Où l’on examine tous les dérèglements qui entrent dans la composition de l’orgueil.
Il semble que jusqu’ici on n’ait point trop bien connu l’orgueil, et cela sans doute pour n’en avoir point bien distingué toutes les parties, et n’en avoir pas assez soigneusement examiné tous les caractères.
L’orgueil en général peut se réduire à cinq branches principales, qui sont l’amour de l’estime, la présomption, la vanité, l’ambition et la fierté. Car quoique les hommes aient accoutumé de confondre ces termes, et de s’en servir indifféremment pour signifier une même chose, il est certain que ces expressions ont des significations un peu différentes.
L’amour de l’estime est légitime et naturel en soi, comme nous l’avons déjà remarqué ; mais il est vicieux et déréglé quand il va dans l’excès. C’est ici le dérèglement général de l’orgueil. Car lorsqu’on désire avec excès l’estime, il est naturel qu’on cherche en soi-même des qualités estimables, et lorsqu’on en a point, on s’en donne par la complaisance que l’imagination a pour les penchants du cœur, d’où naît la présomption. D’ailleurs cet amour immodéré de l’estime fait qu’on tâche de se faire valoir par toute sorte d’endroits, et qu’au défaut des véritables sources de la gloire, on se fait estimer par des choses qui ne sont point estimables, ou qui ne le sont que dans notre imagination, voilà ce qui fait proprement notre vanité ; car cette expression originaire signifie le vide des objets, ou nous cherchons faussement de l’estime, et qui sont de mauvaises sources de gloire. De cet amour excessif de l’estime naît en troisième lieu l’envie que nous avons de nous élever au-dessus des autres, persuadés que nous ne pouvons pas attirer la considération des hommes avec un peu d’éclat, pendant que nous sommes confondus avec la foule. C’est ce qui produit l’ambition.
Enfin le désir que nous avons de paraître en nous distinguant des autres, nous les fait mépriser, cherchant à les abaisser pour ne pas rester au même niveau qu’eux. C’est de là que naît la fierté.
Tous les dérèglements de l’orgueil se réduisant à l’amour excessif de l’estime, comme à leur premier principe, nous ne pouvons considérer ce dernier avec trop de soin. Les deux défauts généraux de ce penchant sont l’excès et le dérèglement. Le premier consiste en ce que nous aimons trop l’estime, et le second en ce que nous aimons la fausse estime comme l’estime véritable.
Pour comprendre ce que c’est que l’excès de l’amour de l’estime, il faut considérer le dessein que Dieu a eu lorsqu’il a mis ce penchant dans notre cœur. Il nous l’a donné pour la conservation de notre corps, pour le bien de la société, et pour l’exercice de la vertu. Je dis pour la conservation de notre corps, puisque l’amour de l’estime nous défend des débordements de la volupté corporelle, qui causeraient bientôt notre mort. Car qui doute que le désir que nous avons de nous faire estimer les uns des autres, ne soient un puissant motif pour nous défendre de cet abandon de débauche et de sensualité, vers lequel nous entraîne l’amour du désir, et qui est si funeste même à notre corps ? Il a mis ce penchant en nous pour le bien de la société, car c’est ce désir de nous faire estimer les uns des autres, qui nous rend civils et complaisants, obligeants et honnêtes, qui nous fait aimer la bienséance et la douceur du commerce ; et qui ne sait d’ailleurs que c’est à ce désir naturel de la gloire, que nous devons les beaux-arts, les sciences les plus sublimes, les gouvernements les plus sages et les établissements les plus justes, et en général presque tout ce qu’il y a d’admirable dans la société ? Qu’on ne s’imagine point que c’est notre corruption et notre cupidité, qui ont fait ce grand bien aux hommes. Les sages instructions de l’Auteur de la nature y ont sans doute leur bonne part. Enfin il est certain que le dessein de Dieu a été de nous porter aux actions honnêtes et louables, en nous donnant pour juge de notre conduite non seulement notre raison, qui souvent se laisse corrompre par la volupté, mais encore la raison des autres hommes, qui ne sont pas si partiaux pour nous que nous le sommes nous-mêmes. En effet on peut considérer Dieu comme l’Auteur de la société, ou comme l’Auteur de la religion. Comme l’Auteur de la société, il a voulu faire entrer les hommes en commerce les uns avec les autres pendant quelque temps, et dans cette vue il leur a donné les penchants qui étaient nécessaires pour le bien et la conservation de cette société. L’amour du plaisir et celui de l’estime sont de ce nombre. Ce dernier fait les vertus humaines, qui ne doivent pas être décriées autant qu’on les décrie ordinairement. Car si elles ne servent pas au salut éternel, elles sont destinées aux biens de la société temporelle ; elles partent du dessein de l’auteur de la nature ; elles font partie de son plan, l’amour de l’estime étant le moyen dont il se sert pour perfectionner la société, comme l’amour du plaisir est destiné à la former. Pour la religion elle a des vues plus sublimes, car elle entreprend de diriger l’homme vers le bien éternel et infini.
De là il s’ensuit que l’amour de l’estime est excessif, premièrement lorsqu’il tend à détruire le corps au lieu de le conserver. En second lieu lorsqu’il va à troubler le bien et l’ordre de la société au lieu de le maintenir. Et enfin lorsqu’il nous fait violer les lois de la vertu au lieu de nous la faire pratiquer.
On trouve un bel exemple du premier dans la fureur des duels. C’est à mon avis un point d’honneur bien extravagant, que celui qui veut qu’on aime la gloire et qu’on méprise la vie qui en est le fondement, et en quelque sens la fin, comme nous avons déjà vu. A quoi me servira l’estime des hommes, lorsque je ne serai plus en état de jouir de ma réputation ? Cet honneur n’est rien que par la vie. La vie est quelque chose même sans cet honneur ; et Dieu lui-même a trouvé bon de nous faire connaître par sa conduite, que celle-là est plus estimable que celui-ci. Car il ne nous fait aimer l’honneur que par un endroit qui est celui de la gloire, et il nous fait aimer la vie par le plaisir et par la gloire en même temps.
Que si l’on répond ici que ce n’est point tant l’amour de l’estime que la crainte du mépris, qui fait que l’on s’expose à la mort pour se venger d’un outrage qu’on a reçu, et qu’il est naturel à l’homme d’honneur de ne pouvoir vivre accablé d’infamie ; on ne satisfait point par cette réponse, parce que comme c’est une faiblesse de ne point pouvoir supporter la douleur, c’en est une qui n’est pas moindre de ne pouvoir souffrir le mépris, surtout le mépris injuste et qu’on a point mérité.
Au fond nous trouvons que l’amour de l’estime paraît déréglé à tous égards dans cet exemple. Car c’est aimer trop l’estime, c’est aimer l’estime fausse, et c’est l’aimer plus que la vie et par conséquent plus que la conservation de son corps, plus que la société à laquelle on ôte un membre ou plusieurs membres par la fureur de ces infâmes combats ; et enfin plus que la vertu, puisque c’est l’aimer plus que l’humanité, que la justice, que la charité et que la modération.
Je sais que lorsqu’il s’agit de donner son sang pour le bien de la société, comme pour le service du prince, qui représente cette dernière et en a les droits entre ses mains, il ne faut point balancer un moment à exposer sa vie. Mais ce n’est point alors l’estime, c’est la vertu qu’on préfère à sa vie. On suit le dessein de l’Auteur de la nature, on se conforme à son plan et à ses volontés, puisque celui qui nous a fait, nous a fait dans la subordination et dans la dépendance. Tout le mal vient de ce que les hommes ne connaissent pas bien l’honneur et l’aiment sans le connaître. Ils n’en ont qu’une idée confuse, que l’éducation, les exemples et le jugement des autres changent incessamment. L’honneur renferme trois choses dans son idée ordinaire : c’est un sentiment de son excellence ; c’est un amour de son devoir ; et c’est un désir d’être estimé. Il faut qu’un homme d’honneur se sente de la vertu et du mérite, et que par conséquent il se trouve choqué du mépris qu’on a pour lui. Il faut qu’il aime ses devoirs jusqu’à s’exposer au plus grand danger pour les remplir. Et il faut qu’il aime l’estime du monde raisonnable, et qu’il tâche de la mériter.
Cette idée générale est juste, mais l’application que les hommes en font est fausse ordinairement. Car ils manquent pour ne faire point d’attention à leur vrai mérite, qui est bien plus grand qu’ils ne s’imaginent ; pour ne pas avoir l’idée de leurs devoirs, qui vont plus loin qu’ils ne pensent ; et pour ne savoir point discerner la fausse estime de l’estime véritable, qui est celle à laquelle ils devraient aspirer.
Je ne sais pourtant, si dans leurs dérèglements, les hommes n’ont je ne sais quel sentiment confus de leur dignité naturelle, qui se joignant à leurs faux préjugés d’estime et de gloire mondaine, fait l’impatience, ou plutôt la fureur avec laquelle ils reçoivent les outrages qu’on leur a faits. Un homme d’un mérite aussi bas et aussi méprisable que celui de l’homme qui périt, quel qu’il soit, trouverait-il une si grande horreur dans l’abaissement ? Et se fâcherait-il avait tant d’excès d’être rendu au néant qui le suit de tous côtés ? Non, il y a dans l’homme un instinct qui l’avertit perpétuellement de ce qu’il est, et qui le rend sensible à tout ce qui choque l’idée qu’il a de ses perfections.
Au reste, il est certain que cette gloire à laquelle nous aspirons, enferme plusieurs sentiments différents qui la composent. On n’en distingue quatre, qui sont l’estime, la considération, le respect et l’admiration. L’estime est le tribut qu’on rend aux qualités propres et aux mérites personnels. La considération a pour objet non seulement le mérite de la personne, mais aussi les qualités extérieures, comme la naissance, les richesses, la réputation, la puissance, le crédit, et généralement tous les avantages qui font la différence des conditions, et la distinction des personnes dans la société. Le respect n’est qu’une grande considération ; et l’admiration qu’une grande estime. La gloire la plus belle ou du moins la plus propre consiste dans l’estime et dans l’admiration. Mais la gloire la plus sensible et la plus marquée, est celle qui consiste dans la considération et dans le respect. La raison en est que tout le monde n’est pas en état de discerner un homme qui a du mérite d’avec un autre qui n’en a point ; au lieu que chacun peut distinguer un grand seigneur d’une personne du commun.
Il est certain qu’il y a point d’homme au monde, à qui on ne doive ces sentiments, quand on considère son excellence et sa dignité naturelle. On doit de l’estime et de l’admiration aux perfections qu’il a plu à Dieu d’accorder à l’homme. On doit de la considération et du respect au rang que Dieu lui fait tenir dans l’univers ; mais cette gloire originaire de l’homme a été obscurcie, et comme effacée par le péché. Et ici nous ne pouvons que nous ne ne considérions avec surprise le prodigieux dérèglement de l’homme corrompu, lorsque nous voyons que son orgueil commence, pour ainsi dire, où sa gloire finit, que son humilité finit là où commence sa véritable bassesse.
C’est quelque chose d’admirable de voir les hommes occupés à se faire des civilités, et à s’encenser les uns les autres, pendant qu’ils sont également dignes d’un opprobre éternel.
Il ne faut pas s’en étonner, Dieu qui a voulu conserver la société même après la corruption des hommes, n’a point dû nous ôter cette inclination naturelle, que nous avons à être estimés des autres, et qui fait, comme nous l’avons déjà dit, la perfection du commerce, que nous avons avec eux.
Il ne faut compter pour rien exemple de ces philosophes, qu’on a vu mépriser l’estime des autres hommes jusqu’à s’estimer malheureux, lorsqu’il leur arrivait de se l’attirer. Peut-être que ces héros en humilité ne méprisaient point tant la gloire en effet, qu’ils paraissaient la mépriser aux yeux des hommes. Cicéron dit que de tous ceux qui avaient fait des livres sur le mépris de la gloire, aucun n’avait oublié d’y mettre son nom. C’est une politique d’orgueil d’aller à la gloire en lui tournant le dos. Quand un homme fait profession de vouloir être estimé, il trouve sur son chemin une infinité d’envieux et de rivaux, qui faisant attention à son dessein, lui chicanent d’autant plus leur estime propre, et tâchent d’autant plus de lui ôter l’estime des autres, qu’ils la souhaitent avec le plus d’ardeur. Mais quand un homme paraît mépriser cette estime du monde, qui est ambitionnée de tant de personnes, alors comme il sort volontairement du rang de ceux qui y aspirent, on le considère avec complaisance, on aime son désintéressement, et on voudrait comme lui faire accepter par force, ce qu’il fait semblant de refuser, Gloria dit saint Augustin, sequitur fugientema.
a – La gloire suit celui qui l’évite.
D’ailleurs il y a eu de tout temps une espèce de contestation entre le mérite et la fortune, pour savoir lequel des deux aurait le pas dans le chemin de la gloire. Ces grands du monde sont en possession des honneurs les plus éclatants, par le privilège de la fortune qui attire ordinairement les empressements de la multitude.
Les philosophes soutenant les droits de la vertu et de la sagesse contre la fortune, ont fait un parti de gens ligués, pour ainsi dire, contre la grandeur. Ne la pouvant obtenir, ils ont pris le parti de la mépriser. Ils ont paru renoncer à la cupidité qui nous fait courir après ceux qui distribuent les biens de la fortune, de peur que leur empressement ne fût un aveu tacite de leur infériorité ; et parce que le grand nombre les condamnait par sa conduite intéressée, ils ont pris le parti de mépriser l’estime du vulgaire ; mais faites les changer d’état, ils changeront de sentiment.
Au reste, le dérèglement vient principalement de ce que nous pensons tellement à nous faire estimer des hommes, que nous ne pensons point à nous faire approuver de Dieu. Ce n’est pas que l’approbation de Dieu ne nous paraisse au fond plus précieuse que l’estime des hommes ; mais c’est que pour acquérir l’estime des hommes il n’est point nécessaire que notre cœur soit changé, il suffit que nous nous déguisions aux yeux des autres, au lieu que nous ne pouvons nous faire approuver de Dieu, qu’en changeant le fond de notre cœur. Or c’est une petite entreprise pour notre amour-propre de se contrefaire ; mais ça est une extrêmement difficile de vouloir sérieusement être autre qu’on est.