Résolu désormais de se consacrer sans arrière-pensée à la communauté des Frères, Zinzendorf songea à se débarrasser de ce qui pouvait l’entraver dans cette carrière. Pasteur de fait, il eût voulu l’être aussi de nom, afin de rendre sa position plus franche aux yeux de tous, et pour cela il était nécessaire qu’il reçût la consécration ecclésiastique ; mais il était encore conseiller à la cour de Saxe, et, quoique n’en remplissant plus les fonctions, il en avait conservé le titre ; il lui fallait avant tout le déposer. Rien de plus facile en apparence ; mais nous pouvons difficilement nous représenter aujourd’hui quelle rumeur, quel scandale devait produire l’exemple de ce conseiller aulique se démettant de sa charge pour devenir ministre de l’Évangile. Zinzendorf lui-même jugea qu’il devait, s’il était possible, éviter un pareil éclat, qui ne pourrait être que fâcheux, et chercha un biais pour réaliser son projet sans attirer autant les regards. Il résolut à cet effet de se retirer du service de l’électeur de Saxe et de passer à celui du roi de Danemark ; la nouvelle charge qu’il accepterait ne serait que nominale et il la quitterait bientôt pour l’état ecclésiastique ; il aurait ainsi le temps de se faire oublier à Dresde, et, devenu en quelque sorte étranger à ses concitoyens, il attirerait moins leur attention sur ses démarches.
Il savait en outre que le gouvernement électoral n’était point du tout favorable à Herrnhout, et peut-être jugeait-il prudent de se mettre sous la protection d’un souverain dont il connaissait la piété et dont il espérait que l’appui ne ferait jamais défaut à la nouvelle communauté. Enfin, il entrevoyait la possibilité de faire quelque chose pour favoriser la prédication de l’Évangile dans les parties encore païennes des États danois, telles que le Groënland et la Laponie, et on comprend tout l’attrait qu’avait pour lui cette perspective, si vague et si incertaine qu’elle fût encore.
Il se prépara donc à partir pour Copenhague. Ce voyage était, du reste, suffisamment motivé par les relations de parenté qui l’unissaient à la maison de Danemark, et par le prochain couronnement du roi Chrétien VI, monté depuis peu sur le trône. Zinzendorf ne voulut pas néanmoins partir sans avoir l’approbation de l’église de Herrnhout et la permission expresse du Seigneur. Il obtint l’une et l’autre et se mit en route à la fin du mois d’avril 1731, accompagné de quelques Frères.
L’accueil qu’il reçut à Copenhague fut des plus favorables ; on lui prodigua les marques de distinction. La cour de Danemark offrait alors un spectacle assez curieux. « On était, dit Spangenberg, dans une sorte de crépuscule, et l’on ne pouvait pas bien savoir si c’était la lumière ou les ténèbres qui allaient prendre le dessus. Il y avait un réveil dans le clergé, dans le ministère, dans la famille royale elle-même, mais il y avait aussi beaucoup de gens influents et haut placés qui voyaient ce mouvement avec déplaisir. Au reste, comme Chrétien VI était un prince pieux et témoignait quelque préférence pour ceux qui l’étaient aussi, il se trouvait que le Réveil de Copenhague avait une tout autre physionomie que l’église de Corinthe, dans laquelle on ne voyait pas beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles ». (1 Corinthiens 1.26)
Le roi admira les qualités distinguées et les talents de Zinzendorf ; il fut frappé surtout de trouver une telle candeur unie à une intelligence si claire et à tant d’habileté. Il lui fit proposer confidentiellement un portefeuille de ministre. Le comte refusa sans hésiter ; il fit entendre que ses désirs ne tendaient pas si haut et se bornaient à une charge qui lui permît de continuer à s’occuper de Herrnhout, tout en lui fournissant le moyen de faire quelque chose pour le règne de Dieu dans les États danois. Contre son attente, son vœu ne fut pas réalisé ; on trouva ses prétentions si modestes qu’on ne les prit pas au sérieux ; bref, on l’oublia. Sans doute aussi les intrigues de certaines personnes ne furent-elles pas étrangères à cela, car il ne manquait pas de gens en place qui se défiaient du comte et craignaient de lui voir prendre trop d’ascendant sur le jeune roi.
Le roi voulut que Zinzendorf se trouvât à Friedrichsbourg pour la cérémonie du couronnement ; il lui envoya un de ses équipages et le fit loger dans un des plus beaux appartements du château. Zinzendorf sut bientôt que le roi se proposait de lui conférer l’ordre du Danebrog. Son premier mouvement fut de le refuser ; il voyait dans cette nouvelle distinction mondaine une nouvelle entrave à réalisation de ses projets ; d’un autre côté, il ne savait comment s’y prendre pour repousser cet honneur sans se rendre suspect par là d’un orgueil déplacé ou d’une modestie affectée. Enfin, on lui assurait que ce refus offenserait d’autant plus le roi qu’en lui conférant cette dignité il n’avait d’autre but que de témoigner officiellement de ses sentiments religieux, en honorant en lui le serviteur de Jésus-Christ. Il finit donc par se décider à l’accepter, se disant qu’il serait toujours libre de la résigner quand il lui plairait.
Le roi le fit venir, lui exprima dans les termes les plus aimables l’estime et l’affection qu’il avait pour lui et lui attacha de ses propres mains le cordon de l’ordre. « Je croyais presque que vous ne l’accepteriez pas, » lui dit la reine. — « Eh ! Madame, » répondit le comte, « pourquoi pas ? Pour l’amour du Seigneur, je me ferais laquais, s’il le fallait. »
Peu de jours après, Zinzendorf présenta au roi un rapport détaillé sur un projet qui lui tenait fort à cœur. Il s’agissait de la fondation d’une « nouvelle université destinée à remplir le monde de la connaissance de l’Évangile. » Chrétien VI lut ce mémoire avec un vif intérêt et déclara au comte que l’établissement qu’il lui proposait répondait à un désir qu’il avait lui-même conçu depuis longtemps. Ce plan n’aboutit à rien cependant ; avec la meilleure volonté du monde, le jeune roi n’était pas en état de réaliser sans le concours de ses ministres un projet qui ne les intéressait guère, et qui leur était suspect par cela même qu’il venait d’un étranger dont ils redoutaient l’influence.
Zinzendorf quitta le Danemark, dégoûté plus que jamais des pompeuses vanités du monde. « Il avait vu », dit un de ses biographes, « qu’une cour pieuse n’en est pas moins une cour. » C’est en effet le sentiment qu’il exprime dans une lettre qu’il adressait de là à la comtesse : S’il y a quelque bien à faire à la cour, ce n’est certes pas moi qui l’entreprendrai ; car on y perd tellement de temps à des choses infiniment petites, que je ne voudrais pas courir devant Dieu la responsabilité d’un si mauvais emploi de mes heures et de mes journées. »
Un cantique qu’il composa pour la reine, à la même époque, se termine par ces mots :
De tout bien parfait modèle,
O grand Roi, Sauveur fidèle !
Rends-moi riche en pauvreté,
Petit, comme tu l’as été !
La tentative de Zinzendorf pour échanger sa charge à la cour de Saxe contre un emploi en Danemark avait donc été inutile ; aussi, renonçant à chercher un nouvel expédient, il donna simplement sa démission, sans en dissimuler les motifs réels et saisit au contraire cette occasion pour faire connaître ce qu’étaient Herrnhout et ces institutions dont on commençait à parler tant.