Les Egyptiens protestèrent contre le symbole de Chalcédoine, qu’ils déclaraient contraire aux décisions prises à Éphèse en 431 (approbation des douze anathèmes de Cyrille) et suspect de nestorianisme. Il y avait beaucoup d’injustice assurément et d’exagération dans ces reproches, car Nestorius avait été formellement condamné à Chalcédoine ; mais il y avait aussi quelque chose de fondé. L’attitude de l’Église n’avait pas été la même à Chalcédoine qu’à Éphèse. Après avoir approuvé la doctrine de Cyrille, on l’avait désavouée. Pourquoi l’Église s’était-elle ainsi partiellement déjugée ? C’est que, dans l’intervalle, avait paru ce Cyrille exagéré qui s’appelait Eutychès. Celui-ci avait tiré de la doctrine cyrillienne des conséquences fâcheuses, suspectes d’apollinarisme et de gnosticisme docète. Après avoir incliné vers la théologie égyptienne pour l’opposer à l’erreur de Nestorius, l’Église inclina vers la théologie syrienne, pour résister à l’erreur d’Eutychès. Comme on avait condamné Nestorius en 431, on condamna Eutychès en 451. Mais en le condamnant, on désavoua la doctrine de Cyrille qui avait servi de point de départ à son hérésie. Le danger des conséquences avait fait sentir le danger des prémisses.
Ainsi, malgré ses fluctuations apparentes, la majorité de l’Église était demeurée conséquente avec elle-même. Elle avait écarté tour à tour les opinions extrêmes, et gardé entre elles une voie moyenne, sauvegardant à la fois l’unité de la personne et la distinction des natures ; et tout cela, dans le but de maintenir intacts les deux faits qui sont le fondement même du salut, l’humanité de Christ et sa divinité.
Le parti égyptien ne voulut pas suivre l’Église dans cette voie. Il demeura obstinément attaché à la doctrine d’une seule nature, malgré les dangereux excès auxquels elle avait conduit Eutychès. Ce parti prit dès lors le nom de monophysites, et continua la lutte commencée par Dioscure et Eutychès. La controverse monophysite n’est donc que le prolongement de la controverse eutychéenne. Elle dura plus d’un siècle, remplissant de désordre et de bruit l’Orient tout entier, et provoquant un schisme passager entre l’Orient et l’Occident.
Je ne raconterai pas en détail cette nouvelle controverse ; le récit en serait trop long, et offrirait peu d’intérêt. La grande époque des controverses est finie ; nous entrons dans cette seconde période que nous avons caractérisée dans notre introduction générale, période compliquée et confuse, où les passions théologiques se donnent libre carrière sans grand profit pour la foi et pour la vie religieuse, ni même pour la doctrine de l’Église et la théologie.
Il n’y a plus, dans cette période, de grands noms, de grandes individualités sur la scène, plus de figures qui rappellent les Athanase et les Arius, ou même les Nestorius, les Cyrille et les Eutychès ; mais seulement des noms obscurs et dignes de l’oubli où ils sont tombés, Pierre le Foulon, Pierre le Bègue, Timothée Ælurus, etc. ; des doctrines plus obscures encore, exposées en termes barbares et à peine intelligibles ; souvent aussi des partis anonymes, sans chefs — acéphales, comme quelques-uns se nomment eux-mêmes, — ou dont le nom n’est qu’un terme rébarbatif de théologie : phthartolâtres, aphthartodocètes, etc.
Les débats se rapetissent avec les personnages qui s’y trouvent engagés. Au lieu de porter, comme autrefois, sur l’un des points capitaux de la foi chrétienne, sur la divinité ou sur l’humanité du Sauveur, ils ne portent plus que sur des questions toutes secondaires, sur des points obscurs de théologie, sur des problèmes insolubles, sur des subtilités curieuses et indiscrètes, n’ayant aucune importance au point de vue de la foi et de la vie religieuse.
En même temps qu’ils se rapetissent, les débats se compliquent. Nous ne sommes plus, comme autrefois, en présence de deux partis bien tranchés, dont l’un représente la vraie foi chrétienne et la doctrine de l’Église, l’autre l’hérésie, — ou de deux tendances pouvant toutes deux conduire à l’hérésie, et entre lesquelles l’Église s’efforce de tenir une voie moyenne pour sauvegarder la foi ; nous sommes en présence de conceptions également insuffisantes ou fausses, quand elles ne sont pas également indifférentes et stériles. Et ces conceptions sont d’autant plus nombreuses que la question débattue est plus subtile et donne lieu à plus d’interprétations diverses. Chaque parti s’émiette en une quantité de petits partis, ayant chacun son chef et son drapeau, et se faisant entre eux une guerre acharnée, le plus souvent à propos de distinctions subtiles sur une pointe d’aiguille.
C’est ainsi que l’on peut compter jusqu’à cinq fractions distinctes dans le parti monophysite :
- Les Sévériens, ou disciples de Sévère d’Antioche, appelés aussi phthartolâtres, parce qu’ils enseignaient que le corps du Seigneur était sujet à la corruption comme le nôtre, quoique, en vertu de l’unité des natures, ce corps dût être adoré dans son union avec la nature divine du Christ ;
- Les Julianistes, ou disciples de Julien d’Halicarnasse, appelés aussi aphthartodocètes, parce qu’ils enseignaient l’incorruptibilité du corps de Jésus-Christ ;
- Les Agnoètes, ainsi appelés, parce qu’ils enseignaient que Jésus-Christ avait ignoré certaines choses ;
- Les Aktistètes, qui croyaient que le corps du Christ n’avait pas été créé, mais produit par une sorte d’émanation de la substance divine, analogue à l’éternelle génération du Verbe ;
- Les Ktistolâtres, qui croyaient, au contraire, que le corps de Christ avait été créé de la même manière que toutes les autres choses créées.
Des violences tumultueuses, des troubles quelquefois sanglants se mêlent à ces controverses. C’est ainsi qu’à diverses reprises les rues et les églises d’Antioche, de Jérusalem et d’Alexandrie furent ensanglantées, et les dissensions religieuses dégénérèrent en guerre civile. A Antioche, les troubles furent provoqués par une censure de Pierre le Foulon, patriarche monophysite, qui introduisit dans le trisagion la formule θεὸς ἐσταυρώθη. Ce mot remplaça le θεοτόκος de la querelle nestorienne, et devint le centre de toute la lutte.
La rabies theologica et le fanatisme turbulent des moines ne suffisent pas à expliquer à eux seuls de pareilles violences. Des passions politiques, des rivalités de races et de nationalités se mêlaient aux passions religieuses et aux rivalités ecclésiastiques, et venaient compliquer et envenimer le débat. A mesure que la puissance impériale déclinait en Orient, les liens de sujétion qui rattachaient à Constantinople les éléments assez hétérogènes dont se composait l’empire, allaient se relâchant toujours plus. L’Egypte, l’Arménie, la Syrie supportaient impatiemment un joug dont elles étaient lasses depuis longtemps déjà. Trop faibles elles-mêmes pour secouer ce joug et se constituer en état de révolte ouverte, elles exhalaient leurs ressentiments en faisant échec à l’autorité impériale sur le terrain religieux et ecclésiastique. La cause de l’hérésie et du schisme devenait la cause nationale. On était chef de secte comme on est ailleurs chef d’insurrection. L’hérésie et le schisme étaient une façon de protestation et de révolte, et le peuple, fort étranger d’ailleurs aux subtiles questions débattues, suivait le drapeau de l’hérésie ou du schisme, parce que ce drapeau représentait pour lui les traditions, les souvenirs de sa nationalité perdue et ses aspirations à l’indépendance et à l’autonomie politique. L’orthodoxie représentait au contraire l’oppression étrangère.
Enfin, ce qui venait encore compliquer les débats, c’était l’intervention incessante, et le plus souvent maladroite et intempestive des empereurs. Non seulement ils intervenaient pour faire exécuter par la force les décisions des conciles, et faire régner la théologie orthodoxe dans toutes les régions de l’empire ; mais ils se faisaient théologiens eux-mêmes ; ils tranchaient par des édits les questions que les conciles n’avaient pas résolues, ou qu’ils avaient résolues dans un sens qui n’était pas le leur, et ils prétendaient faire observer ces édits par la force, et établir par là l’unité religieuse, afin d’assurer la paix et l’unité politique. La plupart des empereurs du ve, du vie et du viie siècle se sont piqués de théologie. C’était une manie en quelque sorte héréditaire sur le trône de Constantinople.
Mais, outre que la théologie impériale était le plus souvent une assez pauvre théologie, l’intervention active des empereurs dans les débats théologiques fut presque toujours malheureuse, et alla contre le but qu’ils s’efforçaient d’atteindre, savoir l’unité religieuse et la paix politique. — J’en donnerai un ou deux exemples.
L’empereur Zenon s’avisa, en 482, de publier un édit dans lequel il formulait le dogme théologique de façon à concilier, pensait-il, les deux opinions contraires touchant les natures. Il espérait par la apaiser les querelles, pacifier les esprits et ramener l’unité religieuse. Aussi donna-t-il à son édit le nom de Hénoticon — ἑνώτικον, — formule d’union, ou destinée à procurer l’union. — Ce document n’offre qu’un médiocre intérêt, et ne renferme rien d’absolument nouveau. Il fait seulement aux Monophysites une concession grave, en disant que les gloires et les souffrances du Christ doivent être attribuées à la même nature — ἕνός φαμεν τά τε θαύματα καὶ τὰ πάθη. — L’Hénoticon de Zenon, au lieu d’être un instrument de paix, fut un brandon de discorde. Au lieu de procurer l’unité religieuse, il provoqua deux ou trois schismes partiels, et vint compliquer encore une situation déjà fort embrouillée :
1° Accepté par le patriarche d’Alexandrie, Pierre Mongus (ὁ μογγός, le bègue), il déplut aux Monophysites rigides d’Egypte, lesquels se séparèrent de leur patriarche, et formèrent un schisme ;
2° Il parut trop monophysite, au contraire, aux évêques syriens, qui protestèrent et se séparèrent ;
3° L’évêque de Rome, Félix III, protesta également contre le formulaire impérial, parce qu’il était contraire au symbole de Chalcédoine. Ces protestations étant demeurées sans effet, Félix excommunia le patriarche de Constantinople, Acacius, et il y eut, entre l’Orient et l’Occident, un schisme qui dura trente-cinq ans, de 484 à 519. Ce schisme ne cessa que sous le règne de l’empereur Justin Ier qui abrogea l’Hénoticon et rendit obligatoire le symbole de Chalcédoine.
Vers le milieu du siècle suivant, l’empereur Justinien voulut intervenir aussi de sa personne dans les controverses théologiques, et son intervention ne fut pas plus heureuse que celle de Zénon. Comme Zénon, comme Théodose, comme Constantin, comme tous les empereurs, en un mot, il aspirait à fonder l’unité politique sur la base de l’unité religieuse et ecclésiastique. Or, les Monophysites s’étaient peu à peu séparés de l’Église et organisés en Église schismatique. Justinien voulut les ramener, et n’épargna rien dans ce but.
Un certain Théodore Ascidas, évêque de Césarée, qui exerçait une grande influence dans les conseils de l’empereur, et avait pris sur lui un grand ascendant, lui persuada que l’un des principaux griefs des Monophysites contre le concile de Chalcédoine, dont ils refusaient de reconnaître l’autorité et le symbole, était que ce concile avait approuvé les écrits de Théodoret de Cyrrhe et d’Ibas d’Édesse, lesquels réfutaient les opinions d’Eutychès et de Cyrille. Ces écrits étaient hérétiques au premier chef aux yeux des Monophysites. Ils les mettaient sur la même ligne que ceux de Théodore de Mopsueste, le maître de Nestorius, et les enveloppaient du même anathème. On avait pris l’habitude de les désigner sous le nom des « trois chapitres », et une polémique fort vive s’était engagée en Orient et en Occident à l’occasion de ces trois chapitres, attaqués d’une part et défendus de l’autre avec une égale passion. — L’évêque de Césarée était un adversaire des trois chapitres, et il persuada à l’empereur que, si ces écrits étaient solennellement désavoués et condamnés, les Monophysites rentreraient certainement dans la communion de l’Église, en acceptant le concile et le symbole de Chalcédoine.
Justinien publia donc un édit dans lequel les écrits de Théodoret et d’Ibas furent condamnés en même temps que ceux de Théodore de Mopsueste, et il prétendit obliger tous les évêques à signer cette condamnation. Mais il rencontra de grandes résistances de la part des évêques fidèles à la doctrine de Chalcédoine. Le pape Vigile fut du nombre. L’empereur convoqua alors un concile général, qui se réunit à Constantinople, le 4 mai 553 : c’est le cinquième concile œcuménique.
Il fut présidé par le patriarche de Constantinople, et il n’y assista que cinq évêques occidentaux, tous africains. Théodore Ascidas en fut l’âme. Il y fit confirmer la condamnation prononcée contre les trois chapitres par l’édit de Justinien. On commença par reconnaître l’œcuménicité et l’autorité du concile de Chalcédoine et on approuva son symbole. Puis on condamna les trois chapitres, c’est-à-dire les écrits de Théodore de Mopsueste, de Théodoret de Cyrrhe et d’Ibas d’Édesse. Enfin, l’on frappa aussi d’ana-thème tous ceux qui ne reconnaissaient pas que celui qui a été crucifié au Calvaire est vrai Dieu et l’une des personnes de la triade divine, — θεὸν ἀληθινὸν καὶ κύριον τῆς δόξης, καὶ ἕνα τῆς ἁγίας τριάδος. — C’était approuver l’expression populaire ὁ θεὸς ἐσταυρώθη, dont l’introduction dans le trisagion avait provoqué des troubles sanglants à Antioche, et qui était l’un des schibboleth du monophysitisme.
Ainsi, il y avait une certaine contradiction entre les diverses décisions du concile. Il approuvait d’abord le concile de Chalcédoine et son symbole, et ensuite il condamnait les écrits que ce concile avait approuvés, et approuvait ce qu’il avait condamné, — savoir la formule par laquelle on attribuait à la divinité ce qui ne convient qu’à l’humanité — θεὸς ἐσταυρώθη
L’empereur pensait faire ainsi à chacun des partis en présence sa part, obtenir l’adhésion de tous les deux aux canons de Constantinople, et assurer la paix et l’unité religieuse. Mais ses espérances furent trompées. Comme il arrive toujours en pareil cas, ce compromis ne satisfit personne, ni les Monophysites, parce que le symbole de Chalcédoine, qu’ils n’admettaient pas, était confirmé, ni les catholiques, parce que les condamnations portées par les derniers canons contredisaient les décisions de Chalcédoine. Ainsi, les Monophysites ne se ralliaient pas au concile, et les catholiques s’en séparaient. Dès lors, on avait trois grands partis au lieu de deux.
L’Occident s’était toujours montré très attaché à la doctrine de Chalcédoine, que nous retrouvons formulée avec une grande précision dans la seconde partie du symbole Quicumque (fin du ve ou commencement du vie siècle). Cette seconde partie fait exactement pendant à la première, que nous avons déjà citée, à propos de la Trinité. On y retrouve la même audace dans les affirmations contradictoires. En voici le texte :
Symbole Quicumque (2e partie)
- Mais il est nécessaire pour le salut éternel de croire aussi à l’Incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ conformément à la vraie foi.
- Il est donc de la rectitude de la foi que nous croyions et confessions que Notre Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, est Dieu et homme.
- Il est Dieu, engendré de la substance du Père avant les siècles, et il est homme, né dans le temps de la substance d’une mère.
- Dieu parfait et homme parfait : subsistant dans une âme raisonnable et une chair humaine.
- Egal au Père selon sa divinité, inférieur au Père selon son humanité.
- Et, bien qu’Il soit Dieu et homme, Il n’est pas deux, mais un seul Christ.
- Un, non point par un changement de la divinité en la chair, mais par assomption de l’humanité en Dieu.
- Parfaitement un, non point par confusion de substances, mais par l’unité de personne.
- Car, de même que l’âme raisonnable et la chair ne font qu’un homme, ainsi Dieu et l’homme n’est qu’un seul Christ.
- Qui a souffert pour notre salut, est descendu aux enfers, le troisième jour est ressuscité des morts.
- Il est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant, d’où Il viendra juger les vivants et les morts.
- A son avènement, tous les hommes ressusciteront avec leurs corps, et devront rendre compte de leurs actions personnelles.
- Et ceux qui auront fait le bien iront à la vie éternelle ; mais ceux qui auront fait le mal iront au feu éternel.
- Ceci est la foi catholique. Celui qui ne la garde pas fidèlement et fermement ne pourra pas être sauvé.
Fidèle à la foi qu’exprime ce document, l’Église latine refusa de reconnaître le concile de Constantinople de 553, dont elle contestait l’œcuménicité et qu’elle jugeait infidèle à l’esprit de celui de Chalcédoine. Le pape Vigile, en particulier, protesta contre ses décisions ; mais bientôt après, il céda, chose étrange, aux menaces et aux promesses impériales, et envoya son adhésion. Pélage Ier, son successeur, reconnut aussi le concile. Mais une partie des Églises d’Occident persistèrent dans leur opposition et se séparèrent à la fois de Constantinople et, de Rome : ce furent les Églises d’Illyrie, du nord de l’Italie et du nord de l’Afrique. Ce nouveau schisme ne cessa que lorsque Justin II, successeur de Justinien, eut aboli par un décret, en 565, les décisions du concile de Constantinople contraires à celles de Chalcédoine. Dès lors, le concile de 553 fut universellement reconnu comme le ve de la série des conciles œcuméniques, et la controverse monophysite fut terminée.
Seulement les Monophysites stricts demeurèrent séparés et se constituèrent en Église schismatique :
1° En Egypte, où ils formèrent l’Église copte, ayant à sa tête un patriarche particulier et se servant dans le culte de la langue copte au lieu de la langue grecque ;
2° En Éthiophie et en Abyssinie, où ils eurent aussi un patriarche particulier qui portait le titre d’Abbuna ;
3° En Arménie, où le monophysitisme se développa sous la protection des Perses, maîtres du pays depuis 428 ; ils s’y constituèrent en église arménienne, ayant ses rites particuliers et son patriarche, qui portait le titre de catholicos ;
4° En Syrie et en Mésopotamie. Après diverses vicissitudes, les Églises monophysites de ces contrées furent réorganisées par le moine Jacob Baradaï, et prirent de lui le nom d’Églises Jacobites, sous lequel elles subsistèrent après la conquête arabe, et se sont perpétuées jusqu’à nos jours.