Depuis Kant, et pour répondre à l’insuffisance de sa conception, de nombreux théologiens ont tenté de résoudre le problème, c’est-à-dire d’interpréter la mort de Jésus-Christ en dehors de toute idée juridique, par la seule notion morale. Les passer tous en revue serait fastidieux et peu profitable. Je laisse même de côté Schleiermacher, et m’en tiens au plus récent et, à certains égards, au plus considérable d’entre eux : Ritschl.
Le fond de la conception ritschlienne, est ceci : Dieu fait grâce au pécheur parce qu’il est fidèle et qu’il nous aime. Il pardonne à la condition qu’on appartienne à la communauté que Jésus-Christ a fondée et dont la perfection morale est le but19. La vie entière de Jésus-Christ a manifesté la fidélité et l’amour de Dieu. Sa mort n’a pas d’autre sens. Par sa vie comme par sa mort, Jésus accomplit la tâche religieuse par excellence, l’établissement de la communauté dans laquelle, bien que conscient de ses fautes, l’homme s’approche librement du Dieu d’amour. Telle est l’œuvre de Jésus-Christ ; tel est le privilège de la société chrétienne où la communion de l’homme et de Dieu s’établit en dépit du sentiment de la coulpe. Ceci est caractéristique. Quant à la justification personnelle, tout ce que Ritschl en sait dire, c’est que l’individu la trouve dans l’Eglise par la foi au Dieu d’amour, la recherche théologique (scientifique, théorique) étant incapable de préciser davantage.
19 – Thèse que Ritschl s’efforce de prouver déjà en ce qui concerne l’ancienne alliance. Ainsi les sacrifices n’avaient pas d’autre sens chez les Hébreux que de rappeler que les imperfections humaines ne sont point un obstacle qui sépare Israël de Jéhovah. C’est à peu près le contraire de ce qui ressort de la lecture de l’Ancien Testament. Mais Ritschl n’est pas embarrassé pour si peu. Pour la série de prestidigitations exégético-dialectiques auxquelles il se livra afin d’établir sa thèse, voir Rechtf. und Versöhn, II page 194 et suivantes.
La portée morale du salut se montre nettement dans cette théorie. Aucun détail ne rappelle le système d’une compensation. Jésus s’est consacré à l’accomplissement de sa tâche ; il a fondé la communauté qui tend à la perfection spirituelle ; c’est par cette société que son règne s’exerce dans le monde. Il n’y a rien dans tout cela qui dépasse le mode d’influence d’un homme semblable à nous. Ajoutons, car il le faut bien, que sous prétexte de moralisme ou de moralité, il n’y a rien dans tout cela qui soit sérieusement moral, catégorique, âpre et décisif comme est le langage de la conscience. Non seulement ce n’est plus en Christ que se trouve le pardon du Père, mais dans l’Eglise (communauté historique, par opposition à la communauté sacramentelle du catholicisme), puisque le fidèle trouve sa réconciliation avec le Père non plus en Jésus-Christ, mais dans la communauté chrétienne ; non seulement on refuse de préciser ce qu’est au juste cette réconciliation (justification), sous prétexte que la théorie en est incapable ; mais encore cette réconciliation, ou cette prétendue réconciliation, n’en est pas une, puisque Dieu pardonne sans autre condition que celle d’un hasard historique : celui de faire partie de la communauté chrétienne, sans amendement et sans régénération sérieuse, puisque la réconciliation s’opère en dépit (« ungeachtet » du péché et du sentiment de la coulpe qui ne sont point enlevés.
En somme, cela revient à dire Dieu n’a ni sainteté, ni justice, il n’a que l’amour et cet amour est de médiocre qualité. Il se contente de peu, il n’est pas exigeant et, pourvu que vous vous trouviez dans le champ où son amour se déverse, c’est-à-dire dans l’Eglise historique, comme une lave brûlante descend d’un volcan, enveloppe et submerge tout ce qu’elle l’encontre, son amour aussi vous enveloppera et vous submergera en dépit des obstacles de votre péché. Qu’importe que, pris dans cette lave, subsistent des blocs d’égoïsme irréductible, puisque non reconnus, non sentis, non expiés. L’important est d’être pris dans la lave. C’est bien le contraire de ce que Jésus enseigne, de tout l’esprit de l’Evangile. Dans un système semblable, qui détruit toute la révélation de conscience et la moitié de la révélation de Christ, il est clair que les mots d’expiation, de substitution, de justification n’ont plus de sens ; la théorie du salut devient aussi facile, souffre aussi peu de difficultés, que le salut lui-même. Seulement est-ce encore un salut? Je mets en fait que toute conscience loyale et forte le repoussera comme immoral20.
Que si l’on presse Ritschl plus à fond et qu’on lui demande quelle est à ses yeux la signification spéciale et la nécessité de la mort de Christ, il répond qu’en tous cas elle ne peut avoir pour but de satisfaire la justice divine (et je le crois bien, puisqu’au fond cette justice n’existe pas). Ce que cette mort nous enseigne uniquement, c’est qu’en dépit de tout Jésus est demeuré fidèle à son œuvre ; qu’en s’approchant ainsi de Dieu, il associe à ce privilège ses disciples (on se demande comment, puisque Ritschl nie âprement toute communication directe entre Christ et son disciple) ; bien plus, que cette communion spirituelle avec le Père nous rend vainqueurs du monde, comme Jésus l’a été, au milieu même des plus cruelles épreuves. Si donc l’immolation de la croix n’a pas de valeur directe pour l’enlèvement de nos offenses, elle nous fait du moins comprendre jusqu’où le fondateur de la communauté chrétienne a poussé l’héroïsme du dévouement et de l’amour.
Au fond, d’après ce point de vue, la mort de Jésus-Christ est assimilée à celle d’un héros quelconque de l’histoire, d’un Léonidas par exemple, ou d’un Winkelried qui ont attesté en versant leur sang pour leur patrie leur généreux héroïsme dans l’inébranlable attachement au devoir, ou qui ont accepté de mourir par fidélité à la vérité connue (Socrate). Plus généralement, la mort de Christ se ramène à celle d’un martyr de la foi religieuse, à celle même des martyrs chrétiens que le christianisme a inspirés à toutes les époques. Or n’y a-t-il que cela dans la mort de Christ? Nous avons vu le contraire. Il y a dans le sacrifice du Calvaire de mystérieuses profondeurs qui le rendent distinct de tout autre acte semblable.
Cela est attesté de trois manières :
- D’abord par le témoignage unanime des croyants qui, d’une manière ou d’une autre, rattachent à cette mort leur salut.
- Ensuite par le témoignage de Jésus lui-même qui fait de sa mort, non un martyre seulement, mais un sacrifice, un don, un service volontaire de rédemption.
- Enfin par la conscience morale, qui réclame un pardon qui sauve le pécheur en foudroyant le péché, et qui voit dans la croix du Calvaire l’expression même de ce pardon d’amour et de sainteté.
Cela est si vrai que l’on a pu dire (c’est Vinet) : « Ce n’est pas l’Evangile qui nous a conservé la croix, mais la croix qui nous a conservé l’Evangile. »
L’explication morale, non parce qu’elle est morale mais parce qu’elle est individualiste absolument, ne pouvant rendre compte de ce caractère, unique et décisif de la mort de Jésus-Christ, n’a pas le droit de le contester. Les faits historiques et psychologiques ne sont pas là pour la théorie (leur rôle n’est pas de s’accommoder aux théories), mais les théories sont là pour les faits (les théories doivent s’accommoder aux faits). La mort de Jésus-Christ n’est pas là pour l’explication morale, mais la théorie morale pour la mort de Christ. Insuffisante à l’expliquer, il faut donc qu’elle abdique comme la théorie juridique elle-même.