La détermination qui vient d’être faite de l’objet de la Théologie historique en exclut d’une part, l’époque proprement originelle ou fondatrice du Christianisme, qui a dû être traitée déjà à différents points de vue dans la Critique, l’exégèse et la Théologie systématique ; d’autre part, l’histoire profane, c’est-à-dire l’histoire de la partie de l’humanité et la partie de l’histoire générale étrangères à toute influence exercée de la part du Christianisme. Nous disons que le champ de la Théologie historique s’étend du seuil du siècle apostolique jusqu’au moment présent où je la raconte, jusqu’à moi, jusqu’à mon cœur, et que le critère que je vais appliquer à cette longue évolution sera le Christianisme primitif, mais devenu l’objet actuel et vivant de ma foi.
La séparation tranchée que nous statuons entre l’époque de fondation du Christianisme et l’époque subséquente, indique que, selon nous, la réalisation historique du fait a déjà cessé d’être l’expression adéquate et normale de l’idée chrétienne ; que le fait chrétien a reçu dans son cours à travers les âges des infiltrations qui en ont altéré l’essence ; que ce principe nouveau a perdu en qualité, en pureté, en intensité ce qu’il a gagné en surface et en puissance d’irradiation. D’ailleurs le fait chrétien qui fut à ses origines une manifestation surnaturelle de puissance et de grâce divine, se détachant d’une manière absolue du milieu au sein duquel il est apparu, n’était pas destiné à conserver dans tout le cours de l’histoire le caractère absolument surnaturel qui lui était propre dans sa première apparition. Le miracle produit au sein de la nature préexistante devait créer et inaugurer une nature nouvelle et supérieure, surnaturelle par rapport à la vie du monde, mais dont les actualisations diverses aspireraient à ce degré supérieur à un état régulier et organique, au risque d’effacer, d’amincir ou de recouvrir par cet effet même les limites qui séparent le Christianisme et le monde.
Le principe divin incarné dans le Christianisme a entrepris la conquête lente et successive de l’humanité tout entière « jusqu’au bout de la terre ; » mais pour atteindre cette fin, et si cette conquête devait être morale et sainte, et non pas magique et brutale, il a dû entrer en lutte avec les forces libres de l’humanité. L’histoire de l’Eglise n’est pas autre chose que le tableau des phases diverses de ce travail du principe chrétien, dont l’action lente et souvent latente ne cesse jamais, et qui, aux prises avec la liberté humaine, subit à son tour trop souvent les réactions de la force adverse.
Ce tableau nous présente le même phénomène que tout facteur nouveau et fécond jeté dans un milieu qui lui est plus ou moins réfractaire : le monothéisme jéhoviste, par exemple, en présence de la nature israélite dans l’Ancienne Alliance. A la simplicité et à la transparence des premières manifestations, succède une période d’obscurcissement et de perturbation, durant laquelle on cherche la cause de cette grande révolution et on la reconnaît à peine. C’est la phase de l’élaboration lente et ingrate du principe en conflit avec les matières hétérogènes qui le recouvrent et qu’il a pour tâche de pénétrer et de dominer. Tel l’effort de la flamme s’élançant par jets intermittents à travers les interstices de la masse inerte du combustible qui menace de l’étouffer ; ou pour répéter la comparaison même du Seigneur : tel est l’effort du levain dans la pâte (Mat.13.3). Le levain représente ici le principe nouveau, la force surnaturelle et divine ; la pénétration lente et progressive de la pâte par le levain figurait prophétiquement dans la parabole, (une des plus étonnantes que Jésus ait prononcées, car elle dépasse absolument les intuitions apocalyptiques de Paul et de Jean), la transformation de la société humaine par l’action spirituelle du Royaume de Dieu à travers les siècles de l’histoire, ou la christianisation du monde par l’Evangile ; et la pâte une fois toute levée sera le résultat final de cette longue élaboration, de cette lente pénétration : le triomphe au moins extérieur et social du principe chrétien dans toutes les sociétés humaines.
Qu’ont été en particulier les réveils de l’Eglise ? Des résurrections de l’idée divine dans l’histoire ; des interventions nouvelles et directes du principe divin au cours de l’élaboration humaine en voie de dégénérescence ; des retours au Christianisme primitif ; des créations partielles et locales suivies à leur tour de nouvelles périodes d’élaboration, et par conséquent de mélange et de décadence relative. Les réformations de l’Eglise ont été des réactions salutaires, quoique parfois excessives contre le présent et le passé immédiat, au nom des origines.
L’histoire de l’humanité se compose des jours de l’homme et de la liberté créée et des « Jours de l’Eternel » alternant les uns avec les autres à intervalles irréguliers, jusqu’à l’avènement du Jour de l’Eternel définitif qui sera le dernier jugement.
Deux aberrations sont donc à éviter dans la conception et la tractation de la Théologie historique : l’une, la conception déterministe ou optimiste de l’histoire, à laquelle, nous pourrions donner pour épigraphe la sentence célèbre légèrement travestie : Die Kirchengeschichte ist das Kirchengericht.
La conséquence de ce point de vue sera de légitimer tous les faits accomplis, par cette seule raison qu’ils sont accomplis. C’est ainsi que l’association des deux pouvoirs civil et religieux au IVe siècle, rétablissement du papisme et de la théocratie romaine, l’extension du monachisme et même les missions armées entreprises contre certains peuples encore barbares, toutes ces dégénérescences de l’idée chrétienne primitive ont trouvé leurs défenseurs et parfois même leurs admirateurs.
On méconnaît ici la coexistence dans l’histoire du Royaume de Dieu, des deux facteurs humain et divin, et le résultat de ce mélange : le fait que les progrès qui s’y sont accomplis ont été traversés par des reculs et des chutes. L’histoire n’est progressive que prise dans la totalité de son domaine et considérée à ses deux termes extrêmes ; elle peut présenter des mouvements rétrogrades dans leurs intervalles. Partout où la liberté humaine agit comme facteur concurrent, l’action du progrès est double et ondulatoire et non pas simple et rectiligne. A travers même les diverses vicissitudes que nous venons de signaler, s’accomplit le progrès du mal en sens inverse de celui du bien, bien que sollicité et activé par les progrès du bien lui-même, et ces deux progrès rivaux se partageront la consommation même de l’histoire, comme ils s’en sont partagé le cours et déjà même les origines.
La seconde aberration que nous avons signalée dans la tractation de la Théologie historique, est la conception pessimiste, atomiste et sectaire. Méconnaissant ici le rôle du facteur divin dans l’ordre des choses humaines, on n’y aperçoit plus que le déchaînement de forces perverties ou la succession de faits incohérents. L’histoire de l’Eglise serait celle d’une longue apostasie datant du seuil même de ses origines. La conclusion pratique de cette manière de considérer le champ de l’histoire, est la doctrine rigoriste et exclusiviste qui, faisant abstraction complète du développement historique, et ne tenant aucun compte des faits et des situations créées par ces faits, excluant toute accommodation même provisoire à des circonstances données, rejette d’emblée toute apparition qui ne répond pas à l’idée pure et absolue, et ne reconnaît plus que des principes intransigeants appliqués sans discernement et avec impatience.
Sans justifier le mal commis, nous ne saurions cependant refuser à l’histoire de l’Eglise son caractère propre et spécifique ; sans doute l’Eglise s’est mondanisée en même temps que le monde s’est christianisé, et l’alliance a pu paraître souvent consommée entre la postérité de la femme et la semence du serpent. Et même lorsqu’il y a eu lutte entre les deux pouvoirs, religieux et civil, le terrain véritable où elle eût du se produire ayant été déplacé, cette lutte censée morale et spirituelle est souvent devenue politique et charnelle comme toutes les autres. Et cependant nous avons le droit de dire que le principe chrétien, même altéré si profondément par les instruments humains de son action, ne s’est jamais entièrement résolu dans la vie du monde ; et il appartient à l’investigateur consciencieux et impartial, de retrouver à toutes les époques, même les plus obscures et les plus stériles de l’histoire, la tradition et les traces de la foi et de la vie chrétienne ; de faire ressortir l’influence du principe chrétien en lutte à la fois avec le pouvoir civil et le pouvoir spirituel dégénéré, et de montrer dans ses abaissements mêmes, la valeur de ce principe dans tous les lieux et dans tous les siècles. Nul ne niera que le fait chrétien n’ait été une puissance en tout cas, soit acceptée, soit haïe et combattue ; que dis-je ? l’esprit est si supérieur à la matière, que la puissance spirituelle, même travestie, conserve jusque sous ces contrefaçons, dans sa lutte avec les puissances matérielles, quelques-uns des avantages de la vérité ; et l’on a vu l’Eglise dégénérée, condamnée par ses origines mêmes, par ses titres et par ses destinées, à se distinguer du monde, fût-ce seulement par la perverse efficacité de ses moyens et par l’éclat de ses hontes.
Les deux procédés analytique et synthétique, que nous avons vus applicables à toute activité vraiment scientifique, après s’être répartis, pour ainsi dire, entre les disciplines théologiques antécédentes, l’exégèse et la Théologie systématique, se réunissent et se combinent dans la troisième des branches de la théologie que nous appelons la Théologie historique. Toute histoire d’ailleurs doit réunir ces deux caractères : elle doit commencer par l’investigation des faits ; c’est la part de l’élément empirique ou analytique dans cette science ; et elle recherche dans la multitude et dans la succession de ces faits les normes qui les dominent et qui révèlent au sein des manifestations diverses de la liberté humaine, l’idée divine qui en a posé à la fois le commencement et les limites latérales et terminales. La synthèse historique, pas plus ici que dans la Théologie systématique, ne doit précéder la connaissance des faits ; elle enveloppe la liberté humaine et la respecte, comme Dieu lui-même l’a respectée, mais la place elle et ses conséquences dans chacun des vastes compartiments du plan de l’histoire, tel qu’il s’est révélé a posteriori à l’esprit du penseur.
Ce qui prouve en effet l’importance du facteur humain dans les phases successives de l’histoire de l’humanité en général et de celle de l’Eglise, c’est la présence d’individualités à l’entrée de chacune de leurs périodes, qui ont marqué chacune d’elles du sceau de leur originalité, soit bienfaisante, soit funeste, tout en en recevant d’ailleurs une part d’influence, et y figurant à ce double point de vue, comme causes et comme effets. Et la preuve en revanche que l’idée divine a présidé à ces successions diverses d’actions et d’événements, se tire du fait non moins constant qu’elles ont pu être réduites en des périodes, dont la classification est presque universellement reconnue. La conception optimiste ou déterministe de l’histoire aurait pour corollaire l’exagération de son caractère synthétique ; et le corollaire de la conception pessimiste ou atomiste serait l’exagération du procédé analytique.
La tractation synthétique de la Théologie historique, donnera naissance à un double principe de division, l’une transversale, l’autre longitudinale.
La division transversale est celle qui détermine les époques et les périodes de l’histoire marquées par les interventions cardinales et intermittentes de l’idée divine au cours des événements.
Mais comme le mouvement qui s’est accompli en dedans de ces différentes périodes est extrêmement complexe, et renferme des influences, des actions et réactions de diverse nature, cette division transversale portera en elle-même le principe d’une seconde croisant la première, et que nous avons appelée pour cette raison longitudinale. Le titre même d’Histoire ecclésiastique est vicieux en ce qu’il favorise le préjugé selon lequel la Théologie historique ne devrait connaître que des réalisations extérieures et sociales du principe chrétien, de la même façon dont on réduisait naguère l’histoire générale à l’énumération des dynasties et au tableau des guerres, des défaites et des conquêtes.
C’est Néander qui le premier, et sous l’inspiration de Schleiermacher, a conçu la Théologie historique essentiellement comme l’exposé d’une vie, de la vie chrétienne à travers les siècles ; et les différentes formes appelées le dogme, le culte, l’organisation intérieure de l’Eglise et son activité extensive, comme les manifestations multiples de cette force vive et primordiale. En suivant donc l’exemple de ce grand initiateur, nous décomposerions la section longitudinale de notre matière historique sous les lubriques précitées ou sous d’autres analogues.
Nous ne saurions guère approuver la tractation isolée de l’Histoire des dogmes, bien que cette discipline rendue autonome ait acquis une très grande importance, et puisse paraître justifiée par le succès. Outre qu’il est plus difficile de vivifier cette matière que d’autres, l’Histoire des dogmes isolée de l’Histoire ecclésiastique, est privée par là même d’un des éléments essentiels de l’intérêt qu’elle doit avoir : l’influence exercée dans chaque période et dans chaque milieu par les circonstances et les faits historiques sur la pensée chrétienne, et en retour l’influence de celle-ci sur ceux-là. Il y aura donc avantage soit à faire rentrer l’Histoire des dogmes dans le tableau général de chaque période, soit à disséminer cette matière dans les chapitres particuliers de la dogmatique elle-même.