Notes sur les Paraboles de notre Seigneur

XIX.
Le riche insensé

Luc 12.16-21

Le Seigneur fut interrompu au milieu de son discours. L’un de ses auditeurs est si peu captivé par ce qu’il entend, mais a tellement à cœur le redressement d’un tort dont il croit être victime, qu’il interrompt Jésus par la question intempestive qui fournit l’occasion de cette parabole : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi l’héritage ». Il est donc probable que son frère gardait pour lui seul la part du patrimoine qui lui revenait à juste titre. On a souvent prétendu qu’il n’avait rien à réclamer, mais qu’il espérait malgré cela obtenir du Seigneur l’objet de sa convoitise. La parabole contient un avertissement contre « l’avarice ; » l’inopportunité de la demande de cet homme prouvait qu’il était entièrement absorbé par les intérêts matériels et fermé aux choses spirituelles. Il n’y avait aucun mal à ce qu’il réclamât l’arbitrage de Christ, car c’était là tout ce qu’il désirait (Actes 7.27,35 ; Exode 2.14) ; saint Paul recommande un tel appel pour juger les différends entre frère (1 Corinthiens 6.1-6).

Mais, quoique la demande fût légitime en soi, Christ refusa absolument d’y accéder ; il ne voulut pas s’ingérer dans les affaires de la vie ordinaire. La vérité qu’il proclamait devait modifier profondément l’organisation sociale, mais son œuvre était purement intérieure et spirituelle. Il a toujours évité, à cet égard, les pièges que lui tendaient ses adversaires ; sa réponse ici : « Ô homme, qui m’a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages ? » contient une allusion à Exode 2.14. Il déclare clairement qu’il ne veut pas participer à l’erreur de Moïse, ni s’ingérer dans des affaires étrangères à sa mission spéciale. Mais, tout en refusant à cet homme ce qu’il désirait, Il lui donne quelque chose de meilleur, un avertissement, qui s’adresse aussi à la multitude : « Ayez soin de vous garder de l’avaricef ; car quoiqu’un homme soit dans l’abondance, il n’a pas la vie par ses biens. » Lors même que cet homme eût possédé l’héritage entier, il n’aurait pas ou plus de vie, car la vie ne consiste pas dans l’abondance de biens terrestres. La langue grecque a deux mots pour désigner « la vie » : l’un exprime les ressources matérielles, la subsistance, l’autre la vie en soi ; Jésus parle ici de cette dernière. Un homme peut se procurer l’existence (βίος) par le moyen de ses biens terrestres, qui sont eux-mêmes appelés « sa subsistance, » « sa vie » (Marc 12.44 ; Luc 8.43 ; 15.12 ; 21.4 ; 1Jean 3.17), mais il ne peuvent lui donner la vie (ζωή) en elle-même. Le souffle de ses narines vient de Dieu ; toutes ses richesses, quelque grandes qu’elles soient, ne peuvent lui conserver la vie si le souffle lui manque. Si cela est vrai de la vie naturelle, combien plus de la vie spirituelle, qui est paix et joie ; les biens terrestres peuvent l’entraver, l’étouffer, mais non pas la produire. Cette vie est un don de Dieu ; elle lui appartient. Le double sens du mot « vie » fournit la clé de notre passage.

f – Lachmann, Tichendorff : « de toute avarice ».

Jésus-Christ va illustrer par une parabole cette vérité solennelle, que la vie d’un homme ne consiste pas dans ses biens ; sa vie inférieure peut lui être subitement ravie, et, en la perdant, il peut avoir tout perdu. « Les terres d’un homme riche avaient beaucoup rapporté. » Il ne s’agit pas ici d’un spoliateur ; ses biens sont légitimes, il les possède en abondance ; Dieu a béni ses travaux. Mais il a oublié le donateur pour ne penser qu’à ses dons ; ce qui aurait dû le rapprocher de Dieu l’en a éloigné (Proverbes 1.32). Sa prospérité lui devient un piège ; il ne suit que les désirs insensés de son cœur. On pourrait croire que le danger de mettre son cœur aux richesses périssables est le plus grand lorsqu’elles nous échappent. L’expérience nous donne un autre enseignement, à savoir que les pertes matérielles sont un remède contre l’avarice, tandis que l’abondance des biens ne sert qu’à la fortifierg (Ecclésiaste 5.10).

g – Cf. Le proverbe latin : « Avarum irritat pecunia, non satiat » (la richesse aiguillonne l’avare, elle ne le satisfait pas).

« Et il raisonnait en lui-même, disant : Que ferai-je, car je n’ai pas où rassembler mes fruits ? » Quelques interprètes voient dans ces paroles l’anxiété de celui que ses richesses embarrassenth. Il vaut mieux dire qu’ici le voile est levé et que nous sommes introduits dans le cabinet secret du cœur d’un mondain, qui se glorifie de ses richesses. Lorsqu’il dit : « Je n’ai pas où rassembler mes fruits », on a très bien répondu : « Tu as des greniers, qui sont les demeures des pauvres, les maisons des veuves, les bouches des orphelins ». Augustin dit à celui qui emploie mal ses biens et se trouve ainsi en danger de les perdre : « Dieu ne désire pas que tu perdes tes richesses, mais que tu les transportes ailleurs. Suppose qu’un ami, entrant chez toi, voie que tu as déposé tes fruits sur un plancher humide, et que, sachant bien quelle en sera la conséquence, il te dise : « Frère, tu perds les choses que tu as recueillies avec beaucoup de peine ; tu les as placées dans un lieu humide, dans quelques jours elles seront gâtées ; que faut-il faire alors ? Les transporter dans une salle plus haute : tu écouterais ce conseil de ton frère, et tu ne veux pas cependant écouter Christ, lorsqu’il te conseille de transférer ton trésor de la terre au ciel ».

h – Augustin : « Turbavit hominem copia plus quam inopia » (l’homme est plus troublé par l’abondance que par la pauvreté.)

L’homme de la parabole aurait été sage en agissant ainsi, mais il prend autre résolution : « Voici ce que je ferai : j’abattrai mes greniers, et j’en bâtirai de plus grands, et j’y rassemblerai tous mes produits et tous mes biens, et je dirai à mon âme : Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour beaucoup d’années ; repose-toi, mange, bois, réjouis-toi ». Lorsqu’il aura une citadelle pour s’y réfugier, il se reposera de ses travaux. Il y a une ironie aussi mélancolique que profonde dans ce langage qu’il tient à son âme, car cette âme, qui pouvait être mise, en effet, au service de la chair, aurait pu aussi être animée par l’Esprit divin, pour la connaissance et l’amour de Dieu. Malgré la parole de Salomon : « Ne te vante pas du lendemain » (Proverbes 27.1), il se vante de « plusieurs années » ; il espère, comme Job, multiplier ses jours comme le sable et mourir dans son lit (Job 29.18).

Voyons maintenant ce que Dieu lui dit : « Insensé, cette nuit même on te redemandera ton âme ». « Insensé », ce titre est opposé à sa fausse sécurité ; « cette nuit », au lieu de « plusieurs années » ; son « âme », qu’il voulait engraisser, lui sera impitoyablement « redemandée ». Mais comment Dieu lui parla-t-il ? Par un pressentiment de sa mort prochaine, par un cri d’alarme de la conscience, par quelque maladie mortelle ? Je ne pense pas que ce fût par l’un de ces moyens. Tandis qu’il formait tous ses plans dans une parfaite sécurité, Dieu préparait sa sentence dans des conseils secrets. Non seulement son âme « lui sera redemandée », mais « elle lui est redemandée », la sentence va s’exécuter. Les anges en seront chargés eux qui sont les ministres du jugement (Job 33.22). Théophylacte : « Quant au juste, son âme ne lui est pas redemandée, mais il la remet librement à Dieu ». Le pécheur, qui a matérialisé, opprimé son âme, a rendu d’autant plus pénible sa séparation d’avec le corps ; aussi, elle doit lui être redemandée (Job 27.8).

« Et les choses que tu as préparées, à qui seront-elles ? » (Psaumes 39.6 ; Ecclésiaste 2.18-19, 21, 26 ; Jean 17.11). « Il en est ainsi pour celui qui thésaurise pour lui-même et qui n’est pas riche quant à Dieu. » Le moi et Dieu sont ici les deux pôles entre lesquels l’âme est placée ; elle doit se déterminer pour l’un ou l’autre, et en faire le but de tous ses efforts. » Si elle se décide pour le premier, alors l’homme « thésaurise pour lui-même » ; nous en avons vu la conséquence : l’homme et son trésor périssent ensemble. Il s’enrichit extérieurement et s’appauvrit intérieurement, « quant à Dieu », quant aux vraies richesses. Selon l’Écriture, c’est le cœur qui fait un homme vraiment riche ou pauvre. Celui qui n’a pas d’amour pour Dieu, pas d’affections spirituelles, pas de sympathie pour ses frères, est « misérable, pauvre, aveugle et nu ». Il est pauvre quant à Dieu ; il n’a aucune part avec Dieu. Mais celui-là est vraiment riche qui est « riche quant à Dieu », riche en Dieu ; qui a fait de l’éternel et de l’immuable le premier objet de ses désirs et de ses efforts. Il possède tout en Dieu, quoiqu’il puisse être pauvre selon le monde ; la mort sera, pour lui, la prise de possession de ses richesses. Jésus-Christ, après avoir mis ses auditeurs en garde, contre l’avarice, et sachant qu’elle naît souvent du peu de confiance en la providence paternelle de Dieu (Hébreux 13.5 ), va leur montrer quel est le meilleur remède aux inquiétudes pour l’avenir, à savoir, l’assurance de sa tendre sollicitude à leur égard (v. 22-30).

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