Le culte, action sainte, trouve son expression la plus élevée dans le sacrement ; un acte, en effet, doit réaliser la vivante union du dedans et du dehors, de l’invisible et du visible, du corps et de l’âme. Actions liturgiques, partie intégrante du culte, les sacrements peuvent être considérés, comme un acte, une confession publique (notæ professionis), visible, sensible, par lequel le chrétien déclare ouvertement sa ferme intention d’appartenir au Christ et à son Église. Mais le sacrement est aussi et surtout un acte mystérieux du Christ glorifié, à l’aide duquel il fonde et restaure une alliance nouvelle entre l’homme et Dieu, une communion ineffable et mystique entre Dieu et son Église et tous ceux qui lui appartiennent. La prière et le sacrement s’unissent ensemble dans une étroite et intime communion, mais il est cependant entre eux une réelle différence. Le sacrement et la prière expriment, il est vrai, tous les deux, un rapport avec Dieu, qui n’est pas seulement en pensée et en contemplation, mais qui est une réalité immédiate et sensible, non seulement entre le Seigneur et son Église, mais entre le Seigneur lui-même et chaque fidèle. Néanmoins, entre le sacrement et la prière il est des différences sensibles ; d’abord, l’action sacramentelle exprime une grâce invisible à l’aide d’un fait visible, tandis que la prière est un état d’âme tout entier invisible. De plus, la grâce dans le sacrement vient en aide à la faiblesse humaine en se faisant visible, se donnant sous la forme d’un gage sensible et présent et d’une parole qui se laisse saisir et toucher, pour réveiller la volonté et l’énergie de la foi contre l’influence d’un milieu qui, à force de spiritualisme, finirait par devenir énervant. Mais la grande différence, la cause de la puissance essentiellement éducatrice que dans tous les temps le sacrement a exercée dans l’Église, c’est qu’en nous donnant les gages sacrés de la nouvelle alliance, il nous communique aussi, réellement et virtuellement, la substance vivante et personnelle de Jésus glorifié, qui en rachetant les âmes veut aussi racheter les corps. Si donc dans la prière il n’y a qu’une union mystique mais réelle s’accomplissant spirituellement et ne dépassant pas les limites de l’âme, le sacrement nous fait participer à ce grand mystère, le Christ vivant et présent, se communiquant à nous avec son corps glorifié. N’est-ce pas, en effet, la fin du royaume de Dieu qu’un jour vienne où l’on verra la nature et l’histoire complètement glorifiées participer à l’éternelle rédemption ? Le dernier mot des voies de Dieu n’est-il pas encore incarnation ? Ce qui donc un jour sera pleinement manifesté, le sacrement ne fait que l’anticiper, nous le révélant à l’avance. Aussi toutes les conceptions chrétiennes se reflètent et se retrouvent dans la théorie du sacrement. Telle est la cause pour laquelle toutes les luttes confessionnelles ont toujours eu le sacrement pour leur principal et exclusif objet.
Le Christ n’a institué que deux sacrements, le baptême et la sainte cène. Si l’on veut considérer la nature et la signification de l’alliance chrétienne, il est facile de reconnaître qu’il ne peut y avoir que deux sacrements, le baptême pour constater la nouvelle naissance et la cène pour la renouveler et la conserver. C’est une fois pour toutes que la nouvelle alliance se consomme pour le chrétien, mais il faut que de temps à autre elle se renouvelle. C’est une fois pour toutes également que le chrétien devient membre du corps de Christ, mais il faut qu’il le devienne de plus en plus et toujours plus réellement. Le baptême ne peut donc pas se renouveler, mais il faut que la sainte cène soit itérativement célébrée, Incessamment atteinte et affaiblie par le péché et les influences du monde, la vie chrétienne a besoin de venir sans cesse se retremper aux sources de la réconciliation et de la nouvelle création.
Remarque. — Lorsque, en sus du baptême et de la sainte cène, l’Église catholique comprend au nombre des sacrements : la confirmation, la confession, l’ordination, le mariage et l’extrême-onction, pour justifier cette innovation elle a besoin, comme au reste l’ancienne Église lui en donne parfois l’exemple, d’élargir singulièrement l’idée de sacrement. L’Église évangélique rejette résolument l’extrême-onction ; elle la remplace plus utilement et plus chrétiennement par la sainte cène, qu’elle offre au mourant comme le saint viatique qui doit le fortifier et l’accompagner sur la voie dernière, dans sa course suprême. Elle retient et pratique la confirmation, la consécration pastorale et le mariage, persuadée qu’elle est que ces saintes actions, accomplies sous le regard de Dieu et dans la prière, confèrent la bénédiction sollicitée et méritent d’être appelées des moyens de grâce. Mais, tout en pratiquant et respectant ces saintes cérémonies, elle a soin de les différencier du baptême et de la sainte cène, d’abord parce qu’on ne peut pas invoquer en leur faveur la même origine, l’institution par le Christ, outre qu’on ne peut pas les considérer à ce titre comme des actes du Seigneur lui-même, et enfin parce que, dans leur véritable signification, elles en diffèrent essentiellement. Ces saintes actions se rapportant au baptême et à la sainte cène comme les conséquences au principe et les rayons au centre dont ils émanent, elles ne peuvent pas avoir la même signification sacramentelle. La confirmation n’est qu’une confirmation du baptême, l’absolution n’a de valeur réelle que par la sainte cène. Le mariage et l’ordination des prêtres ne concernent que quelques personnes et certaines circonstances de la vie, tandis que le baptême et la sainte cène ne s’adressent ni à l’homme, ni à la femme, ni au prêtre, ni au laïque, mais à l’homme nouveau qui est en Christ. Il ne faut donc pas l’oublier, car c’est là la différence essentielle à constater, tandis que le baptême et la sainte cène ont été institués par le Seigneur lui-même pour concourir à la création et à la conservation de l’homme nouveau, et sont absolument nécessaires au maintien de l’Église, car ils restent les présuppositions fondamentales de son développement, les conditions de son union avec le Sauveur, les autres cérémonies religieuses ne peuvent être envisagées que comme la conséquence de notre développement ecclésiastique. Aussi, quoique la Réforme, dès l’abord, eût déclaré par l’organe de Mélanchton qu’elle était toute disposée à accepter l’ordination et la confession comme des sacrements, et quoique à la rigueur elle pût les conserver à ce titre en se servant de l’ancienne langue religieuse, sans être obligée de recourir aux conceptions romaines, l’Église évangélique s’est habituée insensiblement, pour éviter toute fausse confusion, à réserver exclusivement le titre de sacrement au baptême et à la sainte cène. Quant aux actes religieux dont l’Église romaine s’obstine à faire des sacrements, elle ne les considère point comme de simples cérémonies, mais leur assigne une place intermédiaire et honorée entre le sacrement proprement dit et les actes religieux et symboliques.
Quand l’Église romaine enseigne que le sacrement opère par lui-même (ex opere operato), au seul fait de sa célébration, nous pouvons le lui accorder, à condition qu’elle reconnaisse que le sacrement dépend non de la foi du prêtre ou de celle de l’Église, mais seulement de la parole et de l’institution du Seigneur. Mais si, de plus, l’on veut que la vertu sanctifiante du sacrement puisse s’exercer sans la foi vivante de celui qui le reçoit, à la condition seulement de ne pas rencontrer de résistance (obicem non ponere), nous devons protester contre une pareille erreur. Déjà le culte, dans sa véritable signification, affirme l’union de l’homme et de Dieu, de la grâce et de la liberté, et, par conséquent, le sacrement exprimant la grâce divine à son moment le plus élevé et le plus impressif, ne peut pas ne pas appeler le concours de la liberté humaine, dans le vif et absolu sentiment de son indépendance et de sa responsabilité. Si donc l’on veut dire que le sacrement fonde la foi et la conserve, concentrant comme dans un foyer lumineux tous les rayons de la grâce divine, c’est à la condition de ne pas oublier que l’homme, en sa présence, plus que pour tout autre moment du culte, doit recueillir toutes les puissances de sa foi. Toute la foi qu’une âme humaine peut éprouver dans le culte, en entendant la parole de Dieu, à l’heure du recueillement et de la prière, elle doit la recueillir et la réserver tout entière lorsqu’elle est appelée à participer au sacrement.
Les Luthériens et les Réformés admettent ensemble le même nombre de sacrements et la nécessité de la foi pour l’efficacité sanctifiante du sacrement, mais ils se divisent dans la conception du mystère du sacrement. Seuls, les Luthériens en maintiennent la plénitude. Zwingle, en fait, annéantit complètement le mystère sacramentel, car pour lui le sacrement n’est que le symbole qui nous rappelle notre foi, ou l’acte par lequel nous la confessons. Calvin, se plaçant à un point de vue tout autrement élevé, considère le sacrement comme un gage de la grâce présente (symbolæ non absentium, sed præsentium pignora gratiæ) et un signe visible de l’invisible communion avec le Christ. Il confesse le mystère dans le sacrement, car il croit que les signes de la grâce sont accompagnés du don de la grâce invisible. Le luthéranisme admet également le sacrement comme un gage de la grâceb. C’est cette conception commune aux Luthériens et aux Calvinistes qu’en tout temps les théologiens et surtout ceux de l’école de Mélanchton se sont efforcés de mettre en avant, toutes les fois qu’ils ont travaillé au rapprochement des deux Églises. Mais la divergence reparaît quand il s’agit d’établir la signification particulière du sacrement. Calvin, en effet, ne voit dans le sacrement qu’une union spirituelle avec Jésus-Christ, et repousse résolument l’union physico-spirituelle. Or nous croyons que ce n’est qu’en reconnaissant avec Luther un mystère spirituel et naturel dans le sacrement, qu’on l’admet dans sa véritable et réelle signification. A ne voir, en effet, dans le sacrement, avec Calvin et Mélanchton, qu’une union spirituelle (unio mystica), c’est ne lui reconnaître qu’une valeur disciplinaire et pédagogique. Mais dans la prière il y a aussi une union mystique ; à ce titre, la seule signification du sacrement serait de venir, en aide par un gage visible à la faiblesse de notre foi. Si le sacrement n’a qu’une signification psychologique et pédagogique, celui qui possède la foi dans sa pleine assurance peut donc s’en passer, puisque par la prière il peut obtenir tout ce que donne le sacrement. Il est vrai que l’on peut nous répondre : « Qui est assez fort pour se passer du secours extérieur et des symboles visibles, que le Seigneur a jugés nécessaires à la faiblesse de sa foi ? Quelle est cette foi qui croit pouvoir se priver du secours du Seigneur ? Quel est le fidèle qui se croit assez intimement uni avec l’Église invisible et avec le Sauveur pour n’avoir plus besoin du lien visible à l’aide duquel le Seigneur invisible veut attirer toutes les âmes à lui et les unir dans un même corps ? » Nous voulons bien le reconnaître, cette conception pédagogique du sacrement non seulement n’est pas sans valeur, mais même elle a la valeur qui d’abord doit provoquer notre attention ; nous n’en soutenons que plus fermement que le sacrement n’obtient sa complète et réelle signification que quand on le reconnaît comme préfigurant l’union mystérieuse de l’esprit et de la nature.
b – Confession d’Augsbourg. — Les sacrements sont des signes et des témoignages que nous présente la bienveillance divine, afin de ranimer et de confirmer la foi de ceux qui viennent y participer. Apologie de la Confession. — Les sacrements sont des rites institués par Dieu et qui impliquent la promesse de la grâce.
Sur ces réflexions préliminaires, nous pouvons maintenant aborder l’étude particulière à chacun des deux sacrements.
Le baptême est en même temps l’acte de l’Église confessant sa foi, s’agrégeant un nouveau membre, et l’acte du Christ, le Roi et le souverain Sacrificateur invisible, fondant lui-même son Église dans l’individu, et le faisant entrer dans le rapport seul vrai avec le Dieu qui veut être invoqué comme Père, Fils et Saint-Esprit, invocation qui oppose la religion chrétienne au paganisme et au judaïsmec. Le baptême faisant entrer l’homme dans le rapport véritable qui doit unir la créature au Créateur, on peut le définir : l’acte constitutif de la nouvelle alliance. D’après la notion vraie de l’alliance religieuse, ce n’est pas l’homme qui le premier entre en rapport avec Dieu, c’est la grâce rédemptrice qui le prévient. C’est Dieu qui le premier l’appelle et le choisit, le mettant à part de cette masse qui se corrompt et vit sous la domination du péché, et le place au bénéfice de ses promesses dans le milieu des révélations et des influences de l’Esprit. Ce fut un acte de l’élection qui fonda l’ancienne Alliance. Le Seigneur prit à part Abraham pour le culte véritable. Il fit alliance avec lui et sa postérité, et lui donna la circoncision comme le signe de cette alliance. La nouvelle Alliance procède également d’un acte d’élection. Le nouvel Adam choisit ses disciples dans le sein de la vieille humanité, et les introduisit dans la relation nouvelle avec Dieu : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisisd. » Ce que fut l’élection du Christ pour les apôtres, nos pères en la foi, le baptême l’est pour toutes les générations suivantes, car c’est par lui que se réalise historiquement la rédemption pour l’individu. S’il a fallu à l’humanité une histoire sainte pour la préparer au nouveau développement de sa vie religieuse, à l’individu il faut aussi le baptême, présupposition sainte, qui embrasse tout son avenir, mais pour le délivrer et le féconder.
c – Matthieu 28.18-20 ; Marc 16.16.
d – Jean 15.16.
Pour les chrétiens, mais avec une signification beaucoup plus élevée, le baptême est ce qu’était pour les juifs la circoncisione. Pour eux, il est en effet le gage qui leur atteste que le Dieu de l’Église veut être le Dieu du fidèle, et que le simple fidèle a aussi pour rédempteur le Rédempteur de l’Église. Le baptême est par conséquent destiné à répandre sur toute la rie la consolante pensée de la grâce qui l’a élu. Cette pieuse certitude, il serait difficile aux croyants de la retenir au milieu des contradictions et des souffrances de la vie, si elle n’était qu’une certitude purement idéale. Mais, dans la prévision de leurs faiblesses, Dieu l’identifie avec un signe manifeste, le signe du baptême, qu’ils peuvent contempler au ciel, aux heures des ténèbres, qu’elles viennent du dehors, ou que, intérieures, elles ne soient que pour l’âme qu’elles envahissent et possèdent ; alors, élevant le regard en haut, ils peuvent voir le signe lumineux du baptême, comme aux jours de Noé, on vit l’arc dans la nuée. Mais si le baptême répand sur notre vie la consolation de notre élection, il nous impose l’obligation de garder l’alliance du Christ et de demeurer fidèlement dans la communion du Père, du Fils et du Saint-Esprit, car ce décret d’élection n’est pas définitivement conclu par le baptême, il doit s’affirmer dans les épreuves et les luttes de la liberté. A ce point de vue, nous pouvons considérer le baptême comme l’initiation à toutes les responsabilités et à toutes les saintes résolutions de la conscience morale, sous les auspices de la grâce qui ne cesse de veiller sur nous.
e – Colossiens 2.11.
Remarque. — Nous sommes ici au moment où Luther et Calvin se rencontrent pour concevoir tous les deux le baptême comme un gage de la grâce. A ce moment, cependant, se produit entre eux une complète divergence sur la manière dont ils comprennent la doctrine de la prédestination. D’après Calvin, il n’y a aucune relation réelle entre la prédestination et le baptême. La double élection est arrêtée de toute éternité, et le baptême ne peut servir de rien à ceux qui n’ont pas été élus dans les conseils secrets de la prédestination éternelle. La prédestination luthérienne se confond avec le baptême et se subordonne à ses influences sanctifiantes. Pour Luther, le baptême est chargé de réaliser le décret de grâce par lequel Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Nous n’avons plus besoin d’interroger anxieusement le décret mystérieux de l’élection ou de la réprobation, car chacun de nous peut lire dans son propre baptême son élection pour le salut. Luther, en concevant le décret de Dieu comme un fait qui ne se réalise que dans l’histoire et avec le temps, respecte profondément les vrais intérêts de la liberté. Dès lors, le baptême n’est plus pour lui que le véritable commencement de la vie chrétienne. Il domine et détermine toutes les circonstances fondamentales qu’implique l’avenir de la vie chrétienne dans le temps. A la liberté, qui souffre et qui lutte, le baptême rappelle l’élection de la grâce, promet l’assistance du Seigneur, et laisse entrevoir la certitude de la victoire ; aux faibles qui se découragent, préférant la lassitude et le repos aux fortes et décisives résolutions, le baptême rappelle qu’ils doivent « travailler à leur salut avec crainte et tremblement », car le décret divin n’est pas absolu mais relatif. Pour celui qui est déchu et se repent, le baptême est aussi par excellence le sacrement de la repentance, car faire véritablement pénitence, dit Luther, c’est revenir à son baptême dont on est déchu. Devenons-nous infidèles, le Seigneur demeure fidèle, et il reçoit à bras ouverts le pécheur repentant.
Puisque nous concevons le baptême comme un gage, il faut bien nous demander s’il n’est que la promesse de la nouvelle naissance, ou si, avec les gages et les symboles de la nouvelle naissance, il nous communique la nouvelle naissance elle-même. Mais, pour répondre à cette question, il faut au préalable que nous sachions si l’on doit donner à la nouvelle naissance un sens purement moral et psychologique, ou si nous la concevons, ce qui est infiniment plus grand et plus vrai, comme la fondation non seulement d’une conscience nouvelle, mais d’une vie nouvelle, non seulement d’une foi nouvelle, mais d’un homme nouveau infiniment plus grand que l’être personnel qui le précède. Si nous acceptons la nouvelle naissance avec cette signification, si vivante et si réelle, nous sommes bien obligés de reconnaître que le baptême est, non seulement le gage et la promesse de la grâce divine, mais un véritable bain de renaissancef, contenant lui-même, non la renaissance personnelle, mais la renaissance virtuelle et essentielle. Le baptême étant bien réellement le commencement de la vie chrétienne, doit être par conséquent le bain de la renaissance, car tout vrai commencement comprend déjà en lui-même le but que doit réaliser le développement dont il est le point de départ. Le but de la nouvelle création chrétienne est ce nouvel homme, que nous ne connaîtrons complètement que quand l’âme et le corps, l’esprit et la nature, s’unissant et se confondant ensemble, fêteront dans la même gloire leur éternelle résurrection. La nouvelle création chrétienne embrassant l’homme tout entier dans son esprit, dans son âme et son corps, doit par conséquent commencer par un fait organique, réconciliant la nature et l’âme, et contenant dans une plénitude féconde tout ce qui doit se manifester dans le temps. Le mystère du baptême est précisément ce germe vivant mais caché. L’expérience ne peut le constater, mais le croyant qui accepte le baptême comme le commencement complet de l’œuvre que le Seigneur doit achever un jour, forcément croit en son propre baptême, promesse et gage d’une vie personnelle et croyante, le faisant entrer lui-même dans l’ensemble et le mystère de l’économie divine ; mais ce gage et cette promesse, loin d’être pour lui de simples figures, sont le réel commencement d’une existence en complète harmonie avec le Seigneur dans la grâce créatrice. Le croyant acceptant le baptême comme le commencement vivant de la nouvelle création du Seigneur, forcément doit voir en lui un mystère objectif et réel qui saisit une partie de son être, que ne lui révèle pas l’expérience, car pour elle il n’existe pas encore. Cette partie mystérieuse de lui-même, cette vie cachée en Dieu, en Christ, par le fait du baptême, il la sent unie au Christ, non point en figure et en image, ni même psychologiquement, mais virtuellement, organiquement, et formant un même corps avec le Sauveur qui doit transformer notre corps vil en son corps glorieux, car il n’est pas seulement le Rédempteur de l’âme, mais celui du corps.
f – Tite 3.5.
L’on demandera maintenant : Le baptême, action ecclésiastique et par conséquent humaine, soumis au hasard et à l’arbitraire des circonstances, peut-il être le seul moyen de la nouvelle création de Dieu en l’homme ? Le Seigneur ne pourrait-il pas faire sans le baptême ce qu’il fait par le baptême ? Nous répondrons que le Seigneur n’est jamais dans la dépendance des lois et des moyens qu’il a lui-même institués. Sa grâce par conséquent n’est pas l’esclave du baptême ; seule, l’Église est absolument obligée et reste dans l’absolue dépendance de toutes les institutions du Seigneur. Il nous faut donc maintenir l’ancienne règle : Necessitas sacramentorum non est absoluta sed ordinata, — les sacrements sont de nécessité, non point absolue mais ordonnée, non point immédiate mais médiate.
Remarque. — Le point de vue auquel nous nous plaçons pour comprendre le mystère du baptême, nous ne le donnons point pour le seul possible, mais comme le plus complet et le plus conséquent. Nous savons bien cependant qu’étant donnée la tendance qui domine aujourd’hui les esprits, il n’est pas destiné à devenir jamais populaire, tandis qu’au contraire le sens psychologique et pédagogique du sacrement sera accepté sans difficulté par tous ceux qui obéissent à la foi chrétienne. Cependant, quand la spéculation chrétienne se pénètre de l’enchaînement qui rattache la doctrine des sacrements à la doctrine eschatologique, elle doit de plus en plus revenir à l’ancienne conception chrétienne ; illustrée par un Irénée, elle revit tout entière dans la conception luthérienne de la sainte cène. Mais si l’on donne au baptême une valeur exclusivement psychologique, le commencement de la vie chrétienne reste en dehors de la véritable réalité et s’isole dans un milieu exclusivement intellectuel. La nouvelle création chrétienne n’ayant qu’une valeur psychologique, son eschatologie ne peut plus être qu’un pur royaume de l’esprit sans la réalité et sans la nature. Si l’on croit au contraire que la glorification des corps et de la nature doit être la fin nécessaire poursuivie par là création, et qu’on ne veuille pas cependant admettre le baptême comme le mystère sanctifiant de la nature, on se condamne à une flagrante inconséquence, on veut un royaume du Christ se consommant dans une gloire étrangère à son développement et à son commencement actuels.
La nouvelle naissance s’initie mais ne se consomme pas dans le baptême, car ce n’est pas le baptême seul, mais la foi et le baptême qui nous sauventg. La nouvelle naissance ne se réalisera que lorsque la grâce du baptême deviendra véritablement une nouvelle naissance personnelle. Ce fut un acte du Christ qui, au commencement, fonda l’Église en la créant virtuellement au cœur de ses apôtres, mais cette création virtuelle ne devint réelle que lorsque, à la Pentecôte, le saint Esprit rendit manifeste la gloire du Seigneur. Il faut aussi pour nous, en vertu de la même loi, que l’Esprit vienne saisir et développer le germe créateur reçu au jour du baptême. Nous pouvons dire par conséquent que le baptisé n’est pas réellement né de nouveau, jusqu’à ce qu’il ait fêté sa Pentecôte, le saint Esprit glorifiant en lui la nouvelle naissance et la grâce du baptême. Ces deux actes, qui ne sont que les deux aspects de l’œuvre de la grâce, le côté objectif et le côté subjectif, le fait virtuel et le fait personnel, dans ce nouveau commencement de vie s’accomplissent simultanément quand le baptême est administré à des adultes. Mais lorsque le baptême, selon sa véritable signification, est administré à des enfants, ces deux moments de la grâce restent séparés et ne se rencontrent qu’à la suite d’un développement dans le temps. La nouvelle naissance ne se réalisant alors qu’à la suite de libres et douloureux efforts de la part de l’homme, nous pouvons constater que la grâce du baptême ne devient la grâce véritable qu’avec le concours de la liberté.
g – Marc 16.16.
Remarque. — Le baptisme affirme que la nouvelle naissance doit précéder le baptême. Il s’appuie sur ce fait du baptême des adultes, ne s’accomplissant jamais sans un acte de foi préalable de leur part. Cette affirmation n’a d’autre cause que la confusion du réveil et de la nouvelle naissance. Il est évident qu’un réveil, qu’une foi préalable doit précéder le baptême des adultes. Mais, par contre, la foi qui est le point de départ pour un développement du caractère chrétien, pour une vie toute pénétrée des influences des faits révélés, présuppose toujours la grâce du baptême, car c’est elle seule qui rend l’individu capable de bénéficier des moyens disciplinaires et des forces chrétiennes que possède l’Église. Mais alors que l’on considère le baptême, non plus comme la cause, mais comme l’effet de la grâce qui réveille et convertit, même alors on est obligé de dire qu’un rapport réel, tendance et vie, ne peut commencer pour l’individu qu’à partir du baptême ; ce n’est qu’à ce moment que l’Esprit fait, avec la grâce de l’élection, une vie conséquente et voulue en Christ. Il nous faut donc toujours revenir à cette parole de Luther : « Je ne veux pas établir mon baptême sur ma foi, mais au contraire ma foi doit s’affirmer et s’édifier sur mon baptême. »
Puisque le baptême est par excellence la consécration au culte en esprit et en vérité, le sacrement de l’élection et de la grâce prévenante, on ne peut que lui reconnaître sa véritable signification en l’administrant aux enfants. Il est vrai qu’aux premiers jours de l’Église, il dut être surtout le baptême des adultes. Le christianisme, alors à l’état de mission, ne s’adressait qu’aux adultes et aux grandes personnes ; mais, dès que l’Église fut constituée et que, grâce à elle, il y eut une vie chrétienne pour la famille et pour la société, dès lors forcément le baptême dut devenir le baptême des petits enfants. Par cette pratique, bien loin d’oublier la véritable signification du baptême, l’Église ne fait que la rappeler, car, par cela seul qu’il est la création non point d’une conscience nouvelle, mais de l’homme nouveau, non point d’une personnalité nouvelle, mais de la vertu morale qui en est la présupposition et le germe, il est évident qu’à ce titre le baptême est toujours le baptême de l’enfanceh.
h – Voir la brochure de l’auteur : Le baptême et la question baptiste.
Remarque. — L’impiété de tant de baptisés, que si souvent l’on nous cite comme une preuve sans réplique contre la grâce efficace du baptême, ne prouve qu’une chose : c’est que cette grâce n’agit pas magiquement, mais en se conformant toujours aux conditions d’un développement libre et personnel. Au reste, ce fait peut s’expliquer tout à la fois par le péché personnel de l’individu refusant de mettre à profit les grâces du baptême, et par la négligence de l’Église qui ne prend pas la peine de rechercher, avant de conférer le baptême, si elle agit dans les conditions favorables et absolument nécessaires au développement de la grâce dont il est garant, ou qui, au préalable, n’a pas su entretenir ou réveiller le sentiment de la responsabilité en présence des grâces divines, par exemple par des instructions de catéchumènes incomplètes. Peut-être aussi, pour expliquer le fait, faudrait-il recourir aux mystérieuses dispensations de l’élection qui n’accorde pas à tous les baptisés d’arriver en même temps aux bienfaits de la nouvelle naissance, et retient les uns au seuil même de l’Église beaucoup plus longtemps que les autres sur les premiers degrés de la grâce prévenante. (Voir l’article de l’élection individuelle.)
Passons maintenant de la question de la nature du baptême à celle de l’administration ecclésiastique de ce sacrement, et demandons-nous quels sont les individus auxquels l’Église, comme dispensatrice des mystères de Dieu, est tenue de le conférer. Il est clair que, conformément à son institution, le baptême ne doit être administré que quand on peut prévoir qu’il aura pour conséquence l’établissement d’un culte chrétien et les conditions de piété qui naturellement l’accompagnent. Plus l’Église, dispensateur intelligent des grâces divines, s’appliquera pour ce qui la concerne à ce que toujours la foi et le baptême s’unissent ensemble chez tous ses membres, et plus elle réalisera le but de sa vocation ; plus également elle aura le droit de remettre entre les mains du Seigneur, comme choses ne
lui appartenant point à elle-même (τὰ οὐκ ἐφ᾽ ἡμῖν), mais à Dieu et à son Esprit, les conséquences de son œuvre. Par conséquent, le baptême ne doit jamais être imposé par la contrainte, car là où il y a une résistance positive au christianisme, il ne saurait devenir le principe d’une vie chrétienne. Quand on prévoit que ce fondement de notre foi ne pourrait se poser que dans le déshonneur ou le mépris, il ne faut pas même tenter de le faire. On est en présence d’une défense formelle du Seigneur. Il ne veut pas que nous jetions les choses saintes aux chiens et les perles aux pourceaux. A cette recommandation, il est évident qu’on ne saurait soustraire l’administration des sacrements. D’un autre côté, l’Église doit repousser l’exclusivisme baptiste, qui ne veut administrer le baptême qu’avec la certitude absolue que le sacrement et la foi se rencontreront ensemble. Dès lors, en effet, l’Église serait obligée de renoncer au baptême des enfants, et pour plus de certitude différer indéfiniment celui des adultes. A cet exclusivisme on peut opposer la parabole du Sauveur jetant sans hésiter la bonne semence, quoiqu’il sache bien qu’une partie tombera le long du chemin. Cette parabole doit naturellement nous venir en mémoire, quand il s’agit de dispenser la grâce baptismale. Souvent aussi, si l’on écoutait toujours des scrupules exagérés, tout en croyant refuser le sacrement à ceux qui nous en paraissent indignes, nous en viendrions à le refuser à des âmes pour lesquelles il eût porté du fruit. Par conséquent, nous pouvons affirmer comme la règle générale que seules des circonstances exceptionnelles pourront modifier, que l’Église doit donner le baptême aux adultes quand chez eux elle peut constater la volonté qui le désire ; que toujours elle doit baptiser les enfants là où il y a une Église constituée, une éducation chrétienne capable de les amener à la foi. Quant à décider ce qu’il en sera de ce baptême, quelles seront pour le baptisé lui-même les bienfaits et les responsabilités qui en résulteront, ce n’est point à nous mais à Dieu seul qu’il appartient de le dire.
Remarque. — On ne peut résoudre la question de la validité du baptême par contrainte et in extremis, si au préalable on n’a pas résolu celle de sa nécessité pour le salut. L’emploi du baptême par contrainte est toujours, en effet, la conséquence d’une fausse conception se représentant le baptême comme valant par lui-même et indépendamment de toute autre circonstance, une grâce telle que sa présence ou son omission entraîne forcément la vie ou la mort éternelle. Sous le premier rapport, on doit fermement maintenir que le baptême ne peut sauver qu’avec et par la foi. Et quant au second point, il ne faut pas perdre de vue que, quoique l’Église soit liée aux institutions du Seigneur, et qu’elle ne doive connaître par conséquent d’autre entrée dans la vie éternelle que le baptême, elle est tenue néanmoins de se rappeler que le Seigneur lui-même ne s’est jamais laissé lier par l’action visible, et que sans elle il a su donner tout ce qu’elle représente et signifie. Nous maintenons donc l’ancien canon : Non privatio sed contemptus sacramentidam nat. Ce n’est que sous ces réserves que, dans les cas de nécessité, l’Église peut administrer le baptême. Cette pratique sera l’expression d’une foi consciencieuse qui, se sentant liée à l’institution du Seigneur, trouve une consolation dans la pensée que celui qui a part au baptême est incorporé au Seigneur en qui l’Église visible et l’Église invisible sont indissolublement unies.
Demandons-nous enfin comment l’Église doit administrer le baptême et dans quelles conditions il reste valable. L’essentiel, c’est qu’il soit administré conformément à l’institution du Seigneur. Le baptême est valable dès qu’il est administré au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Alors, peu importe qu’il le soit par immersion ou par aspersion, car ce n’est pas la quantité, mais la qualité de l’élément visible qui intéresse la validité du sacrement. Mais la parole et les institutions du Seigneur supposent toujours une Église qui lui serve de témoin. L’ancien symbole du baptême doit donc être ajouté à la formule du baptême pour préciser la foi au nom de laquelle le baptême est administré. Cette confession de l’Église doit être rappelée toutes les fois que des circonstances extraordinaires imposent la célébration du baptême. Mais, dans une Église régulièrement organisée, on ne devra jamais célébrer le baptême sans la mentionner directement. Si de nos jours cette confession a été souvent omise ou changée, dans certaines liturgies du baptême, la cause en est à l’indifférence qui ne sait plus lire les paroles de l’institution « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », car seul le Symbole des apôtres est l’explication légitime et suffisante de ces paroles du Seigneur.
Au baptême des enfants et comme le confirmant, se rattache la confirmation ecclésiastique. La confirmation n’est pas une institution du Seigneur, mais on peut l’envisager comme émanant de l’Esprit de l’Église. Si la confirmation dans l’Église évangélique était réellement ce qu’elle doit être, en la célébrant le confirmé aurait sa Pentecôte transformant sa foi de catéchumène en une foi vivante et personnelle. On ne saurait donc méconnaître la valeur de cette cérémonie, car en ce jour-là c’est tout à la fois l’Église qui émancipe le catéchumène, le déclare parvenu à sa majorité spirituelle, et le cathéchumène qui confesse publiquement la foi qui le fait membre de l’Église fondée par les apôtres. L’instruction religieuse, et tout particulièrement l’éducation chrétienne doivent tendre, par tous les moyens que Dieu donne à l’homme, à faire de la confirmation un engagement solennel, éveillant dans l’âme du jeune homme le vif sentiment de sa responsabilité et le ferme propos d’une consécration définitive au Sauveur qui l’a racheté. A cette condition, cette journée sera une joie à la pensée de la grâce du baptême, et de toutes les saintetés, et de toutes les richesses que lui promet la nouvelle Alliance.
Si le baptême est le sacrement des enfants, la sainte cène est celui des chrétiens parvenus à leur majorité. Si le baptême est la fondation, la sainte cène est le renouvellement de la nouvelle alliance. Par le baptême l’homme est incorporé au nouveau royaume, la possibilité et les conditions de la personnalité lui sont conférées. Au jour de la sainte cène, la nouvelle personnalité parvient à sa véritable majorité. La sainte cène est donc le sacrement des hommes faits, celui qui requiert le plus le sentiment de notre responsabilité, car il met aux prises pour la lutte définitive la grâce et la liberté. Aussi, pour constater l’importance de ce moment, tous s’entendent et rendent hommage à sa signification chrétienne, à son imprescriptible valeur, car c’est autour de ce sacrement et à son occasion qu’ont éclaté les luttes les plus vives, les schismes les plus douloureux.
Considérée comme un acte liturgique, la sainte cène doit être d’abord pour nous une déclaration solennelle, émanant du Seigneur lui-même, instituée par lui pour rappeler sa mémoire. Le repas pascal devait en Israël perpétuer le souvenir de l’alliance conclue par l’Éternel avec ses pères et faire revivre la délivrance de l’esclavage du pays d’Egypte. Pour nous, chrétiens, la sainte cène doit être également un souvenir et une action de grâces (eucharistie) pour la rédemption et l’expiation accomplies par Jésus-Christ ; en participant à ce banquet, nous annonçons la mort du Seigneur. En rompant le pain, c’est avec actions de grâces que nous devons nous rappeler Celui dont le corps a été rompu pour nous ; en participant à la coupe, Celui dont le sang a été répandu pour la rémission de nos péchés, retenant en même temps la ferme résolution de vivre et de mourir dans la nouvelle Alliance, sous la garde du Seigneur, seul capable de nous garder et de nous sanctifier. La sainte cène est certainement un acte de foi accompli par l’Église, mais elle est aussi un acte du Seigneur Jésus toujours présent au milieu de nous. Celui qui nous a dit : « Faites ceci en mémoire de moi, » nous dit également : « Je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles. » Mais si Jésus veut que nous nous rappelions son souvenir, ce n’est pas parce qu’il est absent et qu’il est mort, mais parce qu’il est vivant et toujours présent au milieu de nous. Ce n’est qu’en nous pénétrant de cette divine intention, que nous pourrons saisir la pensée véritable du mystère sacré. En célébrant la sainte cène, le croyant ne regarde pas seulement à Jésus crucifié et mort pour nos péchés, mais à Jésus ressuscité, assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant, pour nous communiquer la plénitude de ses grâces et de ses dons, par le moyen de ses sacrements administrés conformément à leur institution.
La sainte cène, dans sa véritable signification, n’est donc point une action humaine, rappelant la mémoire du Sauveur dans une pensée d’actions de grâces, mais un acte de Jésus lui-même, toujours vivant et assis dans les cieux à la droite de Dieu le Père. Ce n’est qu’à ce titre qu’elle peut être le lien qui renouvelle et consomme l’ancienne Alliance. Aussi certainement que tu manges de ce pain et que tu bois de cette coupe, aussi certainement le Seigneur renouvelle l’alliance de sa grâce qu’il avait contractée avec toi dans ton baptême ; de nouveau il t’assure la rémission de tes péchés, de nouveau il te promet la consolation de sa rédemption. Quelque grande que soit la place que tienne cette vérité dans le mystère de la sainte cène, elle est loin cependant d’en épuiser la réelle signification. Mais le Seigneur ne veut pas faire seulement de la cène l’acte par lequel il nous garantit l’absolution de nos péchés et l’assurance de sa grâce, il veut aussi qu’elle soit le pain vivant qui nourrit en vie éternelle : « Ceci est mon corps, ceci est mon sanga. » Quoique ces paroles soient interprétées de bien des manières différentes, on est cependant obligé de reconnaître qu’elles signifient tout d’abord une communion réelle et vivante avec le Seigneur. « Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang, vous n’aurez pas la vie en vous-mêmes. » Si vous ne vous appropriez que mes paroles et mes promesses, vous n’aurez point la vie en vous ; pour avoir la vie, il faut que ma personne, mon être tout entier devienne la nourriture de votre vie. Quoique ces paroles ne se rapportent qu’incidemment à la sainte cène, il est clair cependant qu’elles ne trouvent que dans la sainte cène leur complète réalisation. Mais si la communion avec le Sauveur se réalise d’une manière spéciale dans la sainte cène, si, d’après les propres paroles du Seigneur, cette communion toute spéciale a pour condition la participation au pain et au vin sacrés, alors nécessairement se pose la question : Comment cette communion se réalise-t-elle ? Comment pouvons-nous nous représenter la nourriture céleste, la grâce invisible, se communiquant à nous par le moyen de ces dons visibles de la nature, le pain et le vin que nous recevons à la sainte table ? C’est sur cette question que s’accusent toutes nos divergences confessionnelles. On les tient aujourd’hui pour d’inutiles et dangereuses subtilités, attendu qu’elles poursuivent un mystère insaisissable pour la pensée humaine. Quant à nous, tout autre est notre intention ; nous ne voulons pas comprendre ce qui de sa nature est incompréhensible, mais nous plaçant en présence d’un fait, le sacrement, nous recherchons seulement quelle est la véritable manière de le comprendre. Aucune argutie humaine ne pourra jamais supprimer la part de mystère qui lui est inhérente, car toutes les confessions chrétiennes, à l’exception des Zwingliens, enseignent que dans la sainte cène, nous avons d’abord à nous incliner devant un mystère. Toute la question est de savoir quel est le mystère devant lequel nous devons nous incliner.
a – Matthieu 26.26-28 ; Jean 6.53 ; Marc 14.22-24 ; Luc 22.19-20 ; 1 Corinthiens 11.24-25.
De l’assentiment de tous, il y a donc dans la sainte cène une présence réelle (præsentia realis) et une communion véritable avec le Sauveur. L’Église catholique conçoit cette communion sous une forme tellement sensible, que pour elle le sacrement n’a plus de signification naturelle et symbolique. Les signes visibles sont transformés immédiatement au corps et au sang du Sauveur ; les substances du pain et du vin deviennent celles du corps et du sang, le pain et le vin restant de vaines apparences.
Contre cette transsubstantiation supprimant les signes naturels, les réduisant à n’être plus que des apparences, niant le royaume de ; la nature pour exalter celui de la grâce, l’Église évangélique a toujours professé et toujours maintenu la réalité naturelle des signes sensibles. Le pain est pain, le vin est vin, et n’est que le symbole du corps et du sang du Seigneur. En ce sens, et contradictoirement à la transsubstantiation, toute l’Église évangélique se rattache au « cela signifie » de Zwingle. Au point de vue historique, dans l’enchaînement des faits religieux, la conception rationnelle de Zwingle a une bien plus haute signification que celle qu’on lui concède ordinairement. Zwingle s’en tint sans doute trop exclusivement à la simple protestation ; Lutherb, par contre, retint bien la présence réelle du Seigneur, mais une présence réelle voilée, cachée et distribuée avec, sous et dans les signes naturels. Calvin chercha un juste milieu entre Zwingle et Luther, mais pour aboutir à une théorie de la présence réelle qui n’est que la transsubstantiation catholique retournée en sens inverse, et tout aussi exagérée.
b – Confess. d’Augs. En ce moment le dogme luthérien n’a pas encore trouvé sa véritable signification.
La théorie calviniste de la présence réelle est une exagération en sens inverse, mais tout aussi exclusive que la transsubstantiation catholique. A la confusion catholique elle oppose une disjonction arbitraire. Calvin s’est égaré dans un dualisme qui oppose le royaume de la nature à celui de la grâce, le ciel à la terre, l’esprit à la matière. A son dire, le Sauveur glorifié ne peut pas être présent sur la terre, car en vertu du principe qui restreint la présence d’un corps personnel dans un moment de l’espace, il ne peut être au ciel que dans un lieu limité et restreint. Sur la terre, dans la participation à la cène, il n’y a pas autre chose que le pain et le vin ; mais lorsque ce pain, et ce vin sont reçus avec foi, l’âme croyante est transportée dans le ciel, par un effet mystique de l’influence de l’Esprit, et, s’unissant d’une manière surnaturelle et réelle avec le Seigneur, son corps glorifié devient véritablement la nourriture de son âme (cibus mentis). La cène calviniste comprend deux moments : l’un s’accomplit sur la terre, l’autre dans le ciel ; l’un en esprit, l’autre en réalité ; les croyants seuls participent au moment céleste, les incrédules ne consomment que l’acte matériel et ne reçoivent que du pain et du vin. Une communion célébrée par des incrédules seuls ne serait plus la réalité, mais seulement l’ombre visible du sacrement. Cette doctrine est donc la contre-partie exclusive de la doctrine catholique. Si l’Église catholique conçoit le moment céleste comme présent immédiatement, avec la suppression de la réalité extérieure, l’Église calviniste, laissant intégralement substituer l’élément naturel, ne voit la présence réelle du Christ que dans le ciel et l’âme croyante.
La doctrine luthérienne s’affirme non seulement en opposition à la transsubstantiation catholique, mais à la conception calviniste qui sépare arbitrairement le ciel et la terre. Le Christ n’étant séparé des siens ni par l’espace, ni par le temps, nous ne sommes pas obligés de monter au ciel pour le retrouver et le rejoindre. Le Christ est à la droite de Dieu, mais la droite de Dieu est partoutc et, par conséquent, il est tout entier et indivisd dans la sainte cène, dont il veut faire d’une manière toute spéciale le lieu de sa présence. Il est ici question non de deux actions, l’une céleste et l’autre terrestre, toutes les deux distinctes, mais d’une seule action se faisant terrestre et visible dans le sacrement. Dans l’acte sacramentel, la substance céleste se donne dans, avec et sous (in, cum, sub) la substance céleste. Le corps de Christ, auquel nous fait participer l’acte sacramentel, ne peut pas plus se concevoir sans la spiritualité qui le caractérise, que cette spiritualité à son tour ne saurait exister sans le corps qui la manifeste dans le sacrement. Nous participons donc à ce corps spirituellement et réellement.
c – Dextera Dei ubique est.
d – Totus et integer.
Si maintenant nous cherchons à saisir l’idée réelle qu’implique la doctrine du sacrement dans l’Église luthérienne, nous n’aurons pas de peine à nous assurer qu’elle est parfaitement indépendante des formes scolastiques dont la théologie l’a trop longtemps revêtue, et surtout de l’ubiquitarisme exagéré, que nous avons dû déjà ramener à sa véritable valeur en étudiant la doctrine christologique. Lorsque nous aurons dépouillé cette idée de toutes les formules équivoques qui la compromettent, nous n’aurons pas de peine à reconnaître qu’elle n’est que l’affirmation de la souveraineté du Christ, chef de la nouvelle création, dont la fin et la gloire ne peuvent se retrouver que dans la nature humaine définitivement affranchie et rachetée. Pour nous donc, la sainte cène est l’union avec le Christ, proclamé et reconnu la puissance qui réconcilie l’esprit et la nature dans la définitive union qui attend la création. Nous ne pouvons pas plus nous soustraire à cette conception, que nous ne saurions oublier que le Christ n’est pas un pur esprit, mais le Logos incarné, et que l’homme créé à l’image de Dieu ne peut être réellement lui-même qu’à la condition d’être le trait d’union entre l’esprit et la nature, la résurrection des corps restant la conception du christianisme la seule conséquente et réellement dernière, au sens eschatologique et idéal. La conception luthérienne de la sainte cène est, au sens à la fois le plus chrétien et le plus prophétique, l’anticipation réelle de l’union avec le Sauveur, dont la plénitude doit se répandre en toutes choses pour toutes les consommer. Elle reconnaît donc dans la sainte cène non seulement une nourriture pour l’âme (cibus mentis), comme Calvin, mais une nourriture pour l’homme nouveau tout entier, pour l’homme à venir de la résurrection, dont le germe caché se développe déjà, en attendant qu’au jour de sa glorification il se révèle à l’image du corps glorifié du Christ. Que l’Écriture conçoive la doctrine de la sainte cène en corrélation avec la théorie des dernières choses, la parole de saint Paul et celle du Seigneur Jésus nous l’enseignent : « Vous devez annoncer la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne. » — « Je ne boirai plus de ce fruit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon père. » Quelle que soit la manière dont on interprète ces paroles, on ne pourra pas faire que la sainte cène ne soit en définitive, dans la pensée de ceux qui les ont prononcées, une prophétie défait, une anticipation de l’union que doit un jour réaliser le royaume céleste, unissant les rachetés au Sauveur et les faisant se confondre tous ensemble dans le même amour et le même corps, puisque tous, comme dit l’apôtre, participent au même pain.
Nous reconnaissons donc avec Luther, dans la sainte cène, l’indissoluble et sainte union du mystère spirituel et du mystère naturel, le Christ tout entier se donnant lui-même dans le sacrement comme la nourriture de l’homme nouveau. Afin de préciser ces célèbres paroles : « Prenez, mangez, ceci est mon corps, ceci est mon sang », aidons-nous d’un fait que nous emprunterons au royaume de la nature et de la première création. Dans le pain et le vin considérés comme aliments naturels, ce n’est pas la matière en elle-même qui est nutritive et fortifiante, mais la force nutritive qu’elle recèle, force créatrice, que l’on pourrait appeler la bénédiction. Ce mot « bénédiction » exprime la présence du principe créateur dans les dons de la nature. Le paganisme pressentait déjà cette vérité. Il prétendait que Cérès et Bacchus étaient présents dans le pain et le vin, que les hommes dans le pain et le vin mangeaient Bacchus et Cérès. Il voulait dire évidemment que l’acte nutritif n’est pas la participation matérielle à un élément matériel, mais au principe créateur lui-même, seul capable d’alimenter et de faire vivre. Dans la religion révélée, nous savons que le Fils, le Logos divin, le principe créateur, est présent dans tout le royaume de la nature, et que la force vivifiante de tous les biens de la nature est la propre force du Fils de Dieu, dont la plénitude remplit toutes choses. C’est donc le Logos créateur qui nous donne le pain et le vin. Dans le royaume de la nature, nous l’entendons déjà nous dire : « Prenez et mangez, c’est moi, c’est ma substance, ma force créatrice et conservatrice, dont vous devenez participants dans le pain et le vin ; c’est elle qui est en vérité votre nourriture et votre force. » « Je ne voudrais jamais plus boire, dit maître Eckhart, si dans mon verre il n’y avait quelque chose de Dieu. » Mais ce ne sont là que des ombres par rapport au mystère que nous révèle la cène du Seigneur. Dans la sainte cène, il ne s’agit plus de la présence du Logos, mais de la présence du Christ, de son corps et de son sang. Nous ne cherchons pas dans la sainte cène le Logos créateur et conservateur de la nature, nous pouvons le trouver dans le pain et le vin ordinaires. A ce saint mystère nous demandons ce que la nature tout entière ne peut nous donner, le Sauveur ressuscité, le chef de la nouvelle création, seul capable de nous rendre participants de l’amour qui réconcilie et embrasse non seulement les âmes mais les corps, les transformant et les consacrant afin qu’ils deviennent le temple du Christ. Le pain et le vin, les dons les plus nobles de la nature, se transforment dans le sacrement ; au service du royaume de la grâce, ils deviennent les agents et les médiateurs qui nous communiquent le Christ invisible, la nourriture céleste pour le royaume de la gloire à venir. Ce n’est plus du pain et du vin ordinaires, mais le pain et la coupe bénis. Ce n’est plus la bénédiction de la première création, mais la bénédiction de la rédemption de la nouvelle création. La force du Christ ressuscité est dans le pain que nous mangeons et dans la coupe que nous buvons. Par ce pain et ce vin, nous avons communion au corps et au sang du Christ ; dans le pain consacré est la force qu’il comparait lui-même au grain de blé et que, comme une immortelle semence, il a déposée dans le sein de l’humanité, pour qu’elle prît force et vie et portât beaucoup de fruits. Dans la coupe consacrée est aussi cette force émanant de son âme à lui, qu’il compare au cep et appelle le cepe, dont la sève divine doit toujours nous pénétrer pour que nous croissions en lui. Il ne peut donc être ici question d’une manducation du Christ au sens où l’entendaient les Juifs de Capernaümf ; car pour nous, il ne s’agit que d’une participation au Christ, le principe de la création renouvelée du nouvel homme et de l’homme futur, de la résurrection dont nous attendons la glorieuse manifestation. Il ne peut pas non plus être question d’une présence du Christ d’après les catégories de l’espace, mais d’une présence qui porte en elle la vertu de la sphère supérieure et céleste, et la fait pénétrer invisible dans la sphère inférieure et terrestre. Cette mystérieuse présence s’accuse en nous et hors de nous par ses effets et ses dons, car elle est le Seigneur se donnant lui-même. Prenez, mangez, buvez, c’est moi, je vous donne ce, qui est en moi, la force la plus intime de ma vie ! Si vous ne mangez mon corps et ne buvez mon sang, vous n’aurez pas la vie en vous-même.
Au terme de cette étude, nous pouvons donc affirmer l’insuffisance et l’impossibilité de la théorie calviniste, car elle ne reconnaît que pour les seuls croyants la présence du Christ dans la cène ; ce ne sont pas en effet la foi et la piété de l’homme, mais la parole de Dieu et son commandement qui constituent le sacrement ; pas plus que la nature du terrain bon ou mauvais ne peut changer le grain de blé qu’on lui confie, pas plus la nature du cœur de l’homme ne peut avoir prise sur la véritable signification du sacrement. Aussi il est dit formellement : « Que chacun s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de cette coupe, car celui qui en mange et en boit indignement mange et boit sa propre condamnation, ne discernant point le corps du Seigneur. » Les incrédules eux-mêmes qui participent à la cène entrent en rapport avec le Saint des saints, et quoiqu’on ne puisse pas dire, au sens propre du mot, qu’ils participent au sacrement, ils le reçoivent cependant. Si l’homme mange sa propre condamnation, la faute n’en est point à son manque de connaissance ou à la faiblesse de sa foi. Le sacrement véritable, qui existe indépendamment de nos impressions et de nos sensations, manifeste sa vertu et sa puissance de relèvement par la bénédiction qu’il apporte à ceux qui sont faibles dans la foi et qui ont besoin d’être fortifiés. La prérogative par excellence de ce sacrement, c’est qu’on peut dire de lui que, comme le Seigneur, il compatit aux plus faibles. Mais le sacrement subjectif que nous créons nous-mêmes, qui est l’œuvre de notre foi et reste dans la dépendance de l’impression du moment, ne peut aboutir qu’à un effort de l’imagination, qu’à un douloureux élan de l’âme cherchant à nous élever jusqu’au ciel. Ce n’est donc nullement la faiblesse de la foi et le manque d’intelligence religieuse qui condamnent l’homme à manger sa propre condamnation, mais seul le sens impur qui ne discerne ni le corps du Seigneur, ni le saint d’avec le profane, et qui s’approche néanmoins de la table du Seigneur sans préparation et sans examen.
Si nous rejetons la conception calviniste qui fait dépendre de la foi du fidèle la présence du Christ, nous repoussons non moins résolument le dogme romain qui veut que le pain et le vin consacrés soient le corps et le sang du Christ, lors même qu’ils ne seraient pas consacrés en vue de la communion. Pour nous, la présence du Christ dans la sainte cène ne peut se réaliser qu’au sens et dans la dépendance des paroles de l’institution ; à ce titre donc elle ne saurait se séparer de la célébration du sacrement et ne vaut que pour ce moment. Le Seigneur ayant institué la sainte cène comme un acte un et indivisible, distraire l’un des éléments, même pour un usage sacré, c’est commettre un acte arbitraire et injustifiable. Nous repoussons par conséquent l’adoration de l’hostie ; ce rite et le sacrifice de la messe ne sont que la conséquence et l’application de la théorie de la transsubstantiationg.
En comparant les théories catholique, luthérienne et réformée sur le sacrement de la cène, il nous sera facile de nous assurer que ces trois conceptions, si exclusives et si tranchées, correspondent aux trois aspects
sous lesquels on peut considérer la vie chrétienne. La transsubstantiation exprime la fausse union entre le royaume de la grâce et celui de la nature, la nature restant sacrifiée au profit de la grâce. A tous les moments de la doctrine catholique doit donc se retrouver la fausse conception qu’accuse sur l’autel la présence réelle. Il est facile en effet de le constater, le catholicisme procède toujours magiquement ; pour lui, ce monde doit devenir instantanément le royaume de Dieu, et les intérêts mondains, l’art, la science, la politique, se faisant les serviteurs de la pensée religieuse, font se confondre ensemble les royaumes de la terre et le royaume du Christ. On peut donc dire, considérant le catholicisme au point de vue eschatologique, qu’il anticipe faussement le retour du Seigneur. Déjà, en ce monde, il fait apparaître sa gloire sous une forme visible. Aussi, dans ce culte aux proportions si grandioses, il est impossible de méconnaître l’empreinte du génie païen se trahissant par la préférence toujours si marquée du visible sur l’invisible. La sainte cène calviniste accuse au contraire entre le royaume de la grâce et celui de la nature un dualisme absolu. Sous l’influence de cette irréductible opposition, on en vient à voir deux sacrements dans le sacrement, l’un s’accomplissant dans le ciel et l’autre sur la terre. Cette opposition entre le ciel et la terre, entre la grâce et la nature, est la caractéristique essentielle du type calviniste. L’austérité de la foi réformée voit partout entre le ciel et la terre une limite infranchissable. Tandis que le catholicisme, dans son culte, cherche à donner au monde spirituel une forme séduisante, la rigidité puritaine bannit de ses temples l’art, les symboles et les images, relevant sans cesse la parole au détriment de l’action liturgique. Pour cette conception religieuse, il n’y a aucun rapport véritable entre la nature et l’Esprit ; la nature n’est à l’âme qu’un moyen et un point de départ. L’essentiel pour elle est une piété sans éclat et sans apparence, et l’idéal un mysticisme se dérobant aux contacts et aux impressions du dehors, pour ne vivre que dans l’invisible réalité. Au point de vue psychologique, il faut bien également le reconnaître, le calvinisme retient trop visible l’empreinte juive. Quoiqu’il attende la résurrection des corps et le nouveau ciel et la nouvelle terre, il ne sait trouver dans le présent aucun moment capable de préparer cette glorieuse évolution, toujours enfermé qu’il est dans son dualisme rigide. Le dogme luthérien de la sainte cène ne procède ni d’une opposition entre la nature et la grâce, ni d’une magique transsubstantiation de la grâce dans la nature, mais de l’intime et réelle alliance des puissances célestes et terrestres. Cette alliance du surnaturel et du naturel, du céleste et du terrestre, est le caractère essentiel du luthéranisme ; aussi la voit-on se reproduire dans son culte, sa poésie et sa vie morale. Au point de vue eschatologique, au sens le plus profond du mot, il peut être envisagé comme une prophétie chrétienne. Et lorsqu’on a voulu faire de la tendance romantique la caractéristique fondamentale de la conception chrétienne, opposée au formalisme classique de l’antiquité païenne, on a trouvé la formule qui le mieux exprime le type luthérien dans sa véritable réalité. Dans le catholicisme, le romantisme se complaît aux choses terrestres, la conscience prend le visible pour l’invisible et se laisse aller à un repos trompeur, au milieu des pompes de l’Église visible. Dans le calvinisme, au contraire, le romantisme n’est qu’une mystique intérieure n’apercevant le Seigneur Jésus qu’au ciel, et le royaume de la gloire dans un lointain indéfini. Dans ce système, il n’y a donc pour l’âme chrétienne d’union possible avec le Sauveur que par l’intermédiaire du mystique élan de l’imagination. Tout autre est la foi luthérienne ; elle se sait et se sent en plein dans les vivantes réalités du mystère de la nouvelle création. De partout viennent à elle les lumières et les attraits pénétrants du monde qui se renouvelle. Au sein de toutes ces certitudes et de toutes ces grâces, elle peut regarder à l’avenir, dans la pleine possession d’elle-même. La foi luthérienne se différencie de la foi catholique ; toujours intime et vivante, elle a pour objet une réalité qui se voile, se fait invisible, et ne consent à se laisser saisir, ainsi que c’est le cas pour la grâce sacramentelle, que dans, avec, et sous les apparences visibles. Dans les phénomènes du royaume de la nature, cette foi sait reconnaître les types et les symboles visibles de la gloire invisible, destinée à se réaliser au jour de notre Seigneur Jésus-Christ. Aussi, pour elle, l’art et la poésie ont une véritable valeur ; sans les idolâtrer, ainsi que fait l’Église romaine, elle les accepte avec une pieuse reconnaissance, au milieu des incertitudes de l’heure présente, comme une prophétie anticipée de la gloire future qui pour toujours saura concilier et l’esprit, et la matière, et l’âme, et le corps.
Après nous être enquis de la véritable signification du sacrement, nous dirons, quant à ce qui concerne son administration, qu’il n’y a qu’une règle essentielle : reproduire le plus fidèlement possible la manière dont l’a institué le Seigneur. La quantité, la qualité et la forme des éléments sont choses peu importantes. Il est nécessaire, cependant, que le pain et le vin, ou les similaires qui les remplacent en cas de nécessité absolue, soient véritablement rompus et mangés. Si nous nous demandons à quelles personnes l’Église, bonne dispensatrice des mystères de Dieu, peut et doit donner la sainte cène, tout d’abord nous répondrons que ce sacrement ne peut être administré qu’aux baptisés. La sainte cène est le sacrement des chrétiens adultes ; la communion des enfants doit être interdite de la manière la plus absolue. Les chrétiens confirmés peuvent seuls être admis à la pratique de ce sacrement. La sainte cène, le sacrement de la liberté et de la personnalité chrétiennes, ne peut pas être donné non plus aux aliénés, aux malades et aux mourants qui, avec la conscience d’eux-mêmes, ont perdu le libre usage de leurs facultés. On doit également se rappeler que, puisqu’elle est le moment le plus solennel du culte, on ne saurait en écarter avec trop de soin les indignes dont la vie et les mœurs déshonorent l’Église. Donner aux saints les choses saintes (sancta sanctis), telle était la règle de l’ancienne Église. L’application de cette règle n’est possible que dans les Églises qui, à l’exemple des temps apostoliques, retiennent encore l’usage de la discipline. Gomment, dans nos circonstances actuelles, pourrions-nous revenir à cette discipline chrétienne dont l’absence est accusée par tant de regrets légitimes mais impuissants ? Cette question n’est plus du ressort de la Dogmatique, elle rentre dans la discipline qu’étudie le Droit ecclésiastique.
Intervient maintenant la confession pour nous préparer à la communion chrétienne. La confession particulière n’est pas dans l’Église luthérienne, comme dans l’Église catholique, l’énumération forcée de tous les péchés commis dans un certain laps de temps, mais une libre confidence s’accomplissant dans le sentiment de la liberté chrétienne, et la douleur de la repentance. L’absolution au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, que confère l’Église, fait partie intégrante du pouvoir de lier et de délier qu’elle a reçu des apôtres, mais ne peut être exercée qu’à la condition du changement du cœur et de la foi, dans les termes mêmes requis par l’Évangile, pour la véritable rémission de nos péchés. La confession privée est en fait abolie. Ce qui subsiste encore sous ce titre répond bien peu à la signification et à l’institution primitives. L’absolution est toujours prononcée après une exhortation générale, sans qu’à vrai dire la confession ait eu lieu. Sous ce rapport on devra donc tenter une réforme : ou bien on cherchera à faire revivre la confession privée ; ou, comme on l’a déjà proposé, on fera disparaître tout rapport entre la confession et la sainte cène, omettant l’absolution générale, qui n’a plus du reste sa raison d’être, la confession privée une fois supprimée ; l’on s’en tiendra à une exhortation générale à rentrer en soi-même, à s’examiner soi-même, avec la mention expresse des promesses les plus formelles de l’Évangile pour le pécheur qui se repent ; et l’on terminera par la bénédiction implorée sur tous les communiants. L’on doit reconnaître que l’ancienne Église n’a eu ni la confession, ni l’absolution comme préparation à la sainte cène, et qu’elle a regardé comme suffisante l’exhortation de saint Paul à s’examiner soi-même. C’est ce dernier moyen qui sera sans doute appliqué comme la seule réforme en ce moment praticable, et c’est au reste en ce sens que se prononcent les plus nombreuses sympathies. Il est, de plus, évident que l’on ne pourrait rétablir la confession privée que dans les Églises luthériennes existant à l’état de communautés dissidentes.
Remarque. — L’on ne peut nier que la confession ne réponde à un besoin profond de la nature humaine. Il y a une grande vérité psychologique dans cette parole de Pascal : « Souvent l’homme n’arrive à la connaissance vraie du péché et à la force des bonnes résolutions, que quand il a confessé ses fautes, non devant Dieu seul, mais devant un homme. » L’on a trop exalté le catholicisme pour avoir donné à l’homme, par le moyen de la confession, la faculté de déposer l’aveu de ses fautes dans le sein d’un autre homme, avec la certitude qu’il y reste scellé sous le sceau sacré d’un secret éternel, et qu’en retour il peut recevoir le pardon de ses fautes, au nom du Seigneur. Mais la confession privée de l’Église luthérienne, bien mieux que la confession catholique, satisfait à ce besoin, car, ramené à sa véritable expression, il se réduit au désir de pouvoir ouvrir sa conscience, la déchargeant du poids qui l’oppresse, dans un aveu que sollicite et que reçoit l’intimité chrétienne sous le regard de Dieu. Ce n’est donc que dans la confession luthérienne que ce désir peut trouver sa véritable satisfaction, tandis qu’au confessionnal catholique il ne peut trouver que la contrainte légale qui, sous le prétexte de le satisfaire, ne peut que le froisser et l’abaisser. Il faut en effet que le chrétien se fasse le pénitent et que, prosterné aux pieds du prêtre, il se laisse questionner, sonder et scruter sur une série de péchés embrassant un long espace de la vie. Cet interrogatoire devient souvent une perquisition oppressive, qui provoque les abus les plus douloureux et les plus honteux. La confession catholique est donc à la confession luthérienne ce que la loi est à l’Évangile ; les bienfaits qu’elle a pu réaliser ne l’ont été par elle que lorsque, infidèle à elle-même, elle n’a plus été que la confession luthérienne. Ce profond besoin de la nature humaine pourrait aujourd’hui encore trouver sa satisfaction dans l’Église évangélique, quand l’intimité existe entre le pasteur et les membres de son troupeau. On doit donc déplorer que la confession ainsi entendue tende à disparaître comme institution. Que d’âmes, en effet, plus nombreuses qu’on ne le pense, sentent le besoin d’être délivrées en confessant leurs fautes non seulement à Dieu mais à un homme, et restent exposées à périr quand, incapables de trouver la paix directement dans la communion du Sauveur invisible et les promesses de l’Évangile, elles ne peuvent pas aller auprès du pasteur investi de l’autorité d’un saint ministère.
L’administration régulière des sacrements et la prédication de la parole ont été confiées par le Seigneur à l’Églisea ; de là, la notion du ministère ecclésiastiqueb. Le sacerdoce chrétien universel n’exclut pas le sacerdoce particulier, réclamé par la bonne administration de l’Église chrétienne. Quoique le Seigneur n’ait donné aucune consécration particulière à ceux qui devaient être pasteurs et docteurs, déjà cependant, dans l’Église apostolique, nous voyons apparaître l’ordination pastorale comme une institution voulue par l’Esprit Saint. Si dans l’Église luthérienne, selon la coutume apostolique, les pasteurs sont consacrés par l’imposition des mains de leurs frères (acte symbolique, signifiant la transmission d’un don spirituel), nous ne pouvons pas confondre cette consécration avec un sacrement ordinaire, ni la considérer comme impliquant ces dons extraordinaires des temps apostoliques, mais nous ne pouvons pas cependant la réduire à n’être qu’une simple cérémonie sans aucune puissance véritable. Un ministère institué par le Seigneur doit nécessairement contenir une force et une autorité émanées du Seigneur lui-même. Sous peine de se contredire lui-même, il ne peut pas non plus n’être pas accompagné dans une certaine mesure des vertus et des promesses visiblement réalisées par les apôtresc. Il y a donc dans le ministère pastoral une autorité qui procède du Seigneur lui-même, et qui fait du pasteur le serviteur d’office de l’Église et du Seigneur Jésus. Cette autorité devient un don, une grâce d’État, et rend le pasteur capable de servir à l’édification, à l’exhortation et à la consolation de l’Église. Ce don ne peut pas se trouver avec la même grâce et la même efficace chez ceux qui n’ont pas reçu l’ordination, car ils n’auront jamais qu’une vocation humaine et toute privée. Quoique l’Église luthérienne, par crainte du principe hiérarchique, n’ait jamais osé formuler le ministère comme un dogme, en fait, elle croit que l’ordination est plus qu’une simple cérémonie. Au reste, les ministres fidèles reconnaissent tous que, pour la pratique de leur ministère, ils ont toujours puisé des forces nouvelles dans la conscience de leur vocation. Il est clair cependant que la grâce conférée par l’ordination ne peut pas être une force sensible et irrésistible. Pour qu’elle agisse, elle a besoin de la foi, de l’effort moral, personnel et persévérant. « Adonne-toi à la lecture, à l’exhortation, à l’enseignement ; ne néglige pas le don qui t’a été donné par la prophétie et l’imposition des mainsd ». On peut dire de l’ordination ce qu’on a déjà dit du sacrement : son influence ne peut s’exercer qu’à la condition de servir et d’être servi, celui qui le reçoit unissant volontairement à la grâce reçue toutes les forces dont il dispose. L’ordination ne peut donc être qu’à celui qui est réellement préparé à la recevoir ; déjà saint Paul exhorte Timothée à n’imposer les mains avec précipitation à personnee.
a – Matthieu 28.18-20 ; Luc 22.16.
b – Éphésiens 4.11 ; Conf. d’Augs. V.
c – Luc 21.15.
d – 1 Timothée 4.13-14.
e – 1 Timothée 5.22.
Remarque. — La hiérarchie catholique se considère comme la légitime héritière de l’apostolat. Elle croit que, directement et sans aucune interruption, par l’imposition des mains, elle se rattache aux apôtres, formant avec eux un corps hiérarchiquement ordonné dans toutes ses parties. Quant à nous, nous nions résolument cette prétendue succession apostolique. Il est facile d’abord de démontrer que la chaîne a été maintes fois brisée ; et de plus, que les apôtres n’ont laissé aucun héritier pourvu de leurs dons miraculeux pour diriger l’Église, et qu’ils ont même négligé de nous donner la moindre instruction sur ce sujet si important cependant. A cet effet, l’Église seule peut être leur légitime et direct héritier. A l’Église par conséquent d’appeler les serviteurs dont elle peut avoir besoin et de leur confier le ministère institué par le Seigneur, bien persuadée que lui, le seul et vrai maître, saura leur donner l’Esprit qui leur est nécessaire. Si, bientôt après la mort des apôtres, le régime épiscopal fut introduit dans l’Église, il le fut sans aucune subordination hiérarchique. Les évêques, successeurs immédiats des apôtres, et parmi lesquels nous reconnaissons plusieurs de leurs disciples personnels, surent donner à la conscience ecclésiastique de leur temps son expression la plus complète et la plus élevée. Ils furent à la lettre les serviteurs de l’Église et ne connurent d’autre modèle que celui du bon berger qui donne sa vie pour son troupeau. Mais de bonne heure aussi on peut voir la perturbation s’introduire dans cette harmonie des premiers jours. Les évêques en viennent insensiblement à se considérer comme les héritiers légitimes de l’infaillibilité apostolique, l’autorité suprême devant laquelle en dernière instance doivent se terminer toutes les contestations. La hiérarchie est déjà tout entière dans la confusion du ministère particulier avec le sacerdoce universel, cause première de la désorganisation de l’ordre primitif. On considère, en effet, dans l’Église romaine, le sacerdoce particulier comme le principe qui crée et fait vivre le sacerdoce universel. Comme conséquence s’introduisit bientôt la distinction de plus en plus marquée entre le prêtre et le laïque, le prêtre constituant à lui seul l’Église dont le laïque n’est plus qu’une dépendance. Nous pouvons constater à partir de ce moment la perversion complète de l’ordre apostolique. Il est de toute évidence, en effet, que le sacerdoce universel peut seul être la cause du ministère particulier et que, par conséquent, les apôtres, avant d’être les apôtres, la suprême autorité de l’Église, doivent être d’abord de simples fidèles. Quoiqu’ils surent conduire l’Église avec l’autorité de l’inspiration, ils n’ont jamais prétendu la dominer hiérarchiquement comme maîtres et seigneurs. Toujours ils se sont considérés comme ne formant qu’un seul corps avec elle, bien convaincus que, s’il y a divers dons, il n’y a jamais qu’un seul et même esprit. Tel est l’ordre que l’Église évangélique cherche à maintenir. Quoique nous ne voulions pas amoindrir l’ordination ecclésiastique, nous ne voulons pas cependant la mettre au niveau des sacrements ordinaires qui appartiennent au sacerdoce universel, le baptême et la sainte cène. Car le vice originel de la hiérarchie, c’est qu’elle fait de l’ordination le sacrement par excellence, celui qui communique à tous les autres la valeur qui leur est propre. Le grand mensonge de la hiérarchie, c’est de vouloir imposer la prêtrise comme donnant elle-même à l’Église, par le moyen des sacrements qu’elle administre, la force dont elle a besoin, la prêtrise restant toujours son principe constitutif et conservateur. L’Église romaine fait, il est vrai, une exception pour le baptême qui, dans les cas de nécessité pressante, peut être administré par un laïque ; mais l’absolution et la sainte cène, le prêtre seul peut en être l’administrateur ; lui seul a la puissance de célébrer le sacrifice. L’Église évangélique, au contraire, professe d’une manière absolue que la parole et l’institution divine, mais non l’ordination, donnent seules au sacrement sa valeur, et que, quand même un apôtre administrerait le sacrement, il ne pourrait pas lui donner une plus grande vertu que celle que lui confère le fait de son institution. Aussi reconnaissons-nous que, dans les temps de nécessité, la prédication de la parole et l’administration des sacrements peuvent être exercées par de simples chrétiens, en vertu seulement du sacerdoce universel dont ils ont été faits participants par la grâce du baptême. Par conséquent, en cas de nécessité, l’Église peut faire des prêtres, avec ses anciens, bien qu’ils soient laïques, lorsque par les malheurs des temps les pasteurs régulièrement ordonnés deviennent impossibles.
Quant au pouvoir des clés, la puissance qui lie et qui délie, qui donne ou qui retient le pardon des péchés, qui accorde ou qui refuse l’admission aux sacrementsf, nous pouvons dire ce que nous avons déjà dit de l’administration des sacrements et de la parole divine : avant d’appartenir au ministre officiellement ordonné, il appartient à l’Église qui toujours a le droit de l’exercer. L’action disciplinaire ne peut être par conséquent légitimement exercée que par le pasteur assisté du laïque et avec l’assentiment de l’Église. Les apôtres eux-mêmes exercèrent cette puissance, comme au reste toutes les fonctions ecclésiastiques, non point en opposition hiérarchique avec l’Église, mais dans une entente commune de leur esprit avec son espritg.