1.[1] Cependant les trois frères, en se séparant, emportaient la discorde attachée à leurs cœurs. Alexandre et Aristobule, redoublant de défiance, s'affligeaient de voir Antipater confirmé dans ses privilèges d'aîné ; Antipater en voulait à ses frères de prendre rang même après lui. Toutefois, ce dernier, d'un caractère très artificieux, savait garder le silence et, usant d'une extrême adresse, dissimulait la haine qu'il portait à ses frères ; ceux-ci, au contraire, enflés de leur noble naissance, avaient toutes leurs pensées sur les lèvres. Beaucoup de gens s'ingénièrent à les exciter, un plus grand nombre s'insinuèrent dans leur amitié pour les espionner. Tout ce qui se disait dans l'entourage d'Alexandre était bientôt connu d'Antipater et passait d'Antipater à Hérode, non sans amplifications. Le jeune prince ne pouvait ouvrir la bouche sans être incriminé, tant la calomnie savait travestir le sens de ses paroles ; parlait-il avec un peu de liberté, les moindres bagatelles devenaient des énormités. Antipater glissait sans cesse auprès de lui des agents provocateurs, pour que ses mensonges eussent un fond de vérité ; de la sorte, parmi tant de médisances, un seul trait bien établi donnait créance au reste. Quant à ses propres amis, ou bien ils étaient de leur nature impénétrables, ou bien il obtenait d'eux, à force de présents, qu'ils ne divulguassent aucun secret. On aurait donc pu, sans se tromper, appeler la vie d'Antipater tout entière un mystère de perversité[2]. Corrompant à prix d'argent les familiers d'Alexandre ou les gagnant par des flatteries, son moyen à tout faire[3], il les changeait en traîtres, qui espionnaient tous les actes, toutes les paroles de son frère. Avec l'habilité d'un prudent machiniste, il savait amener ses calomnies aux oreilles d'Hérode par des voies artificieuses ; lui-même jouait le personnage d'un véritable frère, laissant à d'autres celui de dénonciateur. Alors, dès qu'on lançait quelque accusation contre Alexandre, il survenait comme par hasard, prenait sa défense et démolissait d'abord les méchants propos, mais, ensuite, il les relevait à loisir, et excitait contre lui la colère du roi. Toute la conduite de son frère était ramenée à un complot, tout convergeait à faire croire qu'il épiait l'occasion de tuer son père ; et rien ne donnait crédit à la calomnie comme les plaidoyers mêmes d'Antipater pour Alexandre.
[1] Sections 1-2 Ant., XVI, 7, 2.
[2] μυστήριον κακίας. Cette expression a été contestée (Herwerden lit ἐργαστήριον, mais, comme l'a fait observer Kohout, elle se trouve aussi dans la 2e Épître aux Thessaloniciens, II, 7.
[3] αἷς πάντα κατειργάσατο, texte douteux.
2. Exaspéré par ces artifices, Hérode retranchait chaque jour quelque chose de son affection pour les jeunes princes et le reportait sur Antipater ; les familiers du palais inclinèrent dans le même sens, les uns de leur plein gré, les autres par ordre, tels que Ptolémée, le plus influent des amis d'Hérode, les frères du roi et toute sa famille. Antipater était tout-puissant, et, chose encore plus amère pour Alexandre, toute-puissante aussi la mère d'Antipater. Elle l'assistait de ses conseils dans tout ce qu'il tramait contre les deux frères, et, plus dure qu'une marâtre, elle haïssait ces fils de reine plus que des beaux-fils ordinaires.
Tout le monde, donc, sur les espérances qu'il inspirait, faisait sa cour à Antipater ; tous étaient poussés à la désertion par les ordres mêmes du roi qui avait défendu à ses plus chers amis de fréquenter Alexandre ou de lui témoigner de la sympathie. Hérode était, d'ailleurs, redouté non seulement par les gens de son royaume, mais encore par ses amis du dehors, car nul roi n'avait obtenu de César de pareilles prérogatives, jusqu'à pouvoir revendiquer ses sujets fugitifs même dans un ville non soumise à son autorité. Quant aux jeunes princes, ignorant les calomnies dont ils étaient l'objet, ils s'y exposaient avec d'autant plus d'imprévoyance, car jamais leur père ne leur faisait ouvertement de reproches ; pourtant, peu à peu sa froideur les avertit, et son humeur de plus en plus revêche à proportion de son chagrin.
En outre, Antipater indisposa contre eux leur oncle paternel Phéroras et leur tante Salomé, qu'il excitait par des conversations incessantes, parce qu'il la savait de grand sens[4]. Glaphyra, épouse d'Alexandre, nourrissait la haine de Salomé, à force de vanter la lignée de sa noble famille, elle se targuait d'être la souveraine de toutes les femmes du palais puisqu'elle remontait par son père à Téménos, par sa mère à Darius, fils d'Hystaspe[5]. En revanche, elle reprochait sans cesse la bassesse de leur naissance à la sœur d'Hérode et à ses femmes, qui toutes avaient été choisies pour leur beauté et non pour leur race. Ces femmes d'Hérode étaient en grand nombre, car la coutume nationale autorisait la polygamie chez les Juifs, et le roi s'y complaisait. L'arrogance de Glaphyra et ses injures faisaient de toutes ces femmes autant d'ennemies d'Alexandre.
[4] Nous lisons avec Naber ὡς ἂν συνετὴν οὖσαν mss. γαμετὴν « comme si elle eût été sa femme ». Il est bien question plus loin (XXV, 1) des relations coupables de Salomé avec un de ses neveux, mais c'était Alexandre, non Antipater.
[5] Ces indications manquent dans le passage parallèle des Antiquités. Glaphyra se vantait de descendre de Téménos (fils d'Héraclès), parce que son père Archélaüs rattachait sans doute sa généalogie aux rois Téménides de Macédoine (des emblèmes héracléens figurent sur ses monnaies) ; mais nous ne savons pas comment « par sa mère » elle prétendait descendre de Darius. Nous ignorons en effet qui était la femme d'Archélaüs : peut-être une petite-fille de Mithridate Eupator, dont on connaît les prétentions à une origine achéménide. Archélaüs lui-même descendait, ou prétendait descendre, il est vrai, d'un bâtard de Mithridate, mais ce n'est pas là une descendance pour Glaphyra. Quant à la mère d'Archélaüs, c'était une courtisane, maîtresse d'Antoine.
3.[6] Aristobule lui-même, quoique gendre de Salomé, s'aliéna cette princesse déjà irritée par les mauvais propos de Glaphyra. Il ne cessait de reprocher à sa femme la bassesse de sa naissance, disant qu'il avait épousé une femme du peuple et son frère Alexandre une princesse. La fille de Salomé, vint tout en pleurs rapporter ces reproches à sa mère ; elle ajouta qu'Alexandre avait même menacé, une fois roi, de réduire les mères de ses autres frères à tisser la toile, comme ses esclaves, et de faire des princes eux-mêmes de simples greffiers de village, raillant ainsi le soin qu'on mettait à les instruire. Là-dessus, Salomé, ne pouvant maîtriser son ressentiment, alla tout raconter à Hérode, qui ne devait que trop la croire du moment qu'elle attaquait sont propre gendre. Une autre calomnie s'ajouta à celle-ci pour allumer la colère du roi : il apprit que les princes invoquaient fréquemment le nom de leur mère et gémissaient en maudissant leur père ; lorsque — et cela arrivait souvent — il donnait à ses nouvelles épouses des robes qui avaient appartenu à Mariamme, ils les menaçaient de les dépouiller bientôt de ces vêtements royaux pour leur faire porter des cilices[7].
[6] Section 3 Ant., XVI, 7, 3, § 197-204.
[7] ἐκ τριχῶν. La conjecture ἐκ τρυχῶν (Niese) « de guenilles » s'appuie sur le texte parallèle Ant. XVI. § 204, où les mss. ont τριχέσιν, forme barbare qui paraît cacher τρύχεσιν.
4.[8] Hérode, quoique ayant appris à craindre l'insolence des jeunes princes, ne renonça pas à tout espoir de les ramener dans la bonne voie. Il les fit appeler au moment de s'embarquer pour Rome, leur adressa en roi de brèves menaces, et en père de longs avertissements. Il les exhorta à aimer leurs frères, promettant de pardonner leurs fautes passées, si leur conduite s'amendait à l'avenir. Les jeunes princes réfutèrent les attaques dont ils étaient l'objet, les déclarant mensongères et assurèrent que leurs actes confirmeraient leur dénégation ; ils ajoutèrent que cependant le roi devait aussi fermer la porte aux médisances, en cessant d'y croire si facilement ; car il ne manquerait pas de calomniateurs tant que la calomnie trouverait quelqu'un pour l'écouter.
[8] Section 4 Ant., § 205.
5.[9] Ces assurances persuadèrent promptement le cœur d'un père, mais si les princes dissipèrent le danger pour le présent, ils conçurent de nouveaux soucis pour l'avenir, car ils reconnurent alors l'inimitié de Salomé et de leur oncle Phéroras. Tous deux étaient durs et malveillants, mais Phéroras le plus à redouter, car il partageait avec Hérode tous les honneurs royaux, sauf le diadème. Il avait un revenu personnel de cent talents et la jouissance de tout le territoire situé au delà du Jourdain, qu'il avait reçu en don de son frère. Hérode l'investit aussi du titre de tétrarque, après en avoir demandé la grâce à César, et l'honora d'un hymen royal en l'unissant à la sœur de sa propre femme[10]. Quand celle-ci mourut, le roi lui fiança l'aînée de ses propres filles[11], avec une dot de trois cents talents. Mais Phéroras se déroba à cette union royale, pour courir après une esclave qu'il aimait. Hérode, irrité, maria sa fille à un de ses neveux, qui fut plus tard tué par les Parthes[12] ; après quelque temps, il se relâcha de son ressentiment et pardonna à Phéroras sa maladie amoureuse.
[9] Section 5 Ant., XVI., 3, § 194-196.
[10] On ne sait pas son nom.
[11] Salampsio, fille de Mariamme Ire. Il lui offrit ensuite sans plus de succès sa seconde fille Cypros.
[12] τῷ πρὸς Πάρθων ὕστερον ἀναιρεθέντι. Il s'agit (Ant. XVI, § 196) d'un fils de Phasaël, appelé comme son père (XVII, § 22). Nous n'apprenons rien ailleurs sur la destinée de ce jeune prince ; aussi a-t-on supposé qu'il y a ici une méprise ou une corruption de texte et que Josèphe a voulu dire : fils de Phasaël qui avait été tué précédemment (πρότερον ?) par les Parthes (supra, XII, 10).
6.[13] Depuis longtemps et du vivant même de la reine, Phéroras avait été accusé de comploter l'empoisonnement du roi, mais au moment où nous sommes[14], il survint un si grand nombre de dénonciateurs qu'Hérode, en dépit de sa grande affection pour son frère, finit par ajouter foi à leurs discours et prendre peur. Après avoir soumis à la question beaucoup de suspects, il en vint enfin aux amis de Phéroras. Aucun de ceux-ci n'avoua explicitement le complot, mais ils dirent qu'après avoir enlever sa maîtresse, Phéroras avait médité de fuir chez les Parthes, ayant pour confident de ce dessein et de cette fuite Costobaros auquel le roi avait uni sa sœur Salomé quand son premier époux eut été mis a mort pour crime d'adultère. Salomé elle-même n'était pas épargnée par la calomnie : son frère Phéroras l'accusait d'avoir signé un engagement de mariage avec Sylléos, procurateur du roi des Arabes Obodas, ennemi juré d'Hérode. Quoique convaincue de cette faute et de toutes celles dont Phéroras l'accusait, elle obtint son pardon ; quant à Phéroras lui-même, Hérode le déchargea des accusations dont il était l'objet.
[13] Section 6, jusqu'à ...pour crime d'adultère, pas de parallèle dans Ant., qui raconte, en revanche, une autre mésaventure de Phéroras (XVI, 7, 4-5). Pour le reste Ant., XVI, 7, 6.
[14] τότε δὲ opposé πάλαι μέν ne comporte pas d'autre traduction. L'accusation portée contre Phéroras visait des faits anciens (puisque Costobaros a été mis à mort vers 24 av. J.-C., Ant., XV, § 266). Mais elle a été renouvelée à l'époque dont il s'agit ici, 10 av. J.-C. C'est la seule manière de concilier les deux récits.
7.[15] C'est sur Alexandre que se détourna la tempête domestique, c'est sur sa tête qu'elle s'abattit tout entière. Il y avait trois eunuques, particulièrement honorés du roi, comme l'indiquent les services dont ils étaient chargés : l'un versait le vin, l'autre servait le souper, le troisième mettait le roi au lit et reposait à côté de lui. Alexandre avait, à grand prix, obtenu les faveurs de ces hommes. Sur une dénonciation, le roi les soumit à la torture et leur arracha des aveux ; ils confessèrent bien vite leurs relations avec Alexandre, mais révélèrent aussi les promesses qui les y avaient amenés. Alexandre, racontaient-ils, les avait trompés, en leur disant : « Ne mettez pas votre confiance dans Hérode, ce vieillard impudent[16] et qui se teint les cheveux, à moins que cet artifice ne vous l'ait fait prendre pour un jeune homme : c'est moi, Alexandre, qu'il faut considérer, moi qui hériterai du trône, que mon père le veuille ou non ; j'aurai bientôt fait de me venger de mes ennemis et de faire le bonheur et l'opulence de mes amis, de vous entre tous ». Ils ajoutaient que, à l'en croire, les grands faisaient secrètement leur cour à Alexandre et que les chefs de l'armée et les commandants des régiments s'abouchaient avec lui en cachette.
[15] Section 7 Ant., XVI, 8, 1.
[16] ἀναιδεῖ. Peut-être ἀδρανεῖ (débile) comme le propose Naber.
8.[17] Ces aveux effrayèrent tellement Hérode qu'il n'osa pas sur-le-champ les publier ; mais il sema des espions nuit et jour, recueillit tout ce qui se faisait ou se disait, et se hâta de faire mourir ceux qui donnaient prise au soupçon. Le palais fut livré à une effroyable anarchie. Chacun, au gré de ses rivalités ou de ses haines personnelles, forgeait des calomnies ; beaucoup exploitaient contre leurs ennemis la colère meurtrière du roi. Le mensonge trouvait incontinent créance, le châtiment devançait la calomnie. L'accusateur d'hier se voyait bientôt accusé et traîné au supplice avec celui qu'il avait fait condamner : à tel point le danger de mort que croyait courir le roi lui faisait abréger ses enquêtes. Il s'exaspéra tellement que même ceux que nul n'accusait n'obtenaient plus de lui un regard bienveillant, et qu'il maltraita durement ses propres ami : beaucoup se virent interdire l'accès du palais ; ceux qu'épargnait son bras étaient blessés par ses paroles. Au milieu des malheurs d'Alexandre, Antipater revint à la charge et, faisant masse des favoris, ne recula devant aucune calomnie. Le roi fut poussé à un tel degré de terreur par les romans et les machinations d'Antipater qu'il se figurait voir Alexandre se dresser devant lui l'épée à la main. Il le fit donc arrêter à l'improviste et mettre en prison, puis procéda à la torture des amis de ce prince. La plupart moururent en silence, sans rien dire contre leur conscience ; quelques-uns se laissèrent arracher par la douleur des aveux mensongers : ils racontèrent qu'Alexandre, de concert avec son frère Aristobule, complotait contre le roi et qu'ils épiaient l'occasion de le tuer à la chasse, puis de s'enfuir à Rome. Ces récits avaient beau être invraisemblables et improvisés par la détresse : le roi prit plaisir à les croire et se consola d'avoir incarcéré son fils en s'imaginant l'avoir fait à bon droit.
[17] Section 8 Ant., XVI, 8, 2 et 4.