Contre Marcion

LIVRE I

Chapitre XXV

Nous avons ramené à trois points essentiels tout ce qui se rattache à la bonté. Elle n’est pas conforme à l’idée de Dieu, attendu qu’elle ne se rencontre ni inhérente à sa nature, ni empreinte de sagesse, ni élevée à la perfection. Loin de là ! Elle est cruelle, injuste, et, à ce titre même, indigne de ce nom. Supposons même qu’elle convînt à Dieu ! un Dieu que l’on préconiserait pour une honte pareille, que dis-je, un Dieu qui ne posséderait que la bonté, n’existerait pas. Le moment est venu d’examiner ce point : Un Dieu peut-il n’être que bon ? faut-il retrancher en lui les qualités qui en dérivent, la sensibilité, l’émotion, choses que les Marcionites interdisent à leur dieu et renvoient honteusement au Créateur, mais que nous autres nous lui reconnaissons, comme des facultés dignes d’un Dieu ? Cet examen nous conduira à proclamer le néant d’une divinité qui ne possède pas tout ce qui est digne de la divinité. Puisqu’il avait plu à l’hérésie de mendier à Epicure je ne sais quelle divinité souverainement heureuse, impassible, en garde contre ce qui pourrait altérer son repos aussi bien que le repos d’autrui, et que ce fantôme elle l’a décoré du nom de Christ, car telle est l’invention qu’a rêvée Marcion en écartant de son Christ les sévérités et la puissance du juge, l’hérésie s’est fourvoyée. Elle aurait dû on imaginer un dieu entièrement immobile, plongé dans une stupide langueur ; et alors qu’avait-il de commun avec le Christ, importun aux Juifs par sa doctrine, et à lui-même par ses impressions ? ou bien le reconnaître à ses affections diverses comme le fils unique du Créateur ; et alors pourquoi demander au troupeau d’Epicure une chimère aussi inutile à Marcion qu’aux Chrétiens ! En effet, voilà qu’un dieu tranquille autrefois, longtemps peu soucieux de révéler son existence par la production la plus indifférente, sort de sa langueur après tant de siècles d’immobilité, se prend de compassion pour la délivrance de l’homme et s’ébranle dans sa volonté. Accessible à cette volonté nouvelle, ne nous autorise-t-il pas à conclure qu’il est soumis à toutes les autres affections ? Y-a-t-il volonté sans désir qui l’aiguillonne ? La volonté marche-t-elle sans quelque sollicitude ? Citez-moi un être raisonnable qui veuille une chose qu’il ne désire pas, qui la veuille et la désire, sans que ces mouvements de l’âme entraînent les soins et la préoccupation ? De ce que le dieu improvisé a voulu, a convoité le salut de l’homme, il s’est suscité à lui-même des embarras, il en a suscité à d’autres. Si Epicure dit non, Marcion dit oui. En effet, il a soulevé contre lui l’élément que sa volonté, que ses désirs, que ses sollicitudes ont combattu, soit le péché, soit la mort ; surtout il a tourné contre lui l’arbitre du péché et de la mort, le maître de l’homme, le Créateur. Poursuivons. Point d’œuvre qui s’accomplisse sans jalousie, sinon là où manque l’adversaire. En voulant, en convoitant, en prenant à cœur le salut de l’homme, il a jalousé et le rival qu’il dépouille à son propre bénéfice, et les chaînes de la victime qu’il affranchit. Avec la jalousie arrivent contre l’objet qu’elle jalouse, la colère, la discorde, la haine, le dédain, le refus, l’outrage, ses auxiliaires inséparables. Si tel est le cortège de la jalousie, la jalousie le traîne avec elle dans la délivrance de l’homme. Or la délivrance de l’homme est l’acte d’une bonté qui ne pourra agir sans les sentiments et les affections qui la dirigent contre le Créateur. Autrement, déshéritez-la de ses sentiments et de ses affections légitimes, vous la proscrivez comme désordonnée et irraisonnable.

Nous développerons avec plus d’étendue cette matière quand il s’agira du Créateur et des reproches qu’on lui adresse.

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