générique renferme tous les éléments de l’existence religieuse et morale ; car dans le monde spirituel et devant Dieu, l’action ne se détache pas de son principe, elle ne vaut que par l’intention ou la disposition dont elle sort. Les faits externes pourront servir à manifester et à constater les faits internes, mais c’est surtout d’après ces derniers que se déterminera l’état moral des hommes et leur éternelle destinée : aussi est-il dit (1 Corinthiens 4.5 ; Romains 2.16) que le jugement portera sur le secret des cœurs, et que le Seigneur sonde les cœurs et les reins pour rendre à chacun selon ses œuvres (Apocalypse 2.23 ; Jérémie 18.10) : expression remarquable, où se révèle l’esprit général de l’Écriture qui, sans faire nos distinctions didactiques, voit le sentiment dans l’acte, comme elle voit l’acte dans le sentiment (Matthieu 5.28 ; 1 Jean 3.15). Dans cette déclaration d’Apocalypse 14.13 : Heureux ceux gui meurent au Seigneur, car… leurs œuvres les suivent, le sens large et spirituel du mot se montre bien clairement. Ce qu’emporte l’âme du fidèle, en passant de ce monde au Père, ce sont essentiellement ses dispositions saintes, sa piété, sa charité, son cordial abandon à la vérité et à la volonté divine, sa vie déjà cachée avec Christ en Dieu. Quand il est question des « œuvres de la foi », ou quand il est dit que « la loi produit les œuvres. », on ne peut méconnaître sous ces locutions les vertus internes à côté des vertus externes, puisque la grande œuvre de la foi est la charité, non pas seulement l’acte de la charité, la bienfaisance, mais le sentiment de la charité, l’amour de Dieu et du prochain. De même des « œuvres de la repentance ». Et lorsqu’il est parlé des « œuvres de Dieu », des « œuvres de la loi », pour marquer ce que Dieu ordonne, peut-on ne voir là que des acte extérieurs, des faits matériels ? Dieu ne regarde-t-il pas au cœur ? n’est-ce pas l’adoration et l’obéissance intérieure qu’il réclame par-dessus tout ? La loi n’est-elle pas spirituelle ? n’interdit-elle pas la convoitise ? ne fait-elle pas de la charité le grand devoir et le grand mobile moral ? La foi elle-même est une des œuvres que Dieu prescrit : C’est ici l’œuvre de Dieu que vous croyiez en Celui qu’il a envoyé (Jean 6.29 ; 1 Jean 3.23). Saint Paul range parmi les « œuvres de la chair » les inimitiés, les envies, les divisions, etc., c’est-à-dire des aberrations de l’esprit et du cœur.
Nos auteurs sacrés placent donc bien sous la dénomination générale d’œuvres, d’un côté, toutes les actions et les dispositions anormales, de l’autre côté, toutes les actions saintes, toutes les dispositions spirituelles, quoiqu’ils retiennent aussi l’acception étymologique et commune.
Il importe de ne pas pendre de vue cette double signification du mot. Si, dans la théologie morale, comme dans le langage usuel, il désigne spécialement les actes considérés en eux-mêmes et en dehors de leur principe, dans la théologie dogmatique et surtout en matière de justification il embrasse, de même que dans l’Écriture, tous les faits de la vie intérieure et extérieure, tout ce qu’exprime le terme général de « sanctification ». Il a cette signification étendue dans ces locations consacrées : « nécessité des œuvres, salut par les œuvres. », etc., etc. Conséquemment, dans notre grande controverse avec les catholiques. Importante observation, à laquelle nous aurons besoin de revenir, car on semble souvent l’oublier aujourd’hui.