Mais le point de vue scientifique n’est ni le seul, ni le plus important. Le point de vue moral existe, pour tout homme. Il a pour organe la conscience, et la conscience apprécie. Elle porte un jugement. Ce jugement, cette appréciation ne concernent pas seulement les actes, ils concernent la nature : l’appréciation des actes conduit à celle de la nature, parce que les actes se résolvent en nature. Je n’insiste pas sur ce point. Tout le cours précédent, consacré au problème du mal, a été la démonstration, non seulement de la légitimité de ce jugement, et de son étendue, mais encore de son caractère. Admettre la souveraineté de l’ordre moral sur l’ordre naturel, c’est admettre la souveraineté de l’appréciation de l’ordre moral sur l’appréciation de l’ordre naturel — du jugement moral (qualitatif) sur le jugement scientifique (existentiel).
Je ne saurais trop m’élever contre cette tendance, qui fut autrefois celle du déisme, à laquelle quelques théologiens chrétiens vont aujourd’hui cédant de plus en plus et qui consiste à rapporter à Dieu seul tout ce qui se passe dans la nature, à glorifier tous les phénomènes de la nature comme s’ils étaient tous également divins. MM. Ménégoz, Sabatier et Chapuis ont prononcé dernièrement, dans ce sens, des paroles très graves : « La vérité, écrit M. Sabatierb, c’est qu’à l’heure présente, la régularité grandiose et souveraine des lois de la nature et de l’harmonie de l’univers a pénétré tous les esprits, que notre piété, dans ses heures de lumière, ne se révolte pas contre ces lois, mais nous fait considérer, comme essentiellement religieux, l’acte de les contempler, de les célébrer et de nous y soumettre. » Et M. Chapuis d’ajouter : « Il reste qu’aux yeux de la réflexion, la nature c’est l’ordre, l’ordre voulu, et je ne me sens pas en droit de discuter avec l’auteur suprême de la vie. » Et la conclusion que l’on tire de tout cela, c’est que la nature étant parfaitement divine, est parfaite ; et que, donc, le surnaturel est à la fois impossible et impie.
b – Esquisse d’une philosophie de la religion, p. 83.
[La conclusion seconde qu’on en devrait logiquement tirer, c’est que la nature telle qu’elle est, et quelle qu’elle soit, est une révélation divine et, donc, une preuve de l’existence de Dieu. D’où vient qu’on ne la tire pas, qu’on ne puisse la tirer ? D’où vient que le spectacle de la nature soit un motif d’athéisme pour les neuf dixièmes de nos contemporains ?]
Ces paroles sont à la fois vraies et fausses, religieuses et impies. Ici de nouveau le simplisme complique et trouble les choses. Sans doute l’harmonie de l’univers et la fixité des lois sont divines (les enseignements et les paraboles de Jésus-Christ nous l’attestent). Mais l’univers est-il tout ordre et tout harmonie ? Osera-t-on le soutenir en présence des faits ? — Nous avons vu ce qu’il en faut penser. Sans doute encore les « lois » sont divines, mais on confond ici les lois avec les phénomènes, et l’on oublie que les phénomènes sont totalement différents suivant que les êtres se présentent à l’action des lois. La même loi qui rend le bien possible, rend possible le mal ; la même loi qui justifie le juste, condamne le méchant ; la même loi qui sanctifie le croyant, démoralise et corrompt l’incrédule et fait du vice la nature du vicieux. La loi qui fait vivre l’organisme physiologique est celle-là même qui le fait mourir ; la loi qui donne la santé donne aussi la maladie. Et dans le domaine moral, il en va de même. Dira-t-on que la mort, la souffrance et le mal sont divins au même titre que le bonheur, la vertu et la vie ? L’un n’est-il pas le contraire, la négation de l’autre ? Et dès lors le désordre n’est-il pas introduit dans l’univers, dans la nature ? Peut-on désormais encore, déifier en bloc « l’harmonie de l’univers », et dire de la nature qu’elle est « l’ordre voulu » ? Le faire, n’est-ce pas sacrifier les saintes exigences de la conscience à la réalité brutale des faits ; et renier au profit du Dieu de la nature le Dieu de Jésus-Christ, qui est aussi celui de la conscience ?
Toute la vie de Jésus-Christ est une protestation contre le mal, qui est dans la nature, contre la souffrance, qui est dans la nature, et contre la mort, qui est dans la nature. Protester contre ces choses, au nom du Dieu de la conscience et du Dieu de Jésus-Christ, ce n’est pas « discuter avec l’auteur suprême de la vie » ; c’est protester contre ce qui ne doit pas être ; c’est distinguer ce qui revient à Dieu dans l’univers, d’avec ce qui revient au mal et au péché.
Nous nous garderons donc de laisser le point de vue scientifique et naturiste (« tout ce qui est, est légitime ») empiéter sur le point de vue moral (« n’est légitime que ce qui doit être ») ; nous constaterons hardiment le désordre qui est au sein même de l’ordre majestueux de la nature et dont nous jugeons par cet ordre même ; nous définirons la nature par ce qui doit être au point de vue de la conscience. La nature, c’est ce qui moralement est normal. Nous porterons spécialement notre attention sur cette partie de la nature qui nous tient de plus prèsc, nous la définirons du point de vue moral en disant, comme nous avons déjà été forcés de le dire : que la nature humaine est déchue, par où nous entendons qu’elle est tout ensemble sous-naturelle (au-dessous de ce qu’elle devrait être comme pouvoir moral) et contre-naturelle (constituée dans la révolte et l’expérience du mal). Et nous obtiendrons de la sorte deux résultats importants : 1° la possibilité (c’est-à-dire la légitimité morale) du surnaturel ; 2° la détermination exacte de l’espèce de surnaturel possible.
c – Pour ne pas compliquer, nous laisserons hors de nos considérations la nature extra-humaine (mal physique primitif).