Les controverses christologiques longuement exposées au commencement de ce volume n’ont évidemment si fort occupé la pensée chrétienne que par l’intérêt sotériologique qui s’y trouvait engagé. Le rédempteur devant être Dieu et homme à la fois, l’école d’Alexandrie visait à mettre en relief son caractère divin, celle d’Antioche à maintenir intacte sa pleine nature humaine. A ce point de vue, on ne saurait isoler, comme on le fait ici, l’exposé de la sotériologie des v-viie siècles grecs de celui de leur christologie. Mais ce point de vue n’embrasse pas tout. Le rédempteur étant reconnu Dieu parfait et homme parfait, on peut se demander comment et par quelle voie il a réalisé son œuvre de réparation et de réconciliation : et c’est proprement l’examen des solutions émises à ce sujet par les siècles dont nous parlons qui est l’objet du présent paragraphe.
On a vu, représentées dans la théologie grecque antérieure et souvent mêlées dans les mêmes écrivains, les trois théories fondamentales de la christologie chrétienne : théorie spéculative ou mystique, théorie réaliste, théorie des droits du démon. A l’époque que nous étudions, cette dernière théorie ne se produit plus sous la forme juridique et rigoureuse ; que lui avait donnée saint Grégoire de Nysse. La mort de Jésus-Christ n’est plus présentée comme une rançon payée au diable, et que celui-ci avait le droit d’exiger : elle apparaît plutôt à nos auteurs comme le résultat d’un abus de pouvoir de la part du démon, lequel, pouvant justement réclamer la mort des hommes pécheurs et coupables — stipendium peccati mors, — a commis une injustice en procurant la mort de Jésus-Christ innocent, et, à cause de cet attentat, s’est vu, suivant les règles de l’équité, privé du droit qu’il possédait sur les coupables. Sa rapacité l’a perdu : l’enfer n’a pu garder le Dieu caché en Jésus-Christ sous l’appât de l’humanité, et a dû rendre même les simples hommes qu’il avait jusque-là engloutis. Cette façon imagée et quelque peu simpliste d’expliquer notre délivrance par le Sauveur se trouve déjà dans saint Chrysostome, mais on la retrouve dans saint Cyrille, dans Théodoret, saint Isidore de Péluse, saint Maxime et d’autres encore. Elle n’est toutefois souvent qu’une façon poétique et oratoire de présenter la lutte morale entre le principe du bien et du salut, Jésus-Christ, et le démon, principe du mal et de la damnation.
D’un autre côté, la théorie spéculative qui attribue à l’incarnation prise à part une efficacité rédemptrice, par le rapprochement que cette incarnation établit entre Dieu et l’humanité dans la personne du Verbe fait chair, cette théorie, dis-je, semble plutôt perdre du terrain. On ne sera pas surpris cependant de la retrouver chez saint Cyrille d’Alexandrie. Elle était, pour ainsi parler, dans la tradition de son Église, et cadrait d’ailleurs trop bien avec l’ensemble de sa christologie pour qu’il la négligeât : « N’est-il pas évident et clair par tout homme, écrit-il, que le Monogène est devenu semblable à nous, c’est-à-dire homme parfait, pour délivrer notre corps terrestre de la corruption qui l’avait envahi. [C’est pour cela] qu’il a consenti à devenir identique à nous dans sa vie par l’économie de l’union [hypostatique], et qu’il a pris une âme humaine, la rendant supérieure au péché, et la revêtant comme d’une teinture, de la fermeté et de l’immutabilité de sa propre nature. » Des formules analogues se rencontrent dans son commentaire sur saint Jean. Elles ne sont toutefois qu’une introduction à une théorie réaliste plus approfondie et plus complète qu’il nous faut maintenant considérer.
« Si Jésus-Christ n’était pas mort pour nous, nous n’eussions pas été sauvés. » Ce seul mot de saint Cyrille montre avec évidence qu’il ne regardait pas l’incarnation comme suffisante pour notre rédemption. Mais pourquoi et comment cette mort de Jésus-Christ nous sauve-t-elle ? Le saint docteur l’a expliqué avec une richesse et une ampleur de textes qui font de son enseignement sur ce point le résumé et la plus parfaite expression de la doctrine de l’Église grecque. Toutes les diverses formes de la pensée chrétienne antérieure y sont reproduites et notées. Jésus-Christ est notre rançon (ἀντάλλαγμα, ἀντίλυτρον) ; il est une victime qui s’est offerte en sacrifice pour le péché. De cette victime l’agneau pascal et le bouc émissaire ont été la figure. Cette dernière image nous conduit à l’idée de substitution pénale. Jésus-Christ était personnellement innocent, et par conséquent non susceptible d’être personnellement puni ou châtié ; mais il a pris sur lui nos péchés ; il est devenu malédiction pour nous : dès lors, « ce châtiment qui revenait aux pécheurs, afin qu’ils cessassent de faire la guerre à Dieu, est tombé sur lui… Dieu l’a livré à cause de nos fautes » ; « il lui a fait souffrir ce qui est dû aux plus grands pécheurs ». Par sa mort et par son sacrifice, il a payé, et nous avons payé en lui ce que nous devions pour nos péchés. Il a expié nos fautes ; il a détruit les inimitiés existantes et nous a réconciliés avec le Père. Dès lors, le péché étant aboli, la mort, suite du péché, doit aussi disparaître.
Toutes ces idées avaient été déjà exprimées par les écrivains antérieurs. Ce qui est particulier à Cyrille, c’est l’insistance qu’il met à montrer, d’une part, que les souffrances de Jésus-Christ représentent le châtiment dû à nos péchés, de l’autre, que cette réparation du péché est équivalente et surabondante. Maintes fois il observe que la rançon fournie par Jésus-Christ est ἀντάξιος ; que Jésus-Christ mort pour tous nous surpassait tous en dignité et en valeur (ὁ πάντων ἀξιώτερος). La raison en est simple : Jésus-Christ n’est pas un homme ordinaire, ni même simplement le fils adoptif de Dieu : il est le Verbe incarné, supérieur à toute créature. Et cette équivalence de satisfaction n’est pas seulement une vérité de fait : pour Cyrille, les choses ne devaient pas être autrement. La justice en effet exigeait que la rançon égalât en valeur ceux qu’elle devait racheter : « Un seul devait mourir pour tous qui fût le juste équivalent de la vie de tous. » Ce principe, on le comprend, devient entre les mains de Cyrille une arme contre Nestorius. Constamment saint Cyrille s’appuie sur cette vérité que la rançon offerte par Jésus-Christ a dû être équivalente, pour en conclure que Jésus-Christ homme est une même personne avec le Verbe : car aucun homme, si élevé en grâce qu’on le suppose, n’aurait pu présenter à Dieu, par sa mort, une expiation suffisante et efficace pour nos péchés. Ainsi la nécessité d’une satisfaction équivalente prouve que le rédempteur capable de la fournir est Dieu, et la circonstance que ce rédempteur est Dieu établit à son tour l’équivalence en fait et même la surabondance de cette satisfaction.
Les enseignements sotériologiques de saint Cyrille marquent, nous l’avons dit, le point culminant des spéculations de l’Église grecque sur ces questions. Après lui, la pensée, d’ailleurs fixée, devient moins originale. Exceptons cependant un discours du patriarche de Constantinople, Proclus, où la nécessité de la mort d’un Dieu pour payer notre dette et la surabondance de cette expiation sont mises en relief dans quelques pages d’une très belle éloquence. Exceptons encore une lettre très précise de saint Isidore de Péluse, dans laquelle il explique le texte Ad ostensionem iustitiae suae, et montre Jésus-Christ, « victime offerte, lui seul, pour tous, et supérieur à tous en valeur », apaisant la colère de Dieu, rétablissant la concorde, changeant l’aversion en amitié, et conquérant de nouveau pour nous la grâce de la filiation adoptive. Quant à Théodoret, il se borne généralement à exposer le réalisme classique : Jésus-Christ nous est substitué : il s’est fait malédiction pour nous ; il a donc subi le châtiment à notre place ; sa mort a été notre rançon, ou plutôt, comme l’auteur le remarque expressément, « une espèce de rançon » (οἷόν τι λύτρον) ; elle a été aussi un sacrifice libre et spontané, destiné à expier nos fautes. Ainsi notre dette a été payée, et nous avons été réconciliés avec Dieu. Le chapitre 53 d’Esaïe a fourni à nos auteurs pour cette théorie réaliste une contribution importante. On le trouve encore commenté dans le même sens par Procope de Gaza († v. 528).