Abraham est assis devant la porte de sa tente, à l’heure de midi, pour se reposer de son travail, quand tout à coup trois hommes se trouvent devant lui, sans que l’on sache d’où ils sont venus. En réalité, ce ne sont pas des mortels ; mais leur aspect, paraît-il, ressemble à celui de voyageurs qui ont besoin de repos et de réconfort. L’un d’eux est appelé Jéhova, « l’Eternel ; » les deux autres sont nommés anges ou « messagers. » De tout temps, les interprètes de la Parole sainte ont différé dans la manière d’expliquer le profond mystère qu’il faut en tout cas reconnaître ici. Le nombre trois est sans doute en relation avec le mystère de la Trinité. Comme le « Trois fois saint » des séraphins (Ésaïe 6.3) glorifie le Père, le Fils et l’Esprit ; de même, ici, dans l’apparition de ces trois êtres célestes, se révèle l’existence de Dieu en trois personnes. Ce serait cependant faire erreur que de dire que les trois personnes divines elles-mêmes, le Père accompagné du Fils et du Saint-Esprit, sont apparues à Abraham. Deux des trois personnages étalent certainement des anges. C’est-à-dire des esprits célestes dont Dieu se sert en faveur de ceux qui doivent avoir l’héritage du salut (Hébreux 1.14) ; ils apparaissent dans une forme humaine à ceux dont l’œil est ouvert pour cela. Les deux anges avaient la mission de sauver Lot et d’exécuter le jugement sur Sodome. Mais qui est celui qu’ils accompagnent ? Cette question nous a déjà occupés lorsque nous étudiions l’apparition de l’Ange de l’Eternel à Agar (Genèse 16.7-14). Depuis saint Augustin, la plupart des théologiens pensent que ce personnage aussi est un être créé, un ange, et que, lorsqu’il est dit : « L’Eternel apparut, l’Eternel parla, » cela signifie que Dieu se révèle et parle par son envoyé. Mais l’interprétation des plus anciens Pères est peut-être plus simple et plus fidèle au texte sacré : ce ne serait pas, d’après eux, une créature, mais le Fils de Dieu lui-même — le Fils éternel et incréé qui est une même essence avec le Père, la splendeur de sa gloire, l’image empreinte de sa personne — qui apparaîtrait ici dans la même forme que les anges et préluderait à son incarnation en visitant Abraham et en acceptant son hospitalité sous les chênes de Mamré. Comme c’est par lui que le Père a créé toutes choses, il convient aussi qu’il soit le messager du Père pour porter sa parole et sa révélation aux patriarches. C’est à son image que l’homme a été créé au commencement ; il faisait ses délices des enfants des hommes ; son amour l’a attiré vers eux, et il n’a pas dédaigné de leur apparaître sous une forme humaine. C’est à ce fait que Jésus fait allusion quand il dit aux Juifs (Jean 8.56) : « Abraham s’est réjoui de voir mon jour ; il l’a vu, et il en a eu de la joie. — Les Juifs lui dirent : Tu n’as pas encore cinquante ans, et tu as vu Abraham ? — Jésus leur répondit : En vérité, je vous dis qu’avant qu’Abraham fût, je suis. »
L’Eternel condescend à renouveler à Abraham l’assurance que Sara sera la mère du fils promis. « Je reviendrai, et dans un an, Sara, ta femme, aura un fils. » Il a de la joie à donner cette assurance à son fidèle serviteur. Pour lui-même, la naissance de ce fils, par qui la bénédiction se répandra sur tous les peuples, a de l’importance. Car, lorsque les temps seront accomplis, le Fils de Dieu même s’unira à la race d’Abraham ; c’est au milieu d’elle que sa place sera préparée ; c’est comme fils d’Abraham, comme fils d’Isaac, qu’il naîtra et qu’il vivra sur la terre.
Abraham paraît s’être douté peu à peu de ce qu’étaient les trois étrangers auxquels il offrait l’hospitalité, jusqu’à ce que la clarté se fit entière, de sorte qu’à la fin ce ne fut plus en hôte et en ami, mais en adorateur qu’il s’adressa à eux. Jérôme parle d’un térébinthe, situé près d’Hébron, sous lequel cette scène se serait passée ; aujourd’hui encore, on y voit un très vieil arbre que l’on appelle le chêne d’Abraham. Ce dut être un repas solennel et aimable tout ensemble que celui qui fut célébré là. Qui n’aurait désiré d’y prendre part ? Mais ce n’est pas à nous qu’il sied d’exprimer ce désir ; car le Seigneur a usé envers nous de la même condescendance. « Beaucoup de prophètes et de rois ont désiré de voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, et d’entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu » (Luc 10.24). En parlant ainsi, Jésus pensait avant tout à ses premiers disciples, qui voyaient les jours du Fils de l’homme sur la terre, et avec lesquels il vivait familièrement ; mais cela s’applique aussi à nous. « Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde » (Matthieu 28.20). Il entre chez, nous et habite au milieu de nous par le Saint-Esprit (Jean 14.17-18). Il nous parle par sa Parole et nous rassemble autour de sa table. Il ne nous manque que de voir de nos yeux. Mais celui qui a l’œil de la foi ouvert, peut attester que la présence du Seigneur dans l’Eglise et dans les croyants nous apporte plus de grâces et nous ouvre la source d’un plus grand salut qu’à Abraham sous les chênes de Mamré.
Cette apparition merveilleuse n’est pas seulement le prélude du temps où le Fils de Dieu devait vivre sur la terre, en vrai homme, dans ce même pays de Canaan ; elle est aussi le gage de ce que l’avenir réserve encore au peuple de Dieu. « Je vous reverrai, et votre cœur se réjouira, et personne ne vous ravira votre joie » (Jean 16.22) ; « Je ne mangerai plus de cette Pâque jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le royaume de Dieu… (Luc 22.16 et suivants). Ce repas, auquel le Fils de Dieu lui-même et les deux messagers célestes prirent part devant la tente d’Abraham ; est le gage de ce temps bienheureux où Christ se rendra visible à nous, dressera sa tente et habitera parmi nous, comme un ami chez ses amis. Abraham et tous les justes des temps passés seront aussi là. C’est en vue de ce moment surtout qu’Abraham avait sujet de se réjouir lors de la céleste apparition ; il voyait le jour de Christ. Cet événement était pour lui et doit être pour nous le gage de la réunion de tous les fidèles et des saints anges avec eux, auprès du Seigneur, au grand jour de l’avènement de Jésus-Christ.
« Prenez part aux nécessités des saints ; empressez-vous à exercer l’hospitalité les uns envers les autres, sans murmures ; car, par elle, quelques-uns ont logé des anges sans le savoir » (Romains 12.13 ; 1 Pierre 4.9 ; Hébreux 13.2). L’exemple d’Abraham est une belle illustration de ces préceptes bien connus. Il ne connaissait pas les trois étrangers qu’il voyait arrêtés sous l’ombrage des arbres ; il les prenait pour des voyageurs fatigués qui, au chaud du jour, avaient besoin de repos et de réconfort. Peut-être se sentait-il attiré vers eux et les prenait-il pour de saints hommes qui avaient dû, comme lui, quitter leur patrie pour le Seigneur. Il court au-devant d’eux et se prosterne devant celui qui lui paraît le plus digne ; prêt à tout faire pour eux, il les invite amicalement et respectueusement à ne point passer outre : Dieu les a conduits à sa tente, afin qu’ils s’y restaurent avant d’aller plus loin. Ils répondent : « Fais comme tu l’as dit. » Sara pétrit elle-même la farine et cuit les gâteaux. Abraham va chercher dans son troupeau le meilleur veau et le fait préparer par son serviteur ; quand l’heure du repas est arrivée, lui-même apporte à ses hôtes le beurre, le lait et les autres mets, et, pendant qu’ils mangent, il se tient debout sous l’arbre, écoutant leurs discours et attendant leurs ordres.
Voilà l’hospitalité, joyeuse, prévenante, ne ménageant pas ses peines en faveur de l’étranger. Abraham avait éprouvé lui-même dans son pèlerinage combien il est doux d’être ainsi reçu. Il agit selon la parole : « Ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur aussi de même » (Matthieu 7.12). « Donner vaut mieux que recevoir » (Actes 20.35). Ainsi le père et le précurseur des croyants est en même temps un modèle des bonnes œuvres. Nous avons à suivre son exemple ; nous surtout qui connaissons Celui qui dira un jour : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné »à manger : j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez accueilli ; ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, vous me l’avez fait à moi-même » (Matthieu 25.35-40). Il faut reconnaître le Seigneur dans nos frères. « Honorez Dieu les uns chez les autres, » dit saint Augustin. C’est l’incrédulité qui refroidit l’amour ; si notre cœur est plein de foi, nous serons hospitaliers et doux. Nous ne sommes pas riches comme Abraham ; nous ne pouvons individuellement exercer l’hospitalité qu’en petit. Mais ce qui importe, ce n’est pas de donner beaucoup, c’est de ne pas se borner à charger les autres et à les payer pour qu’ils agissent, mais de nous mettre nous-mêmes à l’œuvre, de visiter la veuve et l’orphelin, de leur témoigner personnellement notre sympathie, en sorte qu’ils puissent se dire : « Il y a encore quelqu’un qui nous aime ! » C’est là, dit Jacques (Jacques 1.27), « la religion pure et sans tache devant Dieu notre Père. »
L’Eglise devrait exercer en grand l’hospitalité, et être à même de réaliser la parole du Seigneur : « Donne à celui qui te demande. » De même qu’en Israël la dîme de la troisième année était réservée aux pauvres, aux étrangers, aux veuves et aux orphelins (Deutéronome 14.28-29 ; 26.12-14), de même les diacres de l’Eglise devraient avoir à leur disposition des dons abondants des fidèles pour les appliquer avec sagesse et sous la direction des pasteurs au soulagement des malheureux.
Cette histoire nous offre un bel exemple de vie domestique. On y voit combien simples, actifs et unis étaient ces deux vieillards dans leur maison. Sara faisait ce que Paul réclame des femmes âgées : « Qu’elles apprennent aux jeunes à aimer leurs maris, à être modestes, à demeurer dans leurs maisons, à être bonnes, soumises à leurs maris » (Tite n, 3-5). Elle avait courageusement suivi son mari dans son long pèlerinage et partagé sa foi, ses efforts, ses espérances, ses épreuves ; elle l’appelait son seigneur ; elle lui obéissait. Elle, la princesse, ne craint pas de mettre la main à l’œuvre pour servir ses hôtes ; on la trouve à la place où doivent être la femme et la jeune fille : dans l’intérieur de la tente ; dans la maison, où elles ont leur sphère d’activité, et non au dehors, curieuses, immodestes, vaines, se mêlant des affaires d’autrui. C’est pourquoi elle est la mère dont, selon l’apôtre, les femmes et les filles chrétiennes doivent suivre l’exemple (1 Pierre 3.1-6).
Enfin, en nous permettant de jeter ici un regard dans l’intérieur d’Abraham et de Sara, chez qui le Seigneur ne dédaigne pas d’entrer, l’Ecriture nous apprend aussi que les travaux de la vie domestique, dans une maison chrétienne, ne sont point méprisables aux yeux de Dieu, et que leur fidèle accomplissement lui est agréable.