La démonstration de la fausseté de vos dieux et de la vérité du nôtre me paraît complète. L’autorité de vos dieux est venue elle-même apposer le sceau à l’évidence et à la force du raisonnement. Mais, puisque j’ai nommé les Romains, je ne refuserai point d’entrer en lice avec les téméraires qui affirment que c’est en récompense de leur zèle inviolable pour leur religion, que les Romains sont élevés à ce haut point de gloire et dominent sur le monde ; que, par conséquent, une preuve sensible que leurs dieux sont véritables, c’est que leurs plus scrupuleux adorateurs sont aussi les peuples les plus florissants.
Voilà donc le prix magnifique dont la reconnaissance de vos dieux a gratifié la cité qui les honore. C’est donc un Sterculus, c’est un Mulunus, c’est une Larentina [Sterculus, dieu du fumier. Mutunus était chez les Romains ce que Priape était chez les Grecs. Larentine, ou Laurentia, femme du berger Faustule, surnommée Lupa, à cause de ses mœurs ; d’où lupanar. M. l’abbé GUILLON.], vos dieux originaires, qui ont élevé l’empire à ce faîte de prospérité ? Car, pour les dieux étrangers, je n’imagine pas qu’ils aient protégé les Romains aux dépens de leurs compatriotes, ni qu’ils aient abandonné à des ennemis la terre où ils ont reçu le jour, où ils ont passé leur vie, où ils se sont signalés et où reposent leurs cendres.
Mais Cybèle chérit peut-être dans Rome le sang troyen, les descendants de ses compatriotes qu’elle défendit autrefois contre les Grecs. Elle a voulu passer chez leurs vengeurs, qu’elle prévoyait devoir mettre un jour sous le joug les superbes conquérants de la Phrygie. Aussi a-t-elle donné sous nos yeux une preuve éclatante de sa divinité, lorsque l’empereur Marc-Aurèle ayant été enlevé à la république près de Syrmium, le seize des calendes d’avril, le vénérable chef des Galles mutilait ses bras le neuf des calendes du même mois, faisait avec son propre sang d’impures libations, et ordonnait les prières accoutumées pour la santé de cet empereur, alors au rang des morts. O paresseux, courriers ! ô tardives dépêches, qui ont empêché Cybèle d’être plus tôt instruite de la mort de l’empereur ! En vérité, les Chrétiens riraient bien à leur tour d’une pareille divinité.
Jupiter a-t-il pu voir d’un œil indifférent son île de Crète ébranlée jusque dans ses fondements par les faisceaux romains ? A-t-il ainsi oublié l’antre du mont Ida, l’airain des Corybantes, et les doux parfums de sa nourrice ? Son tombeau ne lui est-il pas plus cher que le Capitole ? Et n’est-ce pas à la terre qui couvrait ses cendres qu’il devait accorder l’empire du monde ?
Junon aurait-elle souffert que Carthage fût renversée par la race d’Enée ; Carthage dont la déesse, pour parler avec le poète,
Au séjour de Samos préféra la beauté :
C’est là qu’étaient son glaive et son char redouté.
Si dans ses longs efforts le Destin la seconde,
Ces orgueilleux remparts régneront sur le monde.
Epouse et sœur infortunée de Jupiter, elle ne pouvait rien contre les destins :
Car Jupiter lui-même à leur joug est soumis.
Les destins ont donc livré Carthage aux Romains, en dépit des vœux et des efforts de Junon ; et cependant jamais les Romains ne leur ont rendu autant d’honneurs qu’à Larentina, la plus infâme des prostituées.
Il est constant que plusieurs de vos dieux ont régné. Or, si ce sont eux qui aujourd’hui distribuent les royaumes, de qui tenaient-ils les leurs ? Quelles divinités Jupiter et Saturne adoraient-ils ? quelque Sterculus, apparemment ? Mais Sterculus et ses compatriotes n’eurent des autels à Rome que longtemps après. Quant à ceux de vos dieux qui n’ont pas régné, il est certain que de leur temps il y avait des rois qui ne leur rendaient point de culte, puisque ces divinités n’existaient pas encore. Il y avait des princes longtemps avant vos dieux : il faut donc chercher ailleurs les dispensateurs des couronnes.
Mais que c’est avec peu de fondement que l’on attribue aux dieux la grandeur de Rome comme prix des hommages qu’ils en ont reçus, puisque sa grandeur a précédé ces hommages ! Et quoique Numa ait enfanté toutes vos superstitions, néanmoins vous n’aviez de son temps ni statues ni temples ; la religion était frugale, les cérémonies étaient pauvres : alors, pas de Capitole rival de l’Olympe ; quelques autels de gazon dressés à la hâte, des vases d’argile, une fumée légère, de dieu nulle part : le ciseau des Grecs et le génie toscan n’avaient pas encore inondé Rome de statues. En un mot, les Romains n’étaient pas religieux avant d’être grands ; ils ne sont donc pas grands parce qu’ils ont été religieux. Eh ! comment ces magnifiques prospérités les auraient-ils dues à leur religion, puisqu’elles sont l’ouvrage du sacrilège ?
En effet, tout royaume, tout empire, si je ne me trompe, s’ établit par la guerre, s’agrandit par la victoire. Mais la guerre et la victoire traînent nécessairement après elles le sac et la ruine des cités. Les cités ne croulent pas sans que les dieux en souffrent ; les remparts et les temples s’abîment dans les mêmes décombres ; le sang du prêtre coule avec le sang du citoyen ; les mêmes mains enlèvent l’or sacré et l’or profane. Ainsi, autant de trophées pour les Romains, autant de sacrilèges ; autant de victoires remportées sur les peuples, autant de triomphes sur les dieux ; autant de dépouilles arrachées à l’ennemi, autant de divinités captives dans vos temples. Et ces dieux vaincus consentent à recevoir les hommages de leurs vainqueurs ! et ils donnent un empire sans bornes [Allusion à ce vers : Imperium sine fine dedi. Enéide, I.] à ceux dont ils ont à payer les outrages plutôt que les adorations ! C’est qu’on outrage impunément comme on adore sans fruit des dieux muets et insensibles. Et comment pourrait-on faire honneur à la religion de la grandeur des Romains, qui l’ont offensée à mesure qu’ils se sont agrandis, ou même qui ne se sont agrandis qu’en l’offensant ? D’ailleurs tous ces peuples subjugués dont les royaumes ont grossi le colosse romain, n’avaient-ils pas aussi leurs religions ?